L’Essai contre la codification ou le refus d’un droit uniforme pour l’Allemagne tout entière. Considérations sur l’impensé « territorial » dans la pensée juridique de Savigny

A A A
Télécharger en PDF

Sommaire de l'article

Olivier Beaud

 

 

 

 

 

 

Le fait de choisir l’élément territorial comme élément du contexte à prendre en considération pour interpréter le Manifeste de Savigny contre la codification pourrait sembler à la fois superflu et inadéquat. Il serait d’abord superflu parce que tour à tour Alfred Dufour, dans sa fort savante présentation de l’Essai de Savigny 1, et Olivier Jouanjan, dans sa non moins savante histoire de la pensée juridique allemande au XIXe siècle 2, ont livré de riches matériaux capables d’élucider le contexte de cet ouvrage de sorte qu’on ne voit pas trop ce qu’il y aurait à ajouter sur ce thème déjà fort bien traité. Un tel choix serait en outre inadéquat au regard des recherches savigniciennes les plus récentes. En effet, l’un des apports de celles-ci n’a-t-il pas consisté à remettre en cause l’image traditionnelle selon laquelle l’Essai de 1814 de Savigny contre la codification serait un pamphlet (Kampschrift), dicté par les circonstances et par la volonté de réagir à l’opuscule de Thibaut ? Ces recherches, qui sont illustrées notamment par le nom de Joachim Rückert 3, ont révélé que Savigny utilisait, dans cet opuscule, des réflexions patiemment mûries lorsqu’il était à Landshut, en Bavière (entre 1807 et 1810), et que son Essai était un ouvrage fort théorique, de philosophie du droit, dont l’intérêt et la portée dépassaient largement le hasard des circonstances. Le combat pour ou contre la codification a donné l’occasion à Savigny de publier des idées qu’il voulait développer dans son Histoire du droit romain au Moyen Age 4 et qui le poussaient à proposer une nouvelle théorie des sources du droit. Bref, le simple fait de lire cet Essai – enfin traduit en français 5 – en insistant sur un certain contexte politique ne conduirait-il pas à rabaisser son importance dans l’histoire de la pensée juridique ? Pourtant, conscient de ces objections, on voudrait néanmoins justifier l’entreprise consistant à interpréter cet ouvrage à la lumière d’un certain contexte « territorial ». Une telle démarche est d’abord légitimée, du point de vue de la méthode, par l’idée selon laquelle la compréhension des œuvres intellectuelles suppose celle de la société dans laquelle elle trouve son origine. C’est notamment ce qu’enseigne Louis Dumont (l’anthropologue) lorsqu’il écrit : « La société est sens, domaine et condition du sens », formule que Vincent Descombes commente ainsi : « Pourquoi nous est-il parfois difficile de l’admettre ? Parce que nous avons du mal à reconnaître que le social est présent dans nos esprits (pas seulement dans nos conditions matérielles de vie) » 6. Bien que l’objet de notre propos soit différent – il s’agit ici de Savigny et du droit, non pas de Tocqueville et de la société -, cette dernière remarque méthodologique sera ici transposée. En effet, ce « social présent dans nos esprits » servira à rendre compte de l’effet que produit sur son Essai la manière dont Savigny, juriste allemand du début du XIXe siècle, se représente la nation et le corps politique. Plus précisément, il s’agit de faire ressortir l’importance d’un élément que nous proposons d’appeler sans grande rigueur le facteur politico-territorial. Pour fixer un peu mieux le sens de cette hypothèse, on partira du texte de Savigny et même de la première phrase de l’Essai contre la codification qui est la suivante : « Dans nombre d’États allemands [in vielen deutschen Ländern], - écrit-il - une nécessité extérieure a soulevé de nos jours la question de la meilleure organisation du droit civil, et c’est ainsi que cette question que nos États [Staaten] ont pu laisser longtemps de côté est devenue l’objet d’un débat commun des hommes d’État et des savants » 7. Dans cette phrase, l’usage du pluriel pour désigner les corps politiques mentionnés - Länder et Staaten -, signale le fait que l’Allemagne n’est pas politiquement unifiée quand Savigny publie son Essai en 1814. Autrement dit, il n’existe pas un État allemand, mais une pluralité d’États allemands. Sous cet angle, la différence saute aux yeux avec le cas français puisque la naissance du Code Napoléon est intimement liée à l’existence d’un État centraliste (v. infra, §3). Un lecteur français trouve a priori curieux le fait que Savigny plaide en faveur d’un droit civil commun à toute l’Allemagne, à la nation tout entière (die ganze Nation), alors qu’il n’y a pas d’État allemand à proprement parler qui serait le support de cette nation. Selon notre hypothèse, cette absence d’État en Allemagne révèle la particularité de ce « facteur politico-territorial » qui affleure à plusieurs reprises dans ce Manifeste de 1814 et qui, pris en compte, peut mieux éclairer certaines parties du Vom Beruf 8. En d’autres termes, selon notre interprétation, la pensée de Savigny ne peut pas ne pas être marquée par cette circonstance que l’Allemagne politique est dans une situation fédérale ou quasi-fédérale. Bref, le « social dans la pensée », auquel il a été fait allusion plus haut, correspond ici à l’organisation « territoriale » du corps « politique ». Bref, c’est un peu cet impensé territorial que l’on voudrait ici faire apparaître en essayant de lire non pas seulement entre les lignes, mais dans le texte savignicien, ses diverses manifestations.

 

 

I. La controverse entre Savigny et Thibaut : entre convergence et divergence

 

