Les « Mystères de l’État », pouvoir et concepts fondateurs de l’État moderne. Regards croisés sur la théologie politique kantorowiczienne

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Sommaire de l'article

Thibault Desmoulins
L

a bibliométrie kantorowiczienne fait de cet auteur l’un des historiens les plus cités par les juristes, dont on peut néanmoins douter qu’il soit autant lu. C’est d’autant plus problématique à l’égard de travaux contenant de dangereux « faux amis », c’est-à-dire des objets d’étude communs à l’histoire et au droit auxquels ces deux disciplines ont consacré des recherches et des acceptions très distinctes. Les juristes semblent trop souvent se contenter de larges renvois qui font de Kantorowicz une sorte de « saint patron » de la distinction entre fonction et titulaire depuis la publication des Deux Corps du roi. Cet opus magnum démontre pourtant de manière bien plus riche et érudite quel fut l’apport de la théologie médiévale à la « dépersonnalisation » du pouvoir, à la « sécularisation » du monde, ainsi qu’à un très dense réseau de transferts conceptuels entre disciplines. Toutefois, deux principaux facteurs limitent sans doute les références à Kantorowicz : d’une part, la densité de ses propres références et son haut degré d’érudition ; d’autre part, l’ampleur de ses recherches et leur diversité apparente.

À titre d’exemple, Les Deux Corps du roi ont été précédés d’une première œuvre, moins connue des juristes, toute entière consacrée à L’Empereur Frédéric II et qui valut à Kantorowicz de devenir Professeur. Elle décrit cependant Frédéric II de manière presque élégiaque, comme une sorte de héros hégélien, fondateur mythique de l’État allemand[1]. On y ressent notamment dans sa version originale en allemand le vocabulaire et les intuitions romantico-nationalistes insufflées par le cercle intellectuel qu’il fréquentait alors : le cercle George-Kreis, gravitant autour de Stefan Georg[2]. Un problème de filiation intellectuelle sépare donc sa première œuvre, contribuant à mythifier l’empereur Frédéric II, de la seconde, contribuant à démystifier le pouvoir en distinguant origines théologiques et usages politiques. Comment expliquer ce passage du romantisme nationaliste à l’érudition théologale, de la fabrication à la déconstruction des mythes ? N’y a-t-il pas là en quelque sorte « deux Kantorowicz[3] » ?

Un texte charnière peut aider à mieux comprendre l’unité et les variations théoriques présentes dans l’œuvre de Kantorowicz. Il s’agit d’un texte intermédiaire entre ces deux œuvres, issu d’un discours prononcé à Harvard le 28 décembre 1953 et publié dans la Harvard Theological Review deux ans plus tard. Sa traduction française par Laurent Mayali, figurant au sein du recueil Mourir pour la patrie et autres textes, n’a été réalisée que tardivement mais l’on se tromperait sans doute en le laissant au « second plan » dans l’œuvre de Kantorowicz, car il traite explicitement « des origines médiévales d’un concept absolutiste » qu’il nomme les « Mystères de l’État ». D’emblée, on perçoit donc une sorte de témérité historique dans cette étude, qui a pour ambition de repousser les origines d’une notion moderne plus loin qu’on ne l’admet généralement : la question de l’État au Moyen Âge est aujourd’hui bien connue à cet égard. S’y ajoute une forme d’audace au plan juridique, car l’expression « Mystères de l’État » adresse un défi à tout juriste contemporain, plutôt enclin si ce n’est prompt à rejeter tout mystère hors du droit.

Cette tentation n’est que renforcée par la polysémie des « Mystères de l’État ». Dans une acception étroite et historique, ces mystères sont les antiques « arcana imperii » qui constituent effectivement le premier objet d’étude dans ce texte. Ces arcana désignent ce qui « ne doit pas » faire l’objet de connaissance, c’est-à-dire ce qui doit être tenu secret (afin de protéger des intérêts supérieurs qu’une divulgation menacerait). Dans une acception plus large et théorique, les « mystères de l’État » en sont les arcanes atemporels, c’est-à-dire une série de concepts qui en forment l’architecture interne, laquelle ne se prête pas à l’observation ou à l’expérience et demeure en cela toujours masquée. L’étude de Kantorowicz couvre ces deux acceptions et, ce faisant, les « Mystères » qui constituaient a priori une « notion limite » du droit forment en réalité un remarquable « pont » entre les œuvres de l’auteur. Les références régulières de Kantorowicz à ces mystères lui permettent en effet de porter ses travaux sur des notions aussi fondamentales qu’ambivalentes, résultant de transferts théoriques entre les matières spirituelles et politiques – qu’il s’agisse de théologie et de politique, de droit canonique et de droit civil, d’ecclésiologie et de sociologie, etc. En d’autres termes, les « Mystères de l’État » permettent d’éprouver l’existence d’une trame générale voire d’une cohérence interne dans l’œuvre de Kantorowicz. Cette dernière consisterait dans l’étude théorique des rapports entre le politique et le religieux, à partir d’une érudition historique qui lui vaut souvent de figurer parmi les historiens de la sécularisation du monde. Il en résulte que, s’il existe « deux Kantorowicz », il ne s’agit sans doute respectivement pas d’un nationaliste et d’un érudit, mais bien plutôt d’un historien et d’un théoricien.

L’article consacré aux « Mystères de l’État » combine de manière singulière ces deux facettes, dans le prolongement d’une Oxford Lecture de 1934 qui conduisit à la publication des Laudes Regiae de 1949, et d’un article de 1952 paru dans la Harvard Review of Theology[4]. Il présente la particularité de contenir la première référence doctrinale de Kantorowicz à la thèse de la « théologie politique », qu’il définit comme l’ensemble des « échanges » et des « transferts » entre juristes canonistes et civilistes, et au sujet de laquelle une note de bas de page précise avec une étonnante discrétion :

Cette expression, longuement discutée au début des années trente en Allemagne, a été rendue populaire, si je ne me trompe, par une étude de Georges La Piana, « Political Theology », The Interpretation of History (Princeton, 1943)[5].

Cette mention infra-paginale offre sans doute l’illustration de ce que peut être une tentative de « neutralisation » ou de « désamorçage » ratée d’une référence doctrinale. D’un côté, on peine à croire ce que Kantorowicz affirme de manière explicite mais indirecte, c’est-à-dire qu’il place son étude dans le prolongement de celle, relativement anecdotique sur ce sujet, de George LaPiana. D’un autre côté, on ne peut s’empêcher de penser qu’il tente de repousser, de façon implicite mais directe, une référence à l’ouvrage de Carl Schmitt, Théologie Politique [Politische Theologie] paru en 1922 et à l’origine d’une violente controverse en 1935 (avec son ancien ami, le théologien Erik Peterson) – période à laquelle Kantorowicz se trouvait d’ailleurs encore en Allemagne. Cette précaution bien compréhensible paraît destinée à entretenir une distance envers les écrits du juriste allemand affilié au régime nazi, mais elle ne distrait pas de nombreux lecteurs, français (B. Kriegel, P. Legendre, A. Boureau[6]) comme étrangers (V. Kahn, R. Halpern, M. Herrero)[7], qui y voient la trace du lien théorique mais absolument inavoué qui unit Kantorowicz à Schmitt : la théologie politique.

Outre cette allusion doctrinale, l’article consacré aux « Mystères de l’État » permet-il d’établir un véritable lien intellectuel entre les deux hommes ? Existe-t-il une causalité, une connexité ou une simple corrélation entre les théologies politiques schmittienne et kantorowiczienne ? Rappelons pour l’instant à grands traits que, d’un côté, le célèbre axiome schmittien affirme sans nuance que : « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés[8] ». D’un autre côté, l’étude de Kantorowicz, ayant pour sous-titre « les origines médiévales d’un concept absolutiste », défend la thèse suivant laquelle : « Sous le pape […] l’appareil hiérarchique de l’Église romaine […] manifesta une tendance à devenir le prototype parfait d’une monarchie absolue et rationnelle fondée sur une base mystique, alors qu’au même moment l’État avait de plus en plus tendance à devenir […] une monarchie mystique fondée sur une base rationnelle[9] ».

