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'« anthropologie », écrit Pierre Tarin à l’article du même nom dans l’Encyclopédie, désigne tout « traité sur l’homme ». Au xviiie siècle, deux auteurs se sont particulièrement illustrés dans l’étude de l’homme en société : les frères Condillac et Mably. Ils sont pourtant restés connus dans des domaines différents, mais chacun a déployé une pensée en partant de l’étude de l’homme, et plus particulièrement de l’analyse de la sensation, pour construire une pensée politique et morale dont la méthode préfigure à bien des égards l’anthropologie juridique.

Condillac est célèbre pour ses œuvres métaphysiques qui l’ont fait voir comme un disciple de Locke. L’Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746), le Traité des systèmes (1749), le Traité des sensations (1754) et le Traité des animaux (1755) constituent en effet le premier moment métaphysique de son œuvre où il pose les fondements de ce que les deux frères appellent la « méthode analytique ». Mably en revanche est surtout connu comme diplomate et historien. Son Droit public de l’Europe fondé sur les traités (1746), fruit de son expérience de secrétaire auprès du cardinal de Tencin, l’a rendu célèbre dans toute l’Europe. Mais désireux d’affirmer ses thèses républicaines avec la plus grande indépendance possible, Mably rompt avec le ministre en 1747 pour se consacrer à l’étude de l’histoire et de la philosophie, prenant exemple sur l’exil de Cicéron. C’est alors qu’il publie, entre autres, ses Observations sur les Grecs (1749), Sur les Romains (1751) ou encore Sur l’histoire de France (1765) qui aboutissent au projet de refondation républicaine de la monarchie fondée sur le rétablissement des États généraux.

Mably connaît un second moment littéraire plus philosophique, où il semble se rapprocher toujours plus de la psychologie condillacienne, qu’il met en scène lors de promenades philosophiques sous forme de dialogues au jardin du Luxembourg, qui ne sont pas sans évoquer la complicité des deux frères. « Le jardin du Luxembourg, comme l’écrit Nicolas Karamzine, a été jadis le lieu de promenade favori des gens de lettres, qui aimaient à venir méditer dans ses allées ombragées. C’est là que Mably a souvent causé avec Condillac […]. » Il existe en outre un second moment littéraire de Condillac, bien moins connu, qui le fait voir cette fois comme un véritable historien du droit, transposant la méthode analytique aux choses politiques et morales. C’est alors que l’œuvre de Mably joue un rôle fondamental. Car en 1758, Condillac est nommé précepteur du prince Ferdinand de Parme (1751–1802), sur la recommandation de son ami le Duc de Nivernois. Âgé alors de sept ans, Ferdinand est le fils de Philippe Ier de Parme et de Marie-Louise-Élisabeth de France, fille aînée de Louis XV. Il s’en occupera avec le sous-gouverneur Auguste de Kéralio jusqu’en 1765, date à laquelle il entreprend un voyage à travers l’Italie jusqu’en 1767. C’est durant ces années de préceptorat qu’il rédige le Cours d’études pour l’instruction du prince de Parme, publié en 1775, ainsi que le Dictionnaire des synonymes destiné à fournir au prince une méthode analytique pour former son langage conformément au progrès naturel de l’esprit humain. Le dernier tome du Cours d’étude, intitulé De l’étude de l’histoire à M. le prince de Parme, est écrit par Mably entre 1761 et 1763 et publié sans que son nom y figure. « Les uns ignorent qu’ils sont frères, écrit Laurent-Pierre Bérenger en 1789 ; les autres, ne regardant Condillac que comme un Métaphysicien, sont étonnés de le voir analysé sous le seul rapport d’Historien et d’Instituteur ». « J’ose avancer, conclut-il, (et je crois pouvoir le démontrer un jour) que Mably et Condillac réunis nous ont laissé un corps d’Institution plus complet qu’il ne pourrait résulter de Bossuet même et de Fénelon… »

La structure du Cours d’étude est révélatrice de l’application de l’art sensible de penser aux choses politiques et morales. Il est en soi un vaste programme de réformes de l’instruction, fruit de la méthode analytique déployée contre l’esprit de système pour suivre la lumière de la sensation à tout instant. Le Cours d’étude s’organise en six grands moments, qui suivent le progrès naturel de l’esprit humain : Condillac en effet y propose un nouvel ordre des études plus conforme à notre nature, en rupture avec l’ordre hérité de la scolastique. Après avoir appris au prince de Parme, dès ses sept ans en 1758, à rentrer en lui-même pour analyser ses pensées à la manière, simplifiée, du Traité des sensations ; après l’avoir fait réfléchir sur sa propre langue dans une Grammaire ; après lui avoir enseigné l’Art d’écrire dans l’étude des meilleurs écrivains du xviie et du xviiie siècles ; après l’avoir guidé dans l’Art de raisonner pour redécouvrir expérimentalement les lois de la nature, en particulier celles découvertes par Newton ; et enfin dans l’Art de penser qui fait office d’aboutissement à la formation de cette raison sensible, Condillac débute en 1761 l’étude de l’histoire, qu’il considère avec son frère comme une propédeutique à l’art de la politique et de la morale. L’étude de l’histoire occupe ainsi dix tomes sur quinze dans le Cours d’étude : une Histoire ancienne qui débute par des conjectures construites depuis l’analyse du « caractère général de l’esprit humain » pour découvrir la formation des premières sociétés politiques jusqu’à la chute de l’Empire Romain ; et une Histoire moderne qui débute de la chute de l’Empire romain jusqu’au traité de la Quadruple-Alliance de 1718, date qui ouvre sur une période républicaine en Suède.

