Pour ou contre de nouveaux Codes. Autour d'un des écrits programmatiques les plus négligés de Savigny. 

A A A
Télécharger en PDF

Sommaire de l'article

Alfred Dufour

 

 

 

 

Introduction

 

 

Si les ouvrages proprement juridiques de romaniste de Savigny – de son Droit de la possession de 1803 1 à son Système du droit romain actuel de 1840-1849 2 – tout comme sa volumineuse Histoire du droit romain au Moyen Age de 1815 à 1831 3 sont fort bien connus en France pour avoir été très tôt traduits en français, il n’en va pas de même de ce qu’il est convenu d’appeler ses « écrits programmatiques »  ou « fondateurs »4. On qualifie ainsi depuis un siècle dans la littérature relative à Savigny la poignée d’écrits de circonstances publiés entre 1814 et 1816 et comprenant principalement quatre textes : 1°) le Vom Beruf de 1814 5 ; 2°) l’article introductif du premier volume de la Revue pour une science historique du droit de 1815 précisément intitulé « De l’objectif de cette revue » (« Über den Zweck dieser Zeitschrift ») 6 ; 3°) la recension polémique du livre de son collègue de Landshut Nikoläus Thaddäus Gönner (1764-1827), De la législation et de la science du droit en notre temps (Über Gesetzgebung und Rechtswissenschaft in unserer Zeit) de 1815, publiée dans le même volume de cette revue en 1815 7 ; enfin 4°) l’étude-recension « Opinions pour et contre de nouveaux Codes » (« Stimmen für und wider neue Gesetzbücher »), publiée dans le troisième volume de la même revue en 1816 8.

Joachim Rückert, qui paraît ne pas englober cette dernière étude de 1816 dans les écrits programmatiques de Savigny, compte cependant au nombre de ces écrits la Préface du premier volume de l’Histoire du droit romain au moyen-âge de 1815 9, qui ne fait que reprendre à notre sens, parfois textuellement, des éléments du Vom Beruf et de l’article introductif de 1815.

Nous nous en tiendrons pour notre part aux quatre premiers textes mentionnés et retenus comme « écrits fondateurs » ou « programmatiques » d’Ernst Landsberg à Franz Wieacker 10. Ces « écrits programmatiques » de Savigny, il faut bien le relever, n’ont jusqu’à ces toutes dernières années jamais été traduits en français. Pionnier en la matière a été notre collègue Olivier Jouanjan, qui a donné en 2004 la première traduction française de l’article introductif du premier volume de la Revue pour une science historique du droit de 1815 11, et cela au moment où j’achevais moi-même la traduction du Vom Beruf et celle des « Opinions pour et contre de nouveaux Codes »12. Il n’en reste pas moins encore à traduire la recension du livre de N. Th. Gönner de 1815.

Parmi ces différents « écrits fondateurs » ou « programmatiques », longtemps ignorés par la force des choses du public français, à l’exception de quelques rares extraits traduits par un Eugène Lerminier 13 ou un Edouard Laboulaye 14, il faut bien reconnaître que l’étude-recension de 1816 « Opinions pour et contre de nouveaux Codes », publiée dans le troisième volume de la Revue pour une science historique du droit, apparaît comme un des plus négligés de Savigny, et cela à un double titre. Des plus négligés, il l’est d’abord parce qu’il n’a guère retenu comme tel l’attention des commentateurs de Savigny, si ce n’est d’une infime minorité d’historiens ou de jurisconsultes avisés. S’il est vrai que cet écrit est mentionné çà et là, de Jacques Stern 15 à Erik Wolf 16 et de Walter Wilhelm 17 à Hans-Ulrich Stühler 18 et à Stephan Buchholz 19, ce n’est guère que dans un contexte limité : celui des prises de positions de Savigny en matière de codification, de mariage et de divorce, d’égalité civile en général et d’émancipation des Juifs en particulier. Même si un Pio Caroni 20 comme un Joachim Rückert 21 ont voué une attention plus soutenue à cet écrit, le citant plus fréquemment, il n’en existe jusqu’à présent aucune étude complète, situant son contexte, sa nature, sa teneur et sa portée 22.

Les seuls à avoir su reconnaître l’importance de cette étude-recension de 1816 sont Ernst Landsberg en 1910 et Carl Schmitt en 1950, deux auteurs d’horizons et aux raisons assez dissemblables. Ernst Landsberg compte ainsi explicitement ce texte au nombre des « écrits fondateurs » (Gründungsschriften) de Savigny avec le Vom Beruf de 1814, l’article introductif et la recension de Gönner de 1815 23, et ceci non tant en raison de ses « opinions strictement conservatrices en matière ecclésiastique et étatique » 24 qu’à cause de « ses plus hautes exigences en matière scientifique et historique » 25. Quant à Carl Schmitt, s’il fait, dans La situation de la science juridique européenne 26, une place à part à ce texte de Savigny, à son sens « suite du Vom Beruf », c’est à raison « de son caractère essentiel comme des grandes pensées dont il déborde » 27 ainsi qu’en raison de sa « plus grande actualité aujourd’hui qu’au temps de sa rédaction » 28.

Maintenant il faut bien dire que si le « Pour et contre de nouveaux Codes » de Savigny a été pareillement négligé dans la littérature juridique, E. Landsberg et C. Schmitt mis à part, c’est peut-être aussi – ceci expliquant cela – que cet écrit se présente comme un des plus négligemment rédigés, sinon le plus négligé, de tous ses « écrits programmatiques » des années 1814-1816. Mal conçu quant à sa construction et quant à sa rédaction, il fait ainsi alterner dans sa cinquantaine de pages des fragments d’authentique recension de livres avec des réflexions toutes personnelles sur la crise intellectuelle et morale de son temps ou sur les grandes réformes civiles de la Révolution française. Par ailleurs, s’il consacre neuf pages à A. F. J. Thibaut 29 et douze à son ancien condisciple B. W. Pfeiffer 30pour réfuter leur manière de concevoir l’histoire du droit, le travail de codification ou les principales institutions civiles, c’est à peine douze lignes qu’il voue à G. Hugo 31, elles-mêmes encadrées de quelque cinq pages consacrées à des auteurs anonymes des principales revues de l’époque 32.