Il faut naturellement se garder d’en déduire avec une facilité trompeuse que les « Mystères de l’État » se bornent à appliquer la thèse schmittienne et que Kantorowicz en serait le disciple. En revanche, il faut admettre l’existence d’une apparente convergence entre leurs écrits, fût-elle seulement allusive ou imparfaite. Afin d’approfondir cette réponse et de déployer tout l’apport et la signification des « Mystères de l’État » dans l’œuvre de Kantorowicz, on voudrait donc les replacer dans cette trame de fond qu’est la théologie politique.

De manière similaire aux « Mystères », la thèse de la « théologie politique » peut schématiquement revêtir deux portées distinctes[10]. D’une part, une portée historique : face à la thèse généralement admise d’une rupture moderne, introduite par conception bodinienne de la souveraineté, la théologie politique défend une certaine continuité avec le Moyen Âge où se situeraient les origines, théologiques, de l’État. D’autre part, une portée théorique : face à la présentation ordinaire d’une alternative radicale entre autonomie et confusion des savoirs politiques et religieux, la théologie politique défend la porosité de cette frontière et la perméabilité des savoirs, notamment au travers de transferts conceptuels accomplis par les juristes.

Ces deux niveaux de lecture, l’un historique et l’autre conceptuel, ne sont certes pas toujours nettement distincts, de sorte que : « quand on lit des historiens comme Kantorowicz, on ne sait pas s’il faut les lire comme des historiens d’institutions anciennes ou comme des penseurs, des sociologues ou des spécialistes de sciences politiques[11] ». On tentera donc ici de désentrelacer ces deux plans d’analyse dans l’article consacré aux « Mystères de l’État », ce qui mettra à l’épreuve à la fois son objet – les Mystères – et son sujet – la théologie politique –, tout en fournissant quelques lumières sur le lien théorique susceptible d’unir Kantorowicz à Schmitt.

Dans ce sens, les « Mystères de l’État » accomplissent, en premier lieu, une mise en mouvement historique de la thèse de la théologie politique. Conçus stricto sensu, à travers la notion centrale d’arcana, ils éclairent la construction historique du pouvoir dans le monde médiéval, sous la forme d’un « pontificalisme royal » selon l’expression de l’auteur. Cette perspective conduit à préciser que les « Mystères » étudiés par Kantorowicz s’avèrent à l’origine d’une conception absolue du pouvoir, plutôt que de l’État moderne (I).

En second lieu, les Mystères constituent aussi une contribution théorique à la thèse « méthodologique » de la théologie politique. En effet, l’étude des arcana est complétée par celle d’autres concepts, dont Kantorowicz considère qu’ils ont progressivement fondé une « mystique étatique », à l’origine de l’État moderne. Sous ce rapport, les « Mystères de l’État » lato sensu, comme un ensemble de concepts formant une structure atemporelle du pouvoir, nourrissent efficacement l’étude des origines conceptuelles de l’État moderne (II).

 

I. Les origines historiques du pouvoir absolu

 

La thèse de la théologie politique est d’abord appliquée à l’histoire par Kantorowicz, qui interroge assez tôt dans le texte :

comment, par quelles voies et par quelles techniques les arcana ecclesiae spirituels furent-ils transférés à l’État, de manière à produire les nouveaux arcana imperii séculiers de l’absolutisme[12] ?

La notion centrale d’arcana prête à vérification et, in fine, à distinction : elle constitue les arcanes historiques du pouvoir (A) et les arcanes politiques de l’absolutisme (B).

 

A. Les arcanes historiques du pouvoir

La problématique historique soulevée par les arcana est celle du lien entre les périodes médiévale et moderne. Mais quel « État » Kantorowicz fait-il bénéficier de « transferts[13] » et d’un « mysticisme[14] » théologiques ? Une contre-étude des sources et de l’étude de Kantorowicz conduit à devoir le préciser. D’un côté, les arcana médiévales s’avèrent moins spécifiquement de facture théologique que romaniste (1). D’un autre côté, les arcana évoquées par les théoriciens de l’État moderne s’avèrent quant à elles d’origine tacitiste et assez nettement anti-théologique (2).

1. La conception théologique des arcana médiévales

Kantorowicz débute son étude par la présentation d’actes juridiques allant des empereurs romains Gratien, Valentinien II et Théodose Ier jusqu’au monarque anglais Jacques Ier. Les arcana y justifient une immunité juridictionnelle des décisions, renforcée par la qualification récurrente de « sacrilège » à l’endroit des éventuelles contestations : porter un recours à leur encontre revient à contester l’autorité du Prince et à lui demander d’en justifier sans respect pour le secret devant les protéger. Depuis la constitution impériale de 395 jusqu’aux décisions de la Star Chamber en 1616, le problème de la théologie politique se présente donc en des termes étonnement juridiques.

En règle générale, le droit est davantage qualifié de savoir spécialisé que de discipline architectonique, permettant des transferts de savoirs entre matières. Les arcana étudiées par Kantorowicz permettent au contraire de souligner que :

C’est essentiellement par le recours à nos sources juridiques que l’on peut mettre en évidence les nouveaux procédés d’échanges entre le spirituel et le séculier. Après tout, les canonistes utilisaient et appliquaient le droit romain ; les civilistes utilisaient et appliquaient le droit canon[15].

Les juristes canonistes ont donc endossé le rôle d’intermédiaires entre romanistes et légistes royaux. Il faut en effet attendre le xiiie siècle pour que se déroule une renaissance des études de droit romain sur l’impulsion des glossateurs de l’école de Bologne notamment, copiant les fragments impériaux du Code justinien, y compris et surtout les principes d’administration de l’Empire byzantin figurant dans ses trois derniers livres. À ce sujet, Carl Schmitt affirmait déjà la perpétuation de l’universalisme impérial romain par l’Église catholique romaine dès 1923[16]. « Les Mystères de l’État sont une notion qui provient, de toute évidence, de ce monde que les juristes du xiie et du xiiie siècle – Placentin, Azon et les autres – nommaient religio iuris[17]. » Les origines romaines des arcana ne retiennent cependant pas l’attention de Kantorowicz, qui relève la présence du droit romain dans les revendications royales et impériales sans pour autant s’y arrêter.

Si Kantorowicz cherche à exhumer les origines des « Mystères » modernes, pourquoi son attention se focalise-t-elle sur le rôle de l’Église ? La thèse des origines théologiques de l’État peut a fortiori sembler contre-intuitive au regard des doctrines pontificales médiévales nées du conflit entre les pouvoirs spirituel et temporel : elles avaient précisément pour objectif de soumettre les monarques et les empereurs. L’originalité de la thèse kantorowiczienne réside dans l’importance accordée à la « médiation » chrétienne, c’est-à-dire dans l’étude du rôle d’intermédiaire endossé par l’Église à deux égards.

Tout d’abord, cette dernière a multiplié les emprunts au droit romain afin de consolider l’autorité pontificale (plenitudo potestatis) et de fonder une vaste reformatio modernisatrice de l’Église – contrastant avec l’enchevêtrement de liens féodo-vassaliques subsistant au sein des royautés franques au sens large[18]. En cela, l’Église médiévale a offert aux monarques et aux empereurs l’image enviable de ce que pourrait être leur propre pouvoir. Leur engagement dans ce rapport mimétique envers la papauté et l’Église s’est d’ailleurs fondé sur les doctrines chrétiennes elles-mêmes (mimesis, christo mimetes, etc). Cette évolution a conduit le Moyen Âge à former une période de concurrence mais surtout de maturation, ne pouvant que conduire à une crise d’identité une fois les mêmes savoirs déployés face à face par les légistes pontificaux, impériaux et royaux : « Au plus tard au début du xiiie siècle, un certain niveau de saturation fut atteint quand les dignitaires spirituels et séculiers s’affublèrent de tous les attributs essentiels de leurs fonctions[19] ». En France, les Capétiens disputeront leur indépendance jusqu’au conflit entre Boniface VIII et Philippe IV, qui marque l’aboutissement dans cet affrontement des pouvoirs[20]. Dans le Saint Empire romain germanique, la querelle des investitures fait éclater au grand jour ce conflit entre l’empereur et la papauté, qui conduira à l’affrontement entre Frédéric II et Grégoire IX puis Innovent IV.

