La liberté d’expression en temps de crise : l’exemple de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant la question kurde en Turquie

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Sommaire de l'article

Patrick Wachsmann

Confrontées depuis plusieurs décennies aux aspirations indépendantistes de la population kurde et aux graves violences, y compris terroristes, qui y sont liées, les autorités turques ont multiplié les mesures restrictives de la liberté d’expression pour combattre leurs adversaires. Ces atteintes ont suscité une centaine d’affaires devant la Cour européenne des droits de l’homme, offrant ainsi l’occasion de vérifier la solidité de la garantie européenne face à une situation extrême. Tout en tenant compte de la difficulté de la tâche à laquelle l’État se trouve confronté, la Cour n’a cessé d’insister sur l’importance essentielle que revêt la possibilité de critiquer l’action des autorités et de prôner une autre politique. Marquée par une casuistique qui peut rendre les solutions difficiles à prévoir, cette jurisprudence n’en impose pas moins le respect des impératifs de la société libérale.

 

 

 

 

 

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant la liberté d’expression est (ou faut-il dire : devrait être ?) bien connue. Elle se déploie fréquemment à propos d’affaires de diffamation et porte sur des enjeux qui vont du sérieux (la libre critique des dirigeants politiques ou la dénonciation de tel scandale de corruption) au frivole (de la chasse aux phoques au Groenland à la publication de photos de la princesse de Hanovre à Saint Moritz). L’étude de la « jurisprudence turque » de la Cour de Strasbourg à propos de la liberté d’expression offre plusieurs intérêts, me semble-t-il, précisément parce que la situation qui y a donné lieu sort, elle, de l’ordinaire. Depuis qu’elle a accepté le droit de recours individuel et la juridiction de la Cour, la Turquie est confrontée à une violente revendication indépendantiste de la part de la population kurde, ce qui a pour conséquence de plonger le Sud-Est du territoire dans des troubles de grande ampleur, l’État livrant une véritable guerre à l’organisation (le PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan) qui, pour soutenir sa cause, n’hésite pas à pratiquer la violence, en particulier en recourant à un terrorisme meurtrier. Pour reprendre les termes de la Cour : « Depuis 1985 environ, de graves troubles font rage dans le Sud-Est de la Turquie, entre les forces de sécurité et les membres du PKK » (circonstances de l’espèce retracées dans le premier arrêt sur la question qui nous intéresse, l’arrêt Zana c. Turquie du 25 novembre 1997, qui établissait au chiffre de 8 000 environ le nombre de morts suite à ce conflit). Aucun autre État membre du Conseil de l’Europe n’a été confronté aussi longtemps et avec une telle intensité à une situation de ce type, dès lors que les revendications tchétchènes ont entraîné de la part de l’État une riposte militaire de grande ampleur qui leur ont rapidement porté un coup fatal. Le cas de l’Irlande du Nord et du terrorisme déployé par l’IRA au Royaume-Uni est sans doute celui qui se rapproche le plus de celui du Sud-Est de la Turquie. Mais sur le plan de la liberté d’expression, aucune comparaison n’est possible : héritier d’un passé autoritaire, le régime turc a également et massivement entendu combattre le terrorisme sur ce terrain et a pris, à ce titre, des mesures extrêmement restrictives au nom de la lutte contre la violence exercée par le PKK, chose que la tradition britannique de liberté d’expression interdisait en toute hypothèse de faire.

 

La situation turque présente ainsi un double particularisme, par la gravité de la menace et par l’abondance du contentieux soumis à la Cour européenne des droits de l’homme concernant la liberté d’expression. Celui-ci a fourni l’occasion d’éprouver concrètement l’efficacité d’un mécanisme conçu tout à la fois pour faire obstacle à des restrictions injustifiées aux libertés fondamentales et pour promouvoir une « démocratie combattante », apte à se défendre contre ses ennemis. La jurisprudence turque a paru constituer un corpus significatif pour vérifier ce qu’il en est dans une situation grave. À la célèbre question de Hölderlin « Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? » (À quoi bon des poètes en un temps de manque ?), ferait ici écho une manière de : à quoi bon des juristes en des temps de crise ? Le droit offre-t-il des secours suffisants dans une société confrontée à des situations extrêmes ou est-il emporté par le flot de la nécessité ? Y a-t-il une réponse juridique possible, tenable, face à de telles situations, ou est-on condamné à choisir entre des imprécations sans conséquences et des abdications honteuses ?

