Kantorowicz et la valeur du temps. Réflexions anachroniques

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Sommaire de l'article

François Saint-Bonnet
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epuis trente ans, un petit cadre est blotti, discret, fiché à un mur de mon bureau. On y distingue, à partir d’une photocopie médiocre réalisée jadis au sous-sol de la bibliothèque de la rue Cujas, un portait de Kantorowicz, assis, la cigarette à la main[1], dont le regard perçant vient se perdre quelque part à la gauche de celui qui a saisi le cliché. Malgré plusieurs déménagements, cette photographie sans valeur n’a pas disparu de mon horizon comme pour ne jamais perdre de vue la période si dense des cinq ans de thèse. Il était là, figé, bien qu’incroyablement vivant à travers ses textes que j’avais lus, travaillés, admirés, interrogés ; dont j’avais douté aussi.

Un doctorant de cette époque se devait de savoir parler des Deux Corps du roi[2], « le » texte à la mode dans les années 1990. Kantorowicz avait déjà piqué la curiosité des lecteurs les moins anglophones à la parution de la traduction de Mourir pour la patrie et autres textes en 1984[3]. Ces textes avaient su abaisser les frontières du monde académique : outre les historiens du droit et médiévistes, modernistes comme philosophes, publicistes comme privatistes, s’en étaient emparés.

Pendant trois décennies, je me suis référé à Kantorowicz pour des cours, des articles, si je puis dire de tête, de mémoire, en ne parcourant que les quelques dizaines de pages mieux connues, plus marquantes que d’autres. Lorsque j’ai eu vent du projet d’une journée consacrée à cet immense médiéviste, l’idée d’explorer à nouveau des lieux de découvertes premières, d’émerveillements originaires, s’avérait séduisante. Outre une nouvelle immersion dans la littérature, l’iconographie voire la numismatique médiévale, j’allais emprunter des sentiers qui auraient peut-être changé de tracé, d’environnement, de climat.

À l’épreuve du temps, les intuitions de Kantorowicz, si éclairantes, allaient-elles apparaître démodées, inopérantes, dépassées, inutiles ? Après tout, la construction de l’État et de sa continuité étaient des inquiétudes des années 1990, quand on voyait la souveraineté comme un concept dépassé à l’heure de l’intégration européenne, de la mondialisation naissante et du modèle démocratique universel. Mais, en 2022, qui se préoccupe encore de la robustesse de la notion d’État quand le nationalisme et la guerre territoriale montrent à quel point les membres de sociétés voisines et cousines — russes et ukrainiens — sont prêts à exposer leur vie pour sa survie ? Peut-être les audacieuses analogies de cet ancien nationaliste allemand naturalisé américain entre théologie, philosophie, histoire de l’art et droit n’auraient-elles pas pris une ride et viendraient-elles, encore et toujours, enrichir le ciel de nos idées ? Après avoir renoué avec une vieille connaissance par ces semaines de lecture assidue, la réponse est certaine. Comme toute grande œuvre, elle vieillit bien ou plutôt, elle est si riche que chaque lecture apporte quelque chose de nouveau, des recoins que l’on n’avait pas aperçus, des notations auxquelles on n’avait guère prêté attention.

Avant d’évoquer ces territoires inédits, quelques mots de ma quête de Kantorowicz d’il y a quelques décennies. Pour penser l’état d’exception — mon sujet de thèse — il faut d’une part des règles limitatives du pouvoir et d’autre part constater leur inadéquation avec les exigences d’efficacité et de célérité face à la menace. Il faut en outre, troisième élément de sa définition[4], considérer que la sauvegarde de la communauté politique constitue un impératif supérieur, impérieux, inconditionnel. Il importe donc de préférer sacrifier l’État de droit à l’État tout court, le pouvoir limité à la conservation de la société. Sa survie politique au risque de la dictature vaudrait mieux que sa chute, quoique l’on pense de son éventuelle régénération au nom de principes intangibles[5]. Cette fameuse continuité de l’État ou, pour le dire dans les mots de Hauriou, son droit de « légitime défense[6] » ne va pas de soi, ou plutôt, n’a pas toujours été une évidence. Personne mieux que Kantorowicz n’avait montré comment avait été patiemment construit ce qui semble aujourd’hui un truisme guère susceptible d’être interrogé. À une époque où l’on peut passer des années entières placées sous état d’urgence sécuritaire (2015-2017) puis sanitaire (2020-2022), une discussion relative au droit de l’État de se défendre, en dépit des libertés, alors que ses institutions vitales ne sont nullement atteintes, ne peut être réservée qu’à un cénacle universitaire par définition étroit ou à des militants peu ou prou irresponsables sinon anarchistes. C’est dire à quel point l’impératif absolu de la sauvegarde de l’État a dompté les esprits.