Par ailleurs, l’on sait que l’Église médiévale a constitué un relai privilégié des savoirs antiques en occident, sans toutefois se borner à les conserver intactes. Bien au contraire, l’Église a su intégrer ces matériaux antiques dans de nouvelles doctrines théologiques, à l’instar des doctrines augustiniennes à partir de Platon, ou thomiste avec les écrits d’Aristote. Cet effort d’adaptation aux théories politico-philosophiques antiques a d’ailleurs été étudié par Kantorowicz quelques années seulement avant l’écriture des « Mystères de l’État », dans un article intitulé « Deus per naturam, deus per gratiam. Une note sur la théologie politique médiévale » (expression dépourvue d’explication, de référence et de renvois). L’auteur y insiste sur le rôle de l’Église : « C’est seulement par l’adaptation des dii à un groupe d’hommes restreint, les rois ou les évêques, que la formule de la natura et de la gratia devint disponible aussi pour la théorie politique et la théologie politique. […] Ce n’est certainement pas le seul théorème politique qui survécut durant le Moyen Âge par transfert [transference][21] ».

Dans cette perspective, la maturité des doctrines médiévales conduit à l’avènement d’une « modernité » théologique, intégrant pleinement la question des rapports entre institutions ecclésiastiques et politiques[22]. Elle s’accomplirait en France sous les auspices du Gallicanisme, marquant la supériorité de la royauté sur une Église manifestant des velléités d’indépendance face à l’évêque de Rome. Elle se retrouverait en Angleterre avec l’affirmation de l’anglicanisme, plaçant le monarque au sommet d’une double monarchie – l’une civile et l’autre ecclésiastique. Elle se manifesterait également en Allemagne où l’impérialisme, générant querelles et excommunications, conduit symboliquement Frédéric II à se couronner lui-même à Jérusalem. Si l’on perçoit donc clairement les sources romanistes et les origines théologiques des arcana étudiés par Kantorowicz, il reste encore à déterminer si la fondation de « l’État moderne » repose effectivement sur ces arcana.

2. La conception technique des arcana modernes

Si les origines des arcana de l’État moderne ne se situent pas dans la théologie médiévale, le mystère de leur origine demeure à dissiper. La complexité de cette genèse, qui n’échappe pas à l’érudition de Kantorowicz, n’est toutefois surmontée qu’à travers une « réduction » presque insensible de son raisonnement, à une démonstration de moindre portée, centrée sur l’Angleterre des Stuart et de Jacques Ier [James Ist] en particulier. Kantorowicz exclut donc par-là même, de manière lapidaire, une autre genèse antique des arcana liée aux Annales de Tacite. Dans ses propres termes :

Certes, il est possible que cela ne soit qu’une traduction de l’expression arcana imperii temptari de Tacite […] et Tacite devait bien être connu de l’érudit Jacques Ier. Cependant, l’expression Mystères de l’État a probablement une coloration plus chrétienne que tacitéenne, bien que le terme arcana servît à désigner les mysteria tant païens que chrétiens[23].

Or, c’est précisément dans cette source que puiseront les théoriciens de l’État moderne, ce qui était censé faire l’objet de la démonstration générale de Kantorowicz. L’on suivra ici, dans ce sens, les recherches de Michel Senellart dans son étude des Arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement[24]. Il voit s’exprimer dans les arcana modernes une conception « technique » des mystères de l’État, par opposition à leur conception « mystique » et médiévale. Cette conception technique résulte de la méthode utilisée par de nombreux auteurs modernes (post-machiavéliens) pour traiter des principes guidant la construction et l’exercice du pouvoir. Leur utilisation directe des sources antiques est précisément destinée à contourner la médiation ecclésiastique et théologique des savoirs. Leurs matériaux de recherche sont avant tout historiques et se trouvent, entre autres exemples, chez Plutarque, Polybe, Tite-Live et Tacite.

Pour le théoricien de la souveraineté moderne, Jean Bodin, les arcana imperii au cœur des Républiques sont effectivement d’origine tacitiste[25]. Leur contenu s’en trouve entièrement changé : les arcana bodiniens sont nettement anti-savants (contra le réductionnisme de Bartole et le grammairisme de Cujas)[26], anti-théologiques et seulement accessibles par la connaissance pratique de l’histoire[27]. En d’autres termes, contrairement aux arcana médiévaux qui constituent un point de rencontre entre spirituel et temporel, ceux bodiniens incarnent un point de disjonction entre les savoirs théologiques et juridiques. Ils ne sont donc pas directement et explicitement traités dans les Six Livres, et l’on a l’impression qu’ils concernent davantage la direction politique du pouvoir. Aux yeux du juriste angevin, ils concernent en substance la matière traitée par Machiavel, auquel il adresse donc indirectement un double reproche : d’une part, avoir étendu les arcana à l’ensemble du gouvernement, dévorant les matières qui doivent être réglées par le droit ; d’autre part, avoir soustrait les arcana aux normes morales et divines, que Bodin rappelle dans les Six Livres – sans en développer toutefois la juridicité et l’ensemble des effets. Cette technicisation des arcana est la plus visible et poussée dans l’œuvre d’Arnold Clapmar [Arnoldus Clapmarius]. Il utilise un critère finaliste pour distinguer entre deux sortes d’arcana : les arcana imperii destinés à ce « que le peuple se tienne tranquille[28] » et les arcana dominationis assurant « protection et défense de ceux dont le pouvoir (Herrschaft) est mis en péril par des évènements extraordinaires, rébellions ou révolutions[29] ». En d’autres termes, la naissance de l’État moderne ne se déroulerait pas seulement contre la Papauté ou l’Église et à l’aide de concepts théologiques instrumentalisés, mais bien contre l’Église et sans les concepts théologiques qu’elle a mobilisés.

Les arcana médiévaux sont donc nettement distincts de ceux modernes, ce qui compromet apparemment la thèse « théologico-politique » kantorowiczienne. Mais alors, de quel « État » Kantorowicz parlait-il ? Il faut souligner que la « sécularisation » à l’œuvre, s’il en est, doit s’entendre dans un sens faible, en tant que « transfert » et « appropriation » de savoirs théologiques par la sphère politique. C’est ce que résume la formule kantorowiczienne de « pontificalisme royal » fondée sur l’invocation des arcana imperii en politique : il s’agit en quelque sorte d’une « théologisation du politique », et non d’une « dé-théologisation du politique ». En résulte une critique récurrente issue d’une confusion entre cette « première sécularisation », médiévale, et une seconde, quant à elle moderne et anti-théologique. Cette portée historique de la thèse de la théologie politique, comme « processus de sécularisation », a par ailleurs donné lieu à de vives critiques à l’encontre de sa version schmittienne[30], que son auteur semble d’ailleurs avoir délaissée – si ce n’est rétractée – au fil de ses écrits[31].

