Robert Alexy et la critique de la thèse de la séparation du droit et de la morale : la philosophie analytique au service du dépassement du positivisme

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Romain Geniez
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obert Alexy est un des philosophes analytiques du droit les plus influents de ces trente dernières années. Même si l’expression n’apparaît jamais sous sa plume, il est considéré comme une des figures de proue d’un courant théorique dont l’influence est croissante, le « néoconstitutionalisme[1] ». Ce courant, qui a pu être qualifié de « troisième théorie du droit » par John Mackie[2], a été caractérisé au plan métathéorique par trois thèses dont chacune d’entre elles est défendue par Alexy dans une de leurs possibles versions : 1) l’existence d’une connexion conceptuelle entre le droit et la morale ; 2) la distinction entre les règles et les principes en tant qu’ils forment des normes appartenant à des catégories distinctes ; 3) la distinction de leur modalité d’application en tant que les premières s’appliquent par un raisonnement de subsomption tandis que les seconds s’appliquent par le biais d’un raisonnement de proportionnalité.

Sa pensée s’articule essentiellement autour de trois grands thèmes ayant chacun fait l’objet de la publication d’un ouvrage ainsi que de multiples articles. Par ordre chronologique de publication, les trois axes de sa pensée sont les suivants : 1) la théorie de l’argumentation juridique, thème traité dans sa thèse de doctorat[3] ; 2) la théorie des droits fondamentaux, thème traité dans sa thèse d’habilitation[4] ; 3) le concept et la nature du droit, thème traité dans son dernier ouvrage en date[5]. Il est par ailleurs intéressant de noter que ces trois versants de sa pensée ne sont pas séparés mais prétendent former un système organisé sur la base de l’idée séminale qu’est la « prétention de correction » (Anspruch auf Richtigkeit)[6]. La prétention de correction lui permet de défendre, au-delà d’une thèse proprement conceptuelle portant sur la relation entre le droit et la morale, la thèse ontologique de « la nature duale du droit » selon laquelle le droit possède à la fois une « dimension réelle » et une « dimension idéale[7] ».

La « dimension idéale du droit » concerne le contenu moral des normes juridiques et se manifeste dans la pensée d’Alexy sous la forme de « l’argument de l’injustice » (Unrechtsargument)[8]. La version la plus connue de cet argument est communément présentée dans les écrits théoriques comme la « formule de Radbruch » selon laquelle « l’injustice extrême n’est pas droit[9] ». Ainsi, l’aspiration à une correction morale substantielle portée par le droit prend la forme d’une limite imposée au contenu que les normes juridiques peuvent prendre, limite au-delà de laquelle la norme ne pourrait être considérée comme « juridique » en raison de la relation conceptuelle connectant le droit et la morale. La « dimension réelle » recouvre les deux conceptions positivistes de la validité : la validité juridique au sens kelsénien et la validité juridique au sens « d’efficacité » portée par le réalisme juridique. De plus, chacune de ces deux dimensions est structurée par une valeur. Celle qui structure la dimension idéale est la « justice » tandis celle qui structure la dimension réelle est la « sécurité juridique ».

La tentative de réintégration de ces deux dimensions au sein d’un concept de droit amène Alexy à défendre un concept qu’il qualifie de « non‑positiviste inclusif[10] ». Dans le cadre de ce concept, à la suite de la formule de Radbruch, seules perdent leur validité juridique les normes « extrêmement injustes ». Ainsi, la dimension idéale du droit ne se manifeste que dans des hypothèses restreintes et marginales de manière à préserver la sécurité juridique. Il s’agit d’un non-positivisme que l’on peut qualifier de « faible » reformulant dans les termes de la philosophie analytique une thèse importante défendue par Radbruch après la Seconde Guerre Mondiale.

Cette contribution s’intéresse à la « prétention de correction », aspect central du troisième pilier de la pensée du professeur de Kiel, en tant que cet argument constitue une tentative intéressante de fondation du « non-positivisme inclusif » qu’Alexy conçoit comme un dépassement des limitations qui grèvent le positivisme (la méconnaissance de la « dimension idéale ») et le jusnaturalisme (l’inadéquate intégration de la « dimension réelle »). Cet argument lui permet en outre de soutenir l’existence d’une connexion conceptuelle entre le droit et la morale. Il s’agira de le reconstruire, d’en montrer les limites et de conclure sur l’intérêt de la pensée d’Alexy à l’endroit de l’opposition entre positivisme et « non-positivisme[11] ».

