Présentation

La réputation de Jerome Frank précède et, souvent, dispense de la lecture de l’œuvre. Les critiques et caricatures à l’origine de cette réputation sont de deux types : une critique plus ou moins popularisée, et une critique issue des milieux intellectuels contemporains de Frank lui-même. En quoi cette réputation consiste-t-elle ? Frederick Schauer la résume dans son ouvrage, Penser en juriste : « Pour Frank, les caractéristiques personnelles du juge comptaient et Frank aurait accepté l’idée que la mauvaise humeur du juge en raison de la trop haute température de la pièce ou d’un mauvais petit-déjeuner pouvait influer sur la décision. » À cette critique populaire, qui assimile Frank à l’exemple du juge qui prend ses décisions en fonction de son petit déjeuner, viennent s’ajouter d’autres critiques formulées par les philosophes et théoriciens du droit contemporains de Frank. Parmi les reproches qu’ils formulent envers Frank, on trouve, pêle-mêle : un intérêt trop marqué pour la psychanalyse de Freud et la psychologie de Piaget, un supposé mépris pour la logique et les sciences sociales, le scepticisme quant à l’efficacité de la règle de droit, le renoncement, supposé lui aussi, à toute perspective normative, le supposé relativisme épistémologique, juridique et éthique.

Les réactions contre Law and the Modern Mind et contre le réalisme juridique provenaient de deux directions. Un groupe d’auteurs s’insurgea contre la suffisance du réalisme et tenta de réaffirmer la primauté de la règle de droit. Roscoe Pound, Mortimer Adler, Morris R. Cohen, John Dickinson, et Hermann Kantorowicz tentèrent vaillamment de restaurer la foi dans l’efficacité du droit. D’autres critiques contestèrent le relativisme du réalisme. Robert Hutchins, Jerome Hall, Leon Fuller et Felix Cohen s’attaquèrent à la subjectivité éthique du réalisme et à ses lacunes en matière de théorie des valeurs. Un renouveau du droit naturel s’exprima pour condamner le réalisme comme une faillite morale.

Roscoe Pound, penseur fondamental de la sociological jurisprudence, critiqua le réalisme juridique et Jerome Frank en particulier, sans le nommer, en reprochant à ce courant de théorie du droit de renoncer à toute perspective normative pour se contenter de décrire le droit tel qu’il était, avec ses défauts, sans prétention de les corriger.

Il [Pound] identifia cinq caractéristiques communes au réalisme : la foi accordée à quantité de données aux significations indépendantes les unes des autres ; la croyance dans la possibilité de se fonder uniquement sur une seule approche méthodologique (par exemple, l’approche psychologique) ; une confiance dogmatique accordée aux prémisses psychologiques ; l’insistance sur les cas individuels par opposition aux principes généraux ; et une conception du droit qui faisait de celui-ci un instrument au service du monde des affaires incapable de prendre en compte les grandes fins sociales.

Le juge Jerome Frank n’aurait été qu’un praticien démystificateur de mythes, passionné de psychanalyse, auquel on en vient à refuser le titre de philosophe du droit. L’hypothèse n’en demande cependant pas moins à être nuancée lorsque l’on accepte de ne pas limiter son attention au versant négatif et critique de Frank, pour prendre en compte le versant positif de son travail, que la doctrine a souvent tendance à négliger. Du strict point de vue de son versant négatif, le travail frankien relève d’un questionnement perpétuel. Frank pose bel et bien inlassablement une question qui en fait, peut-être, l’un des chefs de file du réalisme juridique américain : les procédés académiques et traditionnels du raisonnement juridique déterminent-ils réellement les décisions judiciaires ou ceux-ci ne constituent-ils que des procédés de justification a posteriori qui dissimulent des moyens extrajuridiques de prise de décision ? Néanmoins, l’analyse de Frank ne s’arrête pas là et la caricature de cette position ne doit pas masquer le projet positif global de Frank ; un projet de réforme du système juridique américain et de formation des professionnels du droit. Le versant négatif et le versant positif s’articulent étroitement chez ce penseur qui est à la fois un philosophe et un praticien. C’est qu’en réalité, comme chez tout bon pragmatiste, théorie et pratique sont étroitement liées. Ce projet réformiste frankien se fonde sur le constat d’erreurs judiciaires, dont les plus lourdes conséquences sont à chercher dans le droit pénal et que Frank recense dans son ouvrage intitulé Not Guilty. Ce projet de réforme articule en son sein une méthodologie et une liste de problèmes techniques précis qui prennent sens sur le fond d’une philosophie de la liberté.