L’analytique du cœur et de l’esprit des premiers hommes en société, appuyée par les premiers témoignages de l’histoire, révèle alors un commencement démocratique. Le gouvernement n’est qu’une institution créée pour corriger les abus lorsque l’on commence à sentir la nécessité des lois et l’insuffisance des usages avec le progrès des besoins, comme le met en évidence Locke dans son Second traité du gouvernement civil. Dès lors, l’histoire est un processus qui tend ou bien à nous éloigner de cette démocratie inhérente à la nature de l’homme ou bien à nous en rapprocher par la culture de ce que Mably appelle les « qualités sociales ». Dans cette perspective, l’Histoire ancienne offre de grands exemples de modération par l’égalité plus conforme à notre nature que l’Histoire moderne marquée par le triomphe funeste de l’avarice et l’ambition qui éteignent nos vertus, en particulier à partir de la fin du xve siècle. « Aujourd’hui, peut-on lire dans le Dictionnaire de Trévoux, il n’y a guère de vraie République, et dont le gouvernement soit absolument populaire. » Ce vaste diptyque historique est ainsi construit tout entier sur un clivage structurant pour former le jugement du prince législateur : il s’agit pour Condillac de dessiner l’idéal républicain dérivé de cette démocratie modérée originelle par laquelle se réalise le bonheur des peuples ; et de confronter ce dessin à l’idéal despotique indésirable qui conduit à la ruine des sociétés politiques. « Il n’y a point d’histoire ainsi méditée, écrit Mably au prince de Parme, qui ne vous instruise de quelque vérité fondamentale, et ne vous préserve des préjugés de notre politique moderne qui cherche le bonheur où il n’est pas. »

Après l’expérience pédagogique de l’instruction du prince de Parme, Condillac et Mably vont donc avoir à affronter « la secte des économistes » ou « Physiocrates », ce qui sera l’occasion pour les deux frères de réaffirmer par contraste leur pensée républicaine fondée sur la modération des mœurs par l’égalité comme condition d’équilibre du régime mixte : l’antithèse de la pensée des économistes dont la préférence pour le despotisme « explique un regain pour le “républicanisme classique” » comme le rappelle Jacques de Saint Victor. Alors que Mably s’attaque aux conséquences politiques et morales de leur pensée dans ses Doutes proposés aux économistes (1768) puis dans son ouvrage Du commerce des grains (1775), Condillac quant-à-lui semble remonter plus en amont, et attaque les fondements théoriques mêmes de leur système dans Du commerce et du gouvernement (1776).

Les Physiocrates opèrent une synthèse entre l’« œconomie » au sens classique du terme qui désignait cette gestion rationnelle du domaine agricole, et la « science du commerce » désignant les connaissances sur les échanges à destination de l’homme d’État pour accroître la puissance du royaume. Ils produisaient ainsi un système nouveau qui marque une nette rupture avec les humanités : une science physique et mathématique du gouvernement fondée sur la maximisation de la production agricole comme seul horizon du bonheur public, au moyen du libre-échange, moquée sous le terme d'« économisme ». Le Tableau de Quesnay dessine en zigzag la naissance, la distribution et la reproduction des richesses entre trois classes (propriétaire, productive et stérile) à partir de l’évaluation du produit net annuel des terres des nations agricoles, qui permet de calculer la somme des richesses totales d’un État. Aussi, le Tableau économique pose les fondements d’une conception de la politique régie par des lois naturelles découvertes par les économistes, qui se substituent à la tradition délibérative républicaine, pour dessiner une conception matérialiste du bonheur social : il existerait un « ordre naturel », dont le souverain n’est plus que l’administrateur, nécessairement despotique.

Le maître Quesnay et le disciple Mirabeau père, en position privilégiée à Versailles pour faire valoir la promotion politique et sociale des propriétaires jusqu’à la mort de Madame de Pompadour en 1764, obtiennent l’adhésion en 1763 du juriste Le Trosne, du journaliste Saint-Péravy, et surtout du jeune prometteur Dupont de Nemours ou encore du journaliste Nicolas Baudeau en 1766 qui mettra son journal Les Éphémérides du citoyen au service de la secte. S’en suivront les recrues du journaliste polygraphe Roubaud et de l’helléniste Vauvilliers qui mobilisera son érudition historique contre Mably ou encore du jeune influent La Vauguyon, futur contre-révolutionnaire. Mais c’est surtout le renfort de l’administrateur des colonies Lemercier de la Rivière en 1767, qui avait été Intendant des Îles du Vent de 1759 à 1762, puis de la Martinique de 1762 à 1764, qui va faire basculer la philosophie rurale à la physiocratie avec la publication de L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. L’ouvrage bénéficie de son expérience de l’administration coloniale dans le projet d’adaptation du modèle entrepreneurial de la grande culture capitaliste à l’économie de la métropole sous la protection d’un monarque despotique. Il adjoint au système des économistes une théorie politique toute contenue dans la notion de « despotisme légal », déjà esquissée dans le Despotisme de la Chine de Quesnay, publié en 1767.

Contre l’évidence de la théologie de l’ordre, les deux frères opposent une rationalité du doute, qui se traduit par une pensée politique et morale fondée sur l'expérience concrète des sociétés politiques. La seconde moitié du xviiie siècle est donc marquée par un combat décisif entre les républicains et les économistes, manifeste lors de la Guerre des farines de 1775, qui préfigure déjà celui sous la Révolution française, dont l’échec après la réaction thermidorienne va conduire au triomphe de l’économisme au xixe siècle. En quoi l’approche empiriste des deux frères révèle-t-elle que la pensée économique physiocratique congédie toute approche anthropologique du droit au profit d’une théologie de l’ordre ? Nous verrons que la manière de penser les sauvages révèle la ligne de fracture entre les théoriciens de la démocratie et les partisans du despotisme légal qui refusent leur existence en tant que société politique, dévoilant du même coup les racines coloniales du capitalisme des physiocrates (I). Au contraire, la critique de l’économisme au xviiie siècle s’appuie en grande partie sur la déconstruction de l’hypothèse de la « société naturelle » capitaliste par l’étude politique et morale des sociétés sauvages, que Condillac et Mably présentent comme l’image démocratique de toutes les sociétés à leur commencement ; d’où ils redécouvrent la « méthode naturelle » contre les abus de la modernité (II).