La thèse kantorowiczienne s’avère plus précise que celle schmittienne : elle porte sur l’« État » au sens historique, c’est-à-dire de la structure séculière du pouvoir monarchique, de l’État royal et non de l’État moderne[32]. Elle se borne à relier les structures ecclésiastiques et monarchiques d’Ancien Régime, en soulignant l’appropriation des savoirs théologiques par la royauté. Dans une perspective théologique, ces transferts donnent effectivement naissance à un véritable « pontificalisme royal », ce qui fournit également à Kantorowicz l’occasion de préciser l’appropriation variable des savoirs théologiques par les différentes royautés occidentales : « En fait, le “Pontificalisme” fut probablement le trait le plus remarquable des nouvelles monarchies et peu de princes – pas même Louis XIV – furent aussi réellement pontificaux que Jacques Ier d’Angleterre[33] ». Les « mystères de l’État » évoqués par Kantorowicz comprennent encore d’autres concepts que celui d’arcana, ce que l’on verra un peu plus loin, mais on ne va pas reproduire une contre-étude pour chacun d’entre eux. La particularité des arcana qui justifie que l’on s’attarde encore à leur sujet consiste dans leur utilisation par les doctrines absolutistes, effectivement évoquée par Kantorowicz.

 

B. Les arcanes politiques de l’absolutisme

Je crois que le concept absolutiste de Mystères de l’État a trouvé son origine dans ces strates de pensée. Quand la Nation chaussa enfin les mules pontificales du prince, l’État absolu moderne, même sans prince, fut alors en mesure de revendiquer, comme une Église pouvait le faire[34].

1. Une source absolutiste de pouvoir

Arcana, mysteria et silentium sont « inséparables de la sphère du droit et de la juridiction[35] ». Leur corrélation sémantique et la convergence de leurs effets juridiques expliquent leur utilisation absolutiste. En effet, dans les termes de James Ier, rapportés par Kantorowicz : « Ce qui concerne le mystère du pouvoir du Roi ne peut légitimement être contesté […] car il n’était pas légitime de contester la Prérogative absolue de la Couronne […]. Contester ce que Dieu peut faire est un blasphème et une preuve d’athéisme[36] ». La dimension théologique qui retient l’attention de Kantorowicz se lie au blasphème et au sacrilège qui menacent tout contestataire, en même temps qu’ils attestent de la nature mixte, politico-théologique, des Mystères.

L’intérêt des doctrines absolutistes pour les arcana dépasse néanmoins cette dimension théologique et s’explique par leur utilité juridique à deux égards. En premier lieu, le défaut de légitimité opposé par la Star Chamber de Jacques Ier aux contestations de la prérogative royale en provoque l’injusticiabilité. Cette caractéristique a déjà été étudiée par ailleurs, mais son lien avec les arcana insuffisamment souligné. En second lieu, concentrer le pouvoir de prerogative et la définition de l’injusticiabilité entre les mains royales a pour effet de leur accorder, de facto, le pouvoir de « créer » un lieu vide de règles, c’est-à-dire d’invoquer les Mystères théologiques afin d’imposer un « silence » juridique. L’instrumentalisation absolutiste des arcana poursuit cette finalité[37], dont on se limitera ici à exposer les deux prolongements doctrinaux les plus proches des « Mystères de l’État ».

Le premier prolongement doctrinal que nous voudrions évoquer se situe dans la doctrine savante médiévale, lorsqu’elle a entrepris d’étendre les Mystères de l’État à un mysticisme des lois. Ainsi liée aux arcana, la métaphore de la lex animata a contribué à fonder juridiquement le pouvoir royal – une mystique du pouvoir normatif royal –, mais son étude par Kantorowicz attendra toutefois les Deux Corps du roi[38]. Là encore, l’auteur en fait remonter l’origine au droit impérial romain, qui laisse apparaître à la fin d’une de ses Novelles l’affirmation suivante de Justinien : « de tout ce que nous avons décrété sera exemptée la Tyche de l’empereur, à qui Dieu a soumis les lois elles-mêmes, en l’envoyant aux hommes comme Loi vivante[39] ». Le lien établi par ce fragment entre imperator et lex animata se maintiendra durant le Moyen Âge, jusqu’à ce que le droit impérial romain ne fasse l’objet des ambitions royales, au service desquelles les légistes placeront le bénéfice de la dignité d’empereur[40].

D’un point de vue juridique, le concept de lex animata accomplit une jonction théorique novatrice entre l’insoumission aux lois et la production des lois[41]. Ces caractéristiques sont systématiquement mentionnées ensemble car elles constituent les deux facettes d’un seul et même phénomène : le point d’aboutissement que constitue la lex animata, parvenant à transformer le lieu vide des arcana (des eaux troubles et saumâtres selon Kantorowicz, d’où vient déjà l’injusticiabilité) en une source vitale d’abondance normative (seule à même de jaillir et percer l’opacité des arcana). Le concept politico-juridique de lex animata fonde ainsi une mystique législative appelée à devenir le centre de gravité fonctionnel, la « force motrice[42] » des Mystères, accomplissant une sorte de miracle juridique, transformant l’absence de droit en une source de droit.

Cet apport est décisif car, dans un monde médiéval redécouvrant à la fois des fondements romanistes d’augmentation (Princeps legibus solutus est) et de limitation du pouvoir (Digna vox), il est nécessaire de mobiliser une certaine conception du pouvoir lui-même pour en préciser la portée. Or, le concept justinien de lex animata semble contenir cette clef d’interprétation. En considérant la loi comme « animée », les légistes pontificaux placent ce pouvoir dans un « mouvement perpétuel » : d’une part, ce mouvement est celui des arcana dans lesquels les distinctions normatives – positives ou non, juridiques ou non – sont abolies ; d’autre part, il s’agit par conséquent d’un mouvement nomophobe, qui s’avère moins soumis aux lois qu’elles ne lui sont soumises. Au regard des conceptions antérieures, qui prennent essentiellement les traits d’une justice conservatrice et d’un pouvoir temporel de nature coercitive, il s’en dégage une portée excédentaire du pouvoir royal que certains légistes jugeront excessive : outre respecter et appliquer les lois (Digna vox), et aller au-delà de celles existantes en créant de nouvelles lois (Princeps legibus solutus est), apparaît le pouvoir de reformatio systématique de l’ordre juridique : la plenitudo potestatis et, par ailleurs, la potestas absoluta[43].

C’est particulièrement intéressant parce que cette généalogie politico-théologique de l’absolutisme, tendue vers la plenitudo potestatis, ne retient pas l’attention de Kantorowicz. Elle est absente des Deux Corps du roi, qui ne mentionne, au contraire, la doctrine bractonienne du rex supra legem qu’en considérant « inutile de préciser que le statut du roi “au-dessus de la Loi” était lui-même parfaitement “légal” et garanti par la loi. Ses droits supralégaux, au service des choses qui touchent à la juridiction et à la paix, et à leur protection, étaient accordés au roi par la loi même[44] » (faisant ainsi allusion à la lex regia et à aucune autre autorité que celle, conçue et fondée juridiquement, sur les lois).

L’absence, plutôt surprenante, de développements consacrés à la plenitudo potestatis chez Kantorowicz est d’autant plus remarquable au regard des développements qu’y consacre Schmitt. Ce dernier y voit l’illustration de ce que, depuis la théologie jusqu’à la théorie de l’État, « le Dieu tout puissant est devenu le législateur omnipotent[45] ». Il en est résulté au profit de la papauté une puissance réformatrice de l’Église médiévale et, au plan étatique, l’origine canonique des commissaires modernes théorisés par Bodin :

Dans la plenitudo potestatis, l’abolition de la représentation médiévale de la hiérarchisation absolument immuable des charges, qui avaient valeur de droit pour leur titulaire, y compris par rapport à l’instance suprême, a été ressentie comme quelque chose de révolutionnaire. […] les commissaires délégués du pape apparaissent comme les instruments de cette toute-puissance du pape […]. Toutes les instances et toutes les compétences ainsi que le jus quaesitum à l’office ou à la charge devaient s’effacer devant cette plenitudo potestatis. Là où se trouvait le légat du pape, il disposait des offices, ordonnait les évêques, visitait et réorganisait les paroisses et les diocèses, tranchait les questions de foi et de discipline et promulguait des statuts généraux. […] Le pape est partout à travers son légat. […] C’est sur cela que repose la compétence universelle du pape[46].

