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our reconnaître sa possible pertinence à la théorie rousseauiste de l’État, il faut d’abord admettre qu’elle n’existe pas. Dans le Contrat social, l’État n’est pas un autre nom de la société politique mais l’un de ses modes qui doit lui être théoriquement et pratiquement subordonné. La restitution de cette architecture conceptuelle – selon Rousseau, celle du « droit politique » – permettra de lier les deux versants, anthropologique et politique, de sa conception de la société qui ont été l’objet d’une réception clivée.

Héritages sous bénéfice d’inventaires

Dans le champ de ce qu’on appelle sciences de l’homme et de la société, il n’y a guère de discipline à la généalogie de laquelle le nom de Rousseau ne soit associé et qui, de l’article « Économie » de l’Encyclopédie à l’Essai sur l’origine des langues, ne fasse de telle ou telle de ses œuvres une référence obligée. Le Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes et le Contrat social ont laissé une empreinte particulièrement forte et durable sur ceux qui se donnent respectivement pour objet, comme les anthropologues et les ethnologues, l’émergence des sociétés humaines à partir des modes d’interaction communs aux êtres vivants, ou, comme les politistes et les juristes publicistes, leur organisation sous les formes instituées et codifiées de l’État. Cette polarisation épistémologique renvoie à des usages si différents du terme société qu’on pourra parler d’amphibologie : est-ce le même objet que ces disciplines étudient ? Cette question, au demeurant, concerne directement Rousseau dans la mesure où il affirme, dans le second Discours, que la « société commencée » s’est formée « non par des Règlements et des Lois, mais par le même genre de vie et d’aliments, et par l’influence commune du Climat », et, dans le Contrat social, qu’il n’y a de société que par « un acte d’association » et comme un « établissement de convention ».

Taxer Rousseau de contradiction est un procédé rebattu pour disqualifier sa pensée ; il n’est pas moins vrai que ses lectures les plus fortes se reconnaissent à ce qu’elles posent avec exigence, comme l’a fait Ernst Cassirer dans Le problème J.-J. Rousseau, la question de son unité. Nous avons affaire ici à une des formes de ce problème que Victor Goldschmidt a simultanément énoncé et résolu dans le titre d’un ouvrage qui a fait date dans les études rousseauistes : Anthropologie et Politique. Ces deux pôles s’impliquent l’un l’autre, montre-t-il au cours d’une étude aussi précise que rigoureuse sur la formation du système de Rousseau, entre le Discours sur les sciences et les arts et le Discours sur l’inégalité. Au terme de son enquête, il traite du rapport que le Contrat social entretient avec le second Discours. Dans les deux cas, le point de départ est le même : la contradiction entre bonté naturelle et perversion sociale, entre liberté et servitude. La pensée peut remonter à son origine mais, Rousseau ne s’est jamais leurré, l’action ne peut y revenir. Les démarches suivies sont donc à la fois complémentaires et opposées : la tâche de l’anthropologie, dans le second Discours, est d’expliquer cette contradiction dans la « nature actuelle » de l’homme, la tâche politique, celle du Contrat social, est de la lever. Cette formulation désigne clairement ce pour quoi Rousseau écrit le Contrat social : mettre le citoyen à même de remplir ses devoirs. Mais il faut rendre compte aussi de ce qu’il substitue au régime du discours (si bien analysé par Goldschmidt) celui du traité, précisément d’un « traité de droit politique ». C’est sur ce plan qu’on se placera ici pour dessiner le dispositif conceptuel au sein duquel le Contrat social définit les rapports entre l’État et la société et, à partir de là, pour articuler les versants anthropologique et politique du concept de société dans la pensée de Rousseau.