I. L’État despotique des économistes au mépris des sauvages

La pensée des économistes commence avec l’hypothèse du Tableau économique de Quesnay, qui fait voir la société structurée naturellement en trois classes sociales. L'étude les lois de production et de circulation des richesses forment alors un « ordre naturel » physique d’origine divine. Or, ce point de départ est fondé sur l’hypothèse de ce que les économistes nomment une « société naturelle », faisant du principe de la propriété privée le critère anhistorique de civilisation, au mépris des sauvages (A). L’approche économiste se traduit alors par une théorie du gouvernement résumée sous la formule de « despotisme légal ». Car, puisqu’il existe un ordre naturel légal pré-institué, il doit se traduire positivement dans l’ordre social au moyen d’un monarque despotique ; toute force de contrepoids, en particulier la démocratie, étant considérée comme un obstacle à la réalisation de l’ordre social (B).

A. La « société naturelle » contre l’histoire

Pour les économistes, le terme « sauvage » signifie « non réunis en société », ce qui suppose la négation de leur caractère politique. Condillac en revanche se limite à faire voir dans les sauvages « tous les hommes qui vivent dans les bois ». Cette différence, apparemment mineure, révèle en réalité l’approche anthropologique radicalement différente qui oppose les économistes aux deux frères républicains. En effet, c’est moins une anthropologie que proposent les économistes, qu’une théorie de l’ordre découverte dans des lois naturelles hypothétiques schématisées dans le Tableau économique, qui fournit une « législation toute faite, toute naturelle, divine, universelle, immuable, écrit Mirabeau, à laquelle les hommes ne peuvent rien ajouter que du désordre ».

Je ne jette les yeux sur aucune nation, sur aucun siècle en particulier, écrit l’Intendant de la Martinique Lemercier : je cherche à peindre les choses telles qu’elles doivent être essentiellement, sans consulter ce qu’elles sont ou ce qu’elles ont été, dans quelque pays que ce soit.

À présent ce sont des causes a priori que les économistes déduisent les faits, pour reconstruire une historiographie conforme à leur téléologie depuis le modèle de ce qu’ils nomment « la société naturelle » décrite par le Tableau des trois classes économiques. « C’est moins les faits qu’il faut consulter, écrit ainsi Lemercier, que les causes qui les ont produits. » « Je ne vous opposerai point d’exemples, écrit à son tour La Vauguyon à Mably en réponse à ses Doutes historiques, je ne vous offrirai que des raisons. »

Car ce que se proposent les économistes, c’est l’établissement à perpétuité du gouvernement physiocratique considéré comme le terme de la perfection de la politique et de la morale en créant les conditions de réalisation de la mécanique harmonieuse du Tableau économique qui figera les sociétés politiques dans une paisible prospérité : celle de l’Ordre naturel et essentiel. « Les annales de ce peuple seraient très-stériles, écrit Le Trosne. Dès que l’on connaîtrait sa constitution et son administration, on saurait son histoire ; elle serait la même d’un siècle à l’autre, parce que le caractère de l’ordre est uniforme. »

Tous les Gouvernements sous lesquels les hommes ont vécu, écrit La Vauguyon à Mably, portaient au-dedans d’eux, un germe de destruction ; celui que nous proposons doit durer autant que le monde. En effet, ce sont les passions qui décident la décadence des Empires, et nous leur présentons le remède le plus sûr.

Or, puisqu’il n’existe aucune alternative au point de vue de cet ordre divin, seul l’économiste est digne d’être historien pour faire voir la « visibilité du droit », c’est-à-dire la « société naturelle » qui offre le patron de toutes les sociétés existantes, le critère de jugement historique. Pourtant, cette « visibilité du droit » efface le peuple de l’histoire comme le note Mably :

Ce n’est point à nous à chercher les motifs ténébreux des égarements de l’humanité, écrit Mirabeau ; c’est à l’étude des Lois naturelles à la redresser, et l’éclairer. Mais comptez que mon petit précis historique est bien nécessaire, en ce qu’il présente le Tableau des faits avant que d’établir la visibilité du droit. Si je suis dans le récit des uns, simple et palpable dans l’exposition de l’autre, ce sera dans le contraste qu’il faudra chercher la cause des déserts. La Loi sera écrite ; ce ne seront plus que les rites qui marqueront l’alignement de la route qu'on doit suivre.

 

Au lieu même de nous en rapprocher, écrit Mably à Lemercier en parlant des vues la nature, autant qu’il est possible aujourd’hui et de nous dire que le meilleur Gouvernement est celui qui a pour base la démocratie, il ne travaille qu’à nous en éloigner, en voulant nous persuader qu’une institution qui faisait des héros chez les Grecs et les Romains, c’est-à-dire, des hommes toujours disposés à préférer le bien général à leur avantage particulier, n’est que l’ouvrage de l’ignorance et de la barbarie. Dans ce système, il me semble, Monsieur, que tout doit vous embarrasser : tandis que l’histoire ne m’offre aucun phénomène que je ne puisse aisément expliquer ; elle est une énigme perpétuelle pour notre Auteur, et dément à chaque page tout ce qu’il dit de plus fort en faveur de son système.

 

Mably a bien conscience dans ses Doutes du caractère anhistorique du système des économistes, comme lorsqu’il oppose à leur système aristocratique de la propriété, l’expérience des Jésuites du Paraguay qui « se donnent la licence […] de braver impunément la Loi essentielle de votre Ordre naturel » pour établir une « Société Platonicienne » composée d’Indiens vivant en autogestion dans la communauté des biens sous la tutelle du « corrégidor » comme le rapportent les Lettres édifiantes et curieuses ou encore la Relation des missions du Paraguai de l’Italien Muratori, traduite en 1754. « Qui de ses Citoyens, demande Mably pour faire voir le caractère politique des populations autochtones contre l’esprit colonial de l’Intendant, croirait avoir perdu la propriété de sa personne, parce qu’il n’aurait pas un patrimoine qui lui fût propre ? » Les Doutes consistent ainsi à mettre sous les yeux des économistes, pour dissiper l’évidence anhistorique de leur système, le caractère politique des sociétés dite « barbares ».

Vous vous rappelez, Monsieur, écrit-il par exemple au Prince de Parme, que vous n’avez vu dans aucune histoire que des peuples policés se soient passés des lois et de magistrats ; bien loin de là, vous avez remarqué que les sauvages d’Afrique et d’Amérique, malgré leur ignorance et leur barbarie, ont senti la nécessité d’avoir des chefs et quelques coutumes qu’ils respectassent.