I. L’argument de la correction : un argument analytique contre « la thèse de la séparation »

A. Préliminaire métathéorique : les deux thèses à démontrer pour établir la « correction » d’un concept non‑positiviste de droit

Robert Alexy soutient que la « vérité » d’un quelconque concept non‑positiviste de droit par rapport aux concepts positivistes suppose la vérité conjointe de deux thèses : la thèse conceptuelle de l’existence d’une connexion entre le droit et la morale ainsi que la thèse métaéthique de l’existence d’éléments moraux objectifs. Dans le vocabulaire d’Alexy, la première est nommée « thèse de la connexion » et la seconde « thèse de l’existence[12] ». Le philosophe allemand note que la fausseté de l’une de ces deux thèses implique nécessairement la prévalence du positivisme sur le non‑positivisme[13].

D’une part, l’impossibilité de démontrer la première thèse implique la vérité de la thèse centrale du positivisme qu’est celle de la séparation du droit et de la morale. Dans cette hypothèse, la démonstration de la « thèse de l’existence » serait insusceptible d’entrainer en elle-même la moindre conséquence conceptuelle. Hart notait en ce sens que la réfutation du « non‑cognitivisme » permettrait tout au plus de formuler des jugements de valeurs « objectifs » à l’endroit des qualités morales du contenu de la législation sans que ceux-ci affectent son existence[14]. Par conséquent, la thèse de la connexion jouit d’une priorité logique par rapport à celle de l’existence.

D’autre part, l’impossibilité de démontrer la « thèse de l’existence » implique une conséquence pratique ruineuse pour le système d’Alexy puisqu’il devient impossible de dénier la validité juridique aux normes individuelles sur le fondement de leur caractère « objectivement » injuste. En effet, s’il n’existe pas de système moral « objectif », la négation de la validité d’une norme individuelle ou générale en fonction d’un jugement concluant au caractère « extrêmement injuste » de son contenu devient fonction des préférences éthiques individuelles de l’autorité compétente pour déclarer une telle invalidité. Même si la thèse de la connexion a été démontrée, l’impossibilité d’établir la thèse de l’existence impliquerait une atteinte inacceptable à la sécurité juridique, valeur fondamentale de la dimension réelle du droit. D’où le fait qu’Alexy soutienne que le problème de l’existence constitue l’une des difficultés théoriques majeures à laquelle se heurtent les concepts non‑positivistes[15].

L’analyse de la démonstration proposée par Alexy afin d’établir la seconde de ces deux thèses ne constitue pas l’objet du présent travail. Cependant, il peut être brièvement rappelé que le penseur allemand soutient qu’existent des valeurs morales objectives à l’aune d’un argument « pragmatico-transcendantal » fondé sur l’étude des présuppositions implicites et nécessaires de la pratique discursive. Il est donc un « cognitiviste moral[16] » en tant qu’il soutient que les énoncés normatifs ont une valeur de vérité (ils expriment des « propositions » dans le sens communément admis en logique). En ce sens, il s’inscrit dans la continuité des travaux sur l’éthique discursive[17] qui se sont développés sous la plume de Karl Otto Appel (à qui l’on doit la formulation de l’argument « pragmatico-transcendantal » repris par Alexy) et d’Habermas[18] (bien que ce dernier rejetait l’argumentation d’Apel à l’endroit de la fondation de la morale)[19]. Les valeurs objectives établies par recours à cet argument coïncident avec les droits de l’homme qu’il définit comme « droits moraux[20] ». C’est à la lumière de ces valeurs qu’il convient d’appliquer la formule de Radbruch. Elle se trouve être concrétisée dans le cadre de sa théorie de l’argumentation juridique par le concept « d’impossibilité discursive[21] » (diskursiv unmöglich). Sont « discursivement impossibles » l’ensembles des normes incorrectes en tant qu’elles ne peuvent se voir justifiées au cours d’un discours rationnel tel que défini par le système de règles élaboré par Alexy. Cette impossibilité découle du fait que lesdites normes présentent un contenu contraire au système de valeurs inhérent aux règles structurantes de l’activité discursive.