 

De telles interrogations sont, dans notre domaine, d’autant plus légitimes que la Cour européenne des droits de l’homme a été imaginée, il faut le rappeler, pour des hypothèses dans lesquelles la garantie interne, fût-elle constitutionnelle, des libertés serait défaillante. Le rempart international est-il solide, conformément à l’attente des pères fondateurs de l’Europe des droits de l’homme ? Il me semble, je l’indique d’emblée, que la Cour a su tout à la fois imposer à l’État les valeurs de la démocratie libérale dont l’article 10 de la Convention est une pièce essentielle et ne pas permettre une utilisation de la liberté d’expression qui aurait mis cet État en danger. La balance me paraît globalement avoir été tenue égale entre ces deux impératifs, ce dont on peut créditer la Cour de Strasbourg, en assumant le risque de subjectivité que comporte une telle appréciation. Mais on aura l’occasion de relever, sur ce terrain comme sur l’ensemble du champ de l’article 10, voire de la Convention entière, une certaine incertitude des solutions à la marge, compte tenu de la multiplicité des facteurs pris en compte et de l’irréductible incertitude quant au poids qui sera finalement donné à chacun d’eux.

 

Sans pouvoir et sans vouloir être exhaustif, on se concentrera sur les aspects du contentieux turc lié à la question kurde qui intéressent directement la liberté d’expression, laissant de côté notamment les questions procédurales ou tenant à la composition des juridictions chargées de prononcer les mesures restrictives de cette liberté ou d’en examiner la légalité. On délaissera ainsi les « affaires turques » intéressant la liberté d’expression, mais sans lien direct avec la question kurde, quoiqu’elles conduisent la Cour à faire application de principes identiques. Il s’agit essentiellement d’affaires intéressant la question religieuse, la critique de personnes en charge de fonctions politiques (chef de l’État ou ministres) ou la diffusion d’opinions marxistes. Ces affaires ont été exclues de l’étude en raison du fait que l’enjeu grave d’ordre public lié à la question kurde ne s’y retrouve pas au même degré, ce qui affaiblit la portée des arrêts rendus par rapport à la problématique retenue, alors même que les questions en jeu sont évidemment fondamentales et âprement débattues au sein de la société turque.

 

On se trouve face à un corpus d’environ une centaine d’arrêts, avec cette singularité qu’ils disparaissent des écrans des radars, si l’on peut dire, à partir de 2002 environ : compte tenu du caractère répétitif des affaires et de la constance des principes jurisprudentiels utilisés pour les résoudre, leur signalisation n’est plus faite au titre du bilan annuel de l’activité de la Cour par exemple1. Pourtant, au-delà des répétitions, la prise en compte des éléments de fait est riche d’enseignements, ne serait-ce que pour confirmer la difficulté de prévoir avec un certain degré de probabilité le sens des décisions juridictionnelles.

 

Les principes d’abord posés par la Cour seront ultérieurement précisés et mis à l’épreuve de la situation particulière à laquelle l’État défendeur doit faire face, avec un accent libéral dominant.

 

 

I. L’énoncé des principes pertinents

 

1. La jurisprudence Zana ou la crainte de la propagation d’un climat propice à la violence

 

