L’eunomie chez Lon L. Fuller

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Sommaire de l'article

Mathilde Laporte

Lon Luvois Fuller (1902-978) figure parmi les principaux théoriciens du droit du XXe siècle aux États-Unis. Si la moralité interne du droit est certainement son apport le plus connu à la théorie du droit, sa pensée a fait l’objet d’un regain d’intérêt en raison de son projet relatif à l’eunomie et aux moyens d’ordonnancement social. Aux côtés des auteurs affiliés au réalisme et à la sociological jurisprudence, Fuller a directement œuvré pour que le droit soit projeté dans son environnement social. Notre analyse présente les principales thèses défendues à ce titre par Fuller, leur originalité et leur cohérence à l’égard de la moralité interne du droit. L’examen de son œuvre nous invite ainsi à évaluer la modernité et les limites de sa proposition. Mais, plus encore, il permet de poser un diagnostic sur l’évolution de la pensée juridique américaine : celle-ci a témoigné d’un intérêt croissant à l’égard de l’utilité du droit pour mettre en ordre la société depuis les premières décennies du XXe siècle.

Pour citer cet article : Mathilde Laporte, « L'eunomie chez Lon L. Fuller », Droit & Philosophie, no 13 : Aspects juridiques de la pensée américaine, 2021 [http://droitphilosophie.com/article/lecture/l-eunomie-chez-lon-l-fuller-312]

P

our introduire l’ouvrage qu’il envisage d’écrire dans les années 1950, consacré aux Problèmes de théorie du droit (Problems of Jurisprudence)[1], le professeur de droit des contrats et de théorie du droit de Harvard, Lon Luvois Fuller (1902-1978) fait état de son ambition : celle d’étudier non pas l’ordre qui pourrait être celui d’un « camp de concentration », mais un ordre de la conduite humaine qui soit « juste, équitable, réalisable, effectif et respectueux de la dignité humaine »[2]. Si Fuller n’a jamais parachevé cette œuvre majeure, ce projet a irrigué tous ses écrits, faisant de l’eunomie (eunomics) le point d’orgue de sa contribution à la pensée juridique américaine. Sous sa plume, l’eunomie devient « la science, la théorie ou l’étude du bon ordre et des agencements sociaux réalisables »[3]. Il s’agit de placer au centre de l’analyse du droit les processus de mise en ordre de la société (ordering processes), afin de penser un droit capable de répondre aux besoins sociaux et respectueux, dans ses formes et ses procédures, de la dignité et du droit à l’autodétermination de chaque citoyen. Chacun devrait dès lors être appelé à concourir à la production des décisions qui affectent ses intérêts. Ce projet novateur, en raison de cette focalisation singulière sur les processus d’ordonnancement social, fait de Fuller l’une des grandes figures de la théorie du droit aux États-Unis. À l’occasion d’une rétrospective qui lui est consacrée, Robert Summers – pourtant grand critique de la moralité interne du droit – fait par exemple de lui l’un des quatre plus grands théoriciens du droit américain du xxe siècle, aux côtes de Oliver Wendell Holmes, Karl Llewellyn et Roscoe Pound[4].

Né au Texas en 1902[5], Lon Luvois Fuller passe la majeure partie de son enfance et de son adolescence en Californie, où il poursuit des études d’économie à Berkeley puis à Stanford. Il y obtient son doctorat en théorie du droit en 1926, avant de rejoindre l’école de droit de l’Université de l’Oregon où il enseigne le droit de la propriété, l’Université de l’Illinois puis à la Duke University, au sein de laquelle il renoue avec la théorie du droit, en consacrant aux fictions juridiques des articles qui lui vaudront des félicitations épistolaires des juges à la Cour suprême Louis Brandeis et Oliver Wendell Holmes. À la suite d’un séjour de recherche en Europe où il rencontre Hans Kelsen[6], Fuller rejoint l’école de droit de Harvard dès 1939. En 1940, il publie un ouvrage de théorie du droit, The Law in Quest of Itself, qui prend la forme d’une critique de la distinction entre l’être et le devoir être. Il songe pourtant, un temps, à renoncer à la théorie du droit au profit d’enseignements exclusifs en droit privé, le droit des contrats étant toujours à Harvard l’une des matières phares de l’acquisition du raisonnement juridique depuis la contribution majeure de Christopher C. Langdell dans les années 1870[7]. Samuel Williston y est professeur et fait perdurer le raisonnement formaliste face à l’épanouissement du réalisme juridique à l’Université de Yale. Pourtant, la curiosité intellectuelle de Fuller dépasse largement l’étude des cas et le raisonnement des cours d’appel, décryptés pour ce qu’ils révèleraient de la pertinence de la déduction. En premier lieu, Fuller est avocat et intervient occasionnellement en tant qu’arbitre en droit du travail, en parallèle de sa carrière universitaire. En second lieu, comme héritier du décloisonnement disciplinaire encouragé par les réalistes américains, Fuller navigue entre le droit, la science politique, l’histoire, la sociologie, l’économie et l’anthropologie. Il témoigne d’une sensibilité particulière à la sociologie, le droit ne se comprenant pas dans les livres mais par l’examen de la vie sociale et des interactions humaines. Cette curiosité intellectuelle a certainement participé au foisonnement de ses parutions et à un certain manque de systématisation de ses intuitions sur l’eunomie, la relation entre le droit, la société et l’État, ainsi que sur le lien entre le droit et la morale.