La querelle de la codification est une des conséquences indirectes, mais nécessaires, de la chute du Saint-Empire romano-germanique, comme l’a parfaitement mis en lumière Alfred Dufour 9. On se bornera ici, d’abord, à rappeler la situation politique de l’Allemagne pour, ensuite, examiner la question de la codification. La paix de Presbourg, signée le 25 décembre 1805, consécutive à la défaite de la troisième coalition contre Napoléon, scelle « la dissolution définitive du Saint-Empire romano-germanique » 10. Quant à la Confédération du Rhin (Acte du 12 juillet 1806), elle est une union fédérale d’États allemands sous une sorte de protectorat français (protectorat de Napoléon). Selon l’article premier, les États allemands qui concluent entre eux la Confédération du Rhin, sous le protectorat de la France, c’est-à-dire de l’Empereur Napoléon, « seront séparés à perpétuité du territoire de l’Empire germanique et unis entr’eux par une confédération particulière sous le nom d’États confédérés du Rhin ». L’article 2 de l’acte fédéral dispose en outre que « toute loi de l’Empire germanique, qui a pu jusqu’à présent concerner et obliger leurs Majestés et leurs Altesses [...] sera à l’avenir, relativement à leurs dites majestés, nulle et de nul effet » tandis que l’article 3 poursuit méthodiquement ce projet visant à la séparation des États « rhénans », si l’on peut dire, de l’ancien Empire germanique puisqu’il dispose : « Chacun des Rois et Princes confédérés renoncera à ceux de Ses titres qui expriment des rapports quelconques avec l’Empire germanique, et le Premier août prochain, il fera notifier à la Diète Sa séparation d’avec l’Empire » (art. III). En sortant de l’Empire allemand, ces nouveaux États conquièrent leur souveraineté sur leurs territoires respectifs (art. 25 et 26). D’ailleurs, les États confédérés du Rhin adressent, le 1er août 1806, à la Diète de Ratisbonne une lettre par laquelle ils annoncent leur sortie de l’Empire germanique 11, tandis que, le même jour, l’ambassadeur français écrit à la Diète que l’Empereur de France « ne reconnaît plus l’existence de la constitution germanique, en reconnaissant néanmoins la Souveraineté entière et absolue de chacun des Princes, dont les états composent aujourd’hui l’Allemagne et en conservant avec Eux les mêmes relations qu’avec les autres Puissances indépendantes de l’Europe », tout en acceptant le titre de « protecteur de la Confédération du Rhin » 12. À la suite de ce double courrier, l’Empereur d’Allemagne, François II, déclare renoncer à la Couronne d’Empereur et délie de leur serment de fidélité à son égard les anciens Souverains et toutes les autres autorités publiques des États allemands à l’Empire germanique 13. Il en découle qu’à l’époque où Savigny écrit son pamphlet contre le Code Napoléon (1814), l’Allemagne n’est plus un Empire (saint et romano-germanique) et n’a plus de réelle unité politico-juridique. Elle n’est pas encore devenue la Confédération germanique, ce qu’elle sera après la fin du Congrès de Vienne 14 ; elle n’est pas a fortiori un État, comme l’est la France de Napoléon 15. En d’autres termes, il n’y a pas d’État allemand à cette époque, mais seulement ce que l’on appelle la « nation » allemande ou ce que Savigny appelle « la nation tout entière » (die ganze Nation) ; comme on le sait, cependant, le mot de nation, en Allemagne, signifie une unité culturelle, tandis qu’en France, il évoque une unité territoriale marquée non seulement par l’unité linguistique, culturelle, mais aussi et surtout par son unité politique et juridique façonnée par l’État. Il est évident que ces évènements politiques ont de grandes conséquences sur la situation du droit civil allemand. En effet, l’existence du Saint-Empire romano-germanique rendait obligatoire dans tout son ressort le droit romain. Autrement dit, « le droit du corpus iuris civilis était la composante essentielle du droit impérial (Kaiserrecht). L’Allemagne avait donc un droit civil commun » 16. La dissolution du vieux Reich, examinée plus haut, signifie la fin de la validité du droit impérial dans les Principautés allemandes. En d’autres termes, « la fin de cet Empire soulevait la question de savoir ce qu’allait devenir le droit romain » 17. Dans un premier temps, la domination napoléonienne semble résoudre provisoirement le problème dans plusieurs États allemands, régis alors par le Code Napoléon 18. Mais après l’effondrement du système napoléonien au lendemain de la bataille de Leipzig (16-19 octobre 1813), les cartes sont redistribuées. L’Allemagne est divisée en une mosaïque d’une quarantaine d’États qui n’ont pas de politique homogène en ce qui concerne le droit à adopter. Certains États allemands reviennent à l’ancien droit, en abrogeant donc le Code Napoléon, tandis que d’autres, soit restent assujettis au Code prussien, soit conservent le Code Napoléon 19. La question se pose alors de savoir si « une codification civile générale pour toute l’Allemagne » verra le jour 20. Bien qu’il y ait de multiples opinions à ce sujet, il faut rappeler l’opposition entre deux grandes tendances. Pour certains juristes, le droit romain avait disparu en même temps que l’Empire qui le soutenait ; c’est la première solution pensable, le droit romain n’est plus valable pour toute l’Allemagne et il faut le remplacer par une législation générale, par un « nouveau Code civil valable pour toute l’Allemagne » (eine neues gemeindeutsches Zivilgesetzbuch ») 21. Telle est la thèse défendue par Anton Friedrich Thibaut, professeur à Heidelberg, qui envisage « un Code civil sur des bases nouvelles » 22 et valable pour toute l’Allemagne. Son initiative suscite un vif émoi dans le milieu des juristes allemands, et la réaction de tous ceux qui pensent que si « l’Empire allemand n’existait plus, [...] le droit romain pouvait lui survivre en tant que droit commun allemand (gemeindeutsche Recht) » 23. Telle est la position adoptée par Savigny en réaction à Thibaut. Toutefois, si les deux juristes sont en désaccord total sur la question du droit porteur de l’unité (droit civil allemand ou ancien droit romain), ils partagent un même patriotisme, la même volonté de conserver l’unité du droit civil allemand, mais se séparent sur les moyens d’arriver à ce commun but.

 

 

A. L’accord entre Savigny et Thibaut sur la nécessité de conserver l’unité du droit civil allemand

 

Après la dissolution de l’Empire allemand, on aurait pu penser qu’il n’y aurait plus de droit romain et qu’il fallait prendre acte de la disparition d’un droit civil valable pour toute l’Allemagne. Mais précisément, c’est une telle hypothèse qui est considérée comme « irréaliste » en raison du mouvement national, manifesté par les guerres de libération, et de la nécessité pour l’économie allemande de disposer d’une unité juridique 24. Pour des raisons patriotiques, les juristes de droit civil entendent maintenir le cadre d’un droit civil allemand. Savigny veut également trouver la « meilleure institution (Einrichtung) du droit civil » pour l’Allemagne et appelle les juristes allemands à lutter contre « l’oppression de la nation allemande » 25. Thibaut n’est pas en reste de patriotisme, comme l’a rappelé jadis Hasso Jaeger 26 et comme le souligne Alfred Dufour dans sa Présentation 27. En effet, parmi les arguments invoqués en faveur du Code général figure un argument de type civique ou politique : « Un tel code assurerait « le bonheur des citoyens » en garantissant l’unité et l’égalité du droit entre tous les Allemands, apportant ainsi un contrepoids juridique opportun au morcellement politique de l’Allemagne » 28. Ainsi, comme l’a bien noté Edouard Laboulaye 29, il y a entre Thibaut et Savigny un point de convergence décisif qui est leur vibrante défense de la nation allemande. Ainsi faute d’un droit politique uniforme, le droit civil viendrait, en quelque sorte, se substituer au droit constitutionnel, pour consolider ou maintenir l’unité politique du peuple allemand. Sur ce point, comme on peut le constater à la lecture de maints passages de son Essai, Savigny partage avec Thibaut cette prémisse de type politique. On en citera seulement deux exemples. Au début du onzième chapitre, Savigny indique que son contradicteur parle en « ardent patriote » 30 et il accorde qu’il en a le droit. Il ajoute que la discussion qu’il vient de mener révèle une vue commune avec Thibaut : ils ont tous deux à cœur le même « objectif », à savoir « le raffermissement de l’unité de la nation » 31 et c’est donc ici un point où leur dialogue n’est pas polémique 32. Par ailleurs, dans le douzième chapitre, sorte de conclusion récapitulative, Savigny résume les points d’accord et de désaccord avec les partisans du Code : « Nous sommes d’accord quant à l’objectif poursuivi : nous voulons la base d’un droit sûr, sûr contre toute manifestation de l’arbitraire et d’injustes desseins ; de même nous voulons l’unité de la nation [Gemeinschaft der Nation] et la concentration de ses efforts scientifiques sur le même objet. » 33.

 

Les deux auteurs ont donc la même vision de politique juridique. Ils divergent sur les moyens adéquats pour réaliser cette fin.

 

 

B. La divergence sur les moyens de l’unification du droit civil allemand

 

La divergence entre Thibaut et Savigny réside dans le moyen le plus adéquat pour atteindre cet objectif. Pour le fondateur de l’École historique du droit, «  le moyen le plus approprié de parvenir à cet objectif » est l’appel à « une science juridique qui progresse de manière organique et qui puisse être commune à toute la nation » 34. Science contre code, dit-on souvent ? Certes, mais la réponse n’épuise pas « la querelle de la codification » dont nous allons ici essayer de cerner un point nodal qui porte sur la question de l’uniformité du droit.