Qu’en est-il de la méthodologie ? Frank s’efforce dans Law and the Modern Mind et dans Courts on Trial d’élaborer ce qu’il appelle un « scepticisme constructiviste », qu’il distingue certes de l’absolutisme juridique, mais aussi du « scepticisme quant aux règles » et de l’empirisme juridique dans le but de poser et résoudre des problèmes extrêmement précis tels que : l’établissement des faits en première instance, les rapports de la psychologie et du droit, la valeur de la common law, le rôle des fictions juridiques, la pertinence de la règle des précédents, la question des opinions judiciaires, le rôle du jury et de la codification. Autant de problèmes qui conduisent Frank à se positionner face à la tradition (Holmes), à ses adversaires (Beale), aux membres de l’école de la sociologial jurisprudence (Cardozo, Pound, Frankurter) et aux partisans mêmes de la constellation des réalismes juridiques américains (LLewellyn, Bingham, Cohen, Arnold, Cook, Corbin, Oliphant, Yntema, entre autres).

L’application de cette méthode sceptique et de cette problématisation réaliste s’articule sur le fond d’une philosophie de la liberté et d’une théorie politique propres développées respectivement par Frank dans Fate and Freedom: A Philosophy for free Americans et dans Save America First: How to Make Our Democracy Work? Cette philosophie de la liberté se construit contre le déterminisme que Frank fait dériver des travaux de Hegel, Marx et Freud. Il existe en Amérique et en philosophie américaine une confiance dans l’action, libre, individuelle et collective, qui doit permettre de mener des réformes mélioratives du monde contre toutes les interprétations déterministes et fatalistes. Du point de vue politique, la convergence réaliste-réformiste a, de plus, su trouver son sens sur le sol américain dans le contexte du New-Deal, comme devait le prouver, par ailleurs, la nomination par le Président Roosevelt de Frank à la Cour fédérale d’appel pour le deuxième circuit. Frank fut nommé juge en appel au printemps 1941. Nomination qui ne fut pas sans retentissement :

Son […] élévation au siège […] fut […] quelque chose comme un coup d’État présidentiel. Ce fut peut-être […] sa nomination [la nomination de Frank par Roosevelt] la plus heureuse […]. [Elle] pourrait ressembler au choix d’un hérétique pour occuper la fonction d’évêque de l’Église de Rome .

Jerome Frank exerça en appel jusqu’à sa mort en 1957, après avoir été avocat, administrateur et enseignant. Dans quelle mesure cette longue carrière, si diversifiée, de praticien qui théorise sa pratique lui fournit-elle les occasions nécessaires pour articuler la théorie et la pratique, ainsi que les versants positif et négatif de son travail ? À chaque stade de cette carrière, que ce soit au moyen de ses plaidoiries en tant qu’avocat, au moyen de ses rapports et exposés lorsqu’il dirigeait la Securities and Exchange Commission, au moyen de ses cours, aux sujets et à la pédagogie si particuliers, qu’il délivra à Yale, ou au moyen de son activité de magistrat, Frank sut trouver les instruments nécessaires pour non seulement exposer, mais aussi, dans une certaine mesure, mettre en pratique sa pensée, tout en respectant les limites imposées par ses divers cadres professionnels successifs. Néanmoins, c’est peut-être pendant la période qu’il passa à la Cour fédérale d’appel pour le deuxième circuit que Frank réussit à articuler le plus étroitement les diverses dimensions, théorique, pratique, descriptive, prescriptive, de sa philosophie du droit pour la mettre en application, grâce au système des opinions judiciaires.

Pendant sa carrière au sein de cette juridiction, il rédigea plus de 700 opinions judiciaires, dissidentes et concordantes. Ces opinions sont souvent originales à deux titres : au premier titre, parce qu’elles permettent à Frank de diffuser ses recommandations en matière de réformes judiciaires, qu’il appuie sur les thèses de la philosophie originale du droit qu’il a développée dans ses ouvrages. Au deuxième titre, parce que Frank n’hésite pas à sortir du carcan rédactionnel judiciaire pour mobiliser l’humour, la littérature, et les apports des sciences sociales, qu’il préfère appeler « arts sociaux ». Que ce soit sur le fond ou sur la forme, qu’il s’agisse des analyses ou du style dans lequel elles se déploient, les opinions judiciaires de Frank reprennent donc largement la philosophie développée dans les ouvrages de leur auteur et constituent un mode de diffusion de sa pensée. En bon pragmatiste, qui se revendique de Dewey et de James, la philosophie du droit doit selon Frank produire des effets dans le droit. Il articule donc ses fonctions de juge et de philosophe pour produire philosophiquement des effets juridiques à travers la rédaction d’opinions ciselées. Aussi n’est-il par rare de lire des opinions de Frank dans lesquelles, nonobstant le problème apparemment technique, pour ne pas dire techniciste qu’elles traitent, le lecteur a l’impression de retrouver tout Frank ou presque. C’est certainement pour ce motif que Barbara Frank Kristein, la propre fille de Jerome Frank, a choisi d’intégrer dans l’anthologie qu’elle compose en mémoire de son père, en plus d’articles et de chapitres d’ouvrages, une vingtaine d’opinions judiciaires, afin d’illustrer les portées tant théorique que pratique (mais, peut-on distinguer les deux pour un pragmatiste ?) du travail de son père, dont la doctrine prétend qu’il fut le juge qui obtint le plus grand nombre de fois gain de cause auprès de la Cour suprême des États-Unis d’Amérique.