En 1948, Fuller remplace Roscoe Pound en qualité de Carter Professor of General Jurisprudence à l’école de droit de Harvard. Il publie en 1964 The Morality of Law[8], qui est une réponse critique au positivisme de Herbert L. A. Hart, que celui-ci avait exposé à Harvard en tant que professeur invité en 1957[9]. Le débat sur la connexion nécessaire entre le droit et la morale, ou leur disjonction selon la thèse positiviste de leur séparabilité (separability thesis), a connu un retentissement majeur en théorie du droit[10]. Les écrits de Fuller sur la moralité interne du droit dans le cadre de son débat historique avec Hart et Dworkin ont ainsi bien souvent servi de base pour évaluer la postérité de la pensée de Fuller. Pourtant, cette dernière ne se limite pas à une tentative désespérée de rappeler la nature morale du droit face à un camp positiviste qui aurait triomphé. Les études consacrées à la postérité de sa pensée insistent toutes sur la finesse de la proposition de Fuller, lorsque la moralité interne du droit est rapprochée de son projet général sur l’eunomie[11]. Il aurait cherché à justifier la centralité des moyens d’action et des processus de décision dans l’ordre juridique, parce qu’ils contribuent à déterminer les fins de l’action collective et qu’ils contiennent, en eux-mêmes, une certaine moralité[12]. C’est la raison pour laquelle l’eunomie peut être présentée comme le produit d’un héritage nuancé du réalisme et de la sociological jurisprudence, dans la mesure où elle se présente d’abord comme une réflexion sur les moyens d’ordonnancement social. Le droit est compris dans une perspective finaliste, qui tend à délaisser l’étude de la rationalité propre du droit privé et de sa structure scientifique, au profit d’une analyse de la manière dont le droit peut être employé pour répondre aux attentes sociales (I). Pour autant, le projet de Fuller se présente aussi comme une critique du réalisme qui aurait dissocié, à tort, le droit de la moralité dans une dynamique positiviste. Fuller a ainsi pour ambition de rappeler que les moyens d’ordonnancement social sont définis par une moralité procédurale. Ils doivent donc être employés dans l’optique de favoriser l’autodétermination de chacun et de rendre hommage à la dignité du citoyen, qui participe à la production normative (II).

I. Une réflexion sur les moyens d’ordonnancement social

La contribution de Fuller à l’eunomie reflète son souci d’étudier des instruments de gouvernance de la vie des hommes dans leur contexte social : ceux-ci ne doivent pas être abstraitement conçus par le pouvoir public (A). La méfiance que Fuller témoigne à l’égard d’une certaine manière de gouverner, centralisatrice et soucieuse de régir les moindres détails de la vie sociale, trouve un écho particulier dans le projet de ce dernier de comprendre la pluralité des moyens d’ordonnancement social, en dehors de la seule intervention de l’État (B).

A. Des moyens disponibles au regard du contexte social

L’eunomie prend, avant toute chose, la forme d’une réflexion sur les moyens de mise en ordre de la société, qui sont destinés à réaliser des fins politiques, économiques ou sociales – que Fuller décrit comme des finalités substantielles. Il s’agit de perfectionner les instruments d’un bon ordre social, en délaissant la recherche a priori des fins qui devraient être poursuivies (1) et en privilégiant l’examen des moyens d’action disponibles (2).

1. L’étude des moyens précède celles des fins

Le projet eunomics va ainsi à l’encontre de l’idée répandue selon laquelle la détermination des finalités poursuivies précède celle des moyens. La thèse de Fuller se comprend principalement à la lumière de son constat, selon lequel les fins et les moyens ne peuvent pas être strictement dissociés. En premier lieu, Fuller rejette cette dichotomie telle qu’elle est présentée par Isaiah Berlin dans son étude du concept de liberté[13]. Il n’est pas question de reconnaître que les fins seraient politiques et tournées vers des valeurs ne pouvant pas faire l’objet d’un accord rationnel, alors que les moyens seraient de nature technique et instrumentale[14]. Fuller affirme dès lors que les moyens poursuivraient, eux aussi – nous y reviendrons –, des objectifs moraux à part entière. En second lieu, Fuller estime que les fins et les moyens s’influencent réciproquement[15], de sorte qu’il est inadapté de chercher à commencer par définir les fins de manière abstraite et réfléchir, dans un second temps, à la manière dont les processus et techniques de décision peuvent être employés pour réaliser ces objectifs premiers[16]. Fuller préconise donc d’envisager les moyens sociaux disponibles avant de déterminer la fin à poursuivre, afin de ne pas ambitionner d’atteindre des fins irréalisables. L’étude de ce qui est possible précède l’étude de ce qui est désirable[17]. Fuller est mesuré : les acteurs ont une certaine image des fins qu’ils souhaitent atteindre mais celle-ci doit demeurer, dans un premier temps, floue. Elle est précisée à mesure que les moyens d’action sont évalués et mis en œuvre.

Cet argument a une coloration particulière en droit constitutionnel. D’une part, Fuller conçoit que la plupart des grands buts énoncés dans les démocraties libérales, comme la liberté ou l’égalité, sont indéterminés. Par conséquent, les acteurs ont une conception plus fine de ce que peuvent requérir ces exigences seulement lorsqu’ils cherchent à les définir et à les administrer concrètement, à l’aide les processus décisionnels disponibles[18]. En ce sens, les fins sont influencées par les moyens. D’autre part, ce refus de postuler les fins à poursuivre a priori se comprend par le projet démocratique sous-jacent aux écrits de Fuller. Les processus doivent pouvoir contribuer à la définition des fins : ils n’ont pas qu’une dimension technique, dans la mesure où c’est au travers d’eux que les individus déterminent démocratiquement les fins de l’action politique. Il conclut ainsi, à l’inverse de John Stuart Mill, que « la fin sociale prend “le caractère et la couleur” des moyens par lesquels elle est réalisée »[19]. Dès lors, la recherche du juriste doit toujours débuter par l’analyse contextuelle des moyens d’action disponibles.

2. L’analyse contextuelle des moyens disponibles

L’étude des moyens disponibles, de laquelle dépend la détermination des finalités de l’action politique, démontre que Fuller est sensible à l’environnement social dans lequel le droit se projette. Les outils d’organisation des rapports sociaux ne sont pas élaborés abstraitement : l’autorité publique doit prêter attention aux « lois naturelles de l’ordonnancement social »[20], qui ne sont pas dépendantes d’une construction politique volontariste. Le juriste devrait se fondre dans son environnement et amasser l’expérience accumulée sur le long terme, de manière à mettre en place des processus de décision qui soient respectueux de la société dans laquelle ils s’inscrivent, de son histoire et de sa culture, de façon à répondre aux aspirations des citoyens. Fuller poursuit ainsi la tradition de common law qui fait l’apologie d’un enracinement progressif des institutions dans la coutume et la culture nationales[21].