B. La « prétention de correction » : élément constitutif des actes de langage juridique et du concept de droit

Alexy articule son propos à partir de la distinction de Hart entre le « point de vue externe » et le « point de vue interne[22] ». Il renomme le premier « perspective de l’observateur » et le second « perspective du participant ». La perspective de l’observateur est essentiellement descriptive en tant qu’elle appréhende le droit comme un système de normes qu’il convient d’étudier de manière « avalorative ». En somme, il s’agit de la perspective typique de l’observateur scientifique du droit visant à étudier son objet « tel qu’il est » et qui se trouve reflétée dans la conception du positivisme comme méthodologie tel que défendue par Bobbio[23]. En revanche, celle du participant est plus complexe et ajoute à la dimension descriptive qui épuise la perspective de l’observateur, une dimension prescriptive et évaluative. Cette dimension prescriptive et évaluative consiste pour le participant au système juridique (un juge ou un avocat notamment) non pas à se demander ce qu’est le droit en vigueur, mais ce que le droit devrait être dans une hypothèse juridique précise comme celle d’un jugement ou de l’interprétation d’une règle[24]. Cette connexion au devoir‑être, ou à la « dimension idéale » du droit, implique un privilège épistémologique du point de vue du participant sur celui de l’observateur en tant que ce dernier permet d’accéder aux deux dimensions de la nature du droit : la dimension « réelle » (qui comprend le droit comme un système de normes en vigueur) et la nature « idéale » (qui exprime l’aspiration à la correction du contenu des règles juridiques).

Dans ce cadre, la « prétention de correction » constitue la pierre angulaire de la pensée d’Alexy. Cet argument consiste à modéliser les conditions de félicité des actes de langage juridique à partir de l’observation de l’usage concret qui en est fait par les participants. Alexy soutient par le biais de cet argument que les normes générales et les jugements, en tant qu’ils sont le produit d’actes de langage juridiques, présentent nécessairement – bien qu’implicitement – une « prétention de correction » lorsqu’ils sont formulés. Cette dernière comporte une double dimension dans la mesure où elle se réfère à la fois aux qualités morales de leur contenu ainsi qu’à leur bien-fondé juridique. En d’autres termes, les actes de langage donnant lieu à la production de normes juridiques portent la prétention que le contenu des normes produites soit, à la fois « moralement juste », et qu’elles constituent une application « adéquate » du droit positif en vigueur. Si l’acte de langage visant à créer une norme juridique nie explicitement cette prétention de correction, l’acte de langage donne lieu, selon le penseur allemand, à la production d’une « contradiction performative[25] » qui entrave la production de l’effet illocutoire recherché. Ainsi, Alexy avance que la prétention de correction est attachée à la structure même des actes de langage juridique visant à produire des interprétations ou des normes générales et individuelles.

De plus, Alexy soutient que les règles gouvernant la formation et la félicité des actes de langage font partie du concept auquel elles se réfèrent de telle sorte que leur violation donne lieu à un « défaut conceptuel[26] ». Ainsi, la structure des actes de langage juridique faisant partie intégrante du concept de droit, la prétention de correction dans sa double dimension morale et juridique fait partie du concept de droit dans la mesure où sa négation donne lieu à la production d’une contradiction performative. Alexy conclut qu’il existe une connexion conceptuelle entre le droit et la morale en vertu même de cet argument analytique formulé sur la base de la structure des actes de langage juridique.

Afin de fonder sa modélisation des actes de langage juridique, il imagine deux hypothèses donnant lieu à la production d’une contradiction performative : celle d’un article d’une constitution imaginaire et celle d’une décision juridique niant explicitement la prétention de correction[27]. La première présente une négation de la prétention de correction morale tandis que la seconde présente une négation de la prétention de correction juridique. Il convient de les présenter.

La première hypothèse met en jeu l’article premier de la constitution de l’État X. Dans cet État, la minorité oppresse la majorité. La minorité souhaite maintenir cet état de fait, jouir des avantages d’une telle oppression et le faire explicitement. Elle fait donc adopter par le biais d’une assemblée constituante l’article suivant : « X est une République souveraine, fédérale et injuste. » Alexy note que le caractère « défectueux » d’un tel article apparaît immédiatement. Pour en préciser le défaut, il propose de le contraster avec un second article qui est une variation du premier : « X est une République souveraine, fédérale et juste ». Ce second article quant à lui, n’est guère défectueux comme le premier mais est « redondant ». En ce sens, la différence entre ces deux articles est que le premier est conceptuellement vicié dans la mesure où il présente une violation des règles constitutives des actes de langage tandis que le caractère redondant du second permet de mettre en lumière l’erreur, non pas conjoncturelle, mais bien conceptuelle du premier au regard de l’acte même d’élaborer une constitution.