Le deuxième prolongement doctrinal que nous voudrions évoquer ici consiste donc dans le traitement schmittien des arcana. Un prolongement discontinu puisque, tandis que Kantorowicz se tourne vers les origines théologiques des arcana, Schmitt oriente quant à lui ses conclusions vers leurs potentialités juridico-politiques. La généalogie conceptuelle du premier diffère nettement de la théorisation juridique du second, marquant ainsi une importante divergence épistémologique entre leurs deux œuvres.

Pour le comprendre, il faut s’attarder sur les développements de Schmitt relatifs aux arcana – contenus non sans raison dans son étude de la dictature – qui affirment, dans le prolongement de Clapmar, que :

les arcana Republicae sont les forces motrices intérieures à l’État, par opposition aux mobiles visibles extérieurs. Selon la conception de l’époque [moderne], le moteur de l’histoire universelle n’est pas constitué par les forces sociales économiques supra-personnelles, mais par le calcul du Prince et de son cabinet secret, par le plan bien réfléchi des gouvernants qui cherchent à conserver l’État ainsi qu’eux-mêmes, parce que le pouvoir des gouvernants, le salut public, l’ordre et la sécurité publics étaient ici une seule et même chose[47].

La « littérature des arcana » est en cela considérée par Schmitt comme le laboratoire d’une technicisation d’un « droit de domination » supérieur. À partir des sous-distinctions clapmariennes de cette notion, dans les couples notionnels d’arcana imperii/arcana dominationis, et de jura imperii/jura dominationis, Schmitt entend dévoiler l’existence d’un droit d’exception engendré par les avatars conceptuels de la domination (dominationis). Les arcana dominationis ne dépendent d’aucune considération juridique, mais des seuls vis dominationes qui sont d’ordre matériel (alliances, soldats, argent[48]) et ne dépendent que des pures décisions du prince. Schmitt place dès lors au fondement de l’État moderne un certain type d’arcana, irréductiblement indéterminé par le droit, capable de réaliser l’aphorisme schmittien (trop) peu souvent cité, suivant lequel : « l’État moderne est né d’une technique politique adéquate aux faits[49] ».

A priori, la typologie et la technicisation des arcana entreprises par Clapmar semblent s’opposer à une conception par principe absolue du pouvoir : sa pleine expression paraît reléguée à un cas d’exception, grâce à un alignement complexe des arcana, jura et vis dominationes. En cela, Clapmar semble se distinguer des légistes pontificaux, impériaux et royaux ainsi que de Bodin ou Hobbes, puisqu’ils ont tous en commun de concentrer leur attention sur une forme suprême et absolue du pouvoir (la plenitudo potestatis pour les premiers et la souveraineté pour les derniers). Schmitt est conscient de cette différence mais ramène Clapmar à ses propres conclusions grâce à deux interprétations successives : d’une part, grâce au biais machiavélien qui fait coïncider la conservation de l’État et la conservation du pouvoir par son titulaire, laissant ainsi converger les moyens ordinaires et exceptionnels ; d’autre part, en concluant que les jura dominationis « désignent aussi l’autorisation générale de faire ce qui est nécessaire étant donné la situation concrète, c’est-à-dire quelque chose d’illimité par principe », plaçant ainsi l’État clapmarien « dans une situation d’exception permanente » et faisant du « droit qu’il met en vigueur dans son dernier élément […] un droit d’exception[50] ».

Pour l’ensemble, le plus important réside dans la contribution distincte de Kantorowicz et Schmitt à l’étude des arcana, que l’on peut à présent tenter de résumer : pour le premier, l’étude des arcana revêt une fonction historique et compréhensive, au regard du pouvoir et de ses structures, qu’il situe dans un équilibre à surveiller entre politique et théologie ; pour le second, l’étude des arcana revêt une fonction stratégique et performative, les arcana étant mises à contribution d’une théorie décisionniste affirmant la supériorité du politique sur le juridique.

2. Un désenchantement tacitiste du secret

La genèse commune des arcana médiévales et modernes se situe dans l’antiquité romaine, chez Tacite, mais il faut préciser son influence sur les conceptions postérieures. Elle est exclue pour les Mystères médiévaux de conception théologico-politique, en comparaison de laquelle le tacitisme propose un double « désenchantement » : politique dans sa version antique, technique dans sa déclinaison moderne. Chez Tacite, les arcana imperii constituent une « trame secrète des évènements politiques qui [ont] permis la naissance et la stabilité de la constitution augustinienne[51] ». Ils présentent donc la particularité de se situer au cœur d’un récit historique d’une part, et de porter sur une période charnière d’autre part : celle qui relie la République à l’Empire, grâce à l’essor et aux efforts incessants du princeps romain dans cette transition entre deux régimes par nature opposés. D’un point de vue politique, les arcana semblent destinés à protéger le « vis imperii » (Annales, 2, 36, 1) et l’on a pu, à cet égard, reprocher à Tacite de fournir une contribution trop empressée à l’histoire impériale[52] en retraçant l’usage du secret et des manipulations par les empereurs Claude, Néron et Tibère.

L’essentiel paraît toutefois se situer au-delà, notamment dans le fait que Tacite utilise le mot arcana non seulement pour désigner ce qui est secret mais aussi ce qui doit rester secret, c’est-à-dire à la fois ce qui est protégé et ce qu’il faut protéger – contraction sémantique conduisant à un « impératif éthique[53] ». En résulte que les arcana constituent une sorte de mal nécessaire du gouvernement, une concentration informationnelle admettant qu’il s’agit d’« une condition existentielle du commandement, que l’on ne rende compte à nul autre qu’à un seul[54] ». En d’autres termes, les arcana tacitistes se caractérisent par leur « régime » – le secret – et par leur « contenu » – politique et radicalement subjectif, susceptible de confondre raison d’État et raison personnelle. Le secret d’État semble ainsi se réduire à ce jeu de manipulations et d’intrigues, adossé à une forte personnalisation du pouvoir et une faible structuration de son exercice. C’est la raison pour laquelle, d’un point de vue politique, le tacitisme en viendra à constituer, « aux xvie et xviie siècles, une sorte de double du machiavélisme, son jumeau masqué[55] » – quoique le secret n’apparaisse moins dans le Prince de Machiavel que chez les théoriciens ultérieurs de la raison d’État.

Ce « jumeau » moderne du tacitisme se différencie toutefois clairement de son modèle, car il produit une conception technique du secret, retranchant ainsi des anciens Mystères de l’État toute part de mysticisme y compris quant au secret qui les entoure. Cette conception technique du secret repose, d’une part, sur l’appréhension de sa dimension « performative » et, d’autre part, sur une rationalisation de ses moyens. « Performatif », le secret l’est d’abord parce qu’il « n’est pas de l’ordre de l’avoir ni de l’être, mais de l’agir[56] » : il est conçu comme l’« action de dissimuler des réalités par des moyens négatifs ou positifs », créant un microcosme d’information et de décision. Il s’agit, en quelque sorte, d’un pouvoir microscopique mais placé au sommet de la structure politique ; ses effets macroscopiques en font dès lors un pouvoir absolu. « Rationalisé », le secret l’est par ailleurs grâce à la naissance moderne d’une « institution administrative rationalisée et structurée[57] » dans ce domaine.