Cet écrit qualifié de « programmatique » ne présente ainsi ni la structure élaborée, ni l’élégance de style, ni la vigueur apologétique du texte du Vom Beruf de 1814. Il n’offre non plus ni la rigueur théorique, ni la dimension explicitement programmatique de l’article introductif de 1815. Enfin il n’a ni le caractère incisif, ni la verve dialectique de la recension du livre de N. Th. Gönner de 1815. En dépit de toutes ces déficiences formelles, il n’en demeure pas moins que Savigny lui-même tiendra à la réédition de ce texte dès la deuxième édition du Vom Beruf en 1828 33.

Qu’il déborde ou non de « grandes pensées », il vaut donc la peine de s’arrêter au texte de ce singulier « écrit programmatique ». Nous le ferons en nous attachant d’abord, en un premier temps, dans une première partie, au contexte de la publication, à la nature de cet écrit et à sa présentation formelle, déterminant sa place parmi les « écrits programmatiques ». Nous nous arrêterons ensuite, en un second temps, dans une deuxième partie, aux thèmes qu’y développe Savigny comme aux enjeux qu’il recèle.

 

 

Première partie

 

 

S’agissant d’abord du contexte de la publication de cet « écrit programmatique », l’article-recension de 1816 s’inscrit dans la véritable floraison de publications qui se fait jour entre 1814 et 1818 relativement à la codification du droit en Allemagne en général et aux divers ouvrages de Thibaut, de Savigny, de Gönner et de Feuerbach en particulier. Le « Pour et contre de nouveaux Codes » de Savigny s’insère ainsi, d’une part, dans tout l’éventail des livres, études, thèses et discours parus sur ce sujet à cette époque en Allemagne et qui vont des ouvrages d’un Ludwig Harscher von Almendingen (1766-1827) 34, d’un Burchard Wilhelm Pfeiffer (1777-1852) 35 et d’un Eduard Schrader (1779-1860) 36 de 1814-1815, dont il rendra précisément compte et sur lesquels nous reviendrons, aux dissertations et allocutions académiques totalement sombrées dans l’oubli d’un Karl-Eduard Morstad (1752-1850), le juriste-économiste de l’Université de Heidelberg 37, d’un Karl Schildener (1777-1843), le Recteur de l’Université de Greifswald 38, ou d’un Baron Ferdinand Adolf von Ende (1760-1817), le Ministre bavarois de la Justice 39.

Mais l’article-recension de Savigny de 1816 s’insère aussi, d’autre part, dans toute la série des recensions des ouvrages majeurs publiés alors – ceux des Thibaut, Gönner et autres Feuerbach – , recensions qui paraissent dans les grandes revues de l’époque, de l’Allgemeine Literaturzeitschrift et de la Wiener Allgemeine Literatur-Zeitung aux Heidelbergische Jahrbücher. Et à cet égard précisément le « Pour et contre de nouveaux Codes » de Savigny doit être replacé dans le développement du débat Thibaut-Savigny sur la codification, dont il constitue indiscutablement un des nombreux épisodes.

C’est que si le Vom Beruf de 1814 constitue une réplique de Savigny à l’appel à la codification de Thibaut de la même année 40, l’article-recension de 1816 que nous commentons ici représente partiellement une duplique de Savigny à la « franche réplique » publiée par Thibaut en 1815 dans les Heidelbergische Jahrbücher sous forme de compte-rendu du Vom Beruf 41.

Car c’est bien par la recension des dernières publications de Thibaut que Savigny entame son étude « Opinions pour et contre de nouveaux Codes », commençant non seulement par la deuxième édition de l’appel à la codification de Thibaut, mais aussi précisément par le compte-rendu que ce dernier vient de publier de son propre Vom Beruf et dont il reprend mainte expression et maint propos 42. Du coup nous touchons ainsi à la nature particulière de cet écrit et à sa place parmi les « écrits programmatiques » de Savigny.

S’agissant du genre particulier et de la nature propre de cet écrit, il faut bien souligner qu’en fait d’écrit d’ordre programmatique, l’article « Pour et contre de nouveaux Codes » s’apparente bien plutôt à la fameuse recension polémique consacrée par le même Savigny en 1815 dans le premier volume de sa revue précitée au livre de N. Th. Gönner De la législation et de la science du droit en notre temps (Über Gesetzgebung und Rechtswissenschaft in unserer Zeit) 43publié à Erlangen en 1815. On pourrait même dire que cet article-recension de 1816 constitue le pendant irénique de la virulente recension polémique du livre de Gönner de 1815. C’est ce qui paraît ressortir explicitement de l’introduction même du texte où Savigny entend prendre ses distances à l’égard de toute partialité dans le débat sur la codification. À un examen plus attentif cependant du texte et du contexte, il apparaît en fait que par ces propos introductifs de sa contribution, Savigny fait surtout allusion à l’exigence d’impartialité formulée par Thibaut dans son compte-rendu précité du Vom Beruf publié en 1815 44et dont il entend précisément rendre compte :

 

« Partout où une faiblesse de notre propre opinion ou une force de l’opinion d’autrui se trouve éludée ou passée sous silence, écrit-il ainsi, ce n’est plus l’opinion qui parle ou qui est tue, mais la partialité. Et quelque inconscients que nous puissions être du jeu que cette partialité exerce à nos dépens, ce jeu est toujours condamnable et nous ferons bien de le débusquer partout en nous-mêmes comme chez nos adversaires. Cet avant-propos, conclut-il, devrait indiquer le point de vue à partir duquel la contribution qui suit souhaite être considérée »45.

 

Mais c’est surtout que Savigny, selon ses propres termes, entend dans cet esprit, et nous touchons là à la nature et à la présentation formelle de ce texte :

 

« passer en revue les différentes options et déclarations qui se sont fait jour sur la question depuis la parution de mon écrit »46.