Le premier arrêt rendu par la Cour dans la matière qui nous occupe va s’avérer peu représentatif, contrairement à ce qui résulte souvent des hasards qui commandent l’activité juridictionnelle. L’affaire Zana, tranchée en Grande chambre le 25 novembre 1997, offre l’intérêt de placer d’emblée la Cour dans le vif du sujet, c’est-à-dire dans la complexité du débat. Dans un entretien avec un journaliste, le requérant, ancien maire de Diyarbakir, alors incarcéré, avait déclaré : « Je soutiens le mouvement de libération nationale du PKK ; en revanche, je ne suis pas en faveur des massacres. Tout le monde peut commettre des erreurs et c’est par erreur que le PKK tue des femmes et des enfants ». Ces propos, publiés dans un journal d’audience nationale, valurent à leur auteur une condamnation, pour apologie d’un crime et mise en péril de la sécurité publique, à une peine de douze mois d’emprisonnement par la Cour de sûreté de l’État de Diyarbakir. La Cour conclut, par douze voix contre huit, que les exigences de l’article 10 n’avaient pas été méconnues en l’espèce. L’arrêt souligne la contradiction et l’ambiguïté qui entachent la déclaration litigieuse : on ne peut, relève la Cour, à la fois soutenir une organisation qui pratique le terrorisme et se prononcer contre les massacres que comporte inéluctablement la pratique du terrorisme, de même que l’on ne peut à la fois désapprouver les massacres et les considérer comme une simple erreur que n’importe qui pourrait commettre. Cette contradiction et cette ambiguïté, la Cour le souligne, doivent être considérées « dans les circonstances de l’espèce, que le requérant ne pouvait ignorer », celles d’attentats meurtriers perpétrés par le PKK contre des civils et d’« une tension extrême » qui régnait à ce moment-là dans la région. « Dans ces circonstances, conclut l’arrêt, le soutien apporté au PKK, qualifié de mouvement de libération nationale par l’ancien maire de Diyarbakir, ville la plus importante du Sud-Est de la Turquie, dans un entretien publié dans un grand quotidien national, devait passer pour de nature à aggraver une situation déjà explosive dans cette région ». Ce qui frappe dans l’approche de la majorité de la Cour, c’est le souci de ne pas jeter de l’huile sur le feu – dans les relations de l’institution juridictionnelle internationale avec la Turquie et quant aux faits de l’espèce. C’est la face négative des propos litigieux qui est retenue (à l’inverse de l’opinion dissidente, qui estime que le requérant « se dissocie en même temps, dans une certaine mesure, de la violence utilisée par le PKK »), compte tenu de la tension régnant dans la zone concernée : ne pas alimenter la violence ambiante est la considération prioritaire dans cette affaire.

 

Mais la suite de la jurisprudence ne se situe nullement dans cette tonalité : c’est l’État désormais qui est mis face aux responsabilités que lui impose son caractère démocratique et, partant, à l’importance à attacher à la liberté d’expression.

 

 

2. La jurisprudence Incal ou la réintroduction de l’exigence d’un débat politique ouvert

 

Dès l’arrêt Incal c. Turquie du 9 juin 1998, c’est une Grande chambre unanime qui conclut à la violation de l’article 10 après une condamnation pour incitation au crime qu’avait value au requérant sa contribution à la rédaction d’un tract dénonçant des discriminations contre des commerçants ambulants et des habitants de bidonvilles à Izmir et les imputant à une politique anti-kurde des autorités. Le gouvernement espérait bénéficier d’une réitération de la solution Zana en soulignant le danger d’attiser des oppositions raciales (pour lui, il n’existe pas de minorité ou d’identité kurde, le mot est toujours mis entre guillemets) dans une ville où la situation pouvait devenir explosive quoiqu’elle ne soit pas située au Sud-Est du pays. La Cour, après avoir relevé l’existence d’incidents qui avaient donné lieu aux tracts litigieux, fait application des principes traditionnels de sa jurisprudence : possibilité pour l’opposition d’exprimer son point de vue, nécessité pour le gouvernement d’user avec modération de la voie pénale à l’encontre de ceux qui critiquent sa politique, tolérance nécessaire envers ceux qui professent des opinions dissidentes, dès lors que les propos tenus sont considérés comme ne constituant pas une « incitation à l’usage de la violence, à l’hostilité ou à la haine entre citoyens »2 (la Cour estime qu’il y avait eu appel à se regrouper fait à la population d’origine kurde, concède l’ambiguïté possible de cet appel, mais estime qu’on ne saurait en déduire qu’il prône l’usage de la violence). L’arrêt participe de la technique anglo-saxonne du distinguishing pour justifier que la Cour s’écarte de la solution Zana3, ouvrant ainsi une casuistique qu’illustre de manière nette la série d’arrêts – une quinzaine environ – rendus le 8 juillet 1999 par la nouvelle Cour statuant en Grande chambre pour des raisons techniques durant la période de transition ouverte par l’entrée en vigueur du 11ème Protocole.

 

 

3. Incertitudes initiales : les arrêts du 8 juillet 1999

 

La Cour de Strasbourg indique bien les variables qui déterminent sa décision, étant entendu que le contexte violent dans lequel les propos doivent être jugés n’est jamais perdu de vue. Mais elle ne cesse d’hésiter entre l’analyse du contenu des paroles ou écrits litigieux et clle de leur impact4.