L’étude des Mystères de l’État permet de préciser la portée historique de la thèse de la théologie politique : elle ne s’étend pas aux origines de l’État moderne mais à celle de l’État monarchique. En d’autres termes, il faut douter de l’existence d’une « théologie politique de la souveraineté » mais admettre celle d’une théologie politique du pouvoir absolu, à laquelle Kantorowicz contribue efficacement par l’étude des arcana. L’utilité des études kantorowicziennes dépasse toutefois cette seule portée historique. La théologie politique, indépendamment de toute vérification empirique et de rapports de causalité, consiste plus encore à « établir une généalogie d’idées – non de faits –[58] ». Cette différence entre anachronisme factuel et conceptuel[59] permet de conserver une portée théorique, méthodologique, à la théologie politique. Cette dernière consiste dans l’étude de l’analogie structurelle entre les concepts théologiques et politiques utilisés dans différentes époques. On voudrait fournir une idée plus précise de cette « analogie structurelle » entre théologie et politique à partir des Mystères de l’État, liés aux origines conceptuelles de l’État moderne.

 

II. Les origines conceptuelles de l’état moderne

 

D’un point de vue méthodologique, la théologie politique ne consiste pas à identifier un contenu religieux d’idéologies ou de mythes politiques (qu’il faudrait découvrir ou réintroduire), ni à défendre un État confessionnel ou une « religion séculière ». Accepter l’analogie et la généalogie conceptuelle entre théologie et politique n’implique donc nullement d’accepter la thèse de la sécularisation[60]. Il consiste à éprouver le mimétisme, les affinités entre concepts théologiques et politiques, que certains auteurs estiment conduire à une sorte de « métaphorologie[61], de « méta-étude » transdisciplinaire du pouvoir, que chaque matière ne ferait qu’apercevoir ou appréhender dans son propre champ disciplinaire. Or, d’un point de vue théorique, les Mystères paraissent ambigus. L’on a certes admis quelle fut l’instrumentalisation absolutiste des arcana. Toutefois, l’ampleur de l’étude kantorowiczienne dépasse ce seul objet d’étude et s’étend à un ensemble de concepts, de fictions structurantes de l’État monarchique (A). Cette perspective, ainsi élargie, conduit à des conclusions théoriques et historiques bien différentes : au sens large, les Mystères de l’État furent le siège d’une limitation du pouvoir apparentée au constitutionnalisme (B).

 

A. Les mystères conceptuels de l’État

Au sens large, on l’a dit, l’expression Mystères de l’État désigne l’architecture interne du pouvoir, un assemblage de fictions, nées d’un lourd alliage spéculatif et interdisciplinaire. D’un point de vue juridique, il se dégage de ces Mystères kantorowicziens un double apport : d’une part, l’État monarchique fait l’objet d’une appréhension théorique, composée d’un ensemble d’analogies politico-théologiques (1) ; d’autre part, la présentation kantorowiczienne ne s’abstrait pas pour autant des spécificités de chaque monarchie occidentale (2).

1. L’État comme faisceau de concepts analogiques

Lorsque Kantorowicz affirme que le conflit de Frédéric II avec la papauté a « contraint » l’empereur à « faire siennes les spéculations religieuses » et à mettre « à sa disposition des mystères inexploités[62] », le phénomène qu’il décrit dépasse largement celui d’emprunts anecdotiques ou opportunistes. L’ampleur des analogies développées par l’empereur, ainsi que leur complémentarité, fournissent en réalité à Kantorowicz une « grille de lecture » de l’État monarchique. Elle se compose d’un faisceau de concepts analogiques qui constituent les véritables « mystères » au sens kantorowiczien.

Le premier concept se donne à voir dans une lettre à l’Empereur Conrad, à l’intérieur de laquelle Saint Bernard évoque un « corps mystique ». Le Christ en fournit bien sûr la première image en ce qu’il s’avère à la fois prêtre et roi, mais elle est également reflétée par l’union chrétienne du Royaume et du sacerdoce. Le corpus mysticum[63] va permettre le développement d’une vision organiciste du royaume, assignant au roi le rôle d’une tête, au clergé celui d’un cœur, ainsi qu’aux corporations les rôles de différents membres. De manière encore plus singulière, cet effort d’abstraction confère aux organes de l’État un degré d’existence supérieur à celui des hommes. Le corpus republicae mysticum n’est effectivement ni mortel – à l’instar des hommes –, ni éternel – à l’instar de Dieu –, mais perpétuel – in saecula saeculorum. Le corps « mystique » que l’on désignera plus tard comme « politique[64] » permet ainsi à l’État de s’inscrire dans un niveau supérieur de temporalité qui dépasse la vie humaine, le temps d’un règne ou la pérennité dynastique. D’emblée, on perçoit donc la fonction essentielle de ce concept tournée vers l’institutionnalisation du pouvoir, adossée à suffisamment de pérennité et de stabilité.

Kantorowicz révèle également l’utilité d’un deuxième concept davantage mobilisé par les auteurs contemporains et lié à la notion de « corps vrai ». Sa genèse est là encore théologique puisqu’elle se lie à la théorie bicorporelle du Christ, largement développée au xiie siècle par les docteurs de l’Église. La consécration que le quatrième concile du Latran (1215) offre à cette doctrine de l’Église est aujourd’hui généralement ignorée alors qu’elle est évidente : la théorie bicorporelle se traduit par la transsubstantiation qui, lors de l’Eucharistie, distingue le corpus verum du Christ et le corpus mysticum. Sous cet angle originel, l’acception eucharistique de l’expression « corpus Christi » désigne moins l’« incarnation » du corps du Christ que l’existence d’un corps physique et d’un autre mystique auquel tous les chrétiens appartiennent. L’analogie régalienne se forge ainsi, selon Kantorowicz, depuis l’Angleterre de la seconde moitié du xve siècle : le corpus naturale regis, personnel et physique, s’oppose au corps impersonnel et perpétuel de l’État monarchique qui passe de monarque en monarque. De manière paradoxale, certains auteurs mobiliseront cette théorie afin de sacraliser les titulaires du pouvoir au lieu de dépersonnaliser la royauté[65]. Il est à cet égard tout à fait singulier que Kantorowicz s’attache à étudier la dépersonnalisation du pouvoir qui en résulte, plutôt que tout autre versant de cette théorie. Dans cette perspective, l’analyse kantorowiczienne démontre efficacement la conversion de mythes religieux en fictions juridiques dans une finalité institutionnelle et non potestative.

De fait, selon Kantorowicz, la maîtrise par l’Église médiévale de son existence temporelle et l’organisation réelle de ses institutions va en quelque sorte fonder la modernité de l’État monarchique. Les efforts de l’Église ne se concentrent donc pas sur le corpus verum et sa sacralité, mais sur le corpus mysticum, c’est-à-dire ses institutions. Une autre façon d’exprimer ce basculement peut être recherchée, dans des termes contemporains, dans la primauté de l’incorporation sur l’incarnation, basculement susceptible de caractériser le passage du pouvoir médiéval au pouvoir moderne selon certains auteurs[66].

On comprend donc que l’appréhension doctrinale de la théorie des deux corps, et l’invocation de ses origines ecclésiastiques, peut donner naissance à deux trames historiographiques et, en miroir, deux doctrines politico-juridiques. L’une serait potestative et destinée à exalter un pouvoir incarné, à l’aide des nouvelles ressources théoriques offertes par un corps mystique qui serait soumis à sa direction. L’autre serait institutionnelle et dirigée, si ce n’est contre, du moins autour et en limite des titulaires du pouvoir, afin que les corps physiques demeurent soumis au corps mystique.

L’opposition entre ces deux doctrines devient parfaitement saillante lors de la lecture croisée de Kantorowicz et de Schmitt. Pour ce dernier, la singularité du corpus mysticum ne consiste pas dans son institutionnalisation mais dans sa direction par un pouvoir pontifical inédit. C’est la raison pour laquelle, selon ce dernier, la bascule théorique entre incarnation et incorporation ne peut se traduire, au plan historique, que par la décision pontificale d’une vaste réforme de l’Église. Dans ses propres termes :

le passage du Moyen Âge à la modernité consiste dans le fait que le concept de plenitudo potestatis du pape est devenu le fondement d’une grande reformatio […]. Depuis Innocent III, l’essentiel de l’autorité que le pape détient par sa fonction s’enracine dans ceci que le pape n’est plus uniquement suzerain suprême de l’Église ; il dispose de manière illimitée des revenus de l’Église : il distribue les charges et bénéfices ecclésiastiques à sa guise et à sa discrétion, il est non seulement le seigneur suprême de l’Église, mais son seul et unique seigneur[67].