Car pendant fort longtemps, cet impératif est loin d’en avoir été un. Après une longue éclipse à l’époque féodale, Kantorowicz va révéler, comme le sculpteur révèle le marbre, la construction de l’exigence de préservation de la Couronne, impérieuse nécessité qui, justement, va permettre de suspendre temporairement des règles juridiques venant limiter le pouvoir. Ces règles peuvent relever des droits divin et naturel qui viennent peser sur la conscience du monarque chrétien (leur suspension sera alors justifiée par la raison d’État[7]), ou être de nature « constitutionnelles », comme n’hésitent pas à les qualifier les historiens anglo-saxons[8], en tant qu’elles ont trait au partage du pouvoir (interdictions de levées fiscales non consenties ou autorisées par le pape ou les clercs, de légiférer pour l’ensemble du royaume sans l’assentiment des barons, etc.). Les travaux de Kantorowicz s’avèrent particulièrement instructifs pour repérer une sorte de coalition involontaire mais logique des disciplines savantes — histoire de l’art, philosophie, droit canonique, droit romain — vers un même objet, la Couronne en tant que concept, continu, atemporel. Il procède, comme le font les auteurs qu’il étudie, par analogie en tentant de repérer les traits communs de réalités qui demeurent distinctes. Cette facture épistémologique s’avère extrêmement efficace car elle permet d’avancer, de conclure là où, au contraire, le fait d’insister sur les distinctions, les différences, l’hétérogénéité interdit d’éprouver la satisfaction de progresser, d’aboutir.

Une des grandes inspirations de Kantorowicz fut de montrer que l’État ne comportait pas seulement une dimension spatiale — selon la définition généralement admise par les spécialistes de droit international : un territoire, une population, un gouvernement — mais aussi une épaisseur temporelle mue en exigence existentielle à demeurer dans son être. Sa jeunesse dans l’encore jeune Allemagne du premier xxe siècle n’y est pas étrangère, sans doute.

Le moment xive siècle au cours duquel l’ajout de cette variable temporelle a permis de conceptualiser sûrement le corps politique, le menant sur la route de la modernité, allait prendre fin avec les temps contractualistes, quand on se laissa convaincre que l’État résultait de la volonté humaine ; ce faisant, on recréait la possibilité du non-État et l’inquiétude de la discontinuité. Il fallait, comme au xiiie siècle, repenser des pouvoirs extraordinaires, sporadiquement nécessaires pour le maintenir. Puisque la mort de l’État était redevenue une hypothèse vraiment envisageable, puisque ce colosse aux pieds d’argile pouvait être terrassé, il fallait trouver une solution : permanente pour Hobbes avec un Léviathan tout puissant, occasionnelle pour Locke avec d’un côté la prérogative royale[9] et de l’autre la résistance à l’oppression, l’une comme l’autre mises en œuvre de façon exceptionnelle. Ainsi se dévoilait du xive au xviie siècle une sorte de séquence de la pensée juridique et politique majoritaire qui assurait à l’État une continuité temporelle — renforcée au xvie siècle par le concept bodinien de souveraineté — venant consolider son assise territoriale, démographique et institutionnelle. Avant, il fallait soit suspendre pour un temps donné, soit reléguer au second plan les règles limitatives du pouvoir, que l’on songe à un droit divin et naturel ou à des règles institutionnelles. Après, il faudra écarter temporairement ou amoindrir les bornes du pouvoir, qu’il s’agisse des droits individuels (vie, liberté, propriété) ou de la séparation des pouvoirs. Avant comme après, l’ignorance passagère des limites du pouvoir devait être dûment justifiée par l’évidente nécessité[10] de la sauvegarde de l’État. Pendant ces trois siècles, le risque encouru par la communauté politique étant jugé permanent, au fondement même du politique, la solution sera absolutiste : le pouvoir n’a aucune règle limitative à suspendre car elles n’existent plus, en revanche, le monarque bodinien[11] ou hobbesien a toujours le loisir de se montrer « doux » quand rien ne le menace.