 

C’est dire que Savigny, plutôt que de reformuler ou de répéter certaines de ses thèses du Vom Beruf de 1814 ou de l’article introductif de 1815, prétend faire la recension et exposer les vues de ce qu’il considère comme les principaux ouvrages publiés pour et contre de nouveaux Codes depuis la publication du Vom Beruf. Cela signifie que Savigny opère un choix relativement arbitraire et fort sélectif parmi toutes les contributions publiées en la matière : il ne retient ainsi significativement qu’une dizaine de contributions d’une demi-douzaine d’auteurs favorables aux nouveaux Codes 47et deux contributions de deux auteurs de quelque importance hostiles à de nouveaux Codes 48. L’arbitraire comme la sélectivité de ce choix ressortent bien de la comparaison que l’on peut établir avec les études et ouvrages effectivement publiés à l’époque du débat sur la codification 49.

Maintenant, quant aux auteurs retenus par Savigny, il s’agit pour partie de figures bien connues de la pensée et de la science juridique de l’époque – ainsi Gustav Hugo (1766-1844) 50, Anton Friedrich Justus Thibaut (1772-1840) 51 et Paul Johann Anselm Feuerbach (1775-1833) 52 – et pour partie aussi de personnalités de jurisconsultes moins profilés – ainsi, parmi les partisans de nouveaux Codes, un Burchard Wilhelm Pfeiffer 53et un Ludwig Harscher von Almendingen 54 et parmi les adversaires de ces Codes, un Eduard Schrader 55.

Si nous ne présenterons pas les figures célèbres d’un G. Hugo, d’un Thibaut et d’un Feuerbach, nous évoquerons en revanche sommairement les personnalités moins connues d’un Burchard Wilhelm Pfeiffer, d’un Ludwig Harscher von Almendingen et d’un Eduard Schrader. Car parmi les tenants des Codes et les partisans de nouveaux Codes, Savigny commente longuement les thèses, d’une part, de son ancien condisciple et ami hessois de Marbourg – l’un des très rares proches qu’il tutoiera sa vie durant 56 – Burchard Wilhelm Pfeiffer, tenant d’un nouveau Code unique sur le modèle du Code autrichien, et, d’autre part, celles d’un autre publiciste hessois, Ludwig Harscher von Almendingen, adepte quant à lui de l’élaboration de Codes nationaux pour chacun des États allemands de son temps.

Quant à B.W. Pfeiffer, à la carrière judiciaire et administrative tout entière au service de sa Hesse natale 57, c’est son ouvrage aux vues nettement libérales Idées pour une nouvelle législation pour les États allemands (Ideen zu einer neuen Gesetzgebung für die deutschen Staaten), publié à Goettingue en 1815, dont Savigny fera ici longuement la recension avec une extrême attention et de manière fort critique. C’est que Pfeiffer – qui s’est singulièrement éloigné de lui depuis ses années d’études 58 – ne prône pas seulement un Code unique pour toute l’Allemagne, fondé sur la totalité du droit en vigueur ; il défend au surplus toutes les institutions consacrées par la Révolution française et par le Code Napoléon, de l’état civil laïc et de l’égalité civile au mariage civil obligatoire et au divorce par consentement mutuel. La critique systématique de ces vues permet à Savigny non seulement de reprendre sa thèse anti-codificatrice, en soulignant que ce n’est pas dans une époque de crise et dans une période de transition qu’on peut fixer les règles durables d’un Code, mais surtout de développer tout un éventail d’idées politiques conservatrices d’Ancien Régime sur lesquelles nous reviendrons tout à l’heure.

Quant à Ludwig Harscher von Almendingen – l’autre jurisconsulte et publiciste hessois retenu par Savigny et dont la carrière judiciaire et diplomatique se développera aussi au service de la Hesse-Nassau 59 –, ce sont ses Considérations politiques sur le passé, le présent et l’avenir de l’Allemagne (Politische Ansichten über Deutschlands Vergangenheit, Gegenwart und Zukunft), publiées à Wiesbaden en 1814, dont Savigny tient à rendre compte dans sa revue des « Opinions en faveur de nouveaux Codes ». Car L. Harscher von Almendingen, qui combat l’uniformisation du droit civil et pénal en authentique défenseur du particularisme du droit fondé sur l’histoire, ne s’en prend paradoxalement qu’à la rédaction d’un Code général pour toute l’Allemagne. « Pour chacun des États particuliers de l’Allemagne, écrit-il, la rédaction d’un Code civil est en revanche de la plus urgente nécessité »60. Savigny a alors beau jeu de relever :

 

« Tout ce que l’auteur dit de cette diversité [du droit] pour s’opposer à un code général pour toute l’Allemagne vaut aussi bien à l’encontre de Codes pour la Bavière, le Nassau etc. »61.

 

Et surtout Savigny peut à bon droit conclure que ce qui résulte de ce projet de Codes particuliers n’est pas seulement aussi préjudiciable au droit qu’un Code général, mais « apparaît en même temps des plus funestes sur le plan politique en tant que nouveau facteur de séparation entre les Allemands »62.

Maintenant, parmi les adversaires des Codes, Savigny fera une place privilégiée au jurisconsulte saxon Eduard Schrader, formé à l’école de G.Hugo à Goettingue et qui, professeur à Tubingue dès 1810, y sera pendant toute sa vie le seul représentant de l’École du droit historique 63. Schrader, qui n’est pas l’auteur d’une grande œuvre scientifique, se signalera moins par son projet démesuré, jamais mené à chef, d’une édition critique de tout le Corpus juris civilis à partir de tous les manuscrits et éditions existants que par son ouvrage de 1815 publié à Weimar sur les Edits du préteur (Die prätorischen Edikte der Römer auf unsere Verhältnisse übertragen) comme moyen – spécifie le sous-titre – pour bien former progressivement notre droit populaire (ein Hauptmittel unser Recht allmählich gut und volksmässig zu bilden). C’est là justement l’ouvrage dont Savigny rendra compte avec une extrême attention comme « le plus riche en idées originales et nouvelles »64.