Avant d’engager cette enquête et pour éclairer ses enjeux, il sera utile de revenir brièvement sur la présentation trop symétrique que nous avons donnée de la réception du Discours sur l’inégalité et du Contrat social. Si l’on peut dire que les sciences de l’homme et de la société ont en quelque façon hérité de Rousseau, c’est toujours sous bénéfice d’inventaire. Et chacun fait le sien. Que ces œuvres soient aussi souvent évoquées en ethnologie qu’en droit public ne signifie pas qu’elles y jouent un rôle similaire, ni d’ailleurs (et tant s’en faut) que ces références relèvent toujours de la révérence. Dans le cas de Claude Lévi-Strauss on peut parler d’admiration et même de sympathie. Au regard de l’ensemble de son œuvre, il voyait en Rousseau un « fondateur des sciences de l’homme ». Il le jugeait, dans Tristes tropiques, « le plus ethnographe de nos philosophes » et disait du Discours sur l’origine de l’inégalité que c’est « le premier traité d’anthropologie générale que compte la littérature française ». Dans sa lecture du second Discours, Lévi-Strauss identifiait trois traits constitutifs de la méthode des anthropologues : refuser de placer une séparation radicale entre nature et culture, entre animalité et humanité, reconnaître aux formes les plus élémentaires de société leur propre consistance, faire de l’observation ethnographique la source de la connaissance anthropologique. Mais, si la plupart des anthropologues font référence à Rousseau, tous ne suivent pas Lévi-Strauss dans son « rousseauisme militant ». Or leurs réticences portent pour l’essentiel sur le biais qui serait induit dans la conception rousseauiste du passage de l’état de nature à la société civile par l’artificialisme de ses conceptions politiques. Faisant le chemin inverse de Goldschmidt, ils lisent la seconde partie du second Discours sous l’éclairage du Contrat social. La position de Pierre Clastres, dans son opposition à Lévi-Strauss, est particulièrement éclairante. Si, pour le dire abruptement, il substitue La Boétie à Rousseau pour constituer son horizon interprétatif, c’est explicitement pour appuyer sa thèse centrale : les sociétés « primitives » ne sont pas seulement des sociétés sans État mais des sociétés qui se forment contre l’État, soit dans la définition qu’il en donne contre le pouvoir politique qui s’élève toujours au-dessus de la société pour la dominer. Cette thèse s’oppose frontalement à l’idée selon laquelle l’État serait ce vers quoi tend toute société. Une idée dont on constate qu’elle est communément attribuée à Rousseau sous une double modalité : comme principe généalogique dans la seconde partie du Discours sur l’inégalité où serait décrit le processus de formation de l’État comme institution de domination, comme principe normatif dans le Contrat social, où seraient établies les conditions nécessaires pour que l’État soit constitué en autorité légitime.

Dans les traités de droit public, de droit constitutionnel et de théorie de l’État, Rousseau, et plus particulièrement son Contrat social, occupent traditionnellement, si l’on peut dire, une place aussi remarquable par son importance que par sa modalité essentiellement critique. On le voit particulièrement lorsqu’on observe le traitement qui lui a été réservé, malgré leurs divergences sur tant de points, par toute une génération de juristes nés au milieu du xixe siècle et qui ont durablement marqué de leur empreinte leur discipline. Adhémar Esmein, dans la perspective historique qui est la sienne, et bien qu’il soit le plus nuancé, oppose à Rousseau les idées plus saines de Montesquieu, ou de Locke. Maurice Hauriou lui impute trois idées « nocives » : le contrat social, la volonté générale et le refus de la représentation… Léon Duguit introduit sa propre théorie en l’opposant à « la théorie métaphysique de l’État qui procède immédiatement de Rousseau ». On a pu dire au sujet de cette époque que « Rousseau fut la bête noire de bon nombre de publicistes ». De façon générale il lui était imputé une espèce d’absolutisme dont la Terreur aurait été l’expression. Le cas de Carré de Malberg, pourtant leur contemporain, est différent, non tant parce qu’il porterait sur Rousseau un jugement opposé au leur, mais parce qu’il place son rapport avec sa pensée sur un autre plan. Son grand ouvrage sur la théorie de l’État accorde assez d’importance à sa « doctrine » pour inscrire son nom à un index des matières qui n’en mentionne que deux autres (Montesquieu et Sieyès). Rousseau est pour lui un interlocuteur dont les thèses et les arguments comptent, que ce soit au sujet de la définition de l’État comme personne publique, du titulaire de la souveraineté, ou du pouvoir constituant. Cette différence de traitement est liée au fait que Carré de Malberg entendait se placer du point de vue de la théorie de l’État, plutôt que des approches historique et sociologique (celle-ci plus récente) qui dominaient alors le droit public. Il s’inscrivait par-là dans le prolongement de Jellinek qui distinguait, dans la théorie générale de l’État (Allgemeine Staatslehre), la théorie sociale générale et la théorie juridique générale de l’État (Allgemeine Soziallehre des Staates et Allgemeine Staatsrechtslehre). En d’autres termes, Carré de Malberg traite les arguments de Rousseau comme recevables pour la théorie juridique du droit, ce qui ne signifie évidemment pas qu’il accepte ses thèses, mais qu’il les juge dignes d’être discutées. La réception de Rousseau par les juristes, dans les générations suivantes, donnera lieu à une sorte de chassé-croisé. D’un côté, chez les constitutionnalistes, l’appréciation portée sur sa place historique et l’orientation de sa pensée se fait plus favorable : il est intégré au nombre de ceux qui ont pensé les conditions de la démocratie moderne. Mais d’un autre côté, du point de vue de la théorie juridique, il ne se voit plus accorder la même importance que chez Carré de Malberg. Particulièrement dans la mouvance positiviste. Michel Troper est d’une grande clarté à cet égard. Il redéfinit la théorie générale en théorie juridique de l’État pour souligner que son objet n’est pas un donné empirique mais un concept, et un concept proprement juridique. La science du droit n’étant pas une science sociale, et la théorie juridique de l’État moins encore, les concepts de société et d’État doivent donc être distingués, ce qui, pour Troper, n’était pas le cas chez les penseurs du xviiie, dont Rousseau.