Dans la situation de péril, deux atemporalités se font face. La première est celle de l’État ; la seconde celle des règles anciennes comme modernes venant limiter le pouvoir des gouvernants qui, même suspendues, étaient regardées comme atemporelles, anhistoriques, éternelles. Deux éternités parfois en conflit dont on comprenait que la condition de la pérennité des secondes dépendait de celle du premier même si ces normes devaient être parfois ignorées et suspendues. L’État était conçu comme la condition de possibilité terrestre de la réalisation des droits divins et naturels pour le Moyen Âge, des droits naturels modernes au xviiisiècle. Une certaine discontinuité de ces droits, fatale, serait le prix à payer de la continuité de l’État de même que la discontinuité de l’État, non moins inéluctable, se fait au prix de la pérennité des droits par la résistance occasionnelle au tyran ou la résistance à l’oppression.

Ces conclusions étaient celles auxquelles j’étais parvenu en lisant, entre autres, Kantorowicz en 1992. Sa relecture en 2022 permet toutefois de compléter et d’affiner les rapports au temps qu’entretiennent le droit et l’État, à savoir les temps longs de l’État et des droits d’un côté et les temps courts de l’état d’exception et de la résistance à l’oppression de l’autre.

S’agissant de la perpétuation des institutions politiques comme juridiques, Kantorowicz a opportunément mis en lumière que les Médiévaux avaient conçu l’aevum comme une manière d’échapper à tempus (le temps fini) sans pouvoir prétendre se fondre dans l’æternitas (le temps infini car immobile, sans durée[12]). L’illustration la plus évidente étant que la Couronne demeure tandis que son titulaire mortel disparaît. Aevum est un temps qui dure, passe, contrairement à æternitas, mais dont la vocation est l’intemporalité, contrairement à tempus ; il est le temps des anges, et se voit mobilisé pour décrire celui des corps politiques. Appliqué à ceux-ci toutefois, est-il à la même distance de l’un et de l’autre[13] ? Est-il plus proche d’æternitas en tant qu’il n’est pas censé avoir de fin[14] ? La survie de ces corps politiques par-delà la mort physique des titulaires passagers des offices devrait faire pencher la balance dans ce sens. Mais æternitas n’ayant pas de durée, peut-on concevoir la notion même de succession ? Est-il au contraire plus proche de tempus qui s’applique à ce qui naît, croît, atteint la maturité, décline et meurt comme tous les êtres vivants terrestres (végétaux, animaux, humains), soumis à la corruption ?

L’analogie rapportée par Kantorowicz peut être réinterrogée à la lumière d’événements récents qui permettent peut-être de mieux comprendre pourquoi son texte sur les Deux Corps du roi et son Pro patria mori, qui ont tant parlé il y a trente ans, nous disent autre chose aujourd’hui.

Le premier d’entre eux concerne la mort, le 23 mars 2018, du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame et de Redouane Lakdim, le terroriste de Trèbes[15], l’un et l’autre sacrifiés au nom de la foi en une cause supérieure. Pour autant, peut-on voir une analogie entre la survie décernée à Beltrame en tant que héros de la patrie et le paradis réservé au djihadiste mort en chahid (martyr) ? Dans son oraison funèbre prononcée le 28 mars, le président Macron fustige la mort du terroriste — « une mort qu’ils [les islamistes morts avant lui] croyaient glorieuse, mais qui était abjecte : une mort qui serait pour longtemps la honte de sa famille, la honte des siens et de nombre de ses coreligionnaires ; une mort lâche, obtenue par l’assassinat d’innocents[16] » — pour mieux célébrer celle de l’officier « prêt à donner sa vie parce que rien n’est plus important que la vie d’un concitoyen, tel [étant] le ressort intime de la transcendance qui le portait[17] ». Pour les Modernes que nous sommes, cela ne souffre aucune discussion. Mais on peut toutefois s’interroger sur la puissance du corpus mysticum de l’État par rapport à celle de l’Au-delà. En d’autres termes, l’éternité accordée à Beltrame (la gloire immémoriale, des obsèques aux Invalides, l’élévation au grade de Commandeur de la Légion d’honneur et de colonel de Gendarmerie) pèse-t-elle le même poids que celle à laquelle aspirait Lakdim (le sentier d’Allah, les soixante-douze vierges, le vin qui n’enivre pas, etc.[18]). La promesse de l’æternitas du paradis est par définition plus puissante que celle de l’aevum de la mémoire du héros patriotique même si l’État, qui n’est pas censé disparaître un jour, le peut toutefois. En outre, le souvenir des gestes héroïques s’amenuise à mesure que, génération après génération, la flamme cesse d’être entretenue. Parce que le sacrifice religieux avait comme disparu de l’horizon de nos vies à la fin des années 1990, on ne mesurait pas suffisamment qu’il reste, à certains égards, beaucoup plus fort que celui des grandes causes d’alors : l’État de droit, la démocratie, etc.