Chez Thibaut, l’appel à la codification « s’accompagne aussi d’un réquisitoire en bonne et due forme contre le droit allemand de son époque, et notamment du droit romain – il y a coexistence d’un droit allemand coutumier, compliqué et embrouillé, et de droits savants – canonique et romain où, écrit-il, « le mal est à son comble » 35. Le professeur d’Heidelberg dénonce à la fois le caractère étranger, lacunaire et surtout « l’incertitude fondamentale » : « nous avons dans le droit romain un Code dont nous ne possédons pas le texte et dont le contenu est comparable à un feu-follet » 36. D’où l’appel à un code national allemand, un code simple correspondant à la situation du pays et « conforme aux besoins du peuple » 37. Ce Code national ou général aurait trois avantages qui seraient d’ordre scientifique, didactique et – comme on l’a vu plus haut – civique. L’avantage scientifique tient à la simplicité permettant l’accessibilité et le développement de la science, et l’avantage didactique provient de ce qu’il faciliterait l’enseignement du droit. Contre la tendance des juristes allemands à s’adonner de plus en plus à la « philologie et à l’histoire » 38 pour découvrir et comprendre le droit, un Code civil permettrait aux avocats et aux juges d’être enfin en mesure de rendre ce droit vivant et applicable à tous les cas d’espèce. L’argument ici avancé en faveur du Code n’est autre que celui de l’unité du droit conçue comme permettant de donner naissance à des lois uniformes sur un même territoire. Or, sur ce point précis, Thibaut est fort conscient de l’objection tirée de l’esprit du peuple, qui serait particulariste, et s’opposerait à une telle unité. Il répond à cette objection – comme l’observe ici Alfred Dufour – en invoquant « aussi bien le primat de l’unité du droit sur le particularisme juridique que celui de la raison sur la diversité des tempéraments » 39. En effet, Thibaut fait « remarquer par ailleurs, d’un côté, que nombre de domaines du droit relevant de la « mathématique juridique » échappent à tout particularisme et que, d’un autre côté, les mêmes valeurs se retrouvent chez les Allemands du Nord aussi bien que chez ceux du Sud dans l’appréciation des questions les plus sensibles du droit de la famille » 40. Le Code, explique-t-il, aurait l’avantage d’apporter de l’unité à la législation et donc de rendre plus clair le droit en vigueur, ce qui serait un grand progrès au regard de la situation actuelle ainsi décrite : « Même si la séparation politique des Allemands était conservée, les Allemands seraient pourtant alors hautement intéressés qu’un sens identique de fraternité les unisse à jamais et que plus jamais une puissance étrangère puisse jouer une partie de l’Allemagne contre l’autre. Mais les mêmes lois engendrent les mêmes mœurs et les mêmes usages et cette identité a toujours eu une influence magique sur l’amour des peuples et la fidélité des peuples» 41. Du point de vue de la politique juridique, un Code réussirait donc à unifier, à uniformiser le droit civil pour tous les Allemands, et permettrait de surmonter la division politique entre États. Thibaut conçoit donc explicitement son Code civil comme un « important contrepoids » 42 à la possible désunion politique de l’Allemagne. Résumons donc cet argument de la façon suivante : si l’on admet qu’il existe une nation allemande, on doit alors supposer qu’il existe quelque chose de suffisamment « commun » entre tous les Allemands. Autrement dit, la nécessaire unification du droit civil allemand imposerait une non moins nécessaire codification de lois uniformes. Pourquoi Savigny, lui aussi partisan d’une certaine unification politique et juridique de la nation allemande, refuse-t-il la solution technique du Code civil qui produit une uniformité du droit 43 ? Il ne suffit pas, à notre avis, de prétendre qu’il défendrait le particularisme des droits territoriaux contre l’unité car il est partisan, lui aussi, d’une certaine forme d’unité et veut sauvegarder un droit civil commun à toute l’Allemagne. Il faut donc en conclure que Thibaut et Savigny ne parlent pas de la même « unité » quand ils parlent de « l’unité juridique » du peuple allemand ou du « droit civil allemand ». On peut le démontrer en analysant la manière dont Savigny justifie sa défense du droit romain, comme forme allemande du droit civil.

 

 

II. Le couple « droit commun »/« droits locaux » dans l’Essai de 1814 ou la signification profonde de la défense du droit romain par Savigny

 

Hans Hattenhauer, historien contemporain du droit allemand, évoque ainsi la querelle allemande de la codification entre Thibaut et Savigny : « Il s’agissait de savoir si l’on ne devait pas, après la chute de Napoléon, créer un Code civil pour tous les États allemands. Il s’agissait par là même, du point de vue constitutionnel, du destin de l’Allemagne et de trancher entre l’unité juridique et le particularisme » 44. Selon cette présentation, Thibaut serait partisan de l’unité juridique parce qu’il défendait l’idée d’un Code civil pour toute l’Allemagne, alors que Savigny défendrait, au contraire, le particularisme juridique (Partikularismus), en tant qu’adversaire d’un tel Code. Les choses sont, en réalité, un peu plus complexes. Nous voudrions montrer, à partir d’une lecture de son Essai, qu’il n’est pas possible d’imputer à Savigny le seul objectif de défendre le particularisme juridique, la spécificité du droit des « pays » allemands. En effet, l’ensemble du Manifeste de Savigny s’inscrit dans la perspective de la réorganisation du droit civil en Allemagne à la faveur de la liberté retrouvée. Ce que Savigny va faire, c’est réfuter l’argument de Thibaut selon lequel l’uniformité du droit « renforce l’amour de la patrie commune, que la variété des droits particuliers affaiblit » 45. Pour effectuer la réfutation de cette « prémisse », c’est-à-dire de cette équation : « unité = uniformisation du droit civil par le Code », il entreprend une réflexion sur le lien entre « droit national » et « droits locaux ». Celle-ci se déploie dans les cinquième et dixième chapitres où Savigny traite d’une manière générale de l’unité et de la diversité du droit civil allemand et de la place qu’y occupe le droit romain. Ce ne sont pas les chapitres les plus théoriques, ni les plus commentés de l’Essai, mais ce sont ceux qui vont retenir notre attention à cause de leur objet.

 

 

 

A. La question de l’unité et de la diversité du droit allemand dans le cinquième chapitre de l’Essai

 