C’est sur les bords de l’Oyo ou du Mississipi, écrit-il ailleurs, que Platon pourrait établir sa République ; quel dommage que nous croyons civiliser ces peuples en leur donnant nos vices et nos préjugés !

L’antiesclavagisme des économistes ne doit donc pas faire illusion. S’ils affirment « rejeter avec horreur toute idée d’esclavage », Mably ne se laisse pas berner par le discours humanitariste qui se contente de sacraliser la propriété personnelle. Car si la propriété foncière est indissociable de la propriété mobilière et personnelle comme ils l’affirment, comment alors rendre compte des sociétés qui n’ont pas l’usage de la propriété foncière mises en évidence dans les Doutes et dans le Cours d’étude ? Les économistes les considèrent-ils encore comme des sociétés ? Ne les relèguent-ils pas au contraire dans le règne de la « liberté animale » de Quesnay qui caractérise les « nations ignorantes » ? Car puisque la propriété foncière est le principe constitutif des sociétés, toutes ces Républiques qui vivaient dans l’ignorance du gouvernement physiocratique sont considérées par les économistes comme hors de l’histoire, à l’état de nature et égarées dans l’illusion de l’intérêt public :

Voilà l’état de guerre, écrit l’économiste Dupont ; ce n’est pas, comme le pensèrent Hobbes et ses sectateurs, celui des hommes vivants dans la simplicité naturelle ; c’est celui des hommes en société désordonnée ; c’est celui où la propriété incertaine est sans cesse exposée à des violations clandestines, exercées sous les auspices d’une législation arbitraire.

 

Parce que les Iroquois et les Hurons, écrit Mably à l’Intendante de la Martinique Lemercier, ne connaissent pas entre eux le partage des terres et les propriétés foncières, leur refuseriez-vous inhumainement la propriété de leur personne ? C’est la conséquence du prince de notre Auteur ; mais je n’en sens pas la vérité.

 

B. Le despotisme légal contre la démocratie

La peur hobbesienne que manifeste Dupont pour l’« état de guerre », que Mably relie directement au traitement des populations dans les colonies, fait écho à la crise que subit le système colonial menacé par le prix croissant des captifs et les révoltes des esclaves fugitifs, qui ne cessent de s’accentuer tout au long du xviiie siècle :

Les colonies, écrit Duchet, devaient être défendues contre les colons eux-mêmes, il fallait réformer le système esclavagiste, ou consentir à l’échec économique, à la faillite d’une politique coloniale. […] Aussi les instructions adressées aux gouvernements et aux intendants témoignent-elles d’une conscience de plus en plus nette des problèmes à résoudre, des mesures propres à éviter l’éclatement du système.

Pour l’ancien Intendant de la Martinique, c’est l’établissement de la propriété foncière organisée sur le modèle économique de la grande culture qui est le principe de civilisation. L’état de société trouve son existence dans les propriétaires fonciers qui, par les avances mobilières dont ils disposent, permettent les travaux préparatoires de la culture : ce sont les avances qui défrichent, et non les hommes ; c’est le capital qui met en valeur et non le travail.

Ce n’est certes pas en Europe que l’on pouvait imaginer un passage de l’état de nature à un état de société ayant de tels caractères, note Florence Gauthier. Par contre, cette description ressemble à ce que La Rivière avait sous les yeux dans les colonies d’Amérique. Là, après l’extermination des Indiens, des propriétaires fonciers avaient effectivement surgi, avec des avances nécessaires à la mise en valeur des terres.

C’est le capital investi par le propriétaire et par l’entrepreneur de culture qui est fondamentalement productif dans le système des économistes, effaçant du même coup le rôle du travail dans la création des richesses, comme l’exprimait déjà Quesnay dans son article « Fermier » de l’Encyclopédie : « Ce sont les richesses des fermiers qui fertilisent les terres, qui multiplient les bestiaux, qui attirent, qui fixent les habitants des campagnes, et qui font la force et la prospérité de la nation. » Mirabeau père, très informé sur le système des colonies via son frère le bailli de Mirabeau, Gouverneur de Guadeloupe, exprime à son tour la nécessité de renverser l’ordre entre le capital et de travail, condition de possibilité du Tableau économique. Dans son dialogue Les économiques, il fait dire au personnage du grand propriétaire qu’il s’était d’abord trompé dans L’Ami des hommes en adoptant les préjugés vulgaires, avant sa conversion à la Nouvelle science. « Vous avez dit que c’étaient les hommes qui étaient le principe des richesses, et il fallait dire que c’étaient les richesses qui étaient le principe des hommes. » Or, où sont donc ceux qui travaillent la terre à la sueur de leur front si ce sont les avances annuelles qui produisent les richesses ? À l’évidence nulle part dans le Tableau parce qu’ils sont inclus dans le « prix fondamental » c’est-à-dire dans les frais de culture qu’il faut défalquer du prix de la vente qui constitue la recette totale du fermier : le travail est donc un coût de production dont la diminution est à proportion de l’augmentation du produit net, qui est lui-même la différence entre la recette totale du fermier et le prix fondamental.

Cette façon de présenter la main-d’œuvre comme partie intégrante des moyens de travail, ou du produit brut, écrit Florence Gauthier, est très remarquable. On la retrouve dans les livres de compte des planteurs esclavagistes qui considéraient leurs esclaves comme partie intégrante de leurs propriétés.

Cette logique du modèle de la grande culture imprègne tout le Tableau économique, que Lemercier cherche à réaliser politiquement sous le qualificatif de « despotisme légal », qui traduit une certaine réalité coloniale destructrice des sociétés au profit d’une aristocratie coloniale.

C’est là, écrit encore Florence Gauthier, que les propriétaires étaient pratiquement, la source, le principe et le but de l’ordre social. C’est là enfin que l’on rencontrait une autorité tutélaire assurant le sort des propriétaires, celui de la main-d’œuvre, ainsi que la défense contre ses voisins.