 

Le contenu de l’écrit ou des paroles est scruté par la Cour avec un soin que contestent les juges de la minorité dans des arrêts concluant à l’absence de violation de l’article 10, parce qu’ils estiment que seule une provocation directe à la violence devrait pouvoir être punissable (voir ainsi les opinions dissidentes sous Sürek n° 1 et 4). La ligne de force de la majorité consiste au contraire à permettre aux autorités de restreindre l’exercice de la liberté d’exprimer des propos susceptibles, à son jugement, de jeter de l’huile sur le feu, c’est-à-dire d’alimenter la violence. Ainsi, l’arrêt Sürek n° 3 énonce-t-il que, dans le contexte régnant dans le Sud-Est du pays, « force est de considérer que la teneur de l’article était susceptible de favoriser la violence dans la région. De fait, le lecteur retire l’impression que le recours à la violence est une mesure d’autodéfense nécessaire et justifiée face à l’agresseur », avant d’indiquer : « En l’espèce est [] en jeu l’incitation à la violence » (§ 40). La Cour, on le voit, se met à la place d’un lecteur hypothétique qui habiterait la région en proie à la violence et accepte les mesures décidées par l’État dès lors qu’elle a l’impression que l’écrit pourrait provoquer une réaction violente. De ce jeu psychologisant, il est difficile de prévoir l’issue : la phrase « Nous voulons mener une lutte de libération totale » est tenue pour inciter à la violence (Sürek n° 3), tandis qu’écrire « La tradition de la rébellion se réveille […]. Les bombes pleuvent sur les villages et les montagnes kurdes » est considéré comme participant d’« une évocation romantique de la cause kurde et d’un rappel des figures légendaires du passé » (Sürek n° 4, § 58), discours analysé comme pouvant être « désagréable » (sic) pour les autorités, mais ne pouvant « passer pour inciter à la violence, ni être interprété [] comme susceptible [] de le faire », et ce par 16 voix contre 1. Cette dernière solution participe d’ailleurs d’une conviction très contestable de la Cour, selon laquelle une forme littéraire, à plus forte raison poétique du discours, exclut tout effet sérieux d’incitation à la violence (arrêt Karatas, § 52 : « La Cour observe que le requérant est un simple particulier et s’est exprimé par la voie de poèmes – un genre qui par définition s’adresse à un public très restreint – plutôt que par celui de moyens de communications de masse, ce qui constitue une limite notable à leur impact potentiel sur la sécurité nationale, l’ordre public ou l’intégrité territoriale », et ce, alors même que « certains passages des poèmes en question paraissent très agressifs et appeler à l’usage de la violence »). Le glissement est ici manifeste de l’analyse du contenu à celle de l’impact du texte5 : la violence des poèmes était en effet manifeste (« nous ne laisserons pas les chiots de la putain ottomane le [l’ancien Kurdistan] piétiner » ; « c’est dans le sang que se lave le sang », exaltation du martyre, entre autres exemples) et son édulcoration procède en vérité d’une infantilisation de l’artiste, dont l’œuvre est renvoyée à un statut d’insignifiance passablement méprisant6.

 

Outre les risques que comporte inéluctablement l’analyse judiciaire des discours (contrôler le « censeur » – lato sensu – c’est se mettre à la place du censeur, se faire soi-même, mimétiquement, censeur), on relèvera le très grand subjectivisme de l’exercice, en raison du fait que la Cour se pose, en dernière analyse, la question : si j’avais été moi-même un Kurde habitant Diyarabakir, ces propos m’eussent-ils incité à la violence, m’eussent-ils conduit à me dresser, en armes, le cas échéant, contre les autorités d’un État oppresseur ? L’« appel à une vengeance sanglante », du fait de la publication de lettres de lecteurs qui « réveillent des instincts primaires et renforcent des préjugés déjà ancrés qui se sont exprimés au travers d’une violence meurtrière » (Sürek n° 1, § 62), caractérise-t-il vraiment la dénonciation de « massacres » perpétrés par l’armée ? La phrase « Le fascisme n’en restera pas là », le qualificatif « bande d’assassins » appliqué à l’État turc sont-ils justiciables d’une analyse radicalement différente de celle qui qualifiait les termes précédemment cités, en cause dans Sürek n° 4, de simplement désagréables ? La réponse ne peut être que subjective et, par suite, aléatoire7 – ajoutons que la caractérisation des propos tenus comme constituant, ou non, une provocation directe au meurtre, selon le système préconisé par l’opinion dissidente précédemment évoquée, ne permet évidemment pas d’échapper à cette logique, dont elle se borne à déplacer les termes.