Alexy conclut que lors de l’élaboration d’une constitution, une prétention de correction constitue la présupposition nécessaire de cet acte. En l’occurrence, cette prétention est une prétention de justice. Cela signifie donc que la négation explicite de cette prétention de correction donne lieu à une contradiction performative. Une telle contradiction constitue une violation des règles constitutives des actes du langage et s’apparente à une erreur conceptuelle sur la base de la définition précédemment exposée. Ainsi, Alexy procède à une démonstration négative à l’aune de l’identification d’une contradiction performative afin de démontrer que la prétention de correction constitue une règle régissant la production des actes de langage juridique. L’impression de « redondance » qui se dégage du second exemple découle du fait qu’il répète explicitement l’assomption nécessaire à sa formulation tandis que le caractère défectueux du premier signale la violation de la règle en vigueur.

L’argument de la correction est également illustré par Alexy au travers d’un autre exemple. Il s’agit cette fois d’un juge rendant une décision comprenant l’énonciation explicite de son caractère erroné : « L’accusé est condamné à l’emprisonnement à vie, ce qui est erroné et constitue une interprétation incorrecte du droit en vigueur ».

Cet exemple, tout comme le premier, présente selon Alexy une contradiction performative et, par corolaire, un défaut conceptuel. En effet, un juge peut rendre une décision présentant une méconnaissance du droit positif à l’aune d’une interprétation pouvant être jugée incorrecte, mais lorsque le juge commet une telle erreur, il la commet en pensant de bonne foi que cette même décision constitue une interprétation correcte dudit corpus normatif. L’exemple susmentionné contient un énoncé niant explicitement cette présupposition implicite de correction. Par conséquent, comme à l’occasion du premier exemple, une provision explicite du jugement nie une présupposition implicite et nécessaire à la formulation d’un acte de langage visant à produire une décision juridique. Cette négation explicite donne lieu à une contradiction performative. Cette contradiction performative, dans la mesure où elle constitue elle-même une méconnaissance des règles gouvernant les actes de langage juridique, constitue ni plus ni moins qu’une « erreur conceptuelle » selon Alexy.

C. La « prétention de correction » comme transformation analytique de la formule de Radbruch

La « prétention de correction » constitue sans aucun doute l’une des contributions majeures de la pensée d’Alexy. Cependant, il convient de noter que cette thèse ne constitue pas pour autant une invention propre du penseur de Kiel mais peut s’analyser comme une reformulation analytique d’une thèse classiquement formulée par Gustav Radbruch.

Les travaux de Radbruch au cours de l’après‑guerre sont essentiellement marqués, du moins aux yeux du public non‑allemand intéressé par la théorie du droit, par deux conceptions qui sont désormais largement connues au sein de la littérature. Ces deux conceptions sont « l’injustice légale » (gezetzliches Unrecht) et « le droit supra-légal » (übergesetzliches Recht)[28]. Prises ensembles, celles-ci sont plus connues sous l’expression de « formule de Radbruch » et se fondent dans l’assomption selon laquelle le positivisme juridique est l’un des « principes » sur lequel s’est appuyé le national‑socialisme pour rallier ses partisans et parvenir à ses fins, et ce dans la mesure où il aurait laissé les juristes allemands « privés » de tout moyen de se défendre des lois criminelles[29].

La première de ces deux thèses soutient en outre que le droit positif est, et demeure, en vigueur même s’il n’a aucun but ou est injuste dans son contenu, à moins que le degré auquel il contrevient à la « justice » soit tel qu’il ne puisse être accepté. Dans cette hypothèse, celle d’une « injustice légale », la disposition de droit positif cède face à l’impératif de justice. Cette thèse est mieux connue sous sa forme lapidaire : « l’injustice extrême n’est pas du droit » (extremes Unrecht ist kein Recht) et est intitulée sous la plume d’Alexy « argument de l’injustice ». La seconde de ces thèses soutient que lorsque le droit ne cherche pas à réaliser la justice et dénie simultanément et explicitement « l’égalité », conçue ici comme l’essence même de la justice, une telle disposition n’est pas tant injuste que simplement dénuée de la nature même de droit (Rechtsnatur).

A l’issue de cette présentation succincte, la parenté entre la deuxième thèse de la « formule de Radbruch » et la prétention de correction d’Alexy se dessine clairement. Comme le notait Kaufmann, cette thèse visait essentiellement à forger une nouvelle conception du droit poursuivant l’objectif de dépasser le positivisme et le jusnaturalisme[30]. L’œuvre d’Alexy s’inscrit très clairement dans la continuité de ce projet théorique.