Le Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes et le Contrat social portent deux définitions distinctes de la société. Toutes deux sont des définitions génétiques : la première explique par sa genèse la formation des rapports de domination, la seconde place la convention au principe de son institution. Il en est résulté une réception clivée entre deux lignes de lecture qui n’ont apparemment que très peu en commun mais butent l’une et l’autre sur une même question, celle de la relation entre la société et l’État. C’est donc une sorte de triangulation qu’il faut opérer, et pour l’engager, revenir sur la place et le statut du concept d’État dans la pensée de Rousseau.

La place du concept d’État dans les Principes du droit politique

Pour lire Du Contrat social comme le voulait son auteur, il faut l’aborder à partir de son sous-titre : Principes du droit politique et le considérer comme un « traité ». Rousseau prend toujours soin de spécifier le statut discursif de ses ouvrages. Un discours répond à une question posée ; une lettre discute publiquement avec un interlocuteur désigné ; un essai concerne un sujet disputé. Ces trois formes renvoient à un espace dialogique, souvent polémique. Un traité porte sur une « matière », on dirait aujourd’hui un « champ disciplinaire », avec la double connotation scientifique et didactique attachée à cette expression. En choisissant ce titre et ce sous-titre Rousseau a respectivement désigné le noyau autour duquel les thèses soutenues s’organisent (le concept de contrat social) et le champ à l’intérieur duquel ces thèses se constituent (le droit politique).

Ces choix ont été faits en plusieurs moments qui correspondent aux étapes d’une maturation théorique. C’est après la rédaction d’une première version de son texte et lors de sa révision que Rousseau a remplacé son titre initial, De la société civile, par Du Contrat social. Quant au sous-titre, il apparait avec la rédaction finale, elle-même mise au point en même temps que celle de l’Émile. L’éducation politique d’Émile (elle passera par deux années de voyages) est préparée par un large « extrait » du « Traité du contrat social », extrait lui-même précédé d’un préambule consacré à la « science du droit politique » et au statut de ses « principes ». L’examen de ces pages (et l’histoire de leur rédaction) peut guider notre lecture du traité. « Nos principes de droit politique », montre le préambule, doivent être « tirés de la nature des choses ». Cette opération ne consiste pas à dresser, comme l’a fait Montesquieu, une typologie des « gouvernements établis », mais à établir ce qui est exigé en droit par la constitution de « toute société civile ». Le long « extrait » qui suit est à la fois l’application et l’explication de cette méthode : il consiste à décliner les thèses exposées dans le Contrat social comme autant de réponses à des « questions discutées » sur la constitution des sociétés. Cette présentation, parfois un peu lourde, a le mérite de mettre en relief les changements essentiels opérés entre la version initiale et la version finale du Contrat social. Ils ne consistent pas seulement en un important remaniement de la rédaction, ni en la suppression ou l’ajout de plusieurs chapitres. Le plus important est une profonde réorganisation du traité, particulièrement du premier livre où sont désormais distingués deux versants, réfutatif et positif, de l’argumentation. Les quatre premiers chapitres récusent toute prétention à fonder l’autorité politique sur une dépendance naturelle, la contrainte par la force, ou quelque forme que ce soit de servitude volontaire, et mobilisent pour cela des arguments qui, sous une forme certes renouvelée, restent dans la veine jusnaturaliste. Les quatre derniers chapitres définissent le contrat social, en font le fondement de toute autorité légitime, et déclinent ses implications : obligations de tous envers chacun et de chacun envers tous, changement dans le statut des personnes et celui des choses. Un chapitre nouveau (« Qu’il faut toujours remonter à une première convention ») sert de pivot entre ces deux versants. Sa compréhension est déterminante pour ce que Rousseau appelle droit politique.

L’incipit de ce chapitre, dans le texte publié en 1762, affiche une forte inflexion dans le raisonnement : « Quand j’accorderais ce que j’ai réfuté jusqu’ici, les fauteurs du despotisme ne seraient pas plus avancés. Il y aura toujours une grande différence entre soumettre une multitude, et régir une société ». Ces deux affirmations sont décisives. La première implique l’indépendance de la partie positive de l’argumentation au regard de la partie réfutative. La seconde indique que son déplacement doit se faire sur un terrain proprement conceptuel. Le passage correspondant dans l’Émile est encore plus explicite, surtout sa première rédaction, bien qu’elle soit plus fruste ou plutôt parce qu’elle l’est :

Mais revenons sur nos pas et considérant le sens de ce mot collectif de peuple nous chercherons si pour l’établir il ne faut pas nécessairement un contract au moins tacite antérieur à celui que nous supposons… et c’est dans la nature de ce contract qu’il faut chercher celle de la société qu’il forme.