Une fois mis en évidence le genre et la nature, voire la présentation de la contribution de Savigny et les auteurs par lui recensés, nous n’allons pas, s’agissant du contenu de cette contribution des « Opinions pour et contre de nouveaux Codes » refaire le travail de Savigny en donnant nous-mêmes la recension des différents ouvrages qu’il a analysés. Ce qui nous importe ici ce sont moins les oeuvres recensées ou les auteurs évoqués que les thèmes que ces recensions et ces évocations sont pour Savigny l’occasion de faire ressortir. C’est que Savigny prend en quelque sorte prétexte des œuvres recensées, soit pour compléter quelques-unes des thèses exposées dans le Vom Beruf ou dans l’article introductif de sa revue de 1815 sur la nature et le traitement du droit, sur le rôle de l’État dans le droit ou sur la vocation de son temps à la codification, soit pour développer des thèmes nouveaux et expliciter quelques-uns des enjeux majeurs de la querelle de la codification.

Ce sont justement ces thèmes et ces enjeux autant que les compléments apportés aux thèses du Vom Beruf qui vont retenir l’essentiel de notre attention dans la seconde partie de notre contribution. Nous donnerons à cet égard d’abord un bref aperçu général des différents thèmes et thèses traités par Savigny pour mettre ensuite et surtout en évidence les enjeux majeurs autour desquels ces thèmes et ces thèses s’articulent.

 

 

 

 

 

Deuxième partie

 

 

Abordant ainsi d’abord de façon générale le contenu proprement dit des « Opinions pour et contre de nouveaux Codes », force est de relever que Savigny n’y rend pas systématiquement compte des divers écrits retenus soit de Thibaut, de Feuerbach, de Pfeiffer et d’Almendingen, soit de Hugo et de Schrader. Tout à l’inverse, en fonction même de la sélectivité de sa recension des différentes « Opinions pour et contre de nouveaux Codes », Savigny procède de manière toute éclectique. C’est ainsi qu’il traite, et dans le désordre, de thèmes fort disparates selon les auteurs et les écrits passés en revue.

Commentant de la sorte la deuxième édition de l’appel à la codification de Thibaut de même que sa recension du Vom Beruf dans les Heidelbergische Jahrbücher, Savigny commence en effet par traiter, d’une part, de la mutabilité du droit, qu’il compare aux membres du corps humain qui ne cesse de se développer et qu’il oppose au vêtement dont on peut arbitrairement se défaire 65. Puis Savigny s’arrête, d’autre part, au thème de l’histoire universelle du droit, dont il conteste tout à la fois les prémisses épistémologiques et l’intérêt culturel, l’histoire du droit de tous les peuples n’étant pas également instructive 66. Enfin, toujours à propos des écrits de Thibaut en faveur de nouveaux Codes, Savigny traite du thème des conditions formelles de la codification, la masse des matériaux juridiques déplorée par Thibaut ne compromettant pas moins à ses yeux l’œuvre de la codification que celle de la science du droit 67.

Ce sont de tout autres thèmes que Savigny aborde ensuite dans sa recension de la Préface de Feuerbach à un livre de N. Borst sur la charge de la preuve en procédure civile (Ueber die Beweislast im Civilprozess) (Bamberg-Leipzig, 1816). Il s’y attache en effet, d’un côté, au thème de l’histoire comme connaissance 68et, d’un autre côté, à celui des rapports entre théorie et pratique à propos de la rédaction des Codes 69. Pareillement dans sa recension très détaillée de l’ouvrage de Pfeiffer préconisant une codification générale pour toute l’Allemagne, Savigny reprend sans doute le thème des conditions de la codification, mais sur un plan matériel : celui de l’impréparation scientifique et celui de la situation de crise culturelle et spirituelle de son temps, impropre à permettre la fixation de règles durables de conduite 70. Mais Savigny développe surtout dans cette recension de l’ouvrage de Pfeiffer toute une série de thèses de nature politique et juridique sur lesquelles nous reviendrons 71.

À nouveau plus général apparaît le thème abordé au seuil de la recension du livre de Schrader sur l’Edit du préteur, puisque Savigny s’y arrête en effet essentiellement au thème du rôle de l’État dans le droit avant d’exposer les vues de Schrader sur la restauration de l’Edit du préteur dans l’Allemagne de son temps 72. C’est ce même thème du rôle de l’État dans le droit que Savigny reprend et développe dans ses remarques conclusives 73parallèlement au thème de l’importance de l’esprit scientifique 74.

Si nous cherchons alors à dégager de cette multitude et de cette diversité de thèmes traités dans le désordre au fil des ouvrages et textes recensés les enjeux majeurs en cause, nous constatons que ces enjeux sont essentiellement de trois ordres : à savoir politique, juridique et philosophico-historique. Et nous pouvons dire qu’ils sont au cœur des principaux débats de l’histoire du droit et des institutions comme de la pensée juridique allemande de la première moitié du XIXème siècle.

 

1. Les premiers de ces enjeux sont d’ordre politique. C’est que, par delà la question de la codification, il en va aux yeux de Savigny de la conception même de la société politique comme du rôle de l’État dans le droit.

Conception même de la société politique : ainsi que cela ressort très clairement de la critique systématique que formule Savigny du deuxième chapitre de l’ouvrage précité de Pfeiffer, chapitre intitulé « Lignes directrices d’une nouvelle législation civile » 75, c’est à ses yeux la dimension chrétienne de la société politique qui se trouve remise en cause par les tenants de la codification. Cette dimension chrétienne serait remise en cause non seulement par l’état civil laïc que propose Pfeiffer dans le sillage de l’œuvre législative de la Révolution française – « les registres ecclésiastiques » seraient « illibéraux, puisque Turcs, Juifs et païens ne peuvent y figurer »76 – mais surtout par l’institution du mariage civil obligatoire comme par celle du divorce par consentement mutuel. Comme le souligne Savigny à propos du mariage civil obligatoire :

« L’élément capital en jeu, c’est bien sûr que, par là, l’essence du mariage comme celle (avant tout) d’une relation chrétienne est totalement méconnue et remise en cause »77.