II. Un argument analytique peut-il trancher une controverse millénaire ?

A. Une modélisation inadéquate des conditions de félicité des actes de langage juridique : actes : propositions vs normes

Alessio Sardo et Francesa Poggi soutiennent la thèse selon laquelle Alexy extrapole de manière fallacieuse les conditions de félicité des actes de langage visant à produire des propositions aux actes de langage normatif[31]. En ce sens, l’idée selon laquelle le droit donne nécessairement lieu à une prétention de correction ainsi que la conséquence conceptuelle qu’elle entraîne à l’endroit de la relation du droit et de la morale est pour le moins douteuse. Afin de soutenir leur critique, ils se fondent sur l’analyse d’exemples tirés de l’histoire du droit américaine mentionnés dans les travaux de Robert Cover :

1) « It is argued that slavery had its origin in usurpation and injustice, and is continued in violation of man . . . these are topics which this court will not discuss. We look to the law, and only the law. »

2) « As a citizen and as a man, I may admit the injustice and immorality of slavery; that its tendencies are all bad ; that it is productive of evil, and of evil only. But as a jurist, I must look at that standard of morality, which the law prescribes. »

3) « Slavery is wrong, inflicted by force and supported alone by the municipal power of the state or territory wherein it exists. It is opposed to the principles of natural justice and right, and is the mere creature of positive law. Hence, it being my duty to declare the law, not to make it, the question is not, what conforms to the great principles of natural right and universal freedom— but what do the positive laws and institutions . . . command and direct. »[32]

Tout d’abord, ces trois exemples sont intéressants dans la mesure où ils constituent des hypothèses qu’Alexy perçoit mais dont il ne propose pas de rendre compte. Il se contente de laisser explicitement de côté les « nombreux problèmes » auxquels ces hypothèses donnent lieu[33]. Les trois exemples (deux jugements et une opinion dissidente sur un cas) contiennent une négation explicite de la prétention de justice qui est sensée être nécessairement attachée à la production d’actes normatifs. Les autorités juridiques prennent le droit tel qu’il est, ou bien se placent du point de vue de la morale que contient le droit positif, et décident de l’appliquer indépendamment de leur propre jugement de valeur sur le contenu de la législation qui leur apparaît, comme ils le notent, « injuste », « mal » ou « contraire au droit naturel ». Les juges évitent donc de tomber dans un « positivisme idéologique[34] », dans la mesure où ils ne considèrent pas qu’en tant que citoyen il faille obéir au droit de l’Etat car il provient de l’Etat, mais suivent une éthique que Max Weber appelle « l’honneur du fonctionnaire[35] ». Celle-ci consiste à administrer consciencieusement et de manière non-partisane l’ordre d’un supérieur ou une règle (dans le cas d’un juge) valide indépendamment de son opinion à l’endroit du « mérite » de leur contenu.

Ainsi, les deux jugements ont produit un effet illocutoire alors que par définition ceux-ci constituent des cas paradigmatiques de contradiction performative dans le sens d’Alexy. Il semble donc qu’afin que l’acte de langage produisent un effet illocutoire et soit par conséquent « heureux » (felicitous), le respect de la prétention de correction n’est pas nécessaire.