Le second phénomène récent qui conduit à réinterroger Kantorowicz porte sur l’état d’urgence qui, trainant en longueur entre 2015 et 2017, s’est transformé en état permanent à la faveur de la loi SILT (Sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme) du 30 octobre 2017. Y a-t-il quelque rapprochement à faire avec la séquence que le médiéviste décrit, entre les xive et xvie siècles, au cours de laquelle la necessitas qui était toujours associée à l’urgence a fini par être une nécessité normale, c’est-à-dire une banale utilité publique. En termes de rapport au temps, cela signifierait que certains droits (ici l’inviolabilité du domicile mis en cause par les perquisitions administratives, la liberté d’aller et venir altérée par les assignations à résidence) seraient chassés de leur piédestal, de leur supériorité en se voyant privés d’æternitas, de sorte que l’aevum de l’État (l’impératif de demeurer dans son être) pourrait en faire bon marché sans même devoir s’en expliquer fermement. Ces droits seraient relégués à des institutions juridiques marquées par tempus, de vulgaires entités mortelles, en l’espèce disparues dans certains domaines (notamment ceux que visent les visites domiciliaires[19] et les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance[20] de la loi SILT : la protection du domicile et la liberté de circuler sur le territoire national). L’outil de disqualification, celui par lequel on prive telle institution juridique d’æternitas — c’est une piste que l’on entend présenter — est le contrôle de proportionnalité, le fameux triple test par lequel le juge évalue que telle mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée au but qu’on lui assigne. Si, en effet, le respect des libertés peut toujours être mis en cause par un motif d’intérêt général, alors aucun motif transcendantal ne peut sérieusement résister à ce qui pourrait mettre en danger le corps politique.

Ces deux phénomènes — l’attirance eschatologique pour la mort comme offrande et la privation d’éternité des droits et libertés issus de la modernité — seront l’occasion d’observations nouvelles sur les liens entre sacrifice et temporalité de l’État d’une part et nécessité et atemporalité des droits d’autre part.

 

I. Sacrifice et temporalité de l’État

 

Les oraisons funèbres occupaient une place centrale dans la vie politique des cités de l’Antiquité[21]. Le héros grec ayant donné sa vie pour les siens survivait à sa propre mort notamment grâce aux hommages qui étaient rédigés et déclamés par les plus grands orateurs de leur époque (Périclès, Lysias, Démosthène, etc.). Ils étaient déifiés par les autres et ici-bas. Aux premiers temps du christianisme toutefois, dans l’Empire romain, la mort pour la patrie terrestre se voit comme supplantée par le martyre pour le royaume céleste. Tertullien, Lactance (le « Cicéron chrétien »), prenant à la lettre l’injonction du décalogue « Tu ne tueras pas », vantent les courageux baptisés qui préfèrent être mis à mort plutôt que de sacrifier aux dieux de Rome, voire, comble de l’idolâtrie, à l’empereur. Ainsi Saint Jules, au début du ive siècle qui, désobéissant à l’injonction de s’adonner aux rites païens en ayant conscience que cette résistance le voue à une mort certaine, affirme : « Vivre avec vous, c’est mourir pour moi ; mais si je meurs pour mon Sauveur, je vivrai. J’ai résolu de mourir dans le temps, pour vivre dans l’éternité[22]» Comme l’a montré Kantorowicz[23], la mort pour la patria æterna (le royaume des Cieux) peut être préférée à la mort pour la patrie terrestre (l’Empire). Dans ce conflit, si l’on peut dire, entre l’éternité et la longue durée, le paradis chrétien semble soudain plus « attractif » que le souvenir, la mémoire des soldats tombés pour leur empereur, leur roi, leur république. En effet, ce Ciel éternel, sans temps qui passe, exclut par là même l’oubli. Ce que ne saurait promettre la longue durée de la mémoire qui peut certes demeurer quasi intacte pendant des générations mais tend inexorablement à s’effacer.