Savigny examine ici non seulement la question de la validité du droit romain en Allemagne, mais aussi celle du rapport existant entre « droit commun» (gemeine Recht) et « droits locaux » (Landesrechte) 46. En fait, il répond – écrit Alfred Dufour – au « sombre tableau tracé par Thibaut du droit romain et de l’état du droit civil allemand, pour en appeler à une codification. Savigny s’attache alors dans les deux chapitres ultérieurs (4 et 5) à souligner au contraire l’importance du droit romain en lui-même, et surtout à prendre la défense du régime juridique antérieur (chap. 5) en mettant en évidence les raisons de la situation particulière du droit civil en Allemagne et le rôle décisif joué dans son histoire par la réception du droit romain » 47. Nous avons suggéré, ailleurs, que la défense du droit romain par Savigny dans ce cinquième chapitre du Vom Beruf consacré au « droit civil en Allemagne », était un moyen de concevoir le droit romain « comme ersatz de droit national » 48. Il y évoque l’une des critiques adressées au « corps du droit romain » par Thibaut que celui-ci décrit comme « l’œuvre d’une nation étrangère, œuvre accomplie à l’époque de la plus profonde décadence, et qui, à chaque page, porte les traces de la décrépitude. Il faut l’aveuglement de la passion pour féliciter les Allemands d’avoir reçu dans leur législation cette œuvre indigeste et pour leur conseiller sérieusement de la conserver » 49. Savigny ne peut pas ignorer cette critique 50 qui revient à pointer une grave contradiction chez les tenants de l’École historique du droit ; d’un côté, ceux-ci défendraient « l’esprit du peuple » - le droit primitif allemand - et, d’un autre côté, se réclameraient du droit romain. Or, si l’on adopte les prémisses de l’École historique, on devrait plutôt défendre le droit « germanique » des vieilles « constitutions » des Stämme (tribus germaniques). Pourtant, Savigny défend le droit romain, et non pas le droit germanique 51. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il voit dans ce droit romain, un équivalent du droit national - un ersatz de droit commun - qui, en raison de l’absence d’un droit civil commun tel que Rome en a connu 52, jouerait ce rôle en Allemagne. Ainsi, selon Savigny le droit romain présenterait l’intérêt de constituer une sorte de trait d’union entre les citoyens des multiples États allemands 53. On voudrait donc relire ce chapitre sous le seul angle de la relation qui y est établie entre le droit commun (gemeine Rechte) et les « droits locaux » - ces Landesrechte que l’on pourrait traduire aussi par « droits territoriaux ». La question est de savoir comment Savigny fait jouer ce couple de notions, droit commun/droits locaux, pour résoudre le problème qui le préoccupe : comment maintenir une unité juridique à l’Allemagne sans tomber dans le travers de l’uniformité ? Indiquons d’abord que le cinquième chapitre de l’Essai clôt la partie du livre dans laquelle Savigny réfute successivement les raisons alléguées en faveur d’une codification générale du droit civil en Allemagne. Il commence par une phrase apparemment descriptive : « Jusqu’à une époque récente, c’est un droit civil uniforme [ein gleichförmiges bürgerliches Recht] qui était en vigueur en Allemagne sous le nom de droit commun, plus ou moins modifié par des droits locaux » 54. Les critiques - nous dit Savigny - ont porté sur l’élément étranger contenu dans ce droit romain qui formait le droit commun allemand. Il rejette cette critique en avançant divers arguments. Il entend d’abord souligner le rôle historique du droit romain qui a contribué à perfectionner le droit allemand ; celui-ci n’a pas pu se développer d’une façon endogène en raison d’un double facteur : d’une part, l’absence de « centre unique » et l’émiettement des tribus germaniques qui contraste avec la fixité territoriale de Rome, et d’autre part, la révolution féodale, événement politique de grande ampleur qui a subordonné entièrement le droit privé aux effets du droit politique 55. Ce que veut ensuite montrer Savigny dans ce chapitre 56, c’est la marque laissée sur le droit positif par le droit romain, c’est-à-dire sur sa « grande importance historique par sa relation au droit commun » 57. L’influence du droit romain dépasse le simple fait qu’il est directement applicable dans certains cas, constituant ainsi le « droit commun » des Allemands, c’est-à-dire « commun » à toutes les principautés et villes libres allemandes. Son influence s’étend, ce qui est plus surprenant, au contenu des « droits locaux » [Landesrechten], c’est-à-dire les droits valables dans chaque État ou principauté, dans la mesure où il a été leur « source commune » 58. Ainsi, le droit romain aurait été en Allemagne doublement efficace : une première fois en tant que droit commun, directement applicable dans certains cas lorsque le droit local n’était pas valable, et une seconde fois, de façon indirecte, lorsqu’il a façonné le contenu de ce même « droit local » [Landesrecht]. Certes, Savigny est bien conscient du principal inconvénient ce qui résulte de cette « combinaison du droit commun – lui-même fort composite – et de droits locaux » : à savoir le « caractère embrouillé des sources [verwickelten Zustand der Rechtsquellen] » 59. Une telle situation affecte l’administration de la justice (Rechtspflege) de deux manières distinctes. D’une part, on impute la lenteur des procès en Allemagne à ce mélange de divers droits, et d’autre part, on considère que la «grande diversité des droits locaux » 60 complique le commerce juridique et gêne le fonctionnement de la justice. Contre cette dernière opinion, Savigny répond d’abord qu’elle n’est pas démontrée par les faits et, surtout, il lui oppose un tout autre argument, de nature politique (politique juridique), qui mérite d’être cité longuement : « La véritable raison de ces maux est généralement bien différente. Elle tient dans l’indescriptible ascendant qu’exerce en Europe depuis si longtemps déjà la seule idée de l’uniformité en tout 61, un ascendant contre lequel Montesquieu mettait déjà en garde. Il vaut la peine d’examiner de plus près cette uniformité dans son application particulière au droit. L’argument le plus important que l’on puisse avancer en faveur de l’uniformité du droit est le suivant : c’est qu’il renforce l’amour de la patrie commune que la variété des droits particuliers affaiblit. Si cette prémisse est vraie, chaque Allemand de bonne volonté ne pourra que souhaiter que l’Allemagne puisse jouir d’un droit uniforme dans toutes ses régions. Or, c’est précisément cette prémisse que nous allons examiner maintenant. » 62 On ne doit pas se laisser abuser par la référence à Montesquieu 63 car, pour réfuter la prémisse de Thibaut, ce présupposé établissant un lien nécessaire entre l’amour de la patrie et l’adoption d’un droit uniforme (et donc la relativisation des « droits locaux »), Savigny recourt à l’organicisme, c’est-à-dire à un mode de penser qu’il a utilisé pour concilier l’histoire et le système 64. Toutefois, il utilise cette fois le versant politique de l’organicisme qui permet de concilier l’unité et la pluralité du droit politique. Cet extrait étant central dans la démonstration de Savigny, il convient de le citer intégralement : « Dans tout organisme [organischen Wesen], donc aussi dans l’État [im Staate], la santé repose sur le fait qu’il y ait un équilibre entre le tout et chaque partie, que chacun ait ce qui lui revient. Qu’un citoyen, une ville, une province oublient l’État auquel ils appartiennent est un phénomène très courant, et chacun reconnaîtra que cette situation contre nature est malsaine. Or, un vif amour du tout ne peut justement résulter que de la participation vivante à toutes les relations particulières qui le constituent, et seul celui qui dirige bien sa maison sera un bon citoyen [trefflichen Bürger]. Aussi est-ce une erreur de croire que la vie du Tout tirera profit de la destruction des relations particulières. Si au sein de chaque ordre [Stand], de chaque ville, et même de chaque village, pouvait naître un véritable sentiment de son individualité particulière [Selbstgefühl], l’ensemble gagnerait une nouvelle vigueur de cette vie individuelle plus intense et plus diverse. C’est pourquoi, lorsqu’il est question de l’influence du droit civil sur le sentiment patriotique, on ne saurait simplement tenir pour préjudiciable le droit particulier [das besondere Recht] des différentes provinces et des différentes villes. Sous ce rapport, le droit civil mérite l’éloge pour autant qu’il touche le sentiment et la conscience du peuple ou qu’il en est du moins capable ; il mérite au contraire le blâme, lorsque, apparaissant comme quelque chose d’étranger, né de l’arbitraire, il laisse le peuple indifférent » 65. Ainsi, Savigny construit une sorte d’opposition idéal-typique entre deux modes de production du droit commun qui tient au type de relation qui unit un tel droit aux divers droits « particuliers », que ceux-ci soient les droits des villes ou des États allemands (Länder) ou les droits des divers ordres sociaux ou professionnels (Stände). Il y a un bon droit commun seulement si l’unité et la pluralité sont issues d’un ensemble organique au sein duquel le peuple est associé à l’élaboration, à la participation de ce droit. En revanche, il y a mauvaise production du droit commun lorsque le droit est imposé d’en haut à des individus sans la médiation des corps intermédiaires que sont les villes ou les « corporations » et dans cette hypothèse correspond au mauvais cas de l’artificialisme du Code, de la modernité juridique de la Révolution française 66. Vue sous cet angle, la codification apparaît comme une erreur politique car elle rompt cette harmonie entre diversité et unité, typiquement organique, qui aurait été constitutive de l’Allemagne c’est-à-dire de l’ancien Empire germanique. Le risque que pointe ici Savigny serait une sorte d’unitarisation de l’Allemagne 67, si l’on peut dire, qui serait contraire à la tradition historique allemande, et qui comporterait le risque de toute entreprise « constructiviste » pour parler comme Hayek. En effet, dans ce même passage qui conclut ce cinquième chapitre, Savigny achève ainsi son raisonnement : « Mais rien n’est plus nocif de ce point de vue que les modifications légères et arbitraires du droit civil, car même si elles apportaient simplicité et commodité [argument de Thibaut, OB ], cet avantage ne pourrait compenser le dommage politique causé. Ce que les mains des hommes accomplissent ainsi sous nos yeux, le sentiment populaire le distinguera toujours de ce qui a une origine moins visible et tangible et si dans notre zèle louable, nous traitons cette distinction d’aveugle préjugé, nous ne devrions pas oublier que toute foi et tout sentiment portant sur tout ce qui ne nous est pas congénital, mais d’un ordre qui nous est supérieur repose sur un mode de penser similaire. Pareille affinité pourrait nous faire douter de l’aberration d’une telle distinction » 68. Autrement dit, Savigny propose ici une réfutation conservatrice du réformisme politique, et a fortiori de tout esprit révolutionnaire. La compréhension de ce passage nécessite une connaissance approfondie du lexique savignicien car on y retrouve, implicitement d’ailleurs, l’opposition entre le visible (sichtbar) et l’invisible, entre « le vivant » et le mort, entre la « conscience populaire » et « l’arbitraire » du législateur, entre l’ici-bas et l’au-delà. Il faut comprendre que l’œuvre « historique » du droit est d’une essence supérieure à l’œuvre « artificielle » des hommes car elle a subi l’épreuve du temps. Cette conscience populaire préférera toujours l’origine « invisible » du droit à son origine « visible » en raison de la nécessaire croyance en un « ordre supérieur » qui s’avère, en dernière analyse, un ordre transcendant. Ce que Thibaut et les Modernes appellent ici un « aveugle préjugé » est pour Savigny la sagesse historique des nations ; c’est sur ce point précis que sa religiosité vient se fondre avec son historicisme. L’ordre historique devient largement providentiel 69. Ainsi, pour Savigny, la pire atteinte qui puisse être portée au droit civil allemand, ce serait de l’uniformiser, de le centraliser par un Code. Dès lors, il ne faut pas toucher à l’équilibre qui s’est institué entre le droit civil commun (allemand) et les droits civils territoriaux (Landesrechte) valables dans toutes les principautés allemandes et villes libres. C’est ce que ferait l’uniformisation du droit qui pourrait détruire le droit allemand, conçu comme un mélange d’unité et de diversité. La même idée se retrouve dans son article intitulé « Opinions pour ou contre le code civil » 70 où Savigny conteste le projet d’Alminden. Il reproche justement à ce dernier de ne pas parler « de la nécessaire diversité du droit dans les États membres de la Fédération (Bund), justement comme si la situation et l’état du peuple étaient ici partout identiques » 71. En dernière instance, la lutte contre la codification apparaît bien comme une lutte contre la centralisation juridico-étatique, c’est-à-dire contre la concentration aux mains de l’État de la puissance de créer le droit. « Tout cet effort d’amélioration de notre situation juridique par une décision d’autorité, qu’est-il d’autre qu’une manifestation de plus de la malheureuse tendance, qui a marqué depuis si longtemps déjà, la vie publique, la tendance à tout gouverner et à vouloir toujours plus gouverner ? Cette manie de gouverner, chacun d’entre nous, là où il se trouve être, l’a déjà douloureusement éprouvée, et même, ceux-là qui se battent le plus vivement pour les codes ont dû souvent déjà s’en indigner sérieusement lorsqu’ils la rencontraient dans l’Administration, la Police, les Finances » 72. La formule revient à dénoncer l’illusion de ceux qui croient – hier comme aujourd’hui – « qu’il est possible de sortir le monde de ses misères à coup de décrets et réglements » 73. On peut y voir une sorte de credo conservateur relatif à l’impuissance relative du législateur et de la puissance publique par rapport à l’ordre social existant. Mais en l’occurrence, ce plaidoyer politique vise à défendre la structure bigarrée du droit allemand divisé en « droit commun » et « droits locaux ». Savigny reprend, différemment, la même idée dans un chapitre ultérieur qui est aussi très éclairant pour notre propos.