Tout d’abord, la façon de mettre en ordre la société ne se prête pas à une création ex nihilo des processus décisionnels. Fuller partage cette conclusion à l’occasion d’une critique de la « doctrine de la plasticité infinie des agencements sociaux »[22]. D’une part, pour déterminer quelle forme d’ordonnancement social est la plus appropriée pour répondre à une question donnée, le juriste doit comparer les formes d’action rendues disponibles par l’état d’avancement de la société. Les modes de prise de décision sont progressivement sophistiqués, de sorte que le juriste arbitre entre des options institutionnelles existantes dans un contexte donné[23]. Il ne doit pas surestimer sa capacité à réaliser des projets d’ampleur sans prendre en compte les moyens disponibles[24]. D’autre part, les moyens d’action ne sont pas entièrement modulables, car ils sont soumis à certains impératifs. Par exemple, l’organisation d’élections doit demeurer simple pour que les individus puissent participer de manière significative à la désignation de leurs représentants[25].

Ensuite, Fuller renoue avec le souhait de voir émerger le droit de la pratique sociale. Gerald Postema rappelle bien que Fuller valorise avant tout la méthode bottom-up : la pratique sociale et la coutume constituent le « fondement informel et implicite des institutions formelles et explicites », « des constitutions et des processus de l’ordre juridique »[26]. Pour Fuller, les acteurs publics doivent toujours prêter une attention particulière au milieu social qu’ils contribuent à façonner par les règles qu’ils édictent. C’est la raison pour laquelle il témoigne de sa préférence pour le processus judiciaire face à la loi, car celui-ci ne se présente pas comme une réforme de la société. Il ferait partie, « de manière imperceptible », « des croyances communes des hommes ». Le juge se limiterait à exercer un « contrôle sans friction sur les activités » humaines[27]. La juridiction aurait en ce sens la capacité de refléter les complexités de la vie sans « les dissimuler dans la géométrie spécieuse d’un code »[28]. La proposition de Fuller est très proche de celle d’un common lawyer, qui souscrit à la raison artificielle du juge dont l’expérience, la sagesse et la prudence lui offrent la possibilité d’adopter des règles de droit qui ne heurtent pas la longue tradition juridique[29]. Selon une logique proche, le professeur de Harvard estime que l’État ne doit pas imposer verticalement et unilatéralement des règles aux sujets de droit ou régir dans le moindre détail leurs échanges[30]. Lorsque l’accord privé est imprécis ou lacunaire, le juge doit rattacher les droits et devoirs des parties au contenu de leur accord et, à défaut, décider en poursuivant les objectifs déterminés par les parties elles-mêmes[31]. De la même manière, le juriste comme architecte des processus d’ordonnancement social ne doit pas violenter la société qu’il s’est donné pour ambition d’organiser. Il doit tenir compte des lois naturelles de l’ordonnancement social pour bâtir un cadre propice à la spontanéité et au dynamisme des interactions productrices de droit. Fuller admet ainsi partager avec les écoles de droit naturel l’ambition de « découvrir les principes d’ordre social qui permettront que les hommes atteignent une vie satisfaisante en commun »[32].

Le droit naturel procédural de Fuller doit dès lors aussi se comprendre dans le cadre de cette sensibilité particulière à la common law, à la préservation des interactions sociales spontanées, des habitudes et de la tradition. Cet arrière-plan intellectuel explique que cet auteur n’adhère pas au droit naturel substantiel : le juriste ne se soumet pas à des préceptes moraux ou religieux, qui dicteraient le contenu du droit positif. Celui-ci a ici conscience de la mauvaise réputation dont peut souffrir le droit naturel, ce dernier rappelant à chacun « l’odeur des chaudrons de sorcière » : sa seule mention « libèrerait un torrent d’émotions et de peurs »[33]. Fuller valorise cependant l’observation de l’environnement social avant d’intervenir, de prendre en compte la nature de l’homme et le champ des possibles. Le juriste agirait comme un « cuisinier qui chercherait à percer le secret d’une pâte à tarte friable » ou comme « un ingénieur qui essayerait d’échafauder un pont pour traverser le ravin »[34]. Par ces comparaisons, Fuller invite le juriste à réfléchir aux moyens d’action plutôt qu’aux fins, en faisant de sa proposition une étude relative au « droit naturel technologique »[35]. Ce dernier induit une réflexion sur le pluralisme des processus d’ordonnancement social en dehors de l’État.

B. L’élargissement des processus d’ordonnancement social étudiés

Aux côtés de ses collègues processualistes Hart et Sacks de Harvard, Fuller cherche à affiner l’étude des processus décisionnels, de manière à aiguiller les différends et questions sociales vers le forum décisionnel le plus adapté[36]. Chaque processus serait approprié pour résoudre certains types de problèmes : les acteurs collaboreraient de bonne foi, en respectant la décision de l’autorité jugée être la plus compétente selon les avantages et défauts de son processus décisionnel[37]. Ce projet n’est pas finalisé chez les processualistes et contient des incertitudes nombreuses, quant à la classification précise des différends et leur gestion par les processus adaptés. Gary Peller, auteur affilié aux critical legal studies, a reconstruit rétrospectivement le projet processualiste en esquissant les grandes lignes de la répartition des questions sociales entre le législateur, les juges, les agences administratives et l’ordonnancement privé[38]. Si les œuvres de Fuller sont sur ce point lacunaires, parce qu’il n’a pas détaillé ces processus dans l’ouvrage général qu’il envisageait de consacrer à l’eunomie, ses intuitions ont profondément marqué la doctrine américaine, du fait de son ambition de classifier les différents processus d’ordonnancement social (1), en dépassant la seule étude des règles sanctionnées par l’État (2).

1. La typologie des processus de décision

Fuller distingue d’abord deux formes basiques d’agencement des relations sociales, selon un critère finaliste. En premier lieu, lorsque les individus poursuivent des buts distincts, leur relation peut être gouvernée par un principe de réciprocité (organization by reciprocity) dont le contrat est l’illustration la plus saillante. En second lieu, quand les individus poursuivent un objectif commun et qu’ils souhaitent la même chose, leurs relations relèvent d’une organisation par buts communs (organization by common aims), à l’instar des processus électoraux[39]. Fuller propose ensuite plusieurs typologies des moyens d’ordonnancement social disponibles. Cette présentation n’a pas de prétention à l’exhaustivité, Fuller la présentant simplement comme une aide à la réflexion. Selon ses écrits, cette typologie varie. Dans son article consacré à la médiation, il propose une classification de six processus de mise en ordre des rapports sociaux : (i) la législation, (ii) l’adjudication, (iii) la gestion administrative, (iv) le contrat, (v) la coutume, (vi) la médiation[40]. Dans son article consacré au contrat comme processus de mise en ordre de la société, Fuller en distingue cette fois-ci neuf : (i) la coordination des attentes et des actions qui naît, de manière tacite, des interactions (comme le droit coutumier), (ii) le contrat, (iii) la propriété, (iv) le droit déclaré par les autorités publiques, (v) l’adjudication, (vi) la direction managériale, (vii) le vote, (viii) la médiation, (ix) le recours délibéré au hasard[41].

