La question mémorielle de constitutionnalité (à propos de la décision du 28 février 2012 du Conseil constitutionnel)

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Sommaire de l'article

Thomas Hochmann

Durant l’hiver 2011-2012, le vote par le Parlement d’une loi qui réprimait la contestation de l’existence du génocide commis contre les Arméniens a provoqué un important débat en France. Les arguments juridiques avancés contre cette loi semblent assez faibles, et ont relégué à l’arrière-plan la véritable question que posait cette restriction de la liberté d’expression. Saisi par des parlementaires, le Conseil constitutionnel a rendu une décision laconique, obscure et contradictoire.

 

 

 

« Considérant qu’une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s’attache à la loi ; que, toutefois, l’article 1er de la loi déférée réprime la contestation ou la minimisation de l’existence d’un ou plusieurs crimes de génocide « reconnus comme tels par la loi française » ; qu’en réprimant ainsi la contestation de l’existence et de la qualification juridique de crimes qu’il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la liberté d’expression et de communication »1.

 

 

Le 28 février 2012, le texte qui visait à « réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi » était jugé contraire à la Constitution. Le Conseil constitutionnel est peut-être la seule juridiction au monde qui rende des décisions dont la lecture provoque un effet de suspense2. L’auteur de ces lignes peut en témoigner : s’étant efforcé, à la manière du spectateur d’un match de football diffusé en différé, de ne pas apprendre la solution retenue avant de lire la décision, il crut d’abord à une victoire des partisans de la nouvelle loi, avant qu’un retournement de situation, dans les toutes dernières minutes, ne conduise à un résultat inverse.

 

En réalité, de nombreuses relectures sont nécessaires pour percevoir la signification des développements du Conseil. Sans surprise, les multiples commentaires doctrinaux qu’a occasionnés cette décision en proposent des interprétations variées3. Or, tous semblent lire dans le texte bien davantage qu’il ne contient4. La thèse du présent article est fort simple : quelles qu’en soient les raisons5, le Conseil a rendu une décision au contenu très limité et affecté d’une contradiction majeure. Celle-ci échappe aux commentateurs car ils se livrent à une lecture bienveillante, recherchent ce qu’a « voulu dire » le Conseil, et « projettent » dans la décision leurs propres pensées. Il est difficile de réfréner la vision de membres du Conseil parcourant, d’un œil amusé, les nombreuses exégèses qui s’efforcent de déchiffrer un texte qu’ils ont, volontairement peut-être, obscurci. La présente contribution ne donnera pas ce plaisir aux « sages »6. Elle se limitera au texte de la décision et démontrera qu’il est tout simplement contradictoire.

Bien sûr, une telle analyse, de même que les observations relatives à la loi censurée, impliquent de rejeter une thèse étrangement répandue dans la doctrine, selon laquelle un énoncé permettrait toujours toutes les interprétations7. Il est inhérent au langage (et donc au droit) de ne permettre de déduire d’un énoncé, dans son contexte, que des interprétations raisonnables. Nul ne saurait par exemple prétendre que le Conseil a contesté l’existence du génocide arménien8. Les explications de la décision du Conseil proposées par la doctrine ne sont certainement pas délirantes, elles sont rationnellement défendables. Il s’agira cependant de prouver que la lecture proposée ici est meilleure, en ce qu’elle dévoile davantage la « logique » de la décision, sans ajouter d’éléments qui ne s’y trouvent pas.