 

 

B. Le droit commun et les droits locaux dans le dixième chapitre

 

Alfred Dufour présente ce dixième chapitre, au titre énigmatique - « De ce qu’il y a de commun » 74 -, comme « un chapitre de synthèse » 75 dans lequel Savigny essaie de dégager « ce qu’il y a de commun entre les pays allemands qui ont des codes et ceux qui n’en ont pas ». Il y plaide en faveur d’une revalorisation de l’étude des « droits locaux » 76 afin qu’ils participent mieux à « l’histoire de la patrie » 77, et il faut entendre ici par ce dernier mot celui de Vaterland, la patrie commune à tous les Allemands ; il s’agit, bien entendu, de l’Allemagne, de la « nation tout entière [die ganze Nation] ». En d’autres termes, la volonté de renforcer l’unité du droit civil des Allemands, signifie aussi renforcer l’imbrication des droits territoriaux et du droit commun. Savigny soutient l’idée que « l’étude scientifique du droit, à qui incombent le maintien et l’amélioration (Veredlung) du droit, doit être la même dans les deux catégories de pays (Ländern), à savoir ceux qui ont des codes et ceux qui n’en ont pas » 78. Et il ajoute : « Je ne limite pas bien entendu ce qu’ils partagent ensemble au seul droit commun, car il faut plutôt étendre ce qui leur est commun aux droits locaux » 79. Autrement dit, les pays qui ont des codes et ceux qui n'en ont pas ont donc aussi en partage, en commun (ici le mot allemand de Gemeinschaft), les droits particuliers, des Ländesrechte, qui sont finalement similaires, tout simplement parce que le droit romain aurait influencé leur formation (v. supra, §2, A). Ainsi, le droit des Länder – des principautés et villes libres allemands – doit être également étudié par la science du droit et celle-ci ne doit donc pas borner son horizon au seul droit commun (droit romain). Deux raisons y poussent et elles sont, selon Savigny, toutes deux d’ordre historique : d’une part, parce qu’on ne peut comprendre ces droits locaux « que par comparaison et référence à leurs vieilles racines nationales [auf alte nationalen Wurzeln] » et d’autre part, et surtout, parce que « tout ce qui est histoire des différents pays de l’Allemagne présente déjà en soi un intérêt naturel pour toute la nation » 80. Savigny observe à ce propos que Thibaut a fait le même diagnostic sur l’absence d’étude scientifique des droits locaux ; il partage donc l’espoir avec lui qu’il y aurait un enrichissement fructueux si l’on pouvait étudier les deux types de droits 81. Par conséquent, l’étude des droits locaux ne sera plus isolée mais désormais reliée au droit de l’ensemble de la nation. Savigny pense que c’est une évolution inéluctable car il croit à une unification politique de la nation allemande (comment expliquer sinon son espoir qu’il y aura une participation plus grande à l’histoire de la patrie commune ?). Un indice qui confirme cette interprétation est la mention du fait qu’il ne faut pas abandonner ces droits aux seuls « techniciens » 82. Sur ce point précis, il signale son accord avec Thibaut sur la politique juridique à mener : « Et c’est ainsi que notre manière de voir conduit, par une autre voie, au même objectif que poursuivent les tenants d’un Code général, à savoir de faire du droit civil l’affaire commune de toute la nation [eine gemeinsame Angelegenheit der Nation] et d’opérer par là du même coup un nouveau raffermissement de son unité ; seulement, notre façon de voir y conduit de manière plus intégrale, en tant qu’elle englobe effectivement toutes les terres allemandes, alors qu’avec le Code proposé, l’Allemagne se diviserait en trois grands groupes de territoires, qui seraient plus nettement qu’avant séparés les uns des autres, à savoir l’Autriche, la Prusse et les pays du Code [proposé] » 83. Savigny considère d’ailleurs que son projet d’unifier le droit civil allemand va plus loin que celui de Thibaut 84. Dans le passage de ce chapitre, Savigny exprime parfaitement son idéal politico-juridique : « faire du droit civil l’affaire commune de toute la nation ». La mise en commun du droit civil implique un renforcement de l’unité allemande. Mais cette Allemagne n’est autre que l’Allemagne culturelle, celle qui réunit aussi bien la Prusse et l’Autriche que toutes les autres principautés allemandes. Le paragraphe qui suit, renforce cette interprétation tout à fait compatible avec la thèse du refus de la codification pour toute l’Allemagne : « Ceci étant, je tiens pour une des affaires les plus importantes de la nation le fait que cette communauté de droit civil soit reconnue et présupposée dans toutes les institutions existantes, et ceci précisément à cause de l’unification qu’elle doit contribuer à fonder. Tout comme il n’existe pas de langue ou de littérature prussienne et bavaroise, mais bien une langue ou une littérature allemande, il en va de même pour les sources premières de notre droit et pour leur étude historique ; qu’il en aille ainsi n’est pas le fait de l’arbitraire d’un prince et personne ne peut rien y changer, mais il est possible de le méconnaître ; mais toute erreur sur ce qui appartient véritablement à la nation [was wahrhaft der Nation angehört] et qu’on traite de manière erronée comme appartenant à une tribu particulière [dem einzelnen Stamme] mène à la ruine » 85. Ce qui veut dire, si l’on a bien lu le texte, que Savigny fait une opposition idéal-typique entre la nation allemande et les tribus germaniques (Stämme), opposition hiérarchisée comme on le découvre quand on sait que, pour Savigny, l’adjectif « véritablement » (wahrhaft) désigne toujours une sorte d’essence supérieure comme l’intérieur (innere) l’est toujours par rapport à l’extérieur (äussere). Il y a donc une source commune de tout le droit allemand, qui est le droit romain (comme on l’a vu), et une telle source du droit se réfère à la nation allemande tout entière. On verra plus loin (voir infra, III, A) que Savigny donne mission aux Universités le soin de conserver et développer ce droit originaire allemand.