Revenir sur ses pas, c’est se donner un nouveau point de départ pour suivre une autre voie. Après avoir montré qu’aucune espèce de servitude ne constitue un lien, il faut comprendre que la société puisse à la fois être formée d’individus et former un être collectif. De la première rédaction de l’Émile à la version finale du Contrat social, Rousseau ne cesse de travailler ces formulations. Pour équivoque et presqu’incorrect qu’il soit, l’emploi fait par l’Émile du verbe « établir » éclaire la nature particulière de la recherche qu’il entend conduire : il s’agit à la fois de préciser le sens du mot peuple (établir un sens) et de désigner le principe constitutif d’un peuple (la façon dont il s’établit). C’est encore sur ce double registre qu’à la fin de ce chapitre, l’objet des suivants est précisé : « examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple ». Le terme d’acte renvoie au droit sur l’axe des concepts, et à la politique sur l’axe de l’action. Comprenons que la corrélation de ces axes, conceptuel et actuel, fixe le régime discursif du droit politique. Toutes ses propositions, nous allons le voir, vérifieront ce double statut.

Rousseau répond à la question qu’il vient de se poser en définissant l’acte par lequel un peuple est un peuple comme un « pacte », et réciproquement en analysant ce pacte comme un « acte d’association ». Sa formulation en tant que « contrat social » est d’une force et d’une complexité qui focalisent tellement l’attention que le statut exact des effets produits par cet acte s’en trouve occulté. Essayons de le mettre en lumière.

À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. À l’égard des associés ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier Citoyens comme participants à l’autorité souveraine, et Sujets comme soumis aux lois de l’État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.

Il est à peine utile de le rappeler, le premier mot de ce passage ne doit pas être lu naïvement. Rousseau ne fait pas un récit, il désigne un enchainement nécessaire et une implication. Cet « à l’instant », comme Labriola le disait au sujet de Marx, ne doit pas s’entendre en un sens chronologique mais morphologique. Pour autant, il ne saurait être question de n’accorder à cet énoncé qu’une valeur métaphorique : c’est bien de la production d’un corps qu’il est question ici, « un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix ». Bien que cette formulation sonne étrangement à nos oreilles, son sens est précisément assignable. Pour concevoir ce qu’est une composition de voix, sans doute, Il faut inscrire cette expression dans le contexte référentiel et thématique particulier de l’œuvre de Rousseau. En revanche, la notion de « corps moral et collectif » dont cette figure propose une compréhension spécifique est d’un usage fréquent et normé à l’âge classique. Le tableau des connaissances qui figure dans le Léviathan distingue la science des corps naturels et celle des corps politiques, qui sont aussi bien définis comme des corps moraux ou d’institution. Pufendorf, dans son grand traité Du Droit de la nature et des gens développe une véritable théorie des corps moraux, dont il cite les précédents historiques. Hobbes et Pufendorf renvoient à une tradition venue du droit privé romain qui portait précisément sur le statut des personnes morales, soit des entités comme les sociétés qui, sans être des personnes physiques, sont reconnues comme titulaires de droits et susceptibles d’action. Les jusnaturalistes, opérant un transfert dont ils sont coutumiers du droit privé au droit public, en faisaient usage pour penser la formation des sociétés politiques. Mais ce transfert se faisait précisément dans le cadre du droit naturel : c’est sur le modèle des rapports entre personnes privées et par leur extension qu’ils concevaient la société civile. Rousseau se ressaisit de ces instruments conceptuels, mais en aval du nouveau point de départ qu’il vient de se donner : le collectif, et de la distinction qu’il a ainsi opérée entre le droit naturel et le droit politique. C’est pourquoi il appelle publique cette personne sui generis qui nait du pacte social.

Le régime discursif du droit politique étant constitué, Rousseau est désormais en mesure de fixer les termes dans lesquels ses principes pourront être formulés. C’est à quoi il s’emploie dans ces quelques lignes qui, malgré leur extrême concision, représentent bien plus qu’un simple lexique. L’espèce de post-scriptum qui les conclut doit être pris au pied de la lettre. Il arrive en effet à Rousseau d’user par commodité d’un de ces termes à la place d’un autre et en particulier du terme État pour parler du corps politique, mais il en fait un emploi rigoureux et précis chaque fois que l’exacte compréhension d’une de ses thèses essentielles est en jeu (c’est d’ailleurs un signe auquel on peut les reconnaître). C’est ce point de vue qui doit compter pour rendre compte de la cohérence de sa pensée. Aussi bien, lit-on avec perplexité ce que dit Robert Derathé en introduisant les « questions de terminologie » dont son ouvrage traite en appendice :

La terminologie politique de Rousseau ne présente aucune difficulté sérieuse pour le lecteur actuel. L’auteur du Contrat social appelle État la société politique, Souveraineté l’autorité suprême dans l’État ou le pouvoir législatif, Souverain celui qui détient cette autorité, c’est-à-dire selon son principe le peuple, Gouvernement les personnes ou les corps investis du pouvoir exécutif. Tous ces termes sont encore en usage aujourd’hui et ont conservé le sens que leur donne Rousseau.

Ces affirmations et définitions demandent au moins à être interrogées.