Ce rapprochement entre éternité et longue durée que Kantorowicz met en lumière comporte donc une limite qu’il laisse au second plan. Dans le monde judéo-chrétien, Dieu est extérieur au monde (tandis que les dieux antiques étaient dans et de la cité), de sorte que renoncer au monde pour être accueilli dans cet ailleurs qu’est la patria æterna ne fait pas dépendre la survie du défunt de la mémoire des autres. Les survivants célébreront certes longtemps les morts pour la patrie, mais sans doute pas indéfiniment. Évidemment, on peut identifier, dans les oraisons funèbres anciennes comme modernes, l’aspiration à gommer la durée, notamment au moment où l’on rappelle les hauts gestes des héros qui ont précédés celui que l’on célèbre. Il reste que cette litanie, parfois peu évocatrice, donne la preuve même que le temps ne se fige pas, qu’il ne peut nullement s’immobiliser. Quand, en guise de dernier hommage à Beltrame, Emmanuel Macron évoque « les hautes figures de Jean Moulin, de Pierre Brossolette, des Martyrs du Vercors et des combattants du maquis », « les ombres chevaleresques des cavaliers de Reims et de Patay, des héros anonymes de Verdun et des Justes, des compagnons de Jeanne et de ceux de Kieffer », il enchevêtre volontairement les siècles, superpose les régimes politiques, mixe les panthéons de la gauche et de la droite pour figurer une France unique, unanime, ne connaissant que le présent lointain (le contraire du passé immédiat comme du futur proche), une forme d’immuabilité toute païenne. L’âme du martyr des religions monothéistes ne doit pas son existence à la célébration de sa mémoire par les survivants, mais par l’accueil qui lui aura été réservé dans l’Au-delà. Or, pourvu que l’on donne, dès ici-bas, au « guerrier de Dieu[24] » l’assurance qu’il franchira une « porte étroite[25] » grande ouverte pour lui, l’offre peut apparaître plus « séduisante »…

Quand en 1095, Urbain II offrit la « remissio peccatorum[26] » à ceux — des pécheurs terrorisés par la damnation — qui s’aventureraient dans la croisade ou quand en 1128, Bernard de Clairvaux assurait que le Templier qui tuait des infidèles, « loin de redouter la mort », « la désir[ait] » car « Jésus-Christ seul est sa vie et que, pour lui, la mort est un gain[27] », ils traçaient des perspectives comparables à celles qui, aujourd’hui, attirent les djihadistes les plus « pieux ». Ce que les États « offrent » à leurs combattants est sans doute plus grand et plus glorieux que ce qu’obtiendront les citoyens âgés qui trépassent dans leur lit au soir d’une vie vertueuse, mais ce n’est pas, à proprement parler une éternité. Ils seront oubliés, comme sont effacées les morts de ceux dont on ne vient plus honorer les tombes après plusieurs décennies, quand la concession funéraire est en situation d’abandon, comme sont négligés les noms qui figurent sur les monuments de citoyens « morts pour la France » des plus infimes communes rurales. L’oraison funèbre du soldat mort au combat traduit, d’une certaine manière, une apothéose, une déification qui lui permet de rejoindre le panthéon des autres grands morts pour leur pays. Mais il suffit que les célébrations se fassent plus rares, moins fréquentées, moins solennelles, qu’elles ne touchent plus le cœur de vivants pour voir ceux auxquels on avait promis qu’on ne les oublierait jamais sombrer dans l’oubli ; seconde, impitoyable, irrémédiable mort.