 

Ce qui remet cependant le plus radicalement en question la dimension chrétienne de la société politique, c’est évidemment pour Savigny le principe de l’égalité civile et singulièrement l’émancipation des Juifs, dont on sait qu’il sera toujours un adversaire déterminé, tant elle va à l’encontre de sa conception de l’identité de la citoyenneté et de la foi chrétienne. Ses propos à cet égard sont on ne peut plus clairs. Commentant les principes de Pfeiffer, Savigny écrit ainsi :

 

« On écarte aux pages 135 et 138 comme un dernier reste de barbarie la volonté de faire quelque différence entre indigènes et étrangers, mais plus encore entre chrétiens et juifs. C’est là la conséquence de ce que nous avons en vérité depuis longtemps complètement perdu le sens de la citoyenneté et que nous ne voulons plus entendre parler que d’hommes et de sujets »78.

 

Et il poursuit :

 

« D’une part, cette conception s’était insinuée à la faveur d’une notion d’humanité mal comprise et utilisée à mauvais escient ; d’autre part, le concept partout uniforme et passif de sujet était beaucoup plus commode et plus agréable aux gouvernements que celui de citoyen. Mais on ne peut sans doute concevoir comment un État prospère et solide pourrait subsister sans de véritables et authentiques citoyens, et qui le concède ne pourra rejeter absolument l’établissement de limites claires entre citoyens et étrangers. Dureté et inhumanité ne doivent évidemment en aucun cas être tolérés. Même à Rome, comme on le sait, on ne pouvait non plus sans autre tuer les pérégrins, et ils eurent même assez tôt leur propre préteur. Il ne peut évidemment pas du tout être question ici d’une imitation directe, d’autant que la relation des États chrétiens d’Europe entre eux est d’une nature tout à fait particulière. Mais là aussi l’élimination de toute distinction est absolument contre nature. En outre, les juifs sont et continueront d’être pour nous, de par leur essence intime, des étrangers et seule la plus malheureuse des confusions en matière de concepts politiques a pu nous induire à le méconnaître ; sans compter que cette égalité civile et politique, si humanitaire qu’elle puisse être dans son inspiration, n’est rien moins que bénéfique à voir ses résultats, dans la mesure où elle ne peut servir qu’à perpétuer la malheureuse existence nationale des juifs et si possible à l’étendre encore »79.

 

Si choquants que soient pour nous ces propos, il ne faut cependant pas pour autant se méprendre sur leur sens et incriminer en particulier une forme résolue d’antisémitisme de Savigny. Il serait en effet plus correct ici de parler plutôt de son antijudaïsme 80. Car son modèle de référence et l’arrière-plan de sa pensée politique sont bien ceux d’une société et d’un État chrétiens. Et c’est ce que montre d’abord l’accueil chaleureux qu’il réserve à la Philosophie du Droit (Philosophie des Rechts) (1829-1837) de Friedrich Julius Stahl (1802-1867) 81comme à sa théorie chrétienne de l’État, prémisse à son État chrétien (Der Christliche Staat) (1847), comme les encouragements et l’appui qu’il lui apportera pour sa nomination à la succession d’Eduard Gans à Berlin 82.

Mais c’est surtout ce que confirmera l’attitude différenciée de Savigny à l’égard de ces deux collègues et compatriotes d’origine juive aux engagements singulièrement différents : Eduard Gans (1797-1839), le jurisconsulte-philosophe du droit hégélien, fervent partisan de l’émancipation des Juifs, au judaïsme militant, fondateur de l’Association pour la culture et la science du judaïsme (1819-1821) 83, dont Savigny sera un irréductible adversaire, et Friedrich Julius Stahl, le philosophe du droit de l’École historique aux fortes convictions chrétiennes de converti, auteur d’une théorie de l’État chrétien, exposée dans son Christliche Staat précité, dont il sera un des plus précieux soutiens à Berlin 84.

Maintenant, quelle que soit l’empreinte chrétienne de sa conception de la société politique, qui l’apparente aux esprits les plus conservateurs de son temps, Savigny n’en est pas moins le tenant d’une conception libérale du rôle de l’État dans le droit. C’est là l’autre enjeu d’ordre politique du débat sur la codification que met en évidence sa revue des « Opinions pour et contre de nouveaux Codes ». Ce rôle de l’État dans le droit, Savigny l’aborde, d’une part, dans son compte-rendu du livre d’Eduard Schrader, l’Edit du Préteur 85, d’autre part, dans deux de ses remarques conclusives exposant la vision d’une action modérée de l’État sur le droit 86dans la ligne du troisième chapitre du Vom Beruf, mais dénonçant aussi la fâcheuse tendance de l’État à vouloir tout gouverner. Résumant les « idées originales et nouvelles » de Schrader, Savigny relève ainsi pour le premier point :

 

« Les lois, en effet, font tantôt trop, tantôt trop peu pour le droit civil (p. 73) ; trop, quand on se décide une fois à rédiger un code, que l’auteur tient aussi pour fort préjudiciable ; trop peu en ce que, hormis le cas d’un tel effort extraordinaire, il ne se passe d’habitude rien du tout et qu’aucune surveillance continue ne s’exerce sur l’ensemble du droit. Il considère l’exemple des Romains, qui (depuis les XII Tables) ne changèrent que peu de choses au droit civil par les plébiscites, mais qui, par contre, disposaient dans leurs Edits d’un contrôle continuel, révisé chaque année et hautement bénéfique de leur droit civil. C’est une institution analogue, différente de la législation proprement dite, qui est proposée ici »87.

 

Savigny tient cependant à préciser par ailleurs dans la troisième de ses remarques conclusives sa conception propre du rôle de l’État en ces termes :

 

« Je suis très loin de souhaiter que l’État demeure un spectateur passif dans la formation du droit. Il y a même plus d’une manière par laquelle il puisse à cet égard se montrer actif de la façon la plus bénéfique. C’est avant tout l’affaire de l’État de veiller à ce que la puissance interne qui produit le droit ne manque pas d’organes bien adaptés à cette fin. Ce service, c’est la préture qui le rendait chez les Romains : et c’est justement là le sens pour notre époque de la proposition de Schrader exposée plus haut »88.