En effet, le pactum associationis des propriétaires est chez les économistes le germe de l’État ; c’est leur confédération qui donne naissance au gouvernement par la ponction d’une partie du produit net pour entretenir l’« autorité tutélaire » exécutrice de l’ordre naturel et essentiel. « Le contrat social est d’ordre foncier » comme le note François Bluche. « Les riches, écrit Mirabeau pour intimider ceux qu’il appelle les partageants, feront ligue ou violence chacun de leur côté sur vous autres pauvres qu’on appellera des mutins et des voleurs, et on les mettra en prison et on les fera pendre. » Ainsi, le pactum associationis donne naissance par la nécessité physique au pactum subjectionis : l’État comme force prépondérante « d’institution divine » devient le bras armé de la confédération des propriétaires, au service de l’exécution des lois naturelles. « La forme essentielle de la société, écrit Lemercier, nous représente l’autorité tutélaire toujours armée de la force publique, et toujours précédée par l’évidence. » L’autorité tutélaire jouit donc du monopole de la force physique qui résulte d’une « convention » naturelle des propriétaires (le pactum associationis) pour vaincre « la résistance que les désirs déréglés pourraient lui opposer ».

Or, comme le remarque Mably, il paraît paradoxal de soutenir tout à la fois un langage de la loi martiale avec la « force irrésistible de l’évidence ». Car les économistes ne peuvent dissiper par le seul catéchisme de l’évidence les Doutes de sens commun à l’égard de leur système, c’est-à-dire le sentiment de l’égalité primitif : les émotions populaires en étant la manifestation, comme d’ailleurs les révoltes des esclaves en fuite dans les colonies.

Si je me mets à la place d’un de ces premiers hommes, écrit Mably, qui se réunirent en Société, et que je tâche d’analyser ce qui se passe alors en moi, il me semble que je ne découvre rien qui doive me donner l’idée des propriétés foncières. J’étais accoutumé à regarder la terre entière comme le patrimoine de chaque homme.

C’est en ce sens que Mably prend parti pour le mouvement populaire lors de la Guerre des farines, contre l’évidence économiste ; comme il prend la défense des sauvages.

Mes objections, […] ne sont rien, écrit-il à l’adresse des économistes au lendemain des émotions populaires de 1775, il n’y a qu’à n’y pas songer pour n’en être pas embarrassé ; et c’est assez communément le parti que prennent les ministres. Mais il n’est pas tout-à-fait aussi facile d’esquiver les difficultés que fait la canaille en pillant les boulangeries, les marchés et les fermes : malgré qu’on en ait, cette sorte d’argument se fait entendre.

Il semble que la force de la baïonnette soit un bien meilleur argument que l’évidence pour tenir la « classe ignorante » en respect, à la manière de la relation maître-esclaves dans les plantations. « Ô l’admirable politique, qu’il faut défendre et soutenir par des mousquets et des baïonnettes ! » La seule légalité évidente de l’ordre naturel et essentiel ne suffit pas à se traduire positivement dans l’ordre social. « Plût au Ciel que cela fût vrai, écrit ironiquement Mably ! Mais par malheur l’histoire du genre humain ne réfute que trop complètement ces agréables rêveries. »

Ainsi, Lemercier offre un parfait résumé de la théorie de la souveraineté des économistes, en accolant à la légalité hypothétique de l’« ordre naturel », le « despotisme » pour la rendre effective contre la résistance du réel, en forgeant le concept très moderne de « despotisme légal ».

De quelque manière qu’une société se partage entre la connaissance évidente de l’ordre et l’ignorance, écrit Lemercier, toujours est-il que si la première classe, la classe éclairée, n’est pas physiquement la plus forte, elle ne pourra dominer la seconde et l’assujettir constamment à l’ordre ; qu’enfin l’autorité de cette première classe ne pouvant alors se maintenir qu’en raison de la force physique qui lui est propre, son état sera perpétuellement un état de guerre intestine d’une partie de la nation contre une autre partie de la nation.

Tout le combat entre les frères républicains et les physiocrates va donc se jouer autour de cette idée de légalité prétendue découverte par les économistes, qui, si elle est vraie, légitime le despotisme. Mais si elle est fausse, « le despotisme légal n’est et ne peut être qu’un mot vide de sens », ne laissant alors derrière lui que l’arbitraire et la violence ; ceux bien réels des colonies esclavagistes qui forment l’imaginaire de la pensée administrative de Lemercier.

II. La démocratie modérée découverte dans l’étude de l’histoire chez Condillac et Mably

Condillac et Mably opposent à l’évidence théologique des économistes des Doutes, c’est-à-dire une pensée politique et morale fondée sur l’étude de l’homme dans sa dimension historique, qu’on peut qualifier d’anthropologie après la brève définition de Tarin. Ainsi, les deux frères opposent à la « société naturelle » du Tableau économique, la « sociabilité naturelle » de l’homme qu’ils étudient en postulant un « caractère général de l’esprit humain » qui fait voir le caractère politique des sociétés sauvages comme barrière contre l’esprit colonial (A). Par conséquent, ils opposent au « despotisme légal » de l’ordre naturel les « républiques barbares » qui forment le tronc commun de toutes les sociétés à leur origine, depuis le paradigme de la sensation différemment transformée. Or ce gouvernement né de la « sociabilité naturelle » est ce qu’ils nomment une démocratie modérée ou tempérée, qu’on retrouve aussi bien chez les sauvages qu’au commencement des Grecs, de Rome ou chez les Germains (B).