 

Il est vrai que la décision du Conseil est particulièrement remarquable par ce qu’elle n’aborde pas. Les parlementaires, le gouvernement et la doctrine portent largement la responsabilité de ce silence. La question d’interdire ou non la contestation de l’existence du génocide commis contre les Arméniens est en effet une question politique : il s’agit de décider si cette expression est susceptible d’avoir des effets suffisamment néfastes pour justifier une limitation de la liberté d’expression. En effet, la Déclaration de 1789 ne permet au législateur de restreindre ce droit que dans les cas où son exercice est « nuisible à la Société » (article 5), lorsqu’il constitue un « abus » (article 11), qu’il trouble « l’ordre public » (article 10) ou porte atteinte aux droits d’autrui (article 4). Or, plutôt que d’aborder cette question, les participants à la procédure législative, aidés en cela par la doctrine, se sont presque exclusivement concentrés sur des arguments d’apparence juridique. Avant d’examiner la contribution du Conseil constitutionnel, on montrera donc le peu de fondement de ceux des arguments qui n’ont pas été repris dans sa décision.

 

 

 

 

Les arguments d’inconstitutionnalité ignorés par le Conseil

 

Le texte censuré par le Conseil visait à introduire, dans la loi du 29 juillet 1881, un article 24 ter qui prévoyait des peines pour « ceux qui ont contesté ou minimisé de façon outrancière, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes de génocide défini à l’article 211-1 du code pénal et reconnus comme tels par la loi française ». Sans prétendre à l’exhaustivité, il est loisible de montrer que la plupart des arguments d’inconstitutionnalité qui ont été avancés contre cette loi ne sont guère convaincants.

 

 

L’incompétence du législateur

 

En reconnaissant le génocide arménien, et a fortiori en pénalisant sa contestation, le législateur outrepasserait sa compétence. Suite à une tribune de Robert Badinter dans Le Monde9, cet argument fut entendu à de multiples reprises lors des débats parlementaires. Il semble largement partagé par la doctrine. Sa première version consiste à remarquer que la Constitution, notamment dans son article 34, ne prévoit nullement l’Histoire parmi les compétences du Parlement10. Cela est sans doute exact. Mais il en va de même du terrorisme ou de la protection des animaux. La Constitution attribue de très larges champs d’intervention au législateur, lesquels recouvrent une multitude de matières qui n’apparaissent pas explicitement. L’article 24 ter introduisait une limite pénale à la liberté d’expression : cela relève assurément du domaine de la loi11.

 

Néanmoins, explique-t-on, en interdisant de nier un génocide reconnu par lui, le législateur empiète sur le pouvoir du juge12. Cet argument repose sur une confusion qui caractérise la plupart des reproches adressés à cette loi. Elle n’avait pas pour objet de sanctionner les responsables du génocide arménien, mais de réprimer une expression : elle interdisait de soutenir publiquement que le génocide arménien n’a pas eu lieu. C’est bien au juge qu’il revenait, dans chaque cas particulier, d’examiner les propos litigieux, de vérifier si les conditions de la sanction étaient remplies.

 

Une variante moins fréquente du reproche de l’atteinte à la « séparation des pouvoirs » assure que le législateur, en reconnaissant un génocide ou en pénalisant sa contestation, usurpe la compétence de l’exécutif en matière de relations internationales13. En effet, la loi interviendrait dans un litige entre la Turquie et l’Arménie, les réactions outragées d’Ankara démontreraient l’atteinte à la séparation des pouvoirs. Cet argument, néanmoins, peut difficilement être pris au sérieux. Le Parlement ne peut pas signer un traité ou rappeler un ambassadeur. Mais un acte juridique ne relève pas de la politique étrangère simplement parce qu’il est critiqué par un autre État. On attend avec impatience l’extension de cet argument à la dépénalisation de l’avortement, qui n’a pas dû plaire au Vatican. On se demande également si quelqu’un a songé à prévenir les juges qui ont relaxé Charlie Hebdo, dans l’affaire des caricatures de Mahomet, qu’ils empiétaient sur le domaine réservé du Président de la République.