 

Enfin, songeant au Corpus Constitutionum Marchicarum de 1736 du jurisconsulte prussien Christian Otto Mylius (1678-1760) avec ses quatre volumes de continuations, il conclut :

 

« Mais il y a encore d’autres façons pour l’État d’influer même directement sur la situation juridique sans perturber la marche du droit elle-même. En effet, lorsque s’est accumulée dans une longue suite d’années une masse d’ordonnances particulières, il y en a assurément parmi elles un grand nombre qui ne doivent avoir qu’une validité éphémère ; beaucoup d’autres vont tomber dans l’oubli par l’effet du hasard, d’autres vont être abrogées ou modifiées par l’usage ; d’autres encore, effectivement en vigueur, vont facilement passer inaperçues devant la masse des dispositions obsolètes. Il dépendra ainsi souvent du hasard qu’une ancienne ordonnance soit ou non découverte et appliquée. Cette espèce d’incertitude juridique, que sans doute personne ne louera, peut être éliminée par un moyen très sûr. L’ensemble des tribunaux et des autorités administratives du pays peuvent être invités à faire rapport sur les ordonnances qui, d’après leur expérience des affaires, sont restées encore en vigueur. Il ne sera pas difficile de faire à partir de ces rapports un résumé de ce qui est encore en vigueur et qui pourra être alors prescrit de nouveau comme loi à validité exclusive »89.

 

Pour ce qui est du second point, la dénonciation de la manie de gouverner, c’est dans la première de ses remarques conclusives que Savigny la formule de la manière la plus incisive, révélant par là sa conception proprement libérale du rôle de l’État :

 

« Mais tout cet effort d’amélioration de notre situation juridique par une décision d’autorité, qu’est-ce d’autre qu’une manifestation de plus de la malheureuse tendance qui a marqué depuis si longtemps déjà la vie publique, la tendance à tout gouverner et à vouloir gouverner toujours plus ? Cette manie de gouverner, chacun d’entre nous, là où il se trouve être, l’a déjà douloureusement éprouvée, et même ceux qui se battent le plus vivement pour les Codes ont dû souvent déjà s’en indigner sérieusement lorsqu’ils la rencontraient dans l’Administration, la Police, les Finances etc. Mais ici, où ils veulent conseiller les gouvernements dans leur métier, où ils se mettent eux-mêmes en pensée à leur place, voilà qu’ils oublient tout et croient qu’il est possible de sortir le monde de ses misères à coup de décrets et de règlements. Qu’ils aient en cela les plus nobles intentions se comprend, mais la plupart de ceux qui nous rendent la vie amère dans d’autres domaines par des réglementations excessives nous veulent sans doute aussi beaucoup de bien et ils comptent sincèrement sur notre gratitude »90.

 

Voilà pour les enjeux d’ordre politique du débat sur la codification que Savigny tient à mettre en évidence.

2. Il y a cependant aussi des enjeux d’ordre proprement juridique qui ne lui paraissent pas moins importants. C’est que, dans le vaste débat sur la rénovation du droit civil en Allemagne, il en va au premier chef à ses yeux de l’inaptitude matérielle de son temps à une codification comme il l’avait déjà montré dans le sixième chapitre du Vom Beruf 91. Mais surtout, c’est qu’il en va plus fondamentalement de la nature même du droit comme il l’avait souligné aussi dans les deux premiers chapitres du même Vom Beruf 92.

Reprenons ces deux points et d’abord l’inaptitude matérielle de son temps à une codification. Concernant cette inaptitude à la codification, c’est à ses yeux celle d’une époque de Révolution et de crise comme la sienne. À cet égard, Savigny souligne en particulier :

 

« Durant plus d’un demi-siècle, un illuminisme désolant a ébranlé les croyances politiques et religieuses. Après avoir longtemps gagné tous les cœurs par sa douceur et son austérité, il s’est ensuite, dans son essence toujours le même, révélé plutôt âprement dans la Révolution française et le despotisme de Bonaparte. Cette Révolution et les conséquences de ce despotisme, l’Allemagne les a aussi vécues, pour une bonne partie extérieurement, mais bien davantage intérieurement sur le plan spirituel. Et c’est ainsi que nous nous trouvons maintenant dans une situation d’incertitude générale : l’ordre civil et l’ordre ecclésiastique se sont totalement disloqués, et même l’ordre moral des rapports personnels n’a pu échapper à l’ébranlement général […]. Et c’est une telle situation de transition que nous voudrions fixer pour des siècles ? On dira que c’est précisément une telle situation d’instabilité qui doit être éliminée par la stabilité d’une règle écrite. Rien n’est plus vain que cet espoir. En premier lieu, la règle la plus parfaite est vouée à rester sans effet tant qu’elle ne trouve pas dans le peuple une certaine réceptivité : la bonne volonté, la vague nostalgie de jours meilleurs n’y suffit point. En second lieu, qui doit trouver cette règle ? Cette confusion des concepts et des principes, conséquence des Révolutions vécues intérieurement aussi bien qu’extérieurement, ne se trouve pas que dans la peuple, mais elle se trouve aussi justement chez ceux qui devraient faire le Code » 93.

 

 

 

 

 

Et Savigny conclut à l’intention de Thibaut et de Pfeiffer :

 

« Que l’on essaie seulement de former un Collège à cette fin – et l’on sentira comme les opinions déconcertées, précisément dans les questions les plus importantes, iront en s’embrouillant dans tous les sens »94.

 

Plus fondamentalement cependant il en va pour Savigny dans ce débat de la nature même du droit. C’est ce qu’il précise à l’intention expresse de Thibaut, qui lui prête à tort une conception du droit immuable :

 

« L’immutabilité du droit n’a jamais été affirmée »95.