Le caractère hésitant de cette jurisprudence est attesté par une comparaison des arrêts Gerger et Sürek et Özdemir, qui tous deux concluent, toujours le même jour, à la violation de l’article 10. Dans le premier arrêt, les propos, tenus lors d’une commémoration à la mémoire de militants d’extrême-gauche exécutés pour recours à la violence dans le but de détruire l’ordre constitutionnel, exaltaient « l’esprit de résistance et de révolte de ces années héroïques » et célébraient la résistance du Kurdistan. Le constat de violation, effectué par 16 voix contre 1, tient compte de l’impact potentiel limité du discours, prononcé devant un groupe de personnes présent lors de la cérémonie. Dans le second, une telle donnée n’était pas présente, s’agissant de propos tenus dans un hebdomadaire à diffusion nationale. La violation, constatée à 11 voix contre 6, procède de l’idée que la diffusion d’interviews de dirigeants du PKK et d’une déclaration commune d’organisations en lutte contre l’État constituait « une source d’information permettant au public tout à la fois de comprendre la psychologie des personnes constituant les forces vives de l’opposition à la politique officielle appliquée dans le Sud-Est de la Turquie et d’apprécier les enjeux du conflit » (§ 61), ce qui revient, cette fois-ci, à prendre en considération l’apport des propos diffusés à l’information du public, ce qui est envisager l’impact des propos sous un autre angle encore.

 

Dans d’autres affaires jugées le 8 juillet 1999, la solution est mieux assurée, tant il est clair que les mesures prises à l’encontre des requérants l’avaient été en raison de leur seule opposition aux thèses des autorités. Tel est le cas des constats de violation faits dans les arrêts Sürek n° 2 (publication d’une interview d’un commandant de gendarmerie exprimant sa haine de la population locale qui avait valu au responsable de la revue une condamnation, la Cour relevant que l’identité du fonctionnaire ayant tenu de tels propos pouvait légitimement être portée à la connaissance du public, d’autant que l’information avait déjà été diffusée auparavant), Okçuoglu (analyse de la question nationale kurde d’un point de vue géopolitique publiée dans un périodique à diffusion restreinte – cette dernière précision paraissant d’ailleurs superfétatoire en l’espèce), Erdogdu et Ince (publication d’un entretien avec un sociologue décrivant la montée d’une prise de conscience nationale kurde, en créditant le PKK et relevant des signes, à ses yeux annonciateurs, d’un retrait de l’État turc dans la région), Ceylan (dirigeant syndical situant la question kurde dans un cadre plus large et dénonçant le terrorisme d’État, tout en appelant à une alliance des victimes de celui-ci) et Basakaya et Okçouglu (présentation, dans les termes d’une analyse marxiste, de l’État turc comme un État fasciste pratiquant à l’égard des Kurdes une politique coloniale : la Cour juge que la condamnation du requérant n’a « pas suffisamment pris en compte la liberté d’expression dans le domaine universitaire », § 65). On relèvera que, dans ce dernier groupe d’affaires, la Cour conclut à la violation de l’article 10 à l’unanimité ou par 16 voix contre 1.

 

Les arrêts rendus par la Cour à la fin des années 1990 contiennent des enseignements8 qui seront simplement précisés dans un sens plus libéral, la ligne Incal l’emportant résolument sur la solution Zana.

 

 

II. Une inflexion libérale marquée

 

Au-delà des variations que l’on a précédemment mises en lumière, la jurisprudence constituée sur la liberté d’expression en liaison avec la question kurde comporte la consécration de principes libéraux qui seront encore accentués ultérieurement.

 