 

Enfin, un argument très répandu assure que la référence, dans l’article 24 bis, au tribunal de Nuremberg, introduirait une différence capitale entre la pénalisation du négationnisme de la Shoah, et celle du négationnisme du génocide arménien14. Néanmoins, et pour commencer, on voit mal pourquoi l’interdiction de contredire les constatations factuelles d’un tribunal rassure autant les défenseurs de la liberté de l’histoire15. Il faut le reconnaître : ce raisonnement semble bien constituer un argument ad hoc destiné à s’opposer à l’interdiction d’un négationnisme tout en justifiant la pénalisation de l'autre. Une telle attitude peut parfaitement s’appuyer sur une appréciation différente des conséquences néfastes provoquées par chaque négationnisme. Cette analyse gagnerait cependant à être exprimée explicitement16.

On peut remarquer en outre que cet argument repose sur une mauvaise compréhension de l’article 24 bis : son champ d’application ne se limite pas à la contestation des condamnations pour crime contre l’humanité prononcées à Nuremberg. Le renvoi à ce jugement et à ceux d’autres juridictions ne concerne que l’identité des auteurs des crimes dont la contestation est interdite17. L’article 24 bis est applicable à la négation de faits qui n’ont pas été constatés par un tribunal : il suffit que leur auteur ou l’organisation à laquelle il appartient ait fait l’objet d’une condamnation, laquelle peut porter sur d’autres crimes que ceux qui sont niés.

 

 

Une distinction occultée : génocide et négationnisme

 

On a déjà signalé que beaucoup d’auteurs oublient que la loi censurée instaurait une restriction de la liberté d’expression. Elle ne portait pas sur un crime de génocide, mais sur sa contestation. Cette évidence sape le fondement d’un certain nombre d’arguments.

 

Ainsi, toute réflexion fondée sur une mystérieuse « égalité de traitement des faits historiques »18 manque de pertinence, qu’elle soit avancée en faveur ou au détriment de l’article 24 ter. Il s’agit en effet de savoir si la contestation d’un certain crime est susceptible de provoquer les conséquences qui justifient une limitation de la liberté d’expression. Il faut donc s’intéresser à l’expression négationniste, et non au crime lui-même : on ne saurait évoquer, avec la sénatrice Joissains, une « hiérarchisation malsaine des crimes contre l’humanité, en fonction de la réponse pénale apportée à leur contestation »19. Ce qui importe, juridiquement, est le risque de préjudice qui découle de la négation : considérer que ce danger est absent lorsqu’un locuteur nie le massacre des Hilotes n’implique aucun jugement sur la gravité de cet événement.

 

L’argument selon lequel le législateur établirait une insupportable « vérité officielle » s’appuie sur la même confusion. Incriminer la contestation de l’existence du génocide arménien ne dit rien sur la vérité de ces évènements20. On est certes enclin à considérer que l’interdiction d’une affirmation implique que le contraire soit vrai. Mais cela est une supposition qui ne relève pas du droit. Juridiquement, il est simplement interdit d’affirmer qu’aucun génocide n’a été commis contre les Arméniens en 1915. Le défunt article 24 ter, comme l’article 24 bis, ne se préoccupe pas d’évènements historiques, mais d’énoncés. Cette disposition interdisait certaines significations, indépendamment de leur inexactitude, même s’il se trouve qu’elles ne correspondaient pas à la vérité. Un locuteur qui réfute toute extermination systématique des savoyards conteste l’existence d’un génocide savoyard. Le juge appliquant l’article 24 ter aurait dû examiner des énoncés, et non des faits historiques, il aurait étudié si les propos litigieux niaient qu’un plan de destruction des Arméniens eût existé, et non si un tel plan avait existé. La vérité des évènements n’est pas concernée par ce type de lois.