Aevum, puisqu’il est une suite d’instants qui adviennent pour s’éloigner ensuite, se rapproche davantage de tempus que d’æternitas. Il n’y a là que logique cependant, la sur-vie — la vie après et sans la vie — des soldats n’est pas accordée une fois pour toute lors du Jugement dernier mais alimentée par des survivants, eux-mêmes mortels. La temporalité de l’ici-bas étatique affecte celle de son panthéon ; puisque l’État est marqué par l’aevum, les morts le sont également : ils ne peuvent ne serait-ce que prétendre à l’éternité.

Il semble donc que le martyre pour la patrie céleste et le sacrifice pour la patrie terrestre[28] ne soient pas seulement frappés par des différences de degrés ou d’intensité mais de nature. La promesse politique reste moins puissante ou attirante que l’espérance religieuse. En ce sens, le travail de Kantorowicz vient rappeler la fragilité de la construction idéologique des xiiie et xive siècles visant à décerner une durée infinie aux États, et de leur conférer un statut quasi transcendantal. Cette construction restera incertaine pendant tout l’Ancien Régime, avant même que les théories du Contrat social ne la précarisent encore davantage. Richelieu, l’homme auquel on prête les actions les plus obscures d’une raison d’État envahissante, confessait, inquiet :

Le salut des hommes s’opère définitivement en l’autre monde, et partant ce n’est point merveilles[29] si Dieu veut que les particuliers lui remettent la vengeance des injures qu’il châtie par ses jugements en l’éternité. Les États n’ont point de subsistance après ce monde, leur salut est présent ou nul, et, partant, les châtiments nécessaires à leur subsistance ne peuvent être remis ; mais ils doivent être présents[30].

On ne saurait apporter de meilleure justification tant à l’état d’exception qu’à la monarchie absolue, mais le besoin même de justification administre la preuve de la fragilité existentielle de l’État affecté par un aevum qui se rapproche bien davantage de tempus (le risque de disparition) que par æternitas (la certitude de l’immuabilité).

 

II. Nécessité et atemporalité des libertés

 

Le préambule de la Déclaration souligne que « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ». Les Constituants leur assignent par là un statut de constance, d’immobilité, de perpétuité, bref d’éternité. Ils cherchent à transmettre également la conviction que la stabilité ou la continuité de l’État résulte de son respect scrupuleux pour ces droits ; la « corruption » renvoyant ici à l’idée de dépérissement des régimes (« anacyclose ») et nullement de la prévarication ou de la malhonnêteté personnelle des titulaires du pouvoir. D’une certaine manière, le principal motif de la puissance de l’État vient de sa relative impuissance à remettre en cause sa raison d’être ou, pour le dire avec les concepts de Kantorowicz, l’æternitas des limites juridiques du pouvoir constitue la condition même de sa prétention à l’aevum, au temps long.

Une logique similaire prévalait avant le xiiie siècle à propos des droits divin et naturel qui, par définition, sont affectés par la même éternité que celle de Dieu lui-même, un Dieu auteur d’une nature essentiellement stable. Dans cette hypothèse également, le roi étant tenu d’observer les préceptes divins et naturels dans une logique spéculaire d’imitation, la pérennité même de sa domination sur un territoire dépend de son aptitude à se conformer à cet ordo supérieur. Telle est la logique défendue par Jean de Salisbury[31].

Comment, dans de telles conditions, être amené à penser que pour garantir la continuité de l’État, il faille au prince médiéval se détourner de la discipline chrétienne ou au gouvernement constitutionnel s’affranchir des égards dus aux droits et libertés ?

La réponse peut être apportée en deux étapes. 1/ La plupart du temps, le respect des droits supérieurs et leur garantie vont de concert car il faut bien un État ou un prince pour qu’ils soient effectifs ; ils ne sauraient l’être dans l’anarchie. 2/ Il arrive toutefois que, face à une menace puissante, les conditions de possibilité de la sauvegarde de l’État ne puissent être réalisées que contre ces droits supérieurs. Telle est la logique de l’état d’exception. L’aevum vient au secours de l’æternitas, laquelle æternitas reviendra, le plus rapidement possible, au secours de l’aevum.

Cette logique a été renversée toutefois ; précisément par la doctrine des deux corps du roi qui place si haut la logique de la préservation du corps politique que l’exigence de respect des règles limitatives du pouvoir a été progressivement éclipsée au profit d’une dynamique absolutiste. En témoignent les progrès de la ratio status rei publicae, c’est-à-dire une raison propre à l’état de santé de la chose publique, qui deviendra bientôt la rationalité particulière venant faire plier l’exigence du respect des droits, non de façon exceptionnelle, mais de manière ontologique, consubstantielle à la nature même du politique : la raison d’État, au sens non péjoratif de l’expression[32].