Fuller cherche ensuite à dessiner les contours de chaque processus décisionnel. Par exemple, il examine la médiation en prenant appui sur le modèle d’une négociation entre l’employeur et le salarié. A partir de ce cas concret, il fait ressortir les caractéristiques du processus de médiation en vue de déterminer quels problèmes sociaux pourraient être résolus par ce biais[42]. Il identifie six caractéristiques de la médiation : (i) elle concerne deux parties au différend, (ii) qui sont dans une situation de grande dépendance réciproque les incitant à trouver un accord. Celui-ci (iii) reprend les codes de la négociation économique et (iv) précise le cadre juridique de leurs relations futures, (v) à la suite d’une discussion entre les agents des parties. Dans l’hypothèse d’une médiation conduite dans le cadre des relations professionnelles, (vi) l’employeur a une double qualité, étant à la fois à la tête de l’entreprise et dans une situation d’égalité au moment de la négociation avec le syndicat. Ces précisions conduisent Fuller à écarter les problèmes qui ne sont pas adaptés à la médiation, comme celui opposant plusieurs individus qui ne sont pas profondément impliqués dans la relation : ce manque d’investissement risque de les pousser à délaisser la recherche d’une refonte des règles de leur relation future[43]. Au contraire, les différends conjugaux se prêtent mieux à la médiation qu’à l’application de règles formelles. Celle-ci permet aux époux d’avancer mutuellement pour construire leur relation et prendre appui sur leurs accords implicites[44]. Selon une logique semblable, Fuller trace le périmètre du champ approprié des échanges contractuels. Ces derniers sont gouvernés par le principe de réciprocité et sont surtout adaptés pour les relations économiques marchandes, qui mettent en mouvement une « cohabitation d’étrangers amicaux, entre lesquels les attentes interactionnelles demeurent largement ouvertes et non structurées »[45]. Le contrat n’est ainsi pas un processus d’ordonnancement adapté pour régir les relations familiales qui relèvent du domaine de l’intime. Les membres de la famille peuvent en effet avoir tendance à être influencés par la dimension affective des relations familiales, les discordes et les rancœurs pouvant nuire à la clarté et à la fluidité de leurs échanges.

Cette démarche, consistant à définir les caractéristiques de chaque processus de décision pour aiguiller le problème soulevé vers le processus adapté, n’est pas inédite dans les années 1950. Elle s’inscrit dans le sillage de la proposition des réalistes Morris Cohen[46] et Karl Llewellyn. Dans son article fondamental « What Price Contract » (1930), ce dernier compare différentes solutions institutionnelles pour répondre à l’enjeu de protection du co-contractant en situation de faiblesse dans l’échange économique. Le professeur de Columbia compare de manière novatrice la législation, le processus juridictionnel et la compétition entre personnes privées[47], en rappelant quels semblent être les atouts et inconvénients de chaque option. Les juges peuvent interpréter les accords au cas par cas pour décider lesquels peuvent être exécutés parce qu’ils ne sont pas déraisonnables ou contraires à l’intérêt général. Néanmoins, cette solution casuistique menace la prévisibilité du droit. La législation serait donc a priori plus efficace pour réglementer le contenu des contrats. Pour autant, Llewellyn est le contemporain de l’ère Lochner[48], pendant laquelle les juridictions avaient tendance à exercer un contrôle pointilleux sur les législations protectrices des travailleurs au nom de la garantie de la liberté contractuelle. Par conséquent, il souligne le fait que la législation présente le risque d’être censurée pour inconstitutionnalité. Il poursuit en excluant la pertinence de l’ordonnancement privé qui, s’il n’est pas régulé par une politique protectrice des travailleurs, avantagera systématiquement le co-contractant fort. Dans ce cadre, Fuller a approfondi les intuitions des réalistes mais a aussi remis en cause leur projet, à l’occasion d’une critique du positivisme juridique[49].

2. La critique de la focalisation des réalistes sur l’omniprésence de l’État

L’argument de Fuller gravite autour de l’insistance des positivistes, qu’il juge inopportune, sur la sanction du souverain pour identifier le droit. L’analyse du droit devrait, selon lui, dépasser la seule étude des règles adoptées par le souverain, auxquelles chacun obéit par habitude et par crainte de la sanction[50]. Cette critique est plus précise dans le contexte états-unien. En premier lieu, Fuller devient progressivement sceptique face au New Deal et à la croissance de l’intervention étatique[51]. En deuxième lieu, il exprime son inquiétude face au réalisme juridique, dont les partisans auraient décrit un État hypertrophié, en le présentant comme une figure omniprésente dans l’ordre social. En miroir, Fuller estime qu’il conviendrait de renoncer à considérer que tous les processus d’ordonnancement social sont effectifs parce qu’ils sont sanctionnés par l’État[52]. Les réalistes auraient eu tort de présenter la législation, le processus juridictionnel et la gestion administrative comme des « exercices unidirectionnels du pouvoir de l’État » ; et d’estimer que la force juridique du contrat et de la coutume dépendait elle aussi de leur reconnaissance par les juges (au travers de l’exécution du contrat ou de la reprise d’une règle coutumière par la juridiction)[53].