Pour Schmitt, la structure organique de l’Église médiévale offre ainsi un modèle à imiter pour les monarchies chrétiennes occidentales parce qu’elle permet la meilleure expression d’un pouvoir absolu. Ce faisant, c’est bien en imitant l’Église qu’advient la monarchie absolue, et en imitant le pape que le roi absolu apparaît.

Plus largement, les quatre analogies entre Église et État que Schmitt considère comme structurantes[68] révèlent parfaitement son opposition avec Kantorowicz et la finalité de sa propre argumentation. Ces quatre concepts sont la souveraineté (divine et terrestre), la représentation (assemblées ecclésiastiques et démocratiques), la révolution (par la Trinité et le lien ami/ennemi) et le Katechon (figure biblique et figure politique). Or, ces concepts structurants sont en eux-mêmes tournés vers l’exaltation du pouvoir pontifical et terrestre, loin des concepts structurants de l’analyse kantorowiczienne quant à eux tournés vers l’institutionnalisation et l’incorporation du pouvoir.

2. Les spécificités historiques des monarchies

Cette divergence entre Kantorowicz et Schmitt se traduit également par la présence chez le premier de longs développements relatifs aux spécificités de chaque monarchie continentale, tandis que Schmitt ne recherche et ne retient à travers ces exemples que les plus utiles à sa démonstration relative à la construction du pouvoir absolu. Cet écart s’explique non seulement pas une différence d’ordre téléologique entre les deux auteurs, dont les démonstrations se croisent seulement pour se séparer ensuite, mais aussi par une différence méthodologique : l’institutionnalisation du pouvoir varie nécessairement selon les circonstances propres à chaque royaume, dont l’étude fournit ainsi une sorte de dégradé théologico-politique.

Kantorowicz distingue à cet égard une figure archétypique anglaise, qu’il nomme le « pontificalisme royal anglais ». On lit ainsi que « peu de princes – pas même Louis XIV – furent aussi réellement pontificaux que Jacques Ier d’Angleterre[69] ». Cette période de l’histoire constitutionnelle anglaise oppose en effet une doctrine institutionnaliste, plaçant la souveraineté une corporation parlementaire – tout ensemble le roi, les Lords et les Communes[70] –, à une autre revendiquant au profit personnel du roi un pouvoir absolu. Kantorowicz en voit l’expression première et décisive dans l’Act in Restraint of Appeals (1532) d’Henry VIII, qu’il qualifie d’« absorption du système judiciaire hiéro-pontifical, dont la tête personnifie le corps[71] ». Moment décisif pour l’histoire anglaise car il s’y exprime jusqu’alors une théorie contraire, au moins depuis que les barons anglais affirmèrent, en 1308, que leurs hommages et leurs serments sont dus à la Couronne et non à la personne du roi. Depuis ce moment jusqu’au paroxysme atteint par Jacques Ier, l’essor du « pontificalisme royal anglais » représente ainsi non seulement l’effort analogique le plus poussé d’un pouvoir royal, séculier, envers l’Église, mais aussi l’intégration et l’absorption organique de l’Église par la Royauté.

Par opposition, se déroule plus à l’est de l’Europe une opposition remarquable entre l’empereur et la papauté, le premier revendiquant le pouvoir d’une renovatio imperii romanum. La biographie kantorowiczienne de l’Empereur Frédéric prend, à cet égard, toute sa signification puisqu’elle a pour objectif de le présenter comme le fondateur de l’État allemand, engagé dans une lutte titanesque avec l’Église et le pouvoir pontifical. A minima cependant, cette présentation paraît exagérée[72] et il faut se garder, a maxima, d’en surestimer les effets historiques qui demeurent, du point de vue théologico-politique, moins significatifs ou aboutis qu’en Angleterre. Kantorowicz ajoute par ailleurs à cet œuvre comparatiste d’autres monarchies qu’il rapporte à la théologie politique dans des passages remarquablement incisifs. On lit ainsi entre autres exemples :

La France […] bien que pleinement consciente des diverses manifestations de la Dignité immortelle et du roi individuel, en arriva à une interprétation de la royauté absolue telle que les distinctions entre aspects personnels et aspects suprapersonnels étaient rendues floues, voire éliminées ; la Hongrie fit preuve d’un grand raffinement dans la distinction entre la Couronne mystique et le roi en sa personne physique, mais la réplique matérielle de la Couronne mystique et le roi en sa personne physique, mais la réplique matérielle de la Couronne de Saint-Étienne semble avoir empêché le surcorps propre au roi de se développer ; et en Allemagne, où les conditions constitutionnelles étaient, de toute façon, extrêmement confuses et complexes, c’est finalement l’État personnifié qui engloutit la notion romano-canonique de Dignité, et c’est l’État abstrait qu’il fallait que s’arrange un Prince allemand. En tout cas, la théorie des « Deux Corps du roi » dans sa complexité et sa logique perverse était pratiquement absente du continent ; et même les Italiens, qui avaient les premiers mis au point la théorie des deux personnes du Prince, n’exploitèrent ni logiquement ni dans toutes les directions ce concept. Nulle part, le concept des « Deux Corps du roi » n’a imprégné et dominé la pensée juridique de façon aussi générale et aussi durable qu’en Angleterre où, sans parler d’autres aspects, cette notion a eu aussi une fonction heuristique importante dans la période de transition de la pensée médiévale à la pensée politique moderne[73].

 

B. Les mystères juridiques du constitutionnalisme

L’étude kantorowiczienne de la théologie politique possède ainsi, pour les juristes, une perspective singulière et opposée à celle schmittienne : l’institutionnalisation du pouvoir et, partant, une contribution à ce qu’il convient d’appeler le constitutionnalisme. En témoigne d’une part ce qui constitue la « téléologie » des mystères kantorowicziens, la limitation du pouvoir (1), mais aussi et d’autre part l’axiologie dont leur étude témoigne, c’est-à-dire la démystification du pouvoir (2).

1. La téléologie des mystères kantorowicziens : la limitation du pouvoir

Certains auteurs voient dans Kantorowicz le défenseur d’un « État fort[74] », notamment en raison de lignes de force théoriques issues de sa biographie de l’empereur Frédéric II. La portée historique des phénomènes qu’il analyse coïncide pourtant avec une finalité argumentative particulière, la limitation du pouvoir.

Pour le résumer simplement, un principe fondamental relatif aux mystères de l’État retient l’attention de Kantorowicz au-delà des usages absolutistes de cette expression : les mystères (mysterium) ne peuvent avoir aucun maître (dominum), seulement des serviteurs (ministerium). Si Kantorowicz prend soin d’évoquer les simples erreurs de copie qui séparent, parfois, les mots ministerium et mysterium[75], que d’autres comme Bourdieu considèrent être une sorte de jeu de mots entre canonistes[76], il reste cependant un véritable lien conceptuel entre ces deux notions. C’est derrière ce lien que se cachent les effets de long terme qui intéressent Kantorowicz et lui font dire que le recours à la théologie, qui a pu être accompli par le politique à fins d’absolutisme, a produit à terme l’effet inverse et une limitation du pouvoir.