A. La sociabilité naturelle découverte dans l’étude du « caractère général de l’esprit humain »

Aux « agréables rêveries » des économistes, les deux frères opposent l’étude de l’histoire, et plus particulièrement l’histoire des sociétés politiques à leur commencement qui offrent le modèle du régime mixte comme chez les sauvages. Cette perspective anthropologique découle de la méthode de la table rase qui fait voir l’homme en général, dont la célèbre statue de marbre du Traité des sensations de Condillac est l’archétype. Or, pour former cette abstraction, il faut partir de l’homme concret, notamment le sauvage, qui existe dans un réseau de droits et de devoirs déterminés par le système juridique dans lequel il existe ; et non pas dans un état de guerre comme l’imaginent les économistes. Ce processus d’abstraction consiste alors à remonter sensiblement du droit positif produit des sociétés particulières aux lois naturelles inhérentes à ce que Pufendorf et Locke appellent le « Genre Humain » exprimé par Condillac sous la notion de « caractère général de l’esprit humain ». « Le levain est partout le même, comme l’écrit Mably, quoique la fermentation ne soit pas partout égale. » La décomposition du droit aboutit in fine à la sensation différemment transformée où se découvrent les lois naturelles inhérentes au genre humain. Pour remonter à la sensation différemment transformée, il faut donc d’abord faire abstraction du caractère positif de la loi en général qui n’en forme que la légalité sans laisser voir sa légitimité morale : l’analyse peut être vue ainsi comme une déconstruction du positivisme juridique, une critique fondamentalement dirigée contre la raison d’État consacrée par Hobbes ; démarche qui requalifie en termes politiques les sociétés sauvages.

Le Traité des animaux joue un rôle fondamental, comme prolégomènes à l’exploration du caractère général de l’humanité dans l’étude des premiers temps des sociétés politiques, en ce qu’il offre l’image de l’homme dépouillé de tous ses artifices, au plus près de l’état de nature, c’est-à-dire tel qu’il a été créé en naissant avant de contracter aucune habitude. Pour autant, l’homme dans le Traité des animaux est déjà considéré au milieu de ses semblables comme le fera l’abbé Pluquet dans De la sociabilité. C’est le Traité des animaux qui permet d’entrevoir une première application du principe de la sensation différemment transformée aux choses politiques et morales. Cette histoire déployée depuis le « caractère général de l’esprit humain » n’est pas qu’une pure expérience de pensée, ou une hypothèse gratuite, elle est conforme aux observations tirées de l’étude de l’histoire. « Si ce système porte sur des suppositions, explique Condillac, toutes les conséquences qu’on en tire sont attestées par notre expérience. » Dans Du commerce et du gouvernement, Condillac reprend ainsi les acquis du Traité des animaux pour élaborer une fiction narrative depuis l’hypothèse d’une « petit peuplade » qui lui sert à refonder sensiblement la science économique en recommençant à la penser depuis une société analogue aux sauvages, contre la théorie de l’ordre des physiocrates qui commencent au modèle de la grande culture déjà établie. Ainsi, la « petite peuplade » permet de dépouiller le récit de tout système de droit positif en la considérant depuis les « lois naturelles » inhérentes à l’état social où n’existe encore aucune forme de gouvernement, sauf cette démocratie primitive qui forme l’unité fondamentale du corps social. Cet état de nature de la peuplade est donc déjà paradoxalement un état de société civile, qui marque une nette rupture avec la dépolitisation sous-jacente au Tableau économique.

Pour confirmer la sociabilité naturelle, il convient alors de reprendre l’histoire où commencent les sociétés elles-mêmes, sans les observer depuis nos propres systèmes politiques et moraux, en faisant abstraction de nos habitudes à la manière du Traité des sensations ou Du commerce et du gouvernement : manière de vérifier dans l’expérience l’hypothèse méthodologique de la fiction de l’état de nature qui fait voir les « lois naturelles » qui déterminent les engagements réciproques des individus les uns à l’égard des autres. « L’idée de la loi morale ne renvoie pas, chez Mably […], écrit Abdellaziz Labib, à un état de pure nature, mais bien à une “nature” immanente aux premières sociétés réellement civiles, donc déjà développées ou du moins embryonnaires. » Dès lors, l’écriture de l’histoire du Cours d’étude doit commencer « au sein de la barbarie » ou à « la vie grossière » des premiers temps pour remonter à ce « caractère général » expérimental, d’où Condillac commençait déjà son étude de l’histoire du langage dans l’Essai lorsqu’il considérait comme Warburton « que les premiers hommes ont vécu pendant un temps dans les cavernes et les forêts, à la manière des bêtes ». Les deux frères s’instruisent surtout via les relations des savants, notamment la Relation abrégée d’un voyage fait dans l’intérieur de l’Amérique méridionale de La Condamine, publié en 1745, cité dans l’Essai de Condillac. Les physiocrates au contraire puiseront surtout dans les relations des administrateurs coloniaux, plus préoccupés par la crise du système esclavagiste et des moyens de le réformer, que par la recherche de l’idéal démocratique dans l’histoire. La Vauguyon oppose aux Doutes de Mably les Voyages d’un philosophe ou observations sur les mœurs et les arts des peuples de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique de l’administrateur des colonies Pierre Poivre (1719–1786), alors Intendant des Isles des Indes orientales. Si Quesnay s’intéresse Au Gouvernement des Yncas du Pérou depuis sa lecture de l’Histoire des Yncas du Pérou d’Acosta Garcillaso, c’est pour y trouver la trace du Tableau économique ; permettant ainsi de justifier la possibilité d’adaptation de la grande culture aux sociétés « déréglées ». Or, contre cet esprit de système, les deux frères s’efforcent de concilier le travail de l’imagination de la fiction de la table rase avec l’exigence expérimentale de se conformer aux faits. « Pour se former une idée juste de l’état de nature considéré au dernier regard, écrivait Pufendorf rapporté par Locke, il faut le concevoir ou par fiction, ou tel qu’il existe véritablement. » L’usage de la fiction méthodologique de l’état de nature chez les deux frères doit donc être comprise comme une manière d’avancer à tâtons, des observations aux hypothèses, puis des hypothèses vérifiées par de nouvelles observations. C’est toute la difficulté de compréhension que suppose la notion d’état de nature chez les deux frères, tout à la fois expérience de pensée tirée du volontarisme du contrat social, et grille de compréhension du réel dans l’étude de la sociabilité naturelle. C’est ainsi que Condillac fait faire des expériences au prince de Parme pour le mettre à la place des sauvages, et Mably l’incite à se représenter l’état des peuples à leur commencement à la manière du Traité des sensations qui invitait à « se mettre exactement à la place de la statue que nous allons observer » :

Plus il était prévenu que les choses avaient toujours été telles qu’il les voyait, rapporte Condillac à propos de son élève, plus il fut curieux de savoir ce qu’elles avaient été dans les origines et dans leur progrès. Il s’en occupait lorsqu’il travaillait avec moi, et il s’en occupait encore dans ses moments de récréation ; se faisant un amusement d’imiter l’industrie des premiers hommes, et prenant les arts naissants pour des jeux de son enfance.  Ce fut alors que M. de Kéralio lui fit commencer un petit cours d’agriculture, dans un jardin qui tenait à l’appartement.