Il y a des raisons de considérer que ce processus d’inversion des priorités propre à la fin du Moyen Âge — l’État est pérenne parce qu’il respecte les droits vs l’État est sauf parce qu’il s’en affranchit — retrouve quelque actualité en ce début de xxie siècle. Kantorowicz s’accommodait volontiers des anachronismes, on emprunte la même avenue.

Lorsqu’il est question aujourd’hui de limiter l’exercice d’une liberté pour préserver l’ordre public, le juge administratif comme le juge constitutionnel pratiquent le test de proportionnalité — la mesure est-elle adaptée, nécessaire, proportionnée pour faire face au risque encouru ? — faisant au fond de la sauvegarde de l’État l’impératif inébranlable, et du respect des libertés la variable d’ajustement. L’æternitas des libertés est brisée au profit de l’aevum de l’État : telle est la logique de la supériorité de l’impératif terrestre — de la ratio status. On ne s’en est guère rendu compte mais cette dialectique se situe à l’exact opposé de celle de 1789 qui faisait du respect des droits le meilleur gage de la pérennité de l’État.

Le plus surprenant vient de ce que ce même test de proportionnalité est retenu pour effacer des droits essentiels en état d’urgence (inviolabilité du domicile mise à mal par les perquisitions administratives, liberté individuelle drastiquement réduite en cas d’assignation à résidence, etc.). L’urgence ne désigne plus alors le temps court du péril de l’État mais l’intensité du sacrifice des libertés face à une menace durable. On est passé de la nécessité exceptionnelle à la nécessité normale : on a dès lors malmené le rapport de proportion puisque l’urgence comme intensité — sans urgence temporelle — permet de franchir la digue. Dit en termes mathématiques, l’argument de la nécessité ou de l’urgence augmentant considérablement le numérateur tandis que le dénominateur des libertés est constant, l’équilibre de la fraction est rompu en faveur de l’ordre contre la liberté. Dit à présent dans les mots de Kantorowicz, les droits et libertés ne sont dorénavant marqués ni par l’æternitas (immuabilité) ni par l’aevum (continuité), mais par tempus, ce temps tout terrestre de ce qui n’a qu’un temps.

Avec de tels raisonnements — il faut rappeler que l’urgence et la nécessité sont des arguments d’autorité dont l’une des caractéristiques est d’entendre interdire toute délibération et, partant, toute manière de soupeser des rapports de proportionnalité — tout peut être emporté par l’ordre public, l’ordre de notre nouveau corps mystique. Quand l’évaluation du fond de l’équilibre entre ordre et liberté est biaisé par un motif tel que l’urgence, l’attention se déplace sur le terrain formel, volontariste, bodinien : il s’agit alors de déterminer l’institution que l’on va habiliter à dire que l’atteinte est proportionnée. Puisqu’il s’agit d’un argument d’autorité, il faut, précisément, de l’autorité pour s’en prévaloir : celle-ci doit-elle être principalement juridictionnelle, essentiellement politique ? Tout dépend de la capacité de l’une ou de l’autre à faire prévaloir, aux yeux de ceux qui les croient, l’argument du temps long, voire du temps sans temps.

*

Lire Kantorowicz quand la souveraineté, la nation, l’État semblaient se défaire au profit de l’universalité des droits et du doux commerce mondialisé n’a pas la même saveur que de le relire alors que les libertés reculent de toutes parts, que les nationalismes renaissent, que le tragique de la mort violente retrouve l’avant de la scène, qu’elle frappe des serviteurs de l’État, des citoyens au hasard et même leurs bourreaux. Dans un contexte comme dans l’autre, ces textes nous parlent, forcent à nous interroger, ébranlent ce que nous tenons pour acquis. Sans doute est-ce là la définition même d’une œuvre pérenne. Dignitas non moritur.

 

François Saint-Bonnet

Historien du droit, François Saint-Bonnet est professeur à l’Université de Paris-Panthéon-Assas. Il est spécialiste de droit des libertés, spécialement en lien avec les questions de sécurité.

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