 

Pour une raison similaire, il est également permis de douter de la prétendue atteinte à la non-rétroactivité de la loi pénale que l’article 24 ter, combiné à la loi du 29 janvier 2001, aurait entraîné en qualifiant de « génocide », terme apparu à la fin de la seconde guerre mondiale, les évènements de 191521. La condamnation des Jeunes Turcs pour génocide nécessiterait l’application rétroactive d’une loi. Mais la loi censurée ne permettait de condamner personne pour génocide. Le terme « génocide » n’était pas employé pour sanctionner les auteurs d’atteintes volontaires à la vie en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe (article 211-1 du code pénal). Il s’agissait simplement de définir l’expression interdite : nier la commission de tels actes à l’encontre des Arméniens en 1915. Cette loi n’aurait été applicable qu’aux propos tenus après son entrée en vigueur.

 

Enfin, le reproche d’imprévisibilité fréquemment adressé à l’article 24 ter22 est peu convaincant. Cet argument est souvent invoqué par les juristes contre les infractions qui échappent à leurs faveurs. Une loi étant forcément générale et abstraite, les auteurs ont beau jeu d’arguer de l’absence de précision totale de l’énoncé législatif : il est aisé d’imaginer un cas difficile23. Mais l’exigence de prévisibilité de la loi pénale est loin d’être absolue : elle implique seulement qu’un individu raisonnable puisse prévoir que son comportement risque d’être sanctionné par le juge24. Ainsi, la « minimisation outrancière » prévue à l’article 24 ter vise simplement une minimisation si poussée qu’elle confine à la négation : reconnaître une poignée de victimes plutôt que de les exclure toutes. La Cour de cassation n’a jamais hésité à appliquer l’article 24 bis, qui mentionne la seule « contestation » de la Shoah, à de tels propos qu’elle qualifie de « minoration outrancière »25.

 

Dans sa décision, le Conseil constitutionnel ne s’est appuyé sur aucun de ces arguments. Laissant de côté ces moyens « plus technique[s] », il a, nous explique-t-on, apporté « une sorte d’apothéose » à sa jurisprudence sur la liberté d’expression26. Il a « assum[é] l’audace d’une censure frontale » qui n’est pas sans rappeler la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis en la matière27. Cette « décision majeure »28 « doit être saluée comme une étape décisive et historique dans la défense de la liberté d’expression »29. Il est permis de ne pas partager cet enthousiasme.

 

 

 

 

 

 

La mystérieuse décision du Conseil

 

Si le Conseil considère bien que la loi constitue une atteinte inconstitutionnelle à la liberté d’expression, le raisonnement suivi pour parvenir à cette solution ne justifie guère d’aller danser dans la rue de Montpensier30. Après avoir indiqué la méthode qu’il devrait suivre pour contrôler la loi, le Conseil fonde sa décision sur un tout autre fondement, affecté d’une contradiction évidente. Cette feinte a berné plusieurs commentateurs, tandis que la contradiction finale, si grossière, conduit les autres à rechercher un motif caché.

 

 

L’annonce du contrôle de proportionnalité

 

Après avoir rappelé l’importance de la liberté d’expression dans une société démocratique, le Conseil explique que ce droit peut faire l’objet de limites législatives, à condition qu’elles soient « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ». Une telle exigence découle des articles 5 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme, et ce triptyque semble inspiré de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande31. Cependant, il ne suffit pas d’annoncer cette méthode de contrôle. Lorsque les juges de Karlsruhe l’énoncent, ils poursuivent par un examen détaillé de chacune de ces trois conditions32. Le Conseil, après avoir souligné la pertinence du contrôle de proportionnalité en la matière, le laisse complètement de côté par la suite. Rien, dans le texte de la décision, ne permet d’affirmer qu’elle se fonde sur ce point33, contrairement à ce qu’ont cru certains commentateurs34. Ainsi, dans une motivation composée de trois considérants, le plus long n’est-il qu’un obiter dictum.