Rousseau vient d’inscrire le droit politique dans un horizon d’immanence : la société trouve en elle-même le principe de sa constitution. Pour ne pas rester enfermé dans le ressassement tautologique de l’idée d’association, il lui faut rendre compte de ses effets instituants, sans introduire une division qui serait sa négation en induisant une relation de domination. C’est à ce double impératif que répond la déclinaison d’une série de concepts qu’on pourrait dire linéaire en ce que chacune des instances constitutives de ce « corps moral et collectif » en est un mode distinct et non une partie séparée. Le terme initial à partir duquel cette déclinaison est opérée est d’abord désigné comme « personne publique », cette notion relevant spécifiquement, on l’a vu, du droit politique. Les équivalents historiques qui lui sont donnés (Cité, République, corps politique) renvoient aux trois traditions auxquelles Rousseau se confronte : historiens antiques, politiques modernes, jusnaturalistes. L’assignation de la dernière place, et du coup celle de référent, au « corps politique » tient sans nul doute à ce que, dans la langue classique, le concept de corps se prête à la représentation d’une totalité organisée, sans impliquer nécessairement ni organicisme ni mécanicisme. Pour décrire ce corps, Rousseau choisit une tournure dont l’effet est doublement remarquable. Faire des termes d’État, de Souverain et de Puissance trois façons d’appeler le corps politique implique en effet que ces appellations ne désignent pas des objets distincts qui seraient ses parties, mais les différents modes sous lesquels il apparaît. Qui plus est, imputer ces appellations à ses « membres », montre que ce sont eux qui définissent ces modes par les rapports qu’ils entretiennent avec le corps politique auquel ils appartiennent. Pour autant, on ne peut pas qualifier ces propositions de nominalistes. Les définitions du citoyen et du sujet qui suivent immédiatement montrent que ces rapports ne consistent pas seulement en représentations : ils produisent des effets à proprement parler politiques. C’est la participation des citoyens qui constitue l’autorité souveraine, et la soumission des sujets aux lois celle de l’État. Cette logique commande aussi, pour succincte qu’elle soit, la définition du troisième mode du corps politique : la puissance. En effet, c’est à nouveau un rapport qui la définit mais, du moins en première intention, un rapport qui n’est plus interne au corps politique mais entre corps politiques. Cette définition parait d’abord strictement conforme aux usages des contemporains de Rousseau : la reconnaissance entre elles des puissances européennes était au cœur du dispositif westphalien qui commande les siècles classiques. Mais en séparant puissance et souveraineté, il récuse identification qui relevait de l’évidence dans la langue du droit public et dans celle de la diplomatie de son temps. Formellement au moins, la reconnaissance réciproque des souverainetés était supposée normer leur puissance. Une sorte de crase consensuelle faisait même de la notion de « souveraine puissance » la définition de l’État. Rousseau rompt avec ces représentations. En isolant la dimension de puissance du corps politique, il marque son scepticisme sur sa limitation par un prétendu droit des gens : à ses yeux le corps politique, en tant que puissance, obéit à une dynamique d’expansion anomique dont la guerre est l’effet. Cette rupture n’est pas un aspect secondaire de la théorie du corps politique : elle participe, on va le voir, de l’orientation globale que lui donne Rousseau.

Pourquoi définir l’État comme le mode passif du corps politique ? Cette question cruciale appelle plusieurs réponses. La première renvoie à l’opposition explicite entre l’activité du souverain – dans la perspective de Rousseau elle consiste à décider des lois – et ce qu’il appelle tantôt leur administration, tantôt leur application. De cette relation il dira : « toute action libre a deux causes, l’une morale, savoir la volonté qui détermine l’acte, l’autre physique, savoir la puissance qui l’exécute ». Mais cette explication fait apparaitre une difficulté nouvelle : pourquoi l’État est-il le premier mode considéré, ce qui demande d’aller du passif à l’actif (de l’État au Souverain) quand on attend l’inverse ? La raison semble être celle-là même qui avait conduit Rousseau à passer, en sens inverse, de la notion de « personne publique » à celle de « corps politique » : en caractérisant par sa passivité le corps politique considéré dans sa matérialité, il met en évidence la nécessité d’un principe actif, un sujet, dont l’action de l’État est l’objectivation. Pour le dire autrement, en distinguant l’État et le Souverain comme les modes passif et actif du corps politique, Rousseau prend le contre-pied de ce qui était une seconde évidence dans la pensée politique de son temps (et qui l’est largement restée) : l’attribution à l’État de la souveraineté. Mais si le concept d’État enveloppe la dimension de la passivité, c’est encore pour une autre raison, qui est peut-être la principale : le rapport à l’État des membres du corps politique est fondamentalement passif. Des sujets il n’est attendu que l’obéissance. Double passivité donc, de l’État par rapport au Souverain dont il applique la volonté, des sujets par rapport aux injonctions de l’État auxquelles ils doivent se soumettre. Double activité au contraire du côté du souverain qui décide par la loi des tâches assignées à l’État et du côté de ses membres qui participent personnellement (comme citoyens) et collectivement (comme peuple) à cette décision. Rien de tel du côté du sujet que son rapport à l’État referme sur lui-même. C’est pourquoi la séparation de ces deux modes est nécessaire : dès lors que le point de vue du sujet contamine celui du citoyen, la souveraineté du peuple est perdue : « Mieux l’État est constitué, plus les affaires publiques l’emportent sur les privées dans l’esprit des Citoyens ». On notera que Rousseau ne précise pas, ici, le statut du membre du corps politique au regard du troisième mode, celui de la puissance. Il le fait plus tard en parlant du « défenseur de la patrie » dont on observera qu’il est à la fois passif (l’État est en droit d’exiger qu’il risque sa vie pour le défendre) et actif (sa vertu de citoyen peut le pousser à la sacrifier).