 

Commençons, si vous le voulez bien, écrit Mably dans l’un de ses dialogues, par nous faire un tableau fidèle des hommes ; dans le moment qu’ils erraient encore dans les forêts. Sans idées innées, comme je viens de vous le dire, qui pussent, comme autant de traits de lumière, éclairer subitement leur raison, ils étaient condamnés à ne s’instruire que par leurs besoins ; et les passions que ces besoins mettaient en mouvement, étant aussi simples et aussi peu nombreuses qu’eux, elles ne pouvaient suffire à développer promptement cette intelligence encore cachée, et capable cependant de s’élever par degrés aux connaissances les plus sublimes.

B. Les « républiques barbares » contre le despotisme légal

Mably n’hésite donc pas à parler des « républiques barbares », expression qui permet de traduire le caractère politique des sociétés à leur commencement, avant l’établissement de la propriété foncière. C’est depuis sa lecture De l’origine des loix, des arts, et des sciences ; et de leurs progrès chez les anciens peuples de Goguet que Condillac construit son historiographie des premiers Grecs ou des premiers Romains à l’état sauvage, qu’il fait voir dans une forme de gouvernement analogue à « la démocratie tempérée » des Germains décrits par Tacite : la simplicité de leur mœurs offrant l’image des sauvages d’Amérique ou d’Afrique. « Ces sauvages, écrit Condillac, paraissent avoir été les pères de presque toutes les nations ; et ils ont toujours laissé quelque chose de leurs préjugés et de leurs mœurs aux générations qui se sont cultivées. C’est une raison pour les observer. »

Qu’on en juge par le Gouvernement des Spartiates et des Romains, écrivait déjà Mably en 1740, qui, comme je l’ai fait voir, était le plus conforme à la situation des premières Sociétés. Cette Démocratie tempérée par les Lois du Gouvernement Monarchique et de l’Aristocratie, était propre, il est vrai, à rendre le Citoyen heureux au-dedans, et à lui donner les vertus qui lui étaient nécessaires […].

Dans le Cours d’étude, Condillac consacre ainsi spécifiquement le chapitre VI du livre I du tome V aux « conjectures sur les peuples sauvages », qui amorcent les « Considérations sur les lois » au chapitre VII, et l’exposé de « Conjecture sur l’origine des premiers gouvernements » au chapitre VII ; chapitres qui forment la matrice expérimentale de la fiction de la « petite peuplade » dans Du commerce et du gouvernement, contre le Tableau économique.

C’est ainsi l’observation des sociétés sauvages qui permet de confirmer expérimentalement l’hypothèse de la sociabilité naturelle d’où prend naissance l’idéal républicain de la « démocratie tempérée ». Si l’histoire fait voir des monarques à la tête des nations, comme Nemrod ou Codorlahomor dans la Bible, pourtant les deux frères soulignent le peu de vraisemblance de l’hypothèse de Filmer, combattu par Locke, qui naturalise l’absolutisme. Considérant d’abord que toutes sociétés sont originairement la réunion « des familles dont le père était le chef », les deux frères font voir au contraire le régime mixte depuis leurs conjectures vérifiées expérimentalement chez les sauvages. Si l’on rencontre des rois chez les premiers Grecs, Romains ou Germains, ils ne devaient être que des chefs élus par leurs pairs, pour conduire les troupes à la guerre ou trancher les litiges dans le civil comme chez les sauvages. « Ses fonctions étaient de rendre la justice, de marcher à la tête du peuple : il n’était législateur, qu’autant que ses lois étaient agréables ; et il paraissait moins les faire que les proposer. » Leur autorité, démocratiquement fondée, rencontrait donc des limites dans l’autorité des chefs de familles, germes des sénats ; et dans le consentement tacite ou expresse de la troupe toute entière en qui appartient la souveraine législative, germe des assemblées nationales. « Tacite, rappelle ainsi Mably, nous apprend que le gouvernement des Germains était une démocratie, tempérée par le pouvoir du prince et des grands. » On trouve ici les fondements de la justification du rétablissement des États généraux dans Des droits et des devoirs du citoyen écrit en 1758, et dans les Observations sur l’histoire de France de 1765, pour lester la monarchie d’un contrepoids démocratique qui lui redonnerait une forme républicaine perdue.