Le danger politique des Codes : l’éclatement de l’unité juridique allemande - Selon Laboulaye, Savigny n’est pas hostile par principe à la codification, mais il est seulement prudent sur le moment de la codification. La véritable question, selon lui, est de savoir si le peuple allemand a aujourd’hui intérêt à codifier son droit civil. Or, Savigny se méfie des effets pervers de la codification. Les précédents prussiens et autrichiens sont de mauvais présages pour la suite. Ainsi, l’une des conséquences néfastes de la codification serait d’émietter le droit civil. Telle est l’interprétation donnée par Edouard Laboulaye à la pensée de Savigny : « En soulevant la question de la codification, on ne devait donc arriver qu’à une solution facile à prévoir, la rédaction d’un Code particulier à chacun de ces petits royaumes créés par le Congrès de Vienne, et qui, n’étant plus retenus par le lien et la majesté antique de l’Empire, aspireraient tous à l’indépendance et à la souveraineté absolue. Le résultat politique de ces codes, résultat également prévu, également redouté par les deux adversaires, c’était de donner un corps aux division factices de la diplomatie, c’était de créer des Badois, des Hessois, des Bavarois, qui se distingueraient, au moins par leurs lois civiles, des Saxons et des Prussiens ; c’était de rendre de plus en plus étrangers l’un à l’autre, par la diversité de jurisprudence qui amène la diversité des intérêts, des peuples, enfants de même souche, et qui jusqu’alors avaient eu un même fond de législation » 86. Or, Savigny veut obtenir tout le contraire : conserver à l’Allemagne son unité juridique de droit civil, voire la renforcer. Mais à la différence de Thibaut qui entend concilier uniformisation du droit et fédéralisme politique par l’adoption d’un Code civil allemand, il en appelle au droit romain et à son corollaire, la « jurisprudence » au sens de jurisprudentia, c’est-à-dire la science des juristes, seul moyen, selon lui, de l’unité du droit allemand avec la diversité inhérente à la structure politique de l’Allemagne. Ainsi, la dialectique entre « droit commun » et « droits locaux » doit être interprétée comme la meilleure garantie que l’Allemagne conserve une unité de droit civil, sans perdre pour autant sa nécessaire diversité.

 

 

III. La comparaison entre Savigny et Portalis et sa portée

 

On a vu plus haut que Savigny écrit le Vom Beruf à un moment où il n’y a plus d’Allemagne au sens politique et où il y a une sorte de transition constitutionnelle qui s’achèvera avec la création de la Confédération germanique. D’où le paradoxe d’une codification qui serait celle d’une codification du droit civil d’un pays - l’Allemagne - qui n’est pas unifié politiquement puisqu’il y a divers États séparés 87. C’est en cela une différence marquante avec la France de Napoléon, et c’est pourquoi il peut sembler judicieux de comparer la pensée juridique du professeur berlinois avec celle de Jean-Marie Portalis, l’avocat aixois et l’un des artisans du Code civil de 1804 88.

 

 

A. Le pari de Savigny : une unité du droit civil allemand sans unité étatique correspondante

 