Rousseau, a engagé son traité en formant les concepts de base de sa théorie du corps politique. L’État n’en est pas l’objet mais un des trois modes sous lesquels ce corps se constitue et dont la distinction est fondamentale pour le droit politique. C’est de ces définitions que sont tirés, aux chapitres et livres suivants, les principes normatifs qui régissent tout ordre social légitime. L’auteur du Contrat social, dans ce cadre, s’exprime avec précision : non seulement il n’appelle pas État la société politique, mais il s’emploie à distinguer l’État, d’une part de la puissance, de l’autre de la souveraineté, soit des attributs essentiels qui lui étaient reconnus par les divers courants de ce que Robert Derathé appelait « la science politique de son temps ».

Gouvernement, sujet et citoyen : l’équilibre instable du corps politique

Le dispositif conceptuel qui vient d’être décrit constitue ce qu’on peut appeler la topique du corps politique. Cette topique rend compte de la nature propre de chacun de ses trois modes et fait paradoxalement de leur distinction le principe d’unité du corps. La définition la souveraineté comme le rapport que le corps politique entretient avec lui-même pour la détermination de sa volonté emporte comme son corollaire l’identification du peuple et du souverain et la participation des citoyens à l’exercice de la souveraineté. Rousseau suit la méthode qu’il s’est fixée : tirer ses principes de la nature du corps politique. Mais cette topique demande son complément nécessaire : une dynamique qui lui corresponde et rende compte des interactions entre les modes qui ont été distingués. La souveraineté trouve en elle-même le principe de son activité : elle s’actualise par la formation et la déclaration de la volonté générale. Tel est l’objet du second livre du Contrat social « où il est traité de la législation ». Mais l’État, on a vu qu’il était défini par un principe inverse de passivité, ne peut agir sua sponte : le mouvement doit lui être communiqué. Or c’est par l’État que doit passer l’application des décisions souveraines, soit des lois qui expriment la volonté générale. Cette application étant nécessairement de l’ordre de l’action, la difficulté est double : quel sera le sujet de cette action, puisqu’il ne sera ni le Souverain ni l’État en tant que tels ? quels rapports ce sujet aura-t-il avec les membres du corps politique, comme sujets et comme citoyens, et eux avec lui ? Sur ces questions, la topique est muette. C’est le livre III du Contrat social qui les prend en charge, mais en opérant un tournant remarquable : là où on attendrait une théorie de l’État, c’est à une théorie du Gouvernement que l’on a affaire.

Il faut commencer par lever une hypothèque dépourvue de toute valeur mais, s’agissant de Rousseau, le soupçon de contradiction est trop répandu pour être ignoré. Non, il ne découvre pas après-coup que sa topique est incomplète, et n’introduit pas un nouveau mode distinct des précédents. Au terme du second livre, il annonçait l’objet du suivant dans des termes non équivoques : considérer « l’action du corps entier agissant sur lui-même, c’est-à-dire le rapport du tout au tout, ou du Souverain à l’État ». Le problème est là : comment le Souverain peut-il agir sur l’État, sachant que ce rapport doit être indirect ? Le Souverain ne peut avoir que des volontés générales, les lois, alors que leur application concerne toujours des cas particuliers et des individus singuliers. Le premier chapitre du livre III est très clair sur ce point : c’est précisément à établir « la communication de l’État et du Souverain » que doit servir le gouvernement. La définition qui suit mobilise les notions de médiation et de correspondance : « Qu’est-ce donc que le Gouvernement ? C’est un corps intermédiaire établi entre les sujets et le Souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de l’exécution des lois, et du maintien de la liberté, tant civile que politique ». Le gouvernement est donc un corps, et cela implique qu’il ait des intérêts distincts du corps politique dont il peut être une émanation mais pas une partie constitutive. En d’autres termes, si le gouvernement ne peut pas se confondre avec le Souverain, ce n’est pas non plus un autre nom de l’État. Ces points sont reconnus et il ne parait pas utile d’y insister. De même, aussi originale qu’elle soit, la théorie des formes de gouvernement ne concerne pas, en tant que telle, notre propos. Il peut être essentiel, en revanche, de regarder de plus près les rapports entre le gouvernement et les membres du corps politique considérés d’une part comme membres de l’État, de l’autre comme membres du souverain. La pertinence de la première question semble aller de soi, celle de la seconde beaucoup moins. Pourtant, à l’examen, les choses sont plus complexes.