La première chose qu’il faut relever est la pleine applicabilité dans ce contexte troublé des principes généraux antérieurement dégagés par la Cour pour l’interprétation de l’article 10 : « la Cour rappelle que les principes qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10 s’appliquent également à des mesures prises par les autorités nationales dans le cadre de la lutte contre le terrorisme en vue d’assurer la sécurité nationale et la sûreté publique », rappelle l’arrêt Faruk Temel du 1er février 2011, § 589. Conformément à ce que l’on observe, là encore, dans l’entier champ de l’article 10, les arrêts qui nous intéressent procèdent d’une démarche casuistique, ce que l’arrêt Fatih Tas du 5 avril 2011 assume pleinement : « la Cour doit examiner la particularité de chaque cas soumis devant elle », afin de s’assurer du caractère suffisant des motifs invoqués par l’État pour restreindre l’exercice de la liberté d’expression (§ 37). Il faut également souligner l’obligation faite à l’État de fournir des justifications convaincantes, lorsqu’il restreint un droit au nom de la protection des « intérêts vitaux » (v. déjà dans Sürek n° 3 du 8 juillet 1999, § 38) dont il a la charge. L’arrêt Erdogdu du 15 juin 2000 relève ainsi que « le Gouvernement n’a pas démontré devant la Cour l’existence d’un impératif prépondérant qui conciliât l’ingérence dans l’exercice de la liberté journalistique de M. Erdogdu avec l’article 10 de la Convention » (§ 71). L’existence d’une situation troublée permet par ailleurs à la Cour de mettre l’accent sur sa volonté de permettre que les questions qui divisent gravement la société puissent néanmoins faire l’objet d’une discussion ouverte même aux thèses hétérodoxes, mais elle refuse, en revanche, d’étendre ce bénéfice de la liberté d’expression aux incitations à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement ainsi qu’aux « discours de haine » stricto sensu.

 

Cette limite posée par la Cour renvoie à la question des qualifications destinées à vérifier que peut bien jouer en l’espèce, comme le revendique l’État, l’exception à la tolérance qu’on vient de rappeler. Il faut ici observer qu’avec le temps, les incertitudes et flottements qu’on a pu relever plus haut se sont estompés au profit d’une affirmation plus résolue de la liberté d’expression en temps de crise (comme si, une fois l’État rassuré quant à la compréhension par la Cour des difficultés auxquelles il est confronté, était venu le temps d’une plus grande sévérité à son encontre). Cette évolution s’est d’ailleurs parfois accompagnée d’une réaffirmation encore plus énergique des principes applicables – ainsi dans l’arrêt Özgür Gündem du 16 mars 2000 : « Les autorités d’un État démocratique doivent tolérer la critique, lors même qu’elle peut être considérée comme provocatrice ou insultante (§ 60) ; ou dans l’arrêt Aksoy du 10 octobre 2000 : « l’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue et sans recours à la violence les problèmes que rencontre un pays et cela même quand ils dérangent. La démocratie se nourrit en effet de la liberté d’expression » (§ 77). Les choses sont ainsi recadrées de manière nette.

 

De la sorte, il apparaît inutile de multiplier les illustrations : des cas très semblables reviennent fréquemment, donnant d’ailleurs lieu à une motivation qui se fait de plus en plus brève, par référence à des affaires déjà jugées10. Il en va ainsi pour la nécessaire tolérance, imposée par la Cour, à l’égard de propos stigmatisant, notamment d’un point de vue marxiste, l’idéologie dominante de l’État et la répression pratiquée au Sud-Est du pays (Erdogdu, 15 juin 2000) ou de la manifestation d’un soutien à Öcalan (Faruk Temel, 1er février 2011 – l’adjonction du qualificatif approbateur sayin à la mention de son nom ne pouvait être isolée du reste du discours, qui plaidait pour la levée des mesures d’isolement dans l’ensemble des prisons turques, de sorte qu’elle ne saurait suffire à justifier au regard de l’article 10 une condamnation pour propagande en faveur d’une organisation terroriste.

 

 

Distinguer une nation kurde, parler de Kurdistan, appeler à son autonomie, voire à son indépendance, souligner les ravages causés par la politique de la Turquie et l’action des forces de sécurité, les imputer à une entreprise délibérée, les mettre en parallèle avec d’autres exactions généralement reconnues comme telles sont des choses que l’on doit pouvoir dire dans une démocratie (voir ainsi l’arrêt Aksoy du 10 octobre 2000), pourvu qu’on en respecte le cadre. La Cour, plus fermement que dans ses premiers arrêts, pose qu’il ne faut pas confondre « un message d’intransigeance et un refus de tout compromis avec les autorités tant que les objectifs du PKK n’auront pas été atteints » avec une incitation à la violence ou à la haine (E. K. du 7 février 2002, § 87). Pour ce faire, elle abandonne l’analyse, naguère critiquée en son sein même, des mots employés pour s’attacher au « texte dans son ensemble » ou à « l’ensemble du livre » (ibid.). De même pose-t-elle qu’en soi, la publication d’un livre d’entretiens avec Öcalan ne saurait s’analyser, en l’absence de termes précis allant en ce sens, comme incitant à la haine ou faisant l’apologie de la violence (Küçük du 5 décembre 2002). La terminologie utilisée par les arrêts se fixe ensuite sur une ligne de partage entre agressivité, virulence, propos acerbes, hostilité, en en faisant le « reflet de l’attitude intransigeante adoptée par l’une des parties au conflit », d’une part, et incitation à la violence, d’autre part (Yasar Kemal Gökçeli, § 38 et C.S.Y. du 4 mars 2003, § 47). La possibilité de voir cette dernière caractérisée par la Cour est désormais très restreinte, au profit de la concession, devenue ensuite rituelle, d’une simple « connotation hostile » (« a hostile tone » dans la version anglaise11) des propos tenus (Aysenur Zarakolu et autres du 13 juillet 2004, § 36). La référence12 a contrario aux arrêts Sürek n° 1 et Gerger vient rappeler que la Cour n’a pas hésité à approuver les qualifications faites par l’État défendeur – mais il s’agit de temps désormais lointains.