Cela conduit Sardo et Poggi[36] à conclure que la thèse soutenue par Alexy repose sur une confusion entre les règles constitutives des assertions et les règles constitutives des prescriptions. En effet, si Sardo note en se fondant sur les travaux d’Austin[37] et de Williamson[38] qu’il est généralement admis que la vérité, la sincérité et la justification constituent des règles constitutives des actes de langages assertifs (dans la mesure où le non-respect de ces conditions constituerait un obstacle à la production de l’effet illocutoire), l’erreur d’Alexy est de considérer que la prétention de correction morale constitue analogiquement aux conditions de vérité, sincérité et de justification une règle constitutive des actes de langages juridiques. Alexy explique la nécessité de la prétention de justice dans la mesure où sa négation constituerait une forme de « paradoxe de Moore [39] » (Moore’s paradox) de la forme « It is raining, but I don’t believe it[40] ». Alexy reprend à son compte la formulation bien connue d’Austin « the cat is on the mat, but I don’t believe it is[41] ». Cependant, si le paradoxe de Moore constitue un outil permettant de mettre en lumière les conditions de félicité d’une assertion, il ne permet cependant pas de rendre compte des conditions de félicités des actes de langage juridique. En effet, comme le montrent bien les exemples susmentionnés, il est tout à fait possible pour une personne revêtue d’une certaine autorité de prescrire un comportement sans pour autant croire que celle-ci soit moralement justifiée voire, en formulant explicitement une négation du caractère « moral » ou « juste » de la prescription en question. Du point de vue du destinataire de la norme, une telle négation peut constituer une raison afin de refuser d’obéir à la prescription, mais cela ne permet pas de nier que la prescription soit bien formulée, qu’elle soit intelligible. Il convient donc de formuler une distinction entre l’effet illocutoire de l’acte – la formulation d’une prescription, d’un devoir être – et l’éventualité que son destinataire agisse en conformité avec ce devoir être. On retombe ici sur la distinction classique entre l’être et le devoir être en somme. Pour paraphraser Hart, il serait possible de dire que l’existence de la prescription est une chose tandis que le choix de lui obéir ou non en raison de considérations morales et de la perception de sa légitimité (dans ce cas la négation explicite de ce caractère par l’émetteur même de la norme) en est une autre[42]. Le fait que le devoir être se voit opposer la désobéissance du destinataire est insusceptible d’affecter l’existence de ce même devoir être.

Sardo avance que la prétention que soulève un acte prescriptif est celle de produire une obligation pour son destinataire se fondant sur les idées d’autorité et de compétence[43]. Ce dernier identifie quatre conditions de félicité des actes de langage prescriptif : 1) la présence de certaines règles conventionnellement acceptées fixant la procédure de l’acte, c’est-à-dire des normes de procédure ; 2) l’exécution correcte de ladite procédure ; 3) la complétude de l’exécution ; 4) la compétence de l’organe compris comme sujet doté de l’autorité afin de mettre en œuvre la procédure[44]. Ces quatre conditions sont donc suffisantes et ne nécessitent guère l’inclusion d’une quelconque condition morale afin que l’acte produise un effet illocutoire, que l’acte soit produit dans un cadre juridique comme en attestent les exemples susmentionnés, ou dans un cadre non juridique à l’image d’un ordre donné par un parent à un enfant[45]. La seule chose qui compte est que l’émetteur de l’acte fasse reconnaître au destinataire sa volonté que celui-ci accomplisse une certaine action.

On peut donc conclure à l’issue de la reconstruction de cette critique que la conception de la « prétention justice » comme élément constitutif des conditions de félicité des actes de langages juridiques (et par conséquent des normes formulées par leur biais) n’est pas convaincante.

Cette même conclusion peut être étendue à la prétention de correction réelle, ou la prétention d’application correcte du droit qui concerne spécifiquement les autorités d’applications des normes juridiques. L’hypothèse étant celle dans laquelle un juge nie explicitement que son jugement constitue une application correcte du droit positif en vigueur (« The accused is sentenced to life emprisonment, which is an incorrect interpretation of positive law[46] »). Au contraire de l’hypothèse précédente, il n’a pas été possible d’en trouver des exemples. L’existence même de ces hypothèses est plus que douteuse. Cependant, il semble que le même raisonnement puisse y être appliqué. En effet, il convient de distinguer l’effet illocutoire de l’acte de langage juridique, la création de la norme individuelle, et le fait que son destinataire y obéisse. On se représente assez facilement l’incrédulité d’un sujet face à une norme dont l’irrationalité est explicitement formulée par l’autorité qui l’émet, mais on ne doute pas qu’il se rendrait compte que l’émetteur veuille qu’il agisse d’une certaine manière. Il se rendrait donc compte qu’un ordre lui est adressé. En d’autres termes, que la formulation explicite de l’irrationalité de l’ordre (ou la négation explicite de la prétention de correction « réelle » du droit) constitue éventuellement aux yeux du destinataire un motif de justification de désobéissance ne constitue pas un élément susceptible d’entraver la production de l’effet illocutoire.

B. Un argument à la portée limitée : l’établissement d’une relation conceptuelle contingente entre le droit et la morale

Si l’objection de Sardo et Poggi est laissée de côté et que l’on accepte l’idée que la prétention de correction morale (ou de justice) constitue effectivement une condition de félicité des actes de langage juridique et, par extension, un élément du concept de droit établissant une connexion entre le droit et la morale, celui-ci ne serait pas suffisant afin qu’Alexy puisse maintenir la thèse de « l’existence d’une connexion nécessaire entre le droit et la morale ».