En réalité, le Conseil s’est privé de la possibilité même d’examiner si la mesure litigieuse était « nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi ». Un tel contrôle aurait en effet nécessité d’examiner la norme qui découlait de la combinaison de deux textes : l’article 24 ter et la loi du 29 janvier 2001. Une norme juridique est en effet souvent la signification de plusieurs énoncés. L’interdiction de contester l’existence des génocides reconnus par la loi, associée à la reconnaissance législative du génocide arménien, correspondait à une norme : l’interdiction de contester l’existence du génocide arménien. Or, le Conseil est chargé de contrôler la conformité à la Constitution de telles normes (hypothétiques, dans le cas d’un contrôle a priori). Il est impossible de se prononcer sur la « conformité à la Constitution » d’une « loi »35 sans examiner les normes qui découleraient de l’introduction du nouveau texte dans l’ordre juridique. C’est cette évidence que venait constater la décision État d’urgence en Nouvelle-Calédonie, qui expliquait qu’une loi déjà promulguée pouvait être contrôlée « à l’occasion de l’examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine »36.

 

Dans un article célèbre, Alf Ross rapporte que l’on considère, chez les habitants d’une île du Pacifique, que celui qui mange la nourriture du chef est tû-tû, et que quiconque est tû-tû doit être soumis à une cérémonie de purification37. Le Conseil constitutionnel fait comme s’il pouvait se prononcer sur le second élément en ignorant le premier38. Dès lors, il ne peut pas examiner « l’objectif poursuivi » par la loi déférée, qui réprimait la contestation du génocide arménien. Il faut ici remarquer que c’est le législateur qui a ouvert cette porte au Conseil, en recourant à cette formulation alambiquée. L’article 24 ter n’avait pas d’autre effet que d’interdire la négation du génocide arménien. De même, toute loi future « reconnaissant un génocide » se serait combinée avec l’article 24 ter pour introduire une nouvelle restriction de la liberté d’expression. Saisi d’une telle loi, le Conseil aurait dû la contrôler en s’interrogeant sur les effets néfastes des propos visés39.

 

 

La proportionnalité est un rapport entre la fin et les moyens, et le Conseil ne s’interroge nullement sur l’objectif poursuivi par la loi déférée. Comment, dès lors, justifie-t-il la censure ?

 

 

Le fondement contradictoire

 

Le motif de la décision repose entièrement dans le sixième considérant, cité en exergue au présent article. Plus haut dans la décision, le Conseil avait rappelé sa jurisprudence selon laquelle une loi devait toujours revêtir une portée normative, c’est-à-dire qu’elle devait interdire, ordonner ou permettre quelque chose40. La première phrase du sixième considérant indique donc qu’une loi qui se contenterait de reconnaître un génocide serait contraire à la Constitution. Tel n’était nullement le cas de l’article 24 ter, qui pénalisait la contestation de l’existence d’un génocide. Le lecteur pense au premier abord que le « toutefois » qui ouvre la deuxième phrase opère ce constat41. Mais c’est en réalité autre chose que dit le Conseil : alors qu’une loi ne peut, sous peine d’inconstitutionnalité, se contenter de reconnaître un crime, la loi litigieuse réprime la négation de génocides reconnus par la loi. Dès lors, (« ainsi », dit le Conseil), la loi porte une atteinte inconstitutionnelle à la liberté d’expression. En d’autres termes, l’article 24 ter viole la liberté d’expression parce qu’il se fonde sur la réalisation par le législateur d’un acte qui lui est interdit : la reconnaissance de génocides.

 

Cette argumentation peut surprendre, car le grief d’inconstitutionnalité tenant à l’absence de normativité d’une loi qui se contente de reconnaître un génocide était résorbé par la loi déférée. L’article 24 ter mettait fin à la possibilité même d’une disposition non normative à l’égard d’un génocide : toute reconnaissance d’un génocide, combinée avec l’article 24 ter, mettait en place une restriction de la liberté d’expression, et donc l’interdiction d’un certain comportement. En fondant sur l’absence de normativité le constat d’une violation de la liberté d’expression, le Conseil a rendu une décision contradictoire.