On peut se demander donc comment Savigny peut envisager une solution au problème suivant : si le droit civil commun aux Allemands est une « affaire commune à toute la nation », comment ce même droit peut-il exister et se maintenir sans la béquille d’un État support ? L’existence de ce droit civil allemand qui serait commun à toute l’Allemagne est un legs historique, et ce legs n’est autre que le droit romain. La véritable question est alors de savoir comment, dans de nouvelles circonstances politiques et sociales, cette unité peut-elle être maintenue. C’est ici que Savigny fait intervenir l’Université - ou plutôt les Universités – auxquelles il attribue un rôle qui est difficilement compréhensible pour un esprit français, et qui est un rôle principalement politique. En effet, le plaidoyer de Savigny en faveur de la « science du droit » (et le réquisitoire contre le code), est nécessairement un plaidoyer en faveur de la science des professeurs (Wissenschaftsrecht) et donc forcément en faveur des Universités. Ce point, qui est évoqué par Alfred Dufour dans sa présentation 89, peut être résumé par l’idée selon laquelle les Universités font fonction de représentant de la nation allemande. C’est une idée qu’il a déjà longuement développée dans un Essai sur l’Université datant de 1802-1803 et qu’il reprendra, plus tard, dans un important article sur l’essence des Universités allemandes 90. Il n’est donc pas étonnant que l’on trouve, dans cet Essai de 1814, un paragraphe consacré à l’Université 91. Après avoir examiné ce qui est commun aux divers pays allemands, il conclut son propos par un éloge de l’Université qui est le lieu où l’on pourra « fonder et promouvoir cette étude commune du droit » 92. Il faut toujours trouver le moyen adéquat à cette fin. La fin, c’est de réaliser l’unification du droit civil allemand ; le moyen que propose Savigny n’est autre que la formation juridique par les Universités 93. Il écrit notamment : « C’est d’elles [les Universités] que nous devons attendre, mais aussi exiger avec rigueur l’approfondissement des fondements de notre droit, et surtout du droit de notre patrie pour lequel il y a encore plus à faire » 94. En réalité, Savigny plaide en faveur d’un plus grand échange entre les Universités allemandes, condition de l’amélioration du droit commun ; son programme politique est la plus grande coopération entre ces Universités, coopération analogue à celle qui a existé entre les principautés allemandes pour bouter hors d’Allemagne l’envahisseur français. « L’expérience de ces derniers temps – écrit-il – a montré quelle confiance réciproque les peuples de l’Allemagne [Deutschen Völker] peuvent nourrir les uns à l’égard des autres et combien leur union la plus étroite est la condition de leur salut » 95. On remarquera une fois encore que le pluriel est de mise : il s’agit bien des peuples allemands, tout comme il y a des « Stämme », des tribus germaniques, piliers de la nation allemande. Ainsi, le souhait politique de Savigny est clairement exposé : contribuer à une « union plus étroite » des peuples allemands, ce qui est une expression typique des processus fédératifs. Il attribue donc au droit civil un projet ambitieux : contribuer à l’unification politique de l’Allemagne en favorisant une union plus étroite des « peuples » et des « pays » allemands. Le moyen serait, selon lui, la liberté accordée aux Universités allemandes de nouer des relations entre elles. Il y voit un double bienfait, politique et scientifique. Du point de vue politique, une telle liberté serait un moyen de renforcer l’unité allemande. Savigny écarte l’objection autoritaire selon laquelle une telle union des Universités serait dangereuse et il souligne au contraire les bienfaits de la fraternisation entre elles, entre universités allemandes, c’est-à-dire entre Allemands tout court 96. Cela laisse d’ailleurs supposer que la fraternisation n’est pas encore complète et que les peuples allemands ne forment pas encore un peuple un et unique. Mais il y a aussi un avantage scientifique 97. Cette idée repose aussi sur un argument de type libéral qui voit d’un bon œil la concurrence et la multiplicité des Universités. En effet, ce réseau allemand d’Universités enrichirait tout le monde puisque « l’expérience de chacune d’entre elles deviendrait le patrimoine commun (Gemeingut) de toutes » 98, et la bonne monnaie chassant la mauvaise, les bonnes Universités montreraient l’exemple aux autres. On retrouve d’ailleurs dans ce passage l’idée selon laquelle l’Allemagne est composée de divers peuples et que l’Université fait partie d’institutions communes à toute l’Allemagne 99. Résumons l’idée que défendra Savigny sa vie durant : l’Université représente la patrie allemande. Elle constitue un facteur institutionnel d’unification nationale, à une époque où l’Allemagne n’a pas d’État unifié 100. Les Universités sont donc un ersatz politique, tout comme le droit romain est un ersatz juridique pour la nation allemande. Si ce fait est bien connu, ce qui l’est moins, c’est le lien intime qui existe entre la défense du droit romain, la Jurisprudenz et l’Université. Ce lien devient essentiel dès qu’on comprend que le droit romain signifie l’unité du droit allemand et que le professeur de droit romain agit ici comme « représentant » de la nation allemande, conformément d’ailleurs à un vieil idéal que Savigny veut faire revivre 101. Ainsi, le couple droit romain-Université remplit une seule et même fonction dans l’œuvre de Savigny : conférer à l’Allemagne une unité qui lui fait défaut. Il se tourne vers le droit romain et l’Université, c’est-à-dire vers des institutions plus pacifiques, plus « culturelles », conformément au schéma romantique de l’Allemagne conçue comme une nation culturelle, et non pas politique. Mais plus important pour nous, cette interprétation entre en consonance avec sa théorie des sources du droit. Il peut défendre une telle thèse car selon sa conception des sources du droit, c’est le peuple, et non l’État, qui est à l’origine du droit 102. Il en résulte une situation du droit que l’on peut caractériser par un mélange de pluralisme des sources formelles et d’unité matérielle grâce à la médiation de la science du droit. Cette situation n’est-elle pas justement celle qui caractérisait, concrètement l’ancien droit allemand, mélange de droit commun (gemeine Recht) et de « droits particuliers », à charge pour la Jurisprudenz d’opérer cette combinaison compliquée entre l’élément savant et l’élément technique du droit ? L’Université apparaît alors comme étant non seulement le lieu où se développe l’élément « technique » - élément savant du droit - , mais aussi le lieu où la conscience populaire trouve son véritable lieu d’élection. Le professeur d’Université est tout à la fois un « prêtre » du droit et un représentant du peuple. Ceci résume assez bien la pensée de Savigny. On comprend alors le sentiment d’étrangeté qui peut saisir le juriste français lorsqu’il découvre de telles propositions, aux antipodes de sa conception du droit. Pour effectuer ce petit pas de côté comparatiste, on s’arrêtera sur la figure de Jean-Marie Portalis qui, paradoxalement, nous ramènera à Hegel.

 

 

B. Portalis comme défenseur du Code civil et de l’uniformisation des lois civiles

 