Cette limitation résulte d’abord d’un phénomène de dépersonnalisation et de dépatrimonialisation du pouvoir et des notions[77] dont on a précédemment décrit l’ampleur. Par contraste avec le décisionnisme schmittien, l’analyse kantorowiczienne déploie une forme d’institutionnalisme et de représentation qui convergent nettement avec les progrès du constitutionnalisme juridique de l’époque moderne, fût-ce dans le monde des idées[78]. Dans le même sens, la théorie de l’incorporation issue de la doctrine ecclésiastique a pu être qualifiée de doctrine « proto constitutionnaliste », là encore théoriquement opposée au décisionnisme schmittien[79].

La limitation du pouvoir résulte ensuite d’un effort de conceptualisation permettant de discerner un objet particulier des règles de droit, qui ne peut se définir par sa seule soustraction aux règles de droit : l’État, ou le pouvoir tel qu’il est conçu par opposition à des puissances privées. En effet, l’identification d’une matière en particulier sert de préalable nécessaire à la délimitation d’un domaine de règles et d’un champ de compétence réglés par le droit. Or, l’opposition entre les sphères privées et publiques, mise à mal dans la société médiévale et le droit coutumier, trouve toute sa vigueur dans le droit romain, dont la pénétration dans le droit canonique n’est pas à démontrer[80]. Il en résulte que la redécouverte du droit romain, amplifiée par le droit de l’Église, trouve un nouvel accomplissement dans la renaissance du jus publicum et la naissance de règles applicables aux concepts fondateurs de l’État. L’on perçoit à cet égard l’importance des fictions juridiques puisque, fussent-elles importées de l’Église et pourvues d’origines sacrées, le droit les intègre comme le support nécessaire de règles et de statuts juridiques. Dès lors, les mystères devenus concepts se voient ainsi attribués avec régularité un status, qu’il s’agisse de celui du regis, de la reipublicae ou même de l’imperii.

Il en résulte une constitutionnalisation progressive du pouvoir par objets et par strates successives. Celle du royaume, dont la théorie statutaire se construit depuis le Moyen Âge[81], de la prérogative fiscale[82], de la Couronne et des règles de la succession au trône, de la représentation et du consentement[83], constituent autant de « fondations d’un nouvel ordre constitutionnel[84] ». Il faut en conclure que, contrairement à une présentation généralement assumée, Kantorowicz contribue davantage à alimenter la théorie du constitutionnalisme qu’à alimenter celle de la sécularisation ou, plus encore, de l’absolutisme.

2. L’axiologie des mystères kantorowicziens : la sécularisation et la démystification du pouvoir

Tout semble donc opposer les théologies politiques kantorowiczienne et schmittienne. Ce dernier ne recourt à certains objets d’étude historique de la théologie politique que pour leur imputer une sécularisation au sens faible, c’est-à-dire un transfert brut de concepts théologiques dans la sphère séculière sans jamais les « neutraliser » et en exciper la part spirituelle et sacrée. En d’autres termes,

Carl Schmitt n’avait rappelé la genèse théologique des concepts politiques que dans l’espoir de les renforcer, et de restituer à l’État tout l’absolu et toute la sacralité de sa souveraineté désormais menacée, minée de l’intérieur par l’agitation des partis et de l’extérieur par les mutations du Droit international. Le théologien politique était donc aussi gibelin qu’avait pu l’être Marsile de Padoue, cherchant à restaurer les « Mystères de l’État » dans leur première force et leur première sève, en remontant vers Bodin, vers Grotius, vers Vattel ou vers Hobbes, et vers le « Silete, theologi ! » d’Albericus Gentilis que Schmitt avalisait[85].

La théologie politique schmittienne, dominée par une doctrine décisionniste, ne peut donc conduire qu’à une « re-théologisation du politique et du droit[86] ».

C’est pourquoi Kantorowicz a pu être présenté comme un « répondant » de Schmitt, voire de manière plus explicite comme un « antidote » à la théologie politique schmittienne[87] ainsi qu’un critique indirect du décisionnisme schmittien[88]. En effet, pour Kantorowicz et à partir de l’exemple des mystères de l’État, l’étude de ces derniers ne sert qu’à souligner leur instrumentalisation par une doctrine absolutiste plus mystificatrice que théoricienne ou théologienne. Une trame historiographique relative à la théologie politique relie en cela Kantorowicz à d’autres auteurs contemporains tels que Jacques Maritain[89].

Cette axiologie comprend naturellement des réminiscences et des incidences contemporaines évidentes. Il est notamment significatif que Kantorowicz concentre ses analyses, et valorise les conclusions qui en résultent, sur l’Angleterre[90]. Si cette monarchie exprime de manière exemplaire la distinction des deux corps et, tour à tour, le paroxysme puis la démystification des mystères de l’État, ce n’est pas sans raison ni sans lien avec le siècle et l’esprit de Kantorowicz. Il serait sans doute exagéré d’y voir un « revirement », au sens où ce privilège anglais illustré dans les Deux corps du roi succèderait à la prééminence germanique exprimée par la biographique antérieure de Frédéric II – quoique l’on puisse trouver dans cette dernière, a contrario des Deux corps, une vision méliorative du roi franc Louis IX et péjorative du roi anglais Henri III[91]. Cependant, les liens qui unissent évidemment la construction historique des deux États à leur forme contemporaine suggèrent évidemment que leur étude ne peut se soustraire entièrement au temps de l’écriture. Dans ce sens, par « la juxtaposition entre l’absolutisme français et l’étatisme germain, Kantorowicz fait clairement apparaître que le développement anglais était le plus sain[92] ».

C’est encore plus particulièrement le cas compte tenu du débat historiographique traversant ce siècle autour des origines impériales de l’État moderne, c’est-à-dire autour des liens qui unissent le droit moderne et la romanité[93]. Une telle lecture conduit à nuancer, à l’aune des Deux corps du roi et de l’ensemble de son œuvre, la proximité de Kantorowicz avec ceux des historiens allemands – Gierke et Jellinek notamment – qui ont voulu enraciner l’État moderne dans le Saint Empire romain germanique, malgré ce que la biographie de Frédéric II peut laisser croire sur ce sujet.

La singularité de la théologie kantorowiczienne se donne donc à voir dans l’influence d’un institutionnalisme de première heure, conçu comme un processus d’incorporation étatique issu de concepts théologiques. Deux ultimes raisons permettent d’en convaincre. En premier lieu, cet institutionnalisme correspond à celui perceptible à la lecture des travaux de la sociologie wébérienne et durckheimienne, y compris et plus particulièrement au prisme de la doctrine américaine au temps précis où Kantorowicz y résidait[94]. La démystification de l’État par Kantorowicz prolonge ainsi le désenchantement du monde entrepris par Weber[95].

En second lieu, le rapprochement entre Kantorowicz et l’institutionnalisme permet de le situer avec exactitude par rapport au décisionnisme schmittien. Un tel rapprochement a d’ailleurs déjà été effectué à l’égard de Kantorowicz en rendant compte de sa conception de l’Église, qui fait de lui un « penseur de la Médiation[96] ». L’Église revêt ainsi un double rôle de médiation : non seulement celui qu’elle s’attribue, entre les hommes et Dieu, mais aussi et surtout celui que l’histoire et le droit lui ont assigné, entre l’organisation ecclésiastique et celle étatique. En d’autres termes, qui se veulent conclusifs, la théologie politique kantorowiczienne n’arme pas les souverains d’un pouvoir absolu, à l’instar de celle schmittienne avec laquelle elle rompt, mais les enserre dans une conception institutionnaliste du pouvoir, annonçant tout autant aux juristes la marche du constitutionnalisme que l’avènement de l’État.

Thibault Desmoulins

Thibault Desmoulins est docteur en droit de l’Université Panthéon-Assas, qualifié aux fonctions de maître de conférences en droit public (CNU 02). Sa thèse de doctorat intitulée L’Arbitraire, histoire et théorie. Le pouvoir de surmonter l’indétermination de l’Antiquité à nos jours a reçu le prix de thèse de l’Université Panthéon-Assas et paraîtra prochainement aux éditions Classiques Garnier.

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