 

La distance parcourue depuis l’arrêt Zana apparaît nettement dans un arrêt Feridun Yazar et autres du 23 septembre 2004, lorsqu’à propos d’un des requérants, la Cour note « que les termes utilisés dans son discours laissent planer un doute sur sa position quant au recours à la force à des fins sécessionnistes » et concède que, de ce fait, la sanction prise à son encontre « peut raisonnablement être considérée comme répondant à un besoin social impérieux » – ce qui revient à réaffirmer la jurisprudence Zana aux termes de laquelle le doute autorise le prononcé d’une sanction – mais c’est pour constater aussitôt que ladite sanction (deux ans d’emprisonnement et une amende) revêtait un caractère disproportionné (§ 28). L’arrêt peut alors constater, à l’unanimité, l’existence d’une violation de l’article 10 au détriment de l’ensemble des requérants, qu’un doute existe ou non sur leur attitude par rapport au recours à la violence. Cette tendance se confirme dans l’arrêt Halis du 11 janvier 2005, qui conclut à la violation de l’article 10 suite à la condamnation pénale de l’auteur du compte-rendu d’un livre d’Öcalan en prescrivant une dissociation soigneuse entre les vues personnelles de l’auteur de la critique et les idées commentées par lui, « alors même que ces idées peuvent être considérées comme agressives par beaucoup ou même comme équivalentes à une apologie de la violence » (§ 34). L’application en l’espèce de la jurisprudence prescrivant une distinction nette entre l’auteur des propos initiaux et ceux qui les rapportent, en interdisant d’obliger ces derniers à s’en dissocier expressément (Thoma c. Luxembourg du 29 mars 2001), conduit ici à contourner la jurisprudence Zana, le risque d’embraser les esprits en répercutant des propos incendiaires étant en l’occurrence tenu pour secondaire.

 

Alors que l’incitation à l’usage de la violence paraissait reléguée dans un passé lointain, voici qu’intervient cependant un nouveau virage dans la jurisprudence de la Cour, ceci sans que le lecteur des extraits litigieux reproduits dans l’arrêt n’ait le sentiment qu’ils seraient plus ou moins virulents que ceux ayant précédemment conduit la Cour à un constat de violation – c’est la même rhétorique lyrico-révolutionnaire qui se donne à lire à chaque fois. L’arrêt Halis Dogan du 7 février 2006 renoue, de manière inattendue avec la jurisprudence et la solution Zana en estimant que les articles litigieux « s’analysent en une apologie de la violence meurtrière et en un appel à la guerre ou, pour le moins, à la reprise des actions armées » (§37) et en indiquant que, dans le contexte des troubles persistants, « le lecteur retire l’impression que le recours à la violence est une mesure d’autodéfense nécessaire et justifiée face à l’agresseur » (ibid.). On retrouve tous les traits relevés précédemment dans les arrêts de non-violation. Dire « S’il y a des approches destructrices, il y a également le droit de la légitime défense contre cela. Nous mourrons en dignité alors. […] Et ceux qui sont à la montagne se défendront » ne paraît pourtant ni plus ni moins dangereux pour l’État et la paix publique que les diatribes enflammées contre les auteurs, qualifiés de fascistes, de massacres assimilés à ceux qui avaient conduit à une révolte contre les Américains au Vietnam ou à la défaite de Saddam Hussein en Irak ou encore que la présentation de la condition de la femme kurde comme l’exposant constamment à des viols, humiliations et massacres perpétrés par l’armée turque13. Or, de tels propos avaient précédemment donné lieu à la solution contraire. L’arrêt Hocaogullari du 7 mars 2006 juge pareillement être en présence d’un article « susceptible de favoriser la violence en Turquie », l’ombre de l’article 17 venant même planer sur la décision (l’article, est-il dit, « ne saurait passer pour compatible avec l’esprit de tolérance et va à l’encontre des valeurs fondamentales de justice et de paix qu’exprime le Préambule de la Convention » (§ 40), termes qui sont ceux refusant d’admettre les requêtes d’auteurs de propos négationnistes, par exemple).