La raison de cette insuffisance est la limitation intrinsèque de la portée d’un argument analytique. Celle-ci réside dans le fait que ces arguments, fondés sur une observation des usages linguistiques en vigueur, ne peut exclure la possibilité d’une évolution des pratiques et des usages linguistiques de telle sorte que la correction morale ne fasse plus partie des conditions de félicité des actes de langage juridique et, par conséquent, du concept de droit. S’ils sont corrects, les arguments analytiques se limitent à identifier le concept qui est actuellement utilisé par les membres d’une communauté déterminée. Ainsi, l’existence de la connexion conceptuelle entre le droit et la morale qui constitue la conclusion de l’argument analytique d’Alexy n’est jamais qu’une connexion « contingente ». La taille de la communauté (qu’elle soit restreinte ou étendue, voire universelle) n’est pas une variable pertinente dans la mesure où elle n’est pas susceptible de fondamentalement altérer le caractère « contingent » de ce qui y est observé. Par conséquent, la limite de la portée d’un argument analytique réside dans le fait que la convention d’usage d’une expression sur laquelle il se fonde, de même que le concept qu’il permet d’identifier, peuvent évoluer au cours du temps. La méthode d’Alexy suppose une conception « conventionnaliste » du langage qui débouche sur un « relativisme conceptuel[47] ».

L’identification de contradictions performatives ne constitue donc pas une justification en soit de la connexion conceptuelle « nécessaire » entre le droit et la morale. Le constat de l’existence de ces contradictions témoigne du fait que certaines règles linguistiques prescrivant une utilisation spécifique du langage sont en vigueur. En somme, l’identification des contradictions performatives ne permet que de reconstruire un concept actuellement partagé par une communauté spécifique et située de locuteurs.

Cette mise au point permet donc de réinterpréter cet argument à l’aune de la distinction portée par Alexy entre les « nécessités relatives » et les « nécessités absolues » qui constitue un élément du cadre conceptuel sur lequel se fonde le travail du penseur allemand[48]. Bien que cette distinction ne soit développée outre mesure au-delà de sa simple mention, celle-ci se trouve être appliquée par Alexy à l’idée de « schéma conceptuel[49] » de la manière suivante[50] : d’une part, il soutient que tout schéma conceptuel peut se voir révisé à l’aune de l’évolution des pratiques linguistiques et qu’il n’existe aucune « nécessité absolue » d’adopter un schéma conceptuel donné plutôt qu’un autre. Cela signifie donc que tout schéma conceptuel est relatif. Alexy accepte explicitement l’idée avancée par Quine selon laquelle le sens d’aucun terme ou règle est nécessaire, tous peuvent faire l’objet d’une révision[51]. Il explique également qu’il est erroné d’inférer à partir de l’absence de nécessité d’un quelconque schéma conceptuel la conclusion selon laquelle il n’y a aucune nécessité au sein d’un schéma conceptuel donné. Cette nécessité s’applique à l’ensemble des éléments composant le schéma conceptuel tels qu’ils peuvent être identifiés par l’analyse des usages linguistiques et constitue la condition permettant de concevoir la possibilité des propositions analytiques. Le prix à payer du refus de l’existence d’une telle nécessité serait celui d’abandonner l’idée même de proposition analytique. Cette thèse était défendue par Grice et Strawson dans leur critique de l’attaque avancée par Quine à l’égard de la distinction entre les propositions analytiques et les propositions synthétiques[52]. Cette distinction permet à Alexy de soutenir une distinction entre, d’une part, la « nécessité relative » du schéma conceptuel (produit de pratiques linguistiques contingentes), et les « nécessité absolues » s’appliquant aux éléments de définition d’un même schéma conceptuel tels qu’identifiés par des arguments analytiques (les règles pragmatiques déterminant son usage et par extension le concept).

Le schéma conceptuel attaché au mot « droit » n’étant que relativement nécessaire, il en découle que la connexion entre le droit et la morale fondée sur l’argument de la correction n’est elle-même que « relativement nécessaire » dans le sens susmentionné[53]. Cependant, Alexy a besoin de soutenir la thèse de l’existence d’une connexion conceptuelle « nécessaire » entre le droit et la morale, c’est-à-dire une connexion indépendante de toutes contingence de temps et de lieux afin qu’il puisse définitivement écarter le positivisme et assoir son concept comme concept saisissant et articulant adéquatement la nature duale du droit. Alexy est conscient de cette limitation[54], c’est pourquoi il développe une argumentation additionnelle afin qu’il puisse soutenir que « ce » concept de droit, ou ce schéma conceptuel particulier, produit par « cet » usage spécifique du langage capture le concept de droit adéquat.