Lors de la publication des Doutes en 1768 et Du commerce et du gouvernement en 1776, les économistes vont faire front contre la méthode des deux frères qui fait voir le régime mixte dans cette démocratie modérée originelle, commune à toutes les sociétés dont font partie les sauvages. « Entre la certitude et le doute, comme l’écrit Lemercier, il n’y a point de milieu. » Fidèle à la doctrine, l’économiste La Vauguyon répond à Mably dans « Les Doutes éclaircis » où il postule le droit de propriété au fondement des sociétés politiques, faisant voir son respect comme l’« ordre de la justice par essence » à l’aune duquel peuvent se juger tout entiers les systèmes de législation : « l’évidence de nos devoirs et de nos droits, ou l’évidence de la loi générale de la propriété ». Conformément à la doctrine du maître Quesnay, la politique est ainsi réduite à « la plus grande prospérité de la Nation », dont la source est la maximisation du produit net général des terres, de sorte que le despotisme légal consiste in fine à se « soumettre à l’évidence du calcul ». Or, que faire des contre-exemples des républiques antiques mobilisés par Mably, et a fortiori des « républiques barbares » ? « L’histoire, Monsieur, répond la Vauguyon, loin de prouver quelque chose en faveur de votre opinion, prouve au contraire que les hommes ne sont pas encore élevés en tout jusqu’à l’évidence de l’ordre social. » Saint-Péravy à son tour postule l’évidence de l’orthodoxie physiocratique, renvoyant les Doutes au seul témoignage de l’ignorance de l’Ordre naturel et essentiel. « Rien n’est plus sage, lui dit-il d’abord, que de douter quand on ne sait pas. » Contre les « qualités sociales », Péravy affirme au contraire l’intérêt privé comme la clef de compréhension des relations humaines, marchandes, et donc comme seul fondement de la société, conduisant alors nécessairement à établir la propriété foncière dès l’état de nature. « Je crois, en vérité, affirme-t-il, qu’il faut prendre son parti, et laisser subsister l’avarice qui joue un grand rôle dans la société politique, et dont on aurait beaucoup de peine à se passer. » Par conséquent, les contre-exemples historiques de sociétés égalitaires que Mably avance ne tendent pas à renverser le système de la propriété foncière comme droit naturel, mais font voir des anomalies négligeables au regard de l’Ordre naturel et essentiel. « Mais il faut voir si ce petit nombre de sociétés n’avaient pas des conditions et des circonstances particulières, qui ont fait durer chez elles un état contre nature ; et jugez si M. l’Abbé n’a pas pris des exceptions pour des Lois générales. » Constatant que Condillac ne commence pas la science économique depuis l’hypothèse de la « société naturelle » mais depuis la petite peuplade sans classe, Baudeau lui reproche alors « des fautes graves, faute d’avoir eu l’attention d’apprendre et de retenir le Tableau économique » ; tandis que l’avocat Le Trosne s’empressera de publier une réfutation dans De l’intérêt social (1777) où il rappelle au frère de Mably la théorie de l’ordre, ou le « principe de la plus grande fécondité [du produit net]»,

qui décide toutes les questions d’économie politique, qui dissipe tous les préjugés, qui ne souffre ni exception ni modification, qui présente aux administrateurs un point fixe et invariable, sans lequel il n’existerait point d’ordre social, ni de règle certaine pour procurer le bonheur des hommes réunis.

Conclusion : la barbarie économiste à la lumière des sociétés sauvages

Contre la prétendue « force irrésistible de l’évidence » de la « société naturelle » qui dépolitise les sociétés non-économistes pour les contraindre à l’organisation capitaliste, Mably oppose ainsi la sagesse naturelle des peuples sauvages. « Ces sauvages qui errent sur vos frontières, sont moins éloignés des principes d’une bonne civilisation que les peuples qui cultivent le commerce et qui chérissent les richesses. » C’est ce qu’écrivait déjà Condillac dans le Cours d’étude, lorsque dessinant l’histoire des peuples sauvages, il faisait voir leur étude comme des leçons utiles qui éclairent la critique de la modernité ; à la manière de Mably qui n’hésite pas à parler de « républiques barbares » par opposition à la barbarie despotique moderne en rupture avec la démocratie originelle :

Il y a donc deux sortes de barbaries, écrit Condillac qui préfigure la « vie simple » dans Du commerce et du gouvernement, l’une qui succède aux siècles éclairés, l’autre qui les précède ; et elles ne se ressemblent point. Toutes deux supposent une grande ignorance : mais un peuple, qui a toujours été barbare, n’a pas autant de vices, qu’un peuple qui le devient après avoir connu les arts du luxe.

 

Nous, au contraire, écrit Mably, qui connaissons les principes de cette morale qui doit faire le bonheur des sociétés et des citoyens, nous n’avons que le courage de la mépriser, parce qu’elle n’est plus faite pour nous. Plusieurs de ces républiques barbares ont été détournées de cette vérité qu’elles cherchaient par des circonstances et des événements malheureux. Pour nous, il faudrait revenir sur nos pas, et renoncer à des erreurs dont nous nous sommes faits des principes, parce qu’elles plaisent à nos passions.

Contre la barbarie moderne du droit naturel de l’inégalité du Tableau économique, les deux frères opposent le « droit de l’égalité entre les hommes » qui structure la sociabilité des sauvages, au contraire de la culture de la cupidité économiste qui produit deux classes d’hommes ennemis, riches et pauvres, qui se dégradent ensemble dans la multiplication des besoins et des vices : détruisant du même coup, à mesure que les inégalités augmentent, cette raison républicaine qui se cultive par la recherche du bien commun. « Entre ces deux espèces d’animaux qui portent une figure humaine, il y a une classe nombreuse d’hommes que leur fortune prépare à la philosophie, en les tenant également éloignés des inconvénients de la pauvreté et des richesses. » Or de ce point de vue, l’étude des sauvages offre un remède contre les abus de l’esprit de système :

Cette doctrine, écrit Mably […] peut vous paraître extraordinaire, mais faites attention qu’elle est fondée sur la nature de notre esprit et de notre cœur. Rappelez-vous tout ce que les voyageurs nous ont dit des sauvages ; on trouve chez eux un fond de vérité et de justice qu’on chercherait inutilement dans les nations qui se sont corrompues en croyant se policer. Leurs vices ne sont que les vices de l’ignorance ; et ils les ont préservés de ceux que nous avons voulu leur porter. Les missionnaires ont quelquefois réussi à rassembler ces peuples errants pour en former des bourgades, et elles nous auraient offert des modèles du Beau politique et moral, si leurs instituteurs avaient été aussi instruits des vertus qui font fleurir la société, que de celles qui peuvent seules nous conduire au bonheur d’une seconde vie. L’homme naît ignorant, mais non pas dépravé ; et son esprit est toujours prêt à aimer la justice, l’ordre et la paix, quand son cœur n’est pas encore accoutumé au joug des passions basses, efféminées et molles.

 

Edern De Barros


Edern de Barros est doctorant contractuel en histoire du droit. Il poursuit ses recherches sur le républicanisme des Lumières avant la Révolution. Il s’intéresse plus particulièrement à l’épistémologie sensualiste dans la formation de la pensée juridique de la seconde moitié du xviiie siècle, et son lien avec la critique de la nouvelle science économique. Il prépare une thèse à l’Université Paris XIII sur la pensée républicaine des frères Condillac et Mably.