 

De telles solutions restent cependant extrêmement rares, même compte tenu de décisions d’irrecevabilité opposées à l’auteur de discours de haine (en témoigne la décision Gündüz du 13 novembre 2003) : ce qui domine, c’est la jurisprudence libérale évoquée plus haut, et ceci, aux termes de l’arrêt Yalçiner du 21 février 2008, même en présence d’un discours dont la Cour reconnaît qu’il risque de compromettre la paix civile dans le pays, dès lors que la sanction prononcée est jugée excessive (peine d’emprisonnement non exécutée, ce qui, note la Cour, fait peser sur l’intéressé une menace destinée à le contraindre à l’autocensure). Dans cette dernière affaire, la réaffirmation et même la reprise telle quelle de la jurisprudence Zana (il est expressément souligné que l’auteur d’un discours ambigu quant à son attitude personnelle face au recours à la violence a le devoir de s’en désolidariser clairement) n’empêchent pas in fine le constat de violation. Cette jurisprudence, on l’a dit, est massive, rendant sans intérêt la plupart des solutions intervenues, tant elles reprennent, sans innover en rien, les précédents posés par la Cour.

 

On relèvera enfin que la jurisprudence étudiée comporte l’important arrêt Özgür Gündem du 16 mars 2000 qui affirme l’existence d’obligations positives de l’État au titre de l’article 10, à savoir celle d’assurer la protection contre les agressions des collaborateurs et des locaux d’un journal qui viendrait à faire l’objet de menaces de la part de tiers et celle de mener une enquête diligente et effective lorsque des actes de violence ont été perpétrés. La liberté d’expression, dont l’« importance cruciale » dans une société démocratique qui ne peut prospérer sans elle est rappelée, doit être assurée de manière concrète et effective, des mesures de protection doivent être prises, alors même qu’est en cause un organe d’opposition contre lequel les autorités nourrissent des soupçons d’activités illégales : « La Cour prend note des arguments du Gouvernement quant à sa ferme conviction qu’Özgür Gündem et son personnel étaient partisans du PKK et constituaient un instrument de propagande au service de cette organisation. Même si tel est le cas, cela ne justifie pas l’absence de mesures efficaces d’enquête sur des actes illégaux accompagnés de violences et le défaut de protection contre ces actes là où cela s’avérait nécessaire » (§ 45). Dans le même arrêt, la Cour analyse comme une atteinte grave à la liberté d’expression l’opération de police menée contre le siège du journal à Istanbul, accompagnée de l’arrestation des 107 personnes présentes sur les lieux et de saisies, et la juge disproportionnée. Cet arrêt fait produire à l’article 10 des conséquences jusque-là inédites en termes d’obligations positives, par transposition de solutions adoptées essentiellement au sein des articles 2 (droit à la vie) et 3 (droit de ne pas être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants) de la Convention.

 

Si les tâtonnements n’appartiennent pas nécessairement à la seule période de formation de la jurisprudence sur la question ici étudiée, ils se font cependant assez rares à compter du début du vingt-et-unième siècle. Même en des temps de crise, la Cour reste fidèle aux orientations les plus libérales de sa jurisprudence. Le soin qu’elle met, notamment par des références à des précédents favorables à l’État défendeur, à montrer à celui-ci que sa position et ses difficultés ne sont pas niées ou minimisées relève davantage de la tentative de faire accepter des arrêts de condamnation que d’une prise en compte de la raison d’État. Sans vouloir occulter des flottements qui persistent d’ailleurs dans l’entier champ de l’article 10, on a le sentiment que bénéficient bien de la liberté d’expression des propos qui « heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population », selon la magnifique formule de l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni14, fussent-ils tenus dans un contexte troublé, celui d’une véritable guerre suscitée par un projet séparatiste. Dans cette mesure, la volonté des auteurs de la Convention que soient solennellement stigmatisées les dérives autoritaires des États a bien été honorée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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