Deux remarques se dégagent de cette première mise en garde. Premièrement, Fuller s’émancipe d’une conception contentieuse du droit, dont la signification et les lacunes sont appréhendées à l’occasion de l’étude de cas pathologiques, lorsqu’un conflit entre individus n’a pas trouvé de résolution en dehors des tribunaux. Fuller rappelle que le juriste a pour fonction principale de mettre en place des cadres qui facilitent la stabilité des interactions, en limitant autant que possible les conflits[54]. Deuxièmement, Fuller élargit l’objet d’étude du juriste, en l’invitant à examiner l’activité des « clubs, églises, écoles, syndicats professionnels, associations commerciales, foires agricoles » et autres formes d’association humaine qui adoptent et administrent des règles. Ceux-ci seraient des « systèmes de droit », dès l’instant où on délaisse « toute connotation du pouvoir ou de l’autorité de l’État »[55]. L’ordre juridique contient en ce sens une pluralité de procédés normatifs, dont l’existence et la mise en œuvre ne dépend pas d’une intervention systématique du pouvoir public. Fuller ouvre dès lors la perspective du juriste sur les institutions économiques, sociales et politiques, mais aussi sur tous les processus transitoires et éphémères d’ordonnancement des relations sociales[56]. Ces derniers mériteraient, selon lui, de figurer au chapitre de toute étude sur l’eunomie[57], parce que les mécanismes de self-governance sont autant de manifestations d’une production de règles de portée générale destinées à régir la vie en société. Il ne faut pas limiter le droit aux règles dont la violation est sanctionnée par le pouvoir public[58]. Par conséquent, Fuller estime que « le pouvoir de l’individu de changer ses relations juridiques avec les autres est comparable au pouvoir de la législature ». Le nier témoignerait d’un « préjugé politique qui nous pousse à employer le mot “droit” seulement dans un cas et non dans l’autre », alors que les accords privés produisent eux aussi des règles de droit, sans avoir besoin d’être sanctionnés par les juridictions[59].

À propos du droit coutumier, Fuller poursuit cette réflexion : la « stabilisation des attentes interactionnelles » fonde le caractère obligatoire du droit coutumier. Les individus consentent à un comportement premier auquel autrui se réfèrera pour anticiper les conséquences de l’interaction, sans que les règles soient formellement explicitées[60]. Ces échanges peuvent dès lors produire des règles générales bien que celles-ci ne soient pas édictées par des institutions légalement habilitées[61].

Pour conclure, l’eunomie s’inscrit dans la continuité d’une réflexion sur l’utilité du droit comme outil pour répondre aux besoins sociaux, présente dans les écrits réalistes et de la sociological jurisprudence de Roscoe Pound. Dès le début du xxe siècle, ces derniers remettent en cause la pertinence de la présentation classique du droit privé. Celle-ci supposait que le droit privé dispose d’une rationalité propre et d’une structure qui permet au juge de déduire la règle de droit des grands principes ordonnateurs du droit privé. Par la critique du raisonnement déductif et la défense d’un décloisonnement disciplinaire, les réalistes rappellent que, dans son unité, le droit est un instrument que l’État peut utiliser pour réaliser ses objectifs. Le droit privé et le droit public étaient unis par leur nature commune : le pouvoir public pouvait dès lors façonner l’ensemble des règles de droit de manière volontariste pour atteindre ses buts. Fuller s’inscrit indéniablement dans cette perspective, lorsqu’il réfléchit à la manière dont les processus décisionnels peuvent être agencés les uns aux autres et comment le juriste peut arbitrer entre eux pour adopter un droit qui réponde aux aspirations des citoyens. Il est bien question de présenter le droit comme un outil, parmi d’autres, de gestion de la société. Néanmoins, ce qui distingue Fuller de la littérature réaliste est qu’il présente également les procédures de décision comme poursuivant, elles aussi, des fins morales.

II. Une réflexion sur les fins morales des moyens d’ordonnancement social

L’eunomie n’est pas destinée à garantir l’efficacité de tout ordre de la conduite humaine : il s’agit d’étudier les manières de parvenir à garantir un bon ordre social[62]. Comme le charpentier qui construit un bâtiment stable en application des lois de la menuiserie[63], le juriste doit maîtriser les lois naturelles de l’ordonnancement social de manière à assurer que l’ordre juridique soit vertueux et respectueux de la dignité de chacun, de sa capacité à définir l’ordonnancement social adéquat. En ce sens, la définition et la mise en œuvre des moyens d’ordonnancement social poursuivent, en elles-mêmes, des fins morales comme l’illustre la moralité interne du droit de Fuller (A), qui concentre les principales limites de la proposition de celui-ci (B).

A. La moralité interne du droit

La proposition de Fuller équivaut à dissocier le projet eunomics de l’instrumentalisme, dans la mesure où le droit n’est pas un instrument ordinaire de gouvernance, qui pourrait user de la terreur que le pouvoir public inspire à ses sujets ou de contraintes irrationnelles pour atteindre les buts fixés par les gouvernants. Une contrainte ne sera juridique que si elle est adoptée selon des formes procédurales particulières[64]. La pensée de Fuller mérite sur ce point d’être replacée dans le contexte de son éclosion. En premier lieu, Fuller est marqué, comme la doctrine de son époque, par les totalitarismes européens et le nazisme. Il cherche dès lors à justifier la vertu du cadre institutionnel états-unien, sans s’aventurer à prescrire les fins substantielles vers lesquelles l’ordre juridique devrait progresser. Le régime américain se présenterait comme une forme vertueuse de gouvernement, parce qu’il serait démocratique et consolidé par des corps intermédiaires[65]. L’insistance sur les critères qui distinguent le droit du non-droit se comprend, dans un second lieu, à l’examen du réalisme juridique. Fuller critique à de multiples reprises les auteurs réalistes américains[66], parce qu’ils auraient à tort compris le droit par l’examen du comportement des juges. Or, selon Fuller, toute action des autorités publiques ne peut pas être du droit : un standard moral rationnel doit contenir les déviances totalitaires et garantir la rule of law[67]. C’est la raison pour laquelle l’eunomie prend aussi la forme d’un plaidoyer pour la nature morale des exigences formelles et procédurales qui assurent à chacun le droit de participer à la formation du droit (1). L’analyse de l’adjudication par Fuller illustre cette double dimension du projet eunomics (2).