Si l’on fait ce détour par Portalis, c’est non seulement en sa qualité de coauteur du Code Civil 103, mais aussi parce qu’il est pris à partie par Savigny dans son Manifeste. Ce dernier n’est pas très charitable avec lui, c’est le moins que l’on puisse dire. Il le discrédite aux yeux des lecteurs en insistant lourdement sur le fait qu’il était un piètre romaniste, comme le prouverait son exposé du divorce en droit romain 104. Bref, le juriste français n’aurait pas eu la moyenne s’il avait dû passer un examen de droit romain avec le professeur allemand...! Pourtant, le même Portalis est considéré en France comme un grand juriste, de même que son Discours préliminaire au projet de Code civil est considéré comme l’un des grands textes de la doctrine juridique française. Comment peut-on expliquer ce hiatus ? Il va de soi que juger de la qualité de Portalis à partir de ses connaissances en droit romain est profondément injuste et déformant. Pour un juriste français de son époque, la connaissance du droit romain antique, voire médiéval, n’était plus indispensable de sorte que la portée de ses écrits ne doit pas être mesurée à cette aune-là. Il est d’ailleurs très surprenant que Savigny n’utilise pas ses écrits à son profit car on trouve dans son Discours préliminaire maintes idées qui leur sont communes. Ainsi, Portalis rappelle que le bon législateur ne doit pas trop légiférer et que les codes sont faits par les peuples et non par le législateur 105, idées tout à fait conformes à celles avancées par l’auteur de l’essai contre la codification. Mais le plus instructif est de mettre l’accent sur un point de la critique de Savigny qui consiste à disqualifier toute entreprise de codification étatique comme étant l’expression d’un arbitraire (Willkür). Or, l’étude du Discours de Portalis révèle que la question du rapport entre codification et État est bien plus complexe que ne laisse penser Savigny. Le Discours préliminaire part du constat selon lequel la France est divisée en multiples coutumes – à tel point qu’elle est qualifiée de « société de sociétés » (définition donnée par Montesquieu pour qualifier la république fédérative), constat qui est ainsi résumé : « Le territoire était un, et les nations diverses » 106. Dès lors, l’objectif de la codification en découle : il s’agit de donner à la France une législation civile uniforme. Un tel objectif peut paraître irréalisable - d’ailleurs, Portalis ne dissimule pas l’ampleur de la tâche : « Mais comment donner les mêmes lois à des hommes qui, quoique soumis au même gouvernement, ne vivaient pas sous le même climat et avaient des habitudes si différentes ? Comment extirper des coutumes auxquelles on était attaché comme à des privilèges et que l’on regardait comme autant de barrières contre les volontés mobiles d’un pouvoir arbitraire ? » 107 Toutefois, en France, la Révolution française est passée par là ; elle a fait ce grandiose travail d’unification et d’abolition des privilèges, même si, selon Portalis, elle est allée parfois trop loin (voir infra). Elle a fait basculer d’un ordre social à un autre et les lois révolutionnaires ont brisé les coutumes. Mais puisqu’elle est finie, « la constitution respire », et les Français ont donc pu élaborer un Code civil et une législation civile uniforme pour un grand peuple. Le Discours préliminaire prend donc acte du fait que la révolution politique a rendu possible la réorganisation du droit civil. Cependant, le point sur lequel il convient d’insister porte sur la question du rapport entre les lois civiles et les lois politiques qui équivaut à la question cruciale du rapport entre le droit privé et le droit public à l’ère moderne. En réalité, une des questions à laquelle répond le Discours préliminaire de Portalis est celle de savoir à quoi servent les lois civiles dans un peuple civilisé. Sous cet angle, le principal intérêt de la relecture de son plaidoyer en faveur du Code civil réside, à nos yeux, dans l’idée selon laquelle il serait impossible d’isoler les « lois civiles » des « lois politiques ». Or, qui dit lois politiques dit nécessairement État. Par voie de conséquence, la question de l’État intervient nécessairement quand on songe à codifier le droit civil d’un pays. C’est en tout cas de cette manière que Portalis, juriste français qui est à la charnière de l’Ancien Régime et de la Révolution, se représente le problème qu’il doit résoudre. Il considère d’abord comme évident que la loi est la principale source juridique et qu’une telle source émane de l’État 108. Mais le second présupposé de son raisonnement touche à l’analyse des fonctions des lois civiles. Portalis rappelle que le droit civil dans son ensemble contribue à créer des citoyens de sorte que les lois civiles apparaissent comme l’indispensable complément des lois politiques. « De bonnes lois civiles sont le plus grand bien que les hommes puissent donner et recevoir ; elles sont la source des mœurs, le palladium de la propriété, et la garantie de toute paix publique et particulière : si elles ne fondent pas le gouvernement, elles le maintiennent ; elles modèrent la puissance et contribuent à la faire respecter comme si elle était la justice même [...]. Elles sont souvent l’unique morale du peuple, et toujours elles font partie de sa liberté ; enfin, elles consolent chaque citoyen des sacrifices que la loi politique lui commande pour la cité, en le protégeant, quand il le faut, dans sa personne et ses biens, comme s’il était lui seul, la cité tout entière » 109. Ce que nous indique Portalis, c’est la vielle leçon que les lois régissent la vie des citoyens (entendus comme membres de la Cité, ressortissants de l’État si l’on veut) 110. Si le droit civil régit les rapports entre les particuliers, le droit constitutionnel régit ceux entre les particuliers et l’État 111. Les lois civiles doivent être régies par le principe de la raison civile (« principe d’équité » 112) alors que les lois politiques, qui adoptent « un point vue plus général », sont gouvernées par le principe de la raison d’État 113. La question délicate, et centrale, est alors celle de savoir comment ces lois s’articulent les unes aux autres. Portalis décrit alors ce rapport comme celui d’une dépendance : « Le Code civil est sous la tutelle des lois politiques ; il doit leur être assorti. Ce serait un grand mal qu’il y eût de la contradiction dans les maximes qui gouvernent les hommes. » 114. Cette règle selon laquelle les lois civiles devraient être « assorties » aux lois politiques témoigne de ce que, aux yeux de Portalis, le droit civil est présupposé par le droit politique, de la même manière que l’existence des hommes présuppose celle de la Cité. Montesquieu évidemment n’est pas étranger à cette compréhension de la mécanique des lois. Toutefois, cette dépendance des lois civiles ne signifie pas pour autant que les lois politiques doivent les absorber ; si cela se produisait, l’arbitraire politique prévaudrait ; la Révolution française a connu cet épisode sous la Terreur lorsque « l’esprit révolutionnaire » a triomphé, et le droit succombé devant une envahissante raison d’État transformant insidieusement le droit civil en droit politique 115. Ce détour par Portalis n’était pas fortuit. Il visait à montrer à quel point la différence de perspective est frappante entre l’un des auteurs du Code civil de 1804 (le Code Napoléon, disent les Allemands) et Savigny, son contempteur allemand. Le Discours préliminaire contient deux leçons essentielles : d’une part, le Code civil intervient après le moment politique destructeur – abolition du féodalisme – pour reconstruire l’ordre civil sur la base de l’égalité des citoyens, et d’autre part, les lois civiles sont liées aux lois politiques et en dépendent. Dans le monde moderne, dominé par l’État et par sa distinction d’avec la société civile, une autonomie totale du droit civil serait une pure chimère. Or, dans son Essai de 1814, Savigny ignore largement ce lien indissociable entre le droit privé et l’État pour une raison liée à sa théorie des sources du droit qu’a bien exposée Olivier Jouanjan : « L’histoire justifie les juristes. Mais c’est une histoire entièrement dépolitisée. C’est une histoire qui n’enregistre pas l’évolution des formes politiques, l’histoire d’une étrange absence, celle de l’État. Rien sur l’autonomisation de la fonction politique, sur la différenciation de l’État et de la société civile, sur le développement de la représentation politique. De sorte que la complexité métaphysique du montage accouche d’une étrange simplification de l’histoire des sociétés, sa radicale dépolitisation. Et celle-ci fait alors place nette aux juristes : tout est joué. Le droit, comme activité, se sépare, mène une « double vie », sa vie immédiate, dans la conscience populaire globale, sa vie médiate, représentée, scientifisée, dans la conscience des juristes. Savigny qualifie le premier aspect, d’ « élément politique », et le second, d’ « élément technique » du droit » 116. C’est précisément à propos de cette question du rapport à l’État et au législateur que surgit l’opposition radicale entre Hegel et l’École historique du droit. En effet, dès ses œuvres de jeunesse, Hegel affirme un programme politique diamétralement opposé à celui de Savigny: « la liberté n’est possible que chez un peuple ayant l’unité juridique d’un État » 117. Comme on le sait, dans sa Philosophie du droit, il prend ouvertement et violemment parti contre l’École historique du droit et contre Savigny qui, quoique non cité, est explicitement visé 118. Il s’oppose vigoureusement à cette École et à tous ceux qui ont « la haine de la loi » car à la différence de Savigny, il considère que l’État « est l’interprète de l’esprit du peuple [Volksgeist] » 119 et qu’il peut donc engager le peuple dans les voies d’avenir, être à la hauteur des enjeux politiques du moment. Sa défense de la codification est en même temps une défense de l’œuvre napoléonienne résumée d’une formule frappante, dans son cours de 1819-1820 : « Une grande partie de ceux qui ont écrit et pesté contre le Code Napoléon savaient fort bien ce qui est dangereux pour eux. Le Code Napoléon contient ces grands principes que sont celui de la liberté, de la propriété et de la suppression de tout ce qui provient de l’époque féodale » 120. Il faut ainsi comprendre la codification comme une œuvre libératrice par laquelle l’État et ses représentants, les autorités politiques, mettent fin à un système politico-social inégalitaire. Or, c’est justement parce que Savigny ne voulait pas bouleverser le système politico-social de son pays, faisant confiance à un réformisme progressif qu’il ne pouvait pas, en dernière analyse, accepter le Code et la dimension révolutionnaire qui lui était associée. De son côté, Thibaut ne cesse de se placer sous la bannière des Lumières de Kant 121 et de la démocratie 122 pour justifier son plan de codification. Il n’est pas exagéré de voir dans l’opposition de pensée entre Portalis et Savigny un reflet de celle entre Hegel et Savigny. Mais, à la différence du juriste Portalis, Hegel a conceptualisé la raison pour laquelle il estime que l’existence de l’État et la liberté des citoyens vont de pair 123. Dans son essai de jeunesse sur la Constitution de l’Allemagne, il définit l’État par son principe, la monopolisation du pouvoir politique par un centre unique, le « pouvoir d’État » 124, et il résume l’histoire politique européenne par une formule limpide : c’est du moment où les pays européens comme l’État français, ou l’État anglais, « se sont constitués en unités politiques que datent la richesse de l’État et, pour les individus, le bien-être dans la liberté et l’égalité » 125. Or, l’Allemagne n’a pas connu en 1800 cette réalisation de l’État. De ce point de vue, l’essai de Savigny contre la codification peut être interprété comme témoignant de sa volonté de montrer que l’Allemagne doit conserver la facture léguée par l’histoire politique, à savoir sa structure fédérale ou « quasi-fédérale » qui était déjà le propre du Saint-Empire romano-germanique, alors que Hegel se projette dans l’avenir et voudrait que l’Allemagne devienne un État comme les autres pays européens.

La lecture que nous avons ici proposée revient à soutenir la thèse que le Manifeste de Savigny de 1814 reflète, dans la sphère juridique, « l’histoire allemande qui, - selon Reinhard Koselleck - se distingue, par delà les ressemblances et les traits communs, de celle des pays voisins par ses structures fédérales » 126. La controverse entre Thibaut et Savigny montre qu’ils partent tous deux du présupposé que le corps politique allemand doit rester fédéral et que l’enjeu du conflit sur la codification est de savoir dans quelle mesure l’unité du droit civil peut être obtenue pour faire un contrepoids à l’émiettement politique de l’Allemagne.

 

Olivier Beaud

Professeur à l'université Paris II Panthéon-Assas

Remonter en haut de page