La nécessité de distinguer puissance législative et puissance exécutive (le second terme est toujours employé concernant le gouvernement) sous-tend la principale critique de Rousseau envers la démocratie. On ne voit pourtant pas qu’il accorde un grand crédit à l’argument d’incompétence selon lequel le peuple serait incapable de décider de causes particulières, ni à l’idée selon laquelle ses passions le conduiraient à des décisions irrationnelles ou iniques. Ce n’est pas qu’il ignore ces difficultés, mais l’essentiel est à ses yeux l’effet que produisent inévitablement sur les citoyens la considération d’objets et d’intérêts qui les détournent de ceux qui concernent le corps politique dans son ensemble. D’un certain point de vue, la prise en charge par le Gouvernement de l’application des lois évite aux citoyens d’être détourné du véritable objet de leur délibération. Cette contribution de l’État à la souveraineté n’est pas aussi paradoxale qu’il parait, puisque cet argument est un corollaire de celui, déjà évoqué, selon lequel « mieux l’État est constitué, plus les affaires publiques l’emportent sur les privées dans l’esprit des Citoyens ».

La définition que Rousseau a donnée du gouvernement nous engagera plus frontalement dans cette direction. En lui assignant pour tâche l’exécution des lois, il lui donne un domaine d’action qui correspond purement et simplement à celui de l’État. En revanche, en le chargeant de la protection de la « liberté civile », et surtout « politique » il lui assigne un rôle dans le maintien de la souveraineté. Pour être plus précis, s’il n’était question que de la liberté civile, on pourrait concevoir qu’elle soit impliquée par le statut du sujet, mais la liberté politique est celle du citoyen, son exercice est tout simplement synonyme de sa citoyenneté. On se demande sans doute de quelle façon le gouvernement, par l’orientation qu’il donne à l’action de l’État, peut agir en faveur de cette liberté. La réponse de Rousseau est essentiellement négative : en ne lui portant atteinte que le moins possible. Et selon lui, cette possibilité est pour le moins réduite. Le livre III est divisé en deux parties égales. La première porte sur les différentes formes de gouvernement et cherche à déterminer celle qui empiétera le moins sur la souveraineté, sa préférence est en faveur d’une « aristocratie élective ». La seconde partie montre que les gouvernements, quelle que soit leur forme, tendent à usurper la souveraineté et envisage les moyens de résister à cette pente. Ces moyens se ramènent en fin de compte à l’activité commune des citoyens délibérant dans leurs assemblées. Aussi bien, Rousseau constate en concluant ce livre qu’en limitant le domaine de la délibération et en restreignant les assemblées du peuple « tous les gouvernements du monde, une fois revêtus de la force publique, usurpent tôt ou tard l’autorité souveraine ». Cette première ligne argumentative, très claire, en suppose cependant une seconde, plus discrète, qui lui assure sa consistance. « Le Gouvernement fait un effort continuel contre la Souveraineté » affirme Rousseau ; il faut pour qu’il l’emporte qu’il ne rencontre qu’une faible résistance. Mais qui pourrait la lui apporter ? Cette question soulève une difficulté majeure.

Nous avons observé, en décrivant la topique du corps politique, une forte dissymétrie entre le Souverain et l’État : les membres du souverain y figurent deux fois, collectivement comme peuple, personnellement comme citoyens, ceux de l’État une seule, comme sujets. Une conséquence nécessaire de cette configuration est que le Gouvernement n’a affaire aux sujets que distributivement, comme individualités, quand bien même il les traite en masse (Rousseau dirait comme une multitude). C’est ce que dit nettement la définition décidément très élaborée du gouvernement comme « un corps intermédiaire établi entre les sujets et le Souverain pour leur mutuelle correspondance ». Pour détourner une formule célèbre d’Althusser : le gouvernement interpelle les individus en sujets. Il faut entendre par là qu’il exige d’eux l’obéissance, à la loi et aux décisions que lui-même prend pour son application (ils y sont assujettis), mais aussi et d’abord que cet assujettissement les concerne en tant qu’individus. Il est tout aussi important de voir que le mode sur lequel le gouvernement interpelle les sujets coïncide avec la façon dont eux-mêmes, en tant que sujets, entrent en rapport avec le corps politique. Le sujet est d’abord celui qui considère son existence séparément de celle du corps politique, alors que le citoyen se représente son existence et celle de ce corps comme indissociables. Cette observation a été faite très en amont par Rousseau, dans un passage qui en tirait par avance la nécessité d’un gouvernement :

En effet chaque individu peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme Citoyen. Son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun ; son existence absolue et naturellement indépendante peut lui faire envisager ce qu’il doit à la cause commune comme une contribution gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement n’en est onéreux pour lui, et regardant la personne morale qui constitue l’État comme un être de raison parce que ce n’est pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique.