C. Un argument normatif pour soutenir le caractère « nécessaire » de la connexion conceptuelle

Alexy établit la nécessité d’un concept de droit incluant une prétention de correction en établissant un contraste avec une situation alternative dans laquelle une telle prétention ne serait pas attachée aux actes de langage juridiques[55]. Il soutient que l’absence de cette prétention de correction impliquerait de lourdes conséquences dans la mesure où elle donnerait lieu à une modification radicale de notre pratique linguistique et de la signification que le droit porte à présent[56]. Il va jusqu’à soutenir, dans une formulation aux accents dramatiques, que le changement serait si profond que le prix à payer serait « existentiel ». Nous ne serions plus « nous-même[57] » dans la mesure où la formulation d’assertions est une pratique participant de « la forme de vie la plus générale des êtres humains[58] ».

Eu égard au droit tout d’abord, Alexy envisage que puisse se voir substituer à la prétention de correction une « prétention de pouvoir[59] » qui impliquerait l’abandon de la pratique actuelle fondée sur les catégories de « vérité », « correction », « objectivité » et « devoir être ». Ainsi, le droit serait réduit à un système érigeant la force brute, l’émotion et la subjectivité en principe de sorte que la coordination sociale que permet le droit deviendrait impossible. D’autre part, il ajoute que le rejet de la prétention de correction engendrerait également des conséquences outrepassant les limites du droit dans la mesure où elle se trouve également avancée dans le champ de la morale[60]. En effet, celle-ci se trouvant directement connectée aux actes de langage assertifs qui comportent une prétention de vérité, toute forme d’assertion en matière morale et tout jugement d’obligation se trouverait immédiatement relégué au rang d’expression des émotions de celui qui l’émet. Cette renonciation pure et simple à la formulation d’assertions affecterait toute la structure de notre langage de sorte que tout acte de langage se réduirait à une manifestation de subjectivité. Ce serait donc la possibilité même de concevoir l’objectivité qui s’effondrerait selon le penseur allemand. L’argumentation normative développée par Alexy constitue une version faible des conséquences du renoncement aux assertions précédemment identifiées par Appel et Habermas sur le même sujet. Le premier notait qu’un tel renoncement entrainerait la perte de « la possibilité de l’auto-compréhension et de l’auto-identification », le second notait qu’une telle éventualité serait « schizophrénique et suicidaire[61] ».

Conclusion

Il a été montré que l’argument de la correction défendu par Alexy est insusceptible de trancher définitivement la question de l’existence d’une relation conceptuelle du droit et de la morale ainsi que le débat entre le positivisme et le « non-positivisme ». Tout au plus, la reconstruction des conditions de félicité des actes de langages juridiques, si elle est correctement menée, permet d’identifier un concept de droit en vigueur (mais néanmoins contingent) qui peut contenir une référence morale.

Malgré cette limitation, le travail d’Alexy à propos de cette éternelle controverse théorique est méritoire en tant qu’il manifeste un effort inédit de fondation et de systématisation dans les termes de la philosophie analytique d’un concept de droit « non-positiviste ». Alexy est un maillon historique fondamental du mouvement de réception des canons de la philosophie analytique[64] par la science du droit allemande qui a débuté, notamment sous l’égide de son mentor Ralf Dreier, au cours des années 1970[65]. Il hérite des principales élaborations théoriques de Gustav Radbruch et transforme ces thèses essentiellement normatives en thèses analytiques afin de leur conférer une portée dont elles ne jouissaient pas initialement. Il est donc possible de soutenir que la « prétention de correction » constitue une forme d’aboutissement historique, une synthèse des apports théoriques du non-positivisme allemand, de la philosophie analytique ainsi que de l’éthique de la discussion afin de constituer une tentative théorique aboutie de « réconciliation » du positivisme juridique contemporain avec la question de la « légitimité du droit », apanage traditionnel des réflexions jusnaturalistes.

Romain Geniez

Romain Geniez est Professeur associé au département de droit de l'Instituto Tecnológico Autónomo de México. Il y enseigne la théorie et la philosophie du droit.

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