1. La nature morale des principes de légalité

Fuller cherche à justifier les raisons pour lesquelles toute règle adoptée par les autorités publiques n’est pas systématiquement une règle de droit. Pour être ainsi qualifiée, elle doit avoir été élaborée dans le respect de contraintes procédurales et formelles. Fuller ne cherche pas à critiquer le contenu des prescriptions des autorités. Il s’efforce plutôt de mettre au jour l’intégrité procédurale des processus décisionnels. Ces derniers ne doivent pas être dévalués, en étant relégués au rang de mécanismes techniques et axiologiquement neutres. Bien au contraire, à travers eux, le citoyen se voit accorder la possibilité de coopérer avec ses pairs, pour façonner une règle de droit à laquelle chacun devra obéir. L’enjeu consiste ainsi à améliorer les processus de prise de décision, pour que ceux-ci offrent à l’individu la possibilité de défendre ses intérêts et d’assister la production normative pour poursuivre des buts qu’il juge louables[68]. Dans ce cadre, Fuller présente le droit comme un projet, qui suppose un effort continu de coopération et une réciprocité bienveillante entre les gouvernants et les gouvernés. Le sens moral de chacun se perfectionnerait par l’interaction avec ses concitoyens et les gouvernants. Fuller ne détaille pas précisément les vertus morales vers lesquelles le citoyen serait incité à avancer grâce au respect des maximes procédurales. Occasionnellement, il rappelle simplement que chacun prend en compte les intérêts et les revendications de ses interlocuteurs, même lorsqu’il négocie un accord économique dans son propre intérêt. L’individu serait donc amené à développer ses aptitudes morales lorsqu’il contribue à élaborer le droit, parce qu’il devra négocier, interagir, s’ajuster face aux revendications de ses pairs[69]. Cette « disposition morale » présenterait, pour Fuller, un meilleur équilibre entre l’altruisme et l’intérêt personnel[70] :

Je crois que nos meilleures institutions sont porteuses de ces effets secondaires bénéfiques. C’est principalement la raison pour laquelle j’ai si vigoureusement critiqué l’idée selon laquelle les institutions sont de simples intermédiaires inertes qui dirigent les énergies humaines […] vers certaines fins désirables. Les institutions font partie de nos modèles de vie. Les perfectionner fournit un exutoire pour nos impulsions morales les plus vigoureuses.[71]

Dans cette optique, la moralité interne du droit sert à identifier le droit. Se lancer dans « l’entreprise de soumettre la conduite des hommes à la gouvernance de règles générales » suppose bien de respecter un état d’esprit et des formes procédurales singulières[72]. Cette ambition prend la forme, sous la plume de Fuller, d’un énoncé non exhaustif de huit principes de légalité à l’occasion de son étude de la législation[73] : (i) l’autorité doit adopter des règles et ne pas décider de manière ad hoc, (ii) les règles doivent être rendues publiques, (iii) ne pas être rétroactives, (iv) être claires et compréhensibles, (v) ne pas contredire d’autres règles, (vi) ne pas demander l’impossible, (vii) ne pas être continuellement changées, et (viii) les autorités chargées de les exécuter doivent s’y conformer. La logique sous-jacente à cette typologie est de permettre que le citoyen, destinataire de la prescription, soit en mesure d’ajuster son comportement à celle-ci et d’anticiper l’application du droit. Il doit donc pouvoir agir en connaissant le droit, de sorte qu’une règle secrète ou incompréhensible ne serait pas du droit. Le droit serait différent de l’exercice brut de la force politique, parce qu’il supposerait une « interaction continue entre l’autorité qui adopte le droit et les sujets de droit », « chacun [ayant] des responsabilités à l’égard de l’autre »[74]. D’une part, les gouvernants ne doivent pas chercher à contraindre les citoyens par des décisions qui ne répondent pas aux exigences de légalité identifiées par Fuller. Ces principes de légalité seraient implicites dans la production de tout droit[75], formant une « constitution tacite » qui limite l’exercice du pouvoir. Fuller s’inscrit ainsi à contre-courant d’une perspective textualiste, qui consisterait à chercher dans les sources formelles – notamment constitutionnelles – l’unique fondement des limitations du pouvoir public[76]. La rule of law implique chez lui que l’ensemble des gouvernants et des gouvernés soient soumis au droit, selon l’idéal d’un gouvernement du droit et non des hommes. Le droit se présente comme un rempart contre l’arbitraire[77]. D’autre part, les gouvernés sont appelés à faire honneur à leur devoir moral d’obéissance au droit, parce que ce dernier a été adopté selon les formes et procédures établies[78]. Leur ressentiment à l’égard des décisions étatiques adoptées en violation des principes de légalité risquerait de les pousser à désobéir et à fragiliser la pérennité du système[79]. La survie dans le temps de l’ordre juridique apparaît dès lors aussi comme un impératif central de la théorie de Fuller.

À la suite de ses travaux sur la législation, Fuller entreprend, dès le milieu des années 1950, de dessiner le périmètre d’intervention du juge à la lumière de la nature et des atouts du processus juridictionnel.

2. L’exemple de l’adjudication

Son article consacré aux formes et aux limites de l’adjudication, publié à titre posthume en 1978[80], est certainement la preuve la plus saillante de la manière dont l’eunomie peut raffiner l’analyse juridique du processus juridictionnel. Fuller propose en effet une réflexion sur l’adjudication comme moyen d’ordonnancement social, tout en esquissant les finalités morales que ce processus poursuit. Fuller cherche ainsi à déterminer quelles questions peuvent être résolues par le juge, à la lumière de l’intégrité de ce processus qui offre à chaque partie « l’opportunité institutionnellement protégée de présenter des preuves et des arguments pour obtenir une décision en sa faveur »[81] – l’opportunité, donc, d’être entendue de manière significative[82].

Dans un premier temps, Fuller liste les exigences procédurales qu’il juge primordiales pour respecter l’intégrité de l’adjudication, comprise ici comme moyen d’ordonnancement social. Il passe en revue plusieurs suggestions : la présence d’un avocat, l’absence d’auto-saisine du juge, la motivation de la décision, l’obligation pour le juge de se fonder exclusivement sur les arguments des parties[83]. Il conclut que seule la présence de l’avocat est indispensable pour la conduite de l’adjudication selon le modèle accusatoire habituel aux États-Unis : l’avocat sert d’intermédiaire entre les parties et le juge. Il identifie les faits pertinents et réduit le champ des questions posées à la juridiction, de manière à clarifier les arguments de son client et les rendre convaincants aux yeux du juge[84]. L’assistance de l’avocat est le cœur du processus juridictionnel, qui illustre comment celui-ci devrait être conduit[85]. Dans ce cadre, Fuller détermine bien les exigences procédurales sans lesquelles l’adjudication ne répondrait pas à sa finalité, celle de résoudre les différends individuels à l’aide d’un échange d’arguments raisonnés entre les parties. Ces exigences agissent ainsi en soutien de la participation des parties à la formation du droit, en les incitant à réfléchir de manière raisonnée. Elles sont amenées à anticiper le comportement des juges, tout en continuant de débattre des valeurs qui intéressent leurs affaires quotidiennes[86].