 

Aucun commentateur n’opère ce constat42. Cela n’est pas forcément étonnant, dès lors que de nombreux auteurs ont fréquemment reproché simultanément aux lois mémorielles d’être « non normatives » et de restreindre indûment la liberté d’expression43. La décision du Conseil vient donc « consacrer » la contradiction propagée par la doctrine.

 

Presque tous les commentateurs regrettent « le caractère elliptique de la motivation »44, et beaucoup s’attardent sur l’astucieux « toutefois », qui rend le considérant si énigmatique45. Mais il n’est pas possible d’expliquer autrement la décision sans lui ajouter des raisonnements qu’elle n’indique nullement. Un auteur se contente, comme le commentaire officiel46, de répéter la décision sans l’expliquer47. D’autres, ne voulant pas se résoudre à constater la contradiction, sont contraints de demeurer face à un mystère48. D’autres, enfin, assurent que le Conseil censure la prétention du législateur de se faire historien, d’introduire une vérité officielle49. Pour ce faire, le Conseil s’appuierait sur un autre fondement constitutionnel que l’absence de normativité. Mais cette justification n’apparaît pas dans la décision. En outre, l’interprétation proposée ici semble meilleure en ce qu’elle n’isole pas la phrase qui constate l’inconstitutionnalité de la loi du début du considérant, auquel elle est d’ailleurs liée par le terme « ainsi ».

 

 

La Constitution française prévoit que la liberté d’expression peut être limitée dans les cas où son exercice est susceptible de provoquer des conséquences suffisamment graves. Le négationnisme est-il une manière déguisée d’attaquer les individus d’origine arménienne ? La négation crée-t-elle toujours un préjudice, un risque de violence ? Une telle question, qui relève à la fois de l’évaluation et du pronostic, ne saurait recevoir une réponse unique et certaine. La Constitution ne décide pas les problèmes concrets, elle se contente d’encadrer la liberté du législateur : c’est à lui d’établir quels comportements tendent à « troubler l’ordre public ». Le contrôle d’un juge constitutionnel devrait consister à censurer les estimations infondées. Ainsi devrait-il s’opposer à une restriction législative s’il estimait que le comportement visé n’est pas suffisamment « nuisible à la Société », comme l’exige l’article 5 de la Déclaration de 1789. Si, au contraire, l’objectif poursuivi par la loi lui paraissait permissible, il pourrait examiner le caractère proportionnel, nécessaire et adapté de la mesure.

 

La question essentielle concernait donc les effets néfastes susceptibles d’être causés par la négation du génocide arménien. Or, le débat au Parlement porta presque exclusivement sur les questions d’apparence juridique, en particulier sur le prétendu problème de la compétence du législateur. Parmi les rares exceptions, le président de la commission des lois du Sénat avait considéré qu’« aucun discours comparable à l’antisémitisme ne paraît viser aujourd’hui, en France et de façon massive, nos compatriotes d’origine arménienne »50. On peut partager ou contester ce sentiment. Mais on conçoit qu’il soit beaucoup plus aisé d’argumenter dans le registre de la compassion que de mettre en doute la gravité des conséquences attribuées au négationnisme, ou de les contrebalancer avec d’autres préoccupations, telles la politique étrangère ou la cohésion nationale. Les arguments d’apparence constitutionnelle offrirent alors une échappatoire que les parlementaires furent peut-être soulagés d’emprunter.

 

Le Conseil constitutionnel leur a emboîté le pas, mais sans oser assumer une opinion, ni rendre une décision qui, à défaut d’être détaillée, ait au moins les mérites de l’intelligibilité et de la cohérence. « La nature de la clarté que l’on met dans un ouvrage est dans une relation inévitable et presque involontaire avec l’idée que l’on se fait du lecteur que l’on entrevoit », expliquait Paul Valéry51. Une véritable « Cour constitutionnelle »52 se moquerait-elle autant de ses lecteurs ?

 

 

 

 

 

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