 

Et c’est pour souligner une fois de plus la nature organique du droit et sa spécificité propre pour chaque peuple :

 

« Le corps humain non plus n’est pas immuable, mais grandit et se développe sans cesse : et c’est ainsi que je considère le droit de chaque peuple comme un membre de son corps, et non comme un vêtement qui a été arbitrairement coupé et dont on peut tout aussi arbitrairement se défaire pour l’échanger contre un autre »96.

 

C’est dans la même perspective que Savigny va s’en prendre à l’universalisation, pour ne pas dire à la mondialisation du droit à l’exemple des derniers développements du régime hypothécaire :

 

« Il semble pourtant que l’on n’ait pas la moindre idée de l’ampleur de la transformation de la propriété foncière opérée par le développement de notre régime hypothécaire ; il en va de même de la question de savoir si une pareille métamorphose de la propriété foncière en simple richesse monétaire, si une telle monétisation du sol (car c’est là l’aboutissement ultime du processus) pourrait être souhaitable. […] Ces remarques ne doivent pas du tout être comprises comme une prise de position en faveur du régime hypothécaire de Justinien, ni comme une contestation sans réserve de la voie sur laquelle on s’est engagé ces derniers temps ; elles doivent seulement attirer l’attention sur le fait que dans l’établissement d’un régime hypothécaire il en va encore d’autres choses que de celles que nos législateurs ont l’habitude de prendre en considération. Quand on lit leurs projets, on pourrait penser que le même régime hypothécaire serait bon pour toutes les situations où se trouvent les peuples : partout, en Suisse comme en Chine, en Russie comme en France, tout ce qui importerait, ce serait d’appliquer les principes bien connus de publicité et de spécialité et il n’y aurait plus rien à souhaiter ensuite. C’est cette utilisation purement formelle de la législation que je tiens pour tout à fait funeste et dans ce sens on a déjà déploré plus haut (p. 13-14) que nos praticiens soient beaucoup trop théoriciens »97.

 

3. Parlant d’universalisation du droit, nous touchons du coup à l’ultime enjeu d’ordre historique ou philosophico-historique en cause dans cet « écrit programmatique ». Il s’agit de celui qui est au cœur du débat sur l’histoire universelle du droit, débat amorcé en 1815 par Thibaut à la suite de Feuerbach dans la deuxième édition de son appel à la codification 98et qui sera relancé dans les années 1820 par Gans, le grand jurisconsulte de l’École hégélienne avec son monumental Droit de succession dans le développement de l’histoire universelle (Das Erbrecht in seiner weltgeschichtlichen Entwicklung) (1824-1835) 99.

C’est qu’il en va ici pour Savigny d’abord des conditions de possibilité, ensuite du sens même d’une histoire universelle du droit. Le point de départ des réflexions de Savigny à cet égard tient dans les propos de Thibaut dans la deuxième édition précitée de son appel à la codification dénonçant, d’un côté, la réduction de l’histoire du droit à celle d’un seul peuple – qui friserait la micrologie 100 – et appelant, d’un autre côté, « nos histoires du droit à comprendre de manière large et dynamique les législations de tous les autres peuples anciens et modernes ». « Dix intelligentes leçons sur l’ordre juridique des Perses et des Chinois », poursuivait Thibaut, « éveilleraient chez nos étudiants plus de véritable sens juridique que cent leçons sur les lamentables bousillages dont la succession ab intestat d’Auguste à Justinien a fait l’objet »101.

Tout en reconnaissant la part de vérité qu’il peut y avoir dans l’idée d’une histoire universelle du droit, Savigny rejette formellement la manière dont elle est conçue et exposée par Thibaut :

 

« Cette exigence d’une histoire universelle du droit a déjà été formulée auparavant de manière plus circonstanciée par Feuerbach. Il y a quelque chose de vrai dans cette idée, mais ainsi exposée, comme l’ont fait Feuerbach et plus encore Thibaut, elle ne peut que conduire à une fâcheuse méprise »102.

 

Et cela tient à son sens à deux ordres de raisons. Il s’agit, d’une part, de raisons de nature épistémologique, liées à la spécificité de la connaissance historique ; d’autre part, de raisons de nature proprement culturelle, relevant de ce que l’on dénoncerait aujourd’hui comme de l’ethnocentrisme.

Raisons épistémologiques d’abord. Affirmant contre Thibaut qu’ « il n’y a pas de confusion plus pernicieuse que celle de la micrologie avec la connaissance des détails particuliers »103, Savigny souligne alors avec force :

 

« Tout homme sensé doit faire peu de cas de la micrologie, mais une exacte et rigoureuse connaissance des détails est d’autant plus indispensable à toute histoire qu’elle constitue au contraire la seule chose qui puisse garantir à l’histoire sa valeur »104.

 

Et c’est pour relever en matière d’histoire du droit :

 

« Une histoire du droit qui ne repose pas sur la recherche approfondie du détail particulier ne peut rien donner d’autre, sous le couvert d’amples manières de voir et d’idées fortes, qu’un ergotage commun et superficiel sur des faits à moitié vrais, et j’estime un tel procédé tellement vide et si stérile que je lui préfère l’empirisme le plus grossier. Il s’ensuit que l’on ne pourrait faire l’économie, à tout le moins pour l’histoire du droit romain et du droit allemand, du temps et de l’énergie qu’il faudrait employer à l’étude du droit des Perses et des Chinois. En outre, il faut bien considérer que pour le droit de la plupart des peuples et de la plupart des siècles, tout matériel historique utilisable doit manquer. Nous pouvons en général disposer de bonnes informations sur l’état d’un peuple, alors que nous savons peu de choses certaines sur sa Constitution et sur son droit civil : car ces matières requièrent un regard exercé, et qui entreprend de les exposer sans ce regard ne verra pas ce qui est véritablement authentique et instructif »105.