Dans un deuxième temps, Fuller en déduit les questions qui ne devraient pas relever de l’office du juge. L’adjudication prend en effet la forme d’un « outil spécialisé »[87], qui est inefficace pour remplir ce que Fuller appelle, à la suite de Michael Polanyi[88], les tâches « polycentriques ». Celles-ci exigent la résolution de questions impliquant une pluralité de variables qui interagissent ou une interconnexion poussée entre différents intérêts en concurrence[89]. Fuller choisit l’exemple parlant d’une amatrice d’art âgée, qui lègue ses peintures à parts égales à deux galeries d’art. Le juge serait incapable de procéder à la répartition demandée, dans la mesure où la valeur d’une peinture dépendra des autres peintures acquises par la même galerie. Ces interactions de variables supposent dès lors que les parties trouvent une solution à l’amiable grâce à la médiation[90]. La justification proposée par Fuller rend bien compte du projet eunomics : il ne restreint pas le champ approprié d’intervention du juge en estimant qu’il serait illégitime à trancher des questions complexes qui peuvent avoir une dimension politique. Il explique simplement que si le juge se prête à cet exercice, il nuit à l’intégrité de son processus décisionnel, en écartant en pratique la participation des parties. Dans cette hypothèse, les parties ne pourraient en effet pas trouver une question unique vers laquelle orienter leurs prétentions et arguments, de sorte que le juge trancherait sur le fondement de considérations qui leur étaient inconnues[91].

Ces intuitions ont connu un certain succès aux États-Unis parce qu’elles suggèrent que les différends sociaux pourraient être aiguillés vers tel ou tel processus selon des considérations rationnelles, tout en consolidant la nature démocratique du régime américain. Pourtant, la proposition de Fuller demeure incomplète.

B. Une proposition incomplète

Trois critiques peuvent être formulées à l’encontre de la thèse de Fuller, selon laquelle les moyens d’ordonnancement social poursuivraient, en eux même, une fin morale.

La première critique est bien connue. Elle est formulée par le philosophe du droit anglais Hart, qui affirme que Fuller n’aurait pas su remettre en cause la thèse positiviste de la séparation entre le droit et la morale. Selon lui, les principes de légalité identifiés par Fuller sont des principes tenant à l’efficacité du droit. Ils peuvent être respectés alors que l’autorité politique avance vers des fins manifestement mauvaises ou immorales[92]. Il choisit l’exemple de l’empoisonnement pour réfuter la proposition de Fuller : pour arriver à ses fins, l’empoisonneur se plie à certains principes propres à son activité, comme celui de choisir un poison inodore qui n’attire pas l’attention de la victime[93]. Cette ligne argumentative de Hart est reprise par Dworkin et Raz, qui rappellent eux aussi que, tout au plus, le respect des principes de légalité faciliterait la réalisation des ambitions de l’autorité politique[94]. Cette critique apparaît dans une certaine mesure décevante, parce qu’elle assèche la proposition de Fuller. Cette dernière se comprend à l’aune du projet d’émancipation des hommes face au pouvoir politique unilatéral et vertical. La comparaison ainsi faite entre l’empoisonnement et l’art du gouverner par le droit perd de vue l’ambition de Fuller. Elle ne rend pas compte de la richesse de sa proposition, qui ne se limite pas à qualifier ces principes de moraux, simplement parce qu’ils poursuivent une finalité ou qu’ils sont des instruments à la disposition d’une autorité politique stratège. Une seconde branche de cette critique est néanmoins plus dévastatrice pour Fuller, lorsqu’il lui est reproché de ne pas avoir prouvé que ces principes de légalité seraient intrinsèquement moraux[95]. Cette critique convaincante ne semble pas pouvoir être dépassée à la seule lecture des écrits de Fuller. Tout au plus, les principes de légalité concordent avec une certaine vision de la nature de l’homme à laquelle Fuller souscrit : l’être humain peut progresser moralement dans ses interactions avec autrui et tendre vers la « moralité de la Bonne vie, de l’excellence et de la réalisation la plus complète des pouvoirs humains »[96] à l’aide des processus vertueux qui facilitent son autodétermination. L’homme serait capable de comprendre les règles, de les suivre et d’être sanctionné pour leur non-respect. Il serait également un être qui communique avec ses semblables[97].

La deuxième critique est liée à la première. Fuller se serait plutôt intéressé, sans le confesser, à la concordance du droit et de standards moraux extérieurs au droit[98]. Force est de constater que Fuller l’admet exceptionnellement, lorsqu’il estime que les deux moralités sont liées et que la moralité interne du droit a tendance à produire des résultats substantiellement justes[99]. Fuller se limite à avancer cette idée en arguant que les régimes politiques modernes qui auraient essayé de poursuivre des fins mauvaises auraient eu du mal à se conformer aux principes de légalité. Il est certain que les principes de légalité peuvent, dans une certaine mesure, priver les gouvernements de certains outils d’intimidation destinés à maintenir les citoyens dans un état de crainte et de docilité grâce à des lois secrètes, vagues, ou rétroactives[100]. Néanmoins, ce simple constat ne justifie pas à lui seul une affinité entre les moralités interne et externe. Fuller semble dès lors prescrire, sans l’admettre explicitement, une conception du « bon droit », qui coïncide avec les valeurs libérales et démocratiques américaines.

La troisième difficulté, enfin, tient à l’imprécision des conditions dans lesquelles les principes de légalité peuvent être effectivement respectés. Fuller conçoit que ces exigences ne soient pas toutes suivies, surtout que celles-ci peuvent être amenées à se contredire entre elles. Ces exigences prennent la forme d’un idéal vers lesquels les gouvernants doivent tendre[101]. Pour illustrer les tensions pouvant exister entre les principes de légalité, Fuller donne l’exemple de l’impératif d’une simplicité de la règle : il faut que le citoyen puisse la comprendre pour y obéir (quatrième exigence). Pour autant, le législateur doit également détailler les exigences qu’elle contient, afin que la liberté des autorités d’application de la règle soit canalisée (huitième exigence). Le législateur devra donc maîtriser l’art de la législation, en employant un langage suffisamment clair mais aussi technique et précis, pour encadrer le pouvoir discrétionnaire des juges chargés de l’appliquer, afin que le droit soit prévisible[102]. Dès lors, la proposition de Fuller peut certes apparaître séduisante du fait de son souci de dissocier le droit du non-droit en posant des mots sur l’intuition communément ressentie selon laquelle le droit n’est pas comparable à l’empoisonnement. Cependant, en concédant que l’autorité peut violer certaines exigences et continuer à produire du droit, Fuller s’expose à la critique d’avoir suggéré une solution grandement imprécise et subjective. L’accumulation de violations manifestes des principes de légalité permettrait de disqualifier une règle, qui ne pourrait pas prétendre être juridique. Fuller énonce donc des cas pathologiques extrêmes pour emporter l’adhésion du lecteur, mais peine à fournir une grille de lecture claire qui permette de jauger le degré de violation autorisée des principes de légalité, comme l’illustre sa réponse à Hart :