Le mode de subjectivation spontané du sujet correspond donc à celui que lui intime son interpellation par le gouvernement. Il est inévitable que ces deux mouvements se renforcent, au détriment du mode de subjectivation institué par la citoyenneté. On peut reconnaitre, au cœur du livre III, une opposition réglée entre ce que sujets et citoyens attendent du gouvernement. Les sujets : tranquillité publique, sûreté des possessions, punition des crimes, mouvement des affaires. Les citoyens : liberté des particuliers, protection des personnes, prévention des délits, « que le peuple ait du pain ». Cette ligne de pensée reconnue, on constatera sans peine que les deux derniers livres du Contrat social sont consacrés d’un côté à mettre en évidence le processus de corruption du citoyen par le sujet, de l’autre à chercher les moyens de renforcer le mode de subjectivation propre au citoyen, au nombre desquels l’opinion publique et la religion civile. Mais on ne saurait se contenter d’une compréhension dichotomique de ces oppositions. Dans le même homme il y a un sujet et un citoyen, ou plutôt : le même homme est sujet et citoyen.

En ce point réside sans doute la grande difficulté à laquelle s’affronte Rousseau. Le corps politique est un être d’institution, une personne morale, dont les modes expriment les différents rapports que les membres de ce corps entretiennent avec lui. Ce ne sont pas pour autant des « êtres de raison » puisqu’ils produisent des effets politiques (Hobbes disait des accidents) qui peuvent être aussi concrets que des aides publiques, ou des impôts, des corps d’armée ou des frontières, des nominations ou des institutions. Cependant, leur objectivité est tout entière dans leurs effets, en dehors desquels ils n’ont pas d’existence. Les membres du corps politique, eux, sont des individus qui ont une « existence absolue et indépendante » que suppose la société. Le plus important ici est que leur existence singulière n’est pas d’un côté celle d’un sujet, de l’autre celle d’un citoyen mais simultanément l’une et l’autre. D’un côté, par l’exercice de la citoyenneté, la volonté particulière tend à se généraliser, de l’autre par l’activation des intérêts privés elle tend à se resserrer. L’institution des gouvernements est ce mal rendu nécessaire par l’institution politique qui, on l’a vu, fait inexorablement pencher le plateau du mauvais côté de la balance et reconduit l’autorité politique à la domination sans frein ni règle que Rousseau appelle despotisme.

D’un héritage l’autre

La reconstitution que nous venons de tenter de la théorie du corps politique dont est porteur le Contrat social, de la place qu’occupe le concept d’État dans sa topique, du rôle que joue celui de Gouvernement dans sa dynamique, nous a conduit à discerner dans la pensée de Rousseau une profonde ambivalence qui ne relève ni d’une idiosyncrasie instable ni d’une incertitude axiologique, mais de la distinction de deux registres discursifs. Du point de vue du droit politique, qui détermine la topique, il est possible de rendre compte des conditions de possibilité normatives d’une société légitime et des conditions pratiques de son effectuation qui résident essentiellement dans l’exercice par le peuple assemblé de sa souveraineté et la généralisation de la volonté de chacun de ses membres. Du point de vue de la dynamique, ce que Rousseau appelle parfois « l’histoire des sociétés », l’institution du gouvernement sans laquelle l’État n’aurait aucune sorte d’effectivité est aussi ce qui mine l’existence du corps politique : « il doit arriver tôt ou tard que le Prince [pour Rousseau, le gouvernement] opprime enfin le Souverain et rompe le traité Social. C’est là le vice inhérent et inévitable qui dès la naissance du corps politique tend sans relâche à le détruire ».

Tout ça pour ça, serait-on tenté de dire ! On se souvient en effet que le Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes a rendu compte de l’enchaînement de contingences et de nécessité qui a conduit à la formation de sociétés de domination dans lesquelles l’homme est parvenu au dernier degré d’inégalité et de servitude. On se souvient encore de ce qu’après avoir constaté que « l’homme est né libre et partout il est dans les fers », le Contrat social prétendait « rendre légitime » l’état social. Cette promesse Rousseau la remplit en droit, et ce n’est pas rien, il montre qu’elle est tenable en fait, provisoirement, et c’est quelque chose. Il est possible qu’on ait demandé à Rousseau ce qu’il n’a jamais prétendu offrir et qu’on lui ait dénié ce qui est peut-être sa plus grande qualité en politique : la lucidité.

 

Bruno Bernardi


Bruno Bernardi est ancien élève de l'ENS, agrégé de philosophie, docteur HDR. Ses recherches portent sur l’histoire conceptuelle de la modernité politique et particulièrement sur la place qu’y occupe Rousseau, dont il a édité et commenté plusieurs œuvres. Il est notamment l’auteur de Qu'est-ce qu'une décision politique ? (Vrin, 2003), La fabrique des concepts, recherches sur l'invention conceptuelle chez Rousseau (Champion, 2006), Le principe d'obligation : sur une aporie de la modernité politique (HESS/Vrin, 2007).