 

Mais c’est aussi pour des raisons de nature proprement culturelle, révélatrices de sa conception propre et européocentrique de l’histoire du droit, que Savigny récuse toute histoire universelle du droit :

« Force m’est enfin surtout de protester spécialement contre l’impartialité avec laquelle on présente l’histoire du droit de tous les peuples comme étant à peu près aussi intéressante et instructive. Abstraction faite de ce qu’ici comme en d’autres choses l’habileté de certains peuples établit une différence qui n’est pas négligeable […] – abstraction faite de cela une autre différence est tout à fait décisive. Car là aussi tout revient à la question fondamentale de savoir si (comme je le crois) le droit qui a vu le jour avec une nation, et même le droit à l’origine étranger, mais qui a vécu en elle pendant de nombreux siècles, est devenu une partie de son être propre, ou si (selon la doctrine opposée) il est possible et loisible à chaque instant de demander quel droit doit régir l’instant qui suit, de telle sorte que, dans cette perspective, les Codes de tous les temps et de tous les peuples se proposent indifféremment à notre libre choix. A mon point de vue, il faudrait en conséquence attribuer une importance très inégale à l’histoire du droit des différents peuples. Le plus important est et reste, en effet, l’histoire des droits qui nous sont apparentés, c’est-à-dire des droits germaniques, du droit romain et du droit canonique »106.

 

Et Savigny conclut, s’agissant du droit des Perses et des Chinois :

 

« Quant aux droits des nations qui nous sont totalement étrangères, ils présentent à nouveau un intérêt très inégal pour nous selon que la situation de ces peuples offre plus ou moins d’affinité avec la nôtre, à telle enseigne que le droit de toutes les nations chrétiennes de l’Europe d’origine non germanique nous intéresse pour cette raison de beaucoup plus près, en dépit de cette origine étrangère, que les droits des peuples orientaux. Mais il va de soi qu’il n’est ici question que d’un degré d’intérêt différent et qu’absolument aucune connaissance de cet ordre, pour autant qu’elle soit une connaissance authentique, n’est à dédaigner »107.

 

 

 

Conclusion

 

 

 

Il est temps de conclure. Comme vient de le montrer le caractère disparate de cette présentation et des thèmes et textes cités, l’article-recension de 1816 « Pour et contre de nouveaux Codes » n’offre guère de ressemblances et de similitudes avec les autres « écrits programmatiques » de Savigny parmi lesquels on le range habituellement. Il ne présente, en effet, ni l’élégance de style, ni la structure bien charpentée du Vom Beruf de 1814, ni la systématique et la rigueur de pensée de l’article introductif du premier volume de la revue de l’École historique, ni la verve dialectique et polémique, enfin, de la recension du livre de Gönner de 1815. Il apparaît bien plutôt comme le dernier bilan d’une entreprise avec les ultimes comptes à régler en toute sérénité ou comme les dernières escarmouches d’une bataille – celle de la codification – dont le sort est déjà scellé. On ne peut manquer de s’étonner dès lors de ce que Savigny ait tenu à rééditer dès 1828 cet écrit de circonstance, relativement mal conçu et si singulièrement mal construit. La raison de cette réédition ne tient pas seulement, à notre sens, aux « grandes pensées » qu’il y développerait, à savoir entre autres ses réflexions sur la crise intellectuelle et morale de son temps, sur le rôle de l’État dans le droit ou sur les institutions civiles issues de la Révolution française. Nous ne surprendrons donc personne en avançant que la réédition par Savigny en 1828 de cet écrit de 1816 nous paraît bien plutôt motivée par l’importance de ses enjeux d’ordre philosophique et politique et par l’actualité des débats qui s’y rapportent et qui tournent dans la décennie en cours notamment autour des prémisses et du sens de l’histoire universelle du droit, comme autour de l’étendue de l’égalité civile pour les non-chrétiens.

Histoire universelle du droit – c’est significativement à ce sujet, note Savigny dans la Préface de la réédition de cet écrit en 1828, « le seul passage auquel j’aie maintenant quelque chose à ajouter [par rapport au texte de 1816] »108, et c’est pour préciser :

 

« C’est le passage dans lequel je mets en garde contre un usage superficiel de l’histoire universelle du droit. Ce passage a été plusieurs fois compris comme si je voulais rejeter l’histoire universelle du droit en général. Celui qui veut cependant le lire avec un amour de la vérité libre de tout préjugé ne pourra s’empêcher de trouver tout à fait incompréhensible pareille méprise »109.

 

C’est qu’il en va bien ici, en même temps que du débat sur l’histoire universelle du droit relancé dès 1824-1825 par Eduard Gans, le jurisconsulte hégélien, avec son Droit de succession dans le développement de l’histoire universelle, de l’affrontement concomitant entre l’École hégélienne – se posant en « École philosophique » – et l’École historique – disqualifiée dans un singulier renversement des positions comme « École non philosophique »110. Mais l’importance et l’actualité des enjeux majeurs de l’écrit de 1816 expliquant sa réédition dès 1828 ne sont pas seulement d’ordre philosophique ; elles sont également d’ordre politique.

Car l’une des plus épineuses questions d’ordre politique abordée par Savigny en 1816, qui alimentera les débats politiques et législatifs de l’histoire de la Prusse de la première moitié du XIXème siècle, sera bien celle de l’interprétation du Décret d’émancipation des Juifs du 11 mars 1852 garantissant à ces derniers la plénitude de l’égalité civile. C’est que celle-ci sera entendue de façon toujours plus restrictive jusqu’en 1848 111, de la Lex Gans du 18 avril 1822 – c’est-à-dire du Décret royal abrogeant ses dispositions ouvrant aux personnes de confession juive l’accès aux postes académiques – à la législation restrictive du 23 juillet 1847 consacrant cette abrogation.

Il n’est pas sûr à cet égard que les positions adoptées par Savigny en la matière dans son écrit de 1816 et que les raisons qui l’ont déterminé à leur réédition en 1828 n’aient pas été précisément de celles qui ont contribué à faire de cet écrit un des « écrits programmatiques » les plus négligés de son œuvre. Son étude n’en permet pas moins une meilleure compréhension de la complexité de sa pensée ainsi que nous espérons avoir pu le montrer.

Alfred Dufour

Professeur émérite à la Faculté de droit de Genève

Remonter en haut de page