Quand un système qui se présente lui-même comme étant du droit se base sur le mépris général des juges à l’égard des prescriptions du droit qu’ils prétendent appliquer, quand ce système purge habituellement ses irrégularités juridiques, même les plus grossières, par des lois rétroactives, quand il recourt à des actions de terreur dans les rues, auxquelles personne n’ose s’opposer, afin d’échapper aux maigres restrictions imposées par la prétention à la légalité – quand toutes ces choses se réalisent sous une dictature, il n’est pas difficile selon moi de lui refuser, au moins, le nom de droit.[103]

Il reviendrait dès lors à chacun d’évaluer si les principes sont suffisamment respectés pour que la prescription soit juridique. Or, il est loin d’être évident d’évaluer le seuil en dessous duquel la règle adoptée cesserait d’être du droit, parce qu’elle aurait violé trop d’exigences de légalité. Cette lacune est représentative de la manière dont Fuller raisonne. Il admet que le droit puisse exister dans différents états : de manière minimale, en respectant le plancher des principes de légalité ou en se rapprochant de l’idéal d’une conformité parfaite aux principes de légalité. De la même manière, Fuller admet que les moyens d’ordonnancement social sont plus ou moins parfaits. Par exemple, l’adjudication peut être exercée dans sa forme optimale, dans sa forme minimale (seules les conditions essentielles de l’intégrité de ce processus sont remplies, comme la présence d’un avocat et le refus de trancher des problèmes manifestement polycentriques), ou dans sa forme pervertie (lorsque l’institution ne respecte pas les conditions essentielles identifiées)[104]. De manière similaire, Fuller présente les élections comme un processus adéquat pour l’élaboration des décisions qui poursuivent les buts partagés des citoyens. Fuller admet que l’irrationnalité des individus ou leur manque d’implication dans la vie politique peuvent entraver la forme optimale des élections, mais assure qu’ils n’empêchent pas que les exigences essentielles de ce processus soient remplies (comme le décompte équitable des votes ou l’absence d’intimidation)[105]. Or, ce raisonnement par pallier est subjectif. Il est délicat d’identifier précisément les cas dans lesquels le processus serait perverti ou quand la prescription ne serait pas du droit. Comment les gouvernants pourraient-ils honorer l’intégrité de leur fonction, en jaugeant eux-mêmes les violations autorisées des principes de légalité ? Quel acteur serait chargé de porter un regard critique sur la nature juridique des prescriptions adoptées ?

Pour conclure, le projet eunomics porté par Fuller au milieu du xxe siècle surprend par sa modernité. Sa définition du droit est séduisante et explique l’intérêt que la doctrine contemporaine lui témoigne. Celui-ci détache la normativité de la sanction de l’État : il met au jour les richesses du pluralisme institutionnel et le lien fondamental entre le droit et les interactions sociales informelles[106]. Le droit est le produit d’une dynamique particulière, qui justifie qu’il soit un instrument particulier de la gouvernance du comportement humain à l’aide de règles générales. Fuller propose une solution pour répondre à l’abandon de l’idée qu’il existerait des valeurs a priori identifiables vers lesquelles les citoyens avanceraient sur une base consensuelle. Ces derniers interagiraient plutôt par des processus vertueux et préciseraient les fins de leur action, en exerçant leur liberté-participation.

La manière dont Fuller argumente démontre cependant qu’il peine à expliciter les tenants concrets de son projet eunomics. En premier lieu, il a tendance à raisonner à l’aide de métaphores imagées ou d’exemples évidents pour emporter la conviction du lecteur, qu’il serait rationnellement possible de déterminer le processus décisionnel adapté et d’identifier les contraintes qui pèsent sur les acteurs pour que ceux-ci respectent l’intégrité de leur fonction. Par exemple, il peut sembler évident que l’adjudicator ne doit pas se mêler de problèmes polycentriques car, pour Fuller, « l’arbitrage fonctionne raisonnablement bien pour déterminer si un individu a été licencié à tort, mais est inadapté pour déterminer les salaires d’une industrie toute entière »[107]. Il n’est pourtant pas clair d’apprécier les degrés de polycentricité et d’évaluer rationnellement quels problèmes devraient faire l’objet d’une résolution juridictionnelle. En deuxième lieu, Fuller souhaite dissocier le droit du non-droit pour répondre à la menace des idéologies totalitaires. Il voit dans les procédures et les formes du droit une solution pour justifier que le droit ne peut pas être identifié à une force politique brute. Pour autant, cette première intuition, aussi riche soit-elle, a du mal à répondre à la prétention de Fuller de rappeler que le droit et la morale sont intrinsèquement liés. De plus, l’idéal de participation des individus à la production normative est indéniablement fertile, parce qu’il s’inscrit dans le système états-unien qui fait de la démocratie l’un de ses principes premiers. Pour autant, Fuller conçoit souvent cette participation de manière idéalisée et abstraite, sans tenir compte des inégalités de représentation. La définition même des procédures de décision implique de prendre parti et de choisir quels individus seront appelés à concourir à la prise de décision, ainsi que les modalités de ce concours. Elle peut réitérer une domination sociale, derrière l’apparence d’une ouverture des processus décisionnels à des individus égaux.

Mathilde Laporte

Mathilde Laporte est enseignante-chercheuse contractuelle en droit public à la CY Cergy Paris Université. Elle a soutenu sa thèse à l’Université Paris II Panthéon-Assas en 2020 sous la direction du Pr Denis Baranger, intitulée La distinction public-privé aux États-Unis et la tradition doctrinale du legal process. Cette thèse vient de recevoir le prix solennel de thèse de la Chancellerie des Universités de Paris (2021) dans la mention « droit ».

 

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