Au sein de celles-ci, les opinions dissidentes revêtent une importance tout à fait particulière. Elles sont pour Frank l’instrument qui lui permet d’exprimer son désir de réforme en même temps que sa fidélité à la Constitution et à l’autorité des précédents. Les rôles du juge et du philosophe s’articulent, certes, mais ne se confondent pas.

L’opinion dont nous proposons ici une traduction paraît à cet égard tout à fait significative. États-Unis contre Rubenstein traite d’un problème technique, voire intrajuridictionnel, de procédure pénale : la Cour d’appel pour le second circuit peut-elle légitimement se prévaloir de sa doctrine propre de l’erreur non préjudiciable ? La majorité des collègues de Frank s’était prononcée pour rejeter l’appel d’un avocat qui arguait que le jury de première instance avait pris en considération pour le condamner des témoignages qui n’étaient pas admissibles, parce qu’ils se rapportaient à d’autres infractions que celle pour laquelle il était jugé. Selon la majorité des membres de la cour d’appel du deuxième circuit, les témoignages en question n’étaient que des éléments additionnels, qui ne modifiaient en rien la force probante des témoignages relatifs à la commission de l’infraction qualifiée par le procureur. Ils relevaient donc de l’« erreur non-préjudiciable » et, en tant que tels, ne devaient pas motiver l’annulation de la condamnation de première instance, qui fut donc confirmée par la cour d’appel. Frank s’oppose à ce raisonnement en employant deux arguments ; le premier, doctrinal, le second, conséquentialiste.

Selon le premier argument de Frank, cette doctrine de l’« erreur non-préjudiciable » est une création prétorienne propre à la cour d’appel du deuxième circuit et ne correspond en rien à la doctrine de la Cour suprême des États-Unis et des autres circuits. Au nom de la cohérence du système juridique américain et de l’autorité des précédents, elle ne saurait donc être admise. Selon le deuxième argument, l’application de cette doctrine revient à priver la défense de son droit de bénéficier d’un procès devant jury, droit reconnu par la Constitution des États-Unis. Plutôt que de mettre en œuvre, à coups de confirmations de condamnations, une annihilation indirecte du droit au procès devant jury, il vaudrait mieux conseiller aux citoyens américains de demander un amendement constitutionnel de ce droit. À défaut, la cour d’appel pour le second circuit se substitue au jury et au corps législatif.

Comment Frank parvient-il à soutenir cet argumentaire ? En mobilisant en grande partie la philosophie du droit qu’il a développée dans Law and the Modern Mind, l’ouvrage publié en 1930, et qu’il développera inlassablement par la suite, que ce soit dans Courts on Trial ou dans ses articles. Cinq grands thèmes frankiens transparaissent ainsi dans États-Unis contre Rubenstein, que nous présenterons rapidement : (1) le scepticisme quant aux faits et la critique du procès devant jury ; (2) le statut des fictions judiciaires ; (3) la conception polémique ou sportive du procès ; (4) le problème de l’écriture judiciaire et (5) le rôle éducatif des cours d’appel.

I. Le scepticisme quant aux faits et la critique du jury

Cette perspective apparaît explicitement, citée entre parenthèses dans États-Unis contre Rubinstein :

La vérification des véritables faits d’une affaire, même dans les meilleures circonstances, n’est pas autre chose qu’une conjecture ou qu’une hypothèse : parce que ce processus implique des événements qui se sont produits dans le passé, celui qui établit les faits ne se fonde que sur les récits d’autres personnes. Cela signifie que « l’établissement des faits » repose sur les hypothèses de l’enquêteur à propos de la vérité et du degré de précision de ces récits […].

Le thème de l’établissement des faits constitue le thème fondamental de la philosophie juridique de Frank, exposé comme tel dans Law and the Modern Mind, mais, malheureusement, souvent éclipsé par la critique qui reproche à Frank son recours à la psychanalyse freudienne. Le réalisme factuel et le problème de l’établissement des faits en première instance constituent la thèse massive de Frank en philosophie du droit, présente dès les articles universitaires les plus anciens.
Si Frank ne refuse pas l’étiquette de réaliste, il lui préfère explicitement celle de sceptique et distingue son scepticisme de celui d’autres auteurs, comme Cardozo ou Pound, y compris d’autres auteurs réalistes, comme Llewellyn.

A. Typologie frankienne des scepticismes réalistes

Le réalisme américain désigne moins une école qu’une constellation de penseurs que l’on peut, d’après Frank, distinguer en deux groupes distincts. Là où beaucoup de réalistes concentrent leur attention sur les règles et cherchent à déterminer les conditions de validité des processus de détermination des règles de droit applicables, quitte à distinguer des typologies de règles, Frank considère que l’établissement des faits constitue le point faible de la connaissance humaine en général et du processus judiciaire en particulier. Il regrette donc que le terme de « réalisme juridique » soit employé sans discernement pour provoquer des amalgames confus. Ces précisions terminologiques reviennent à plusieurs reprises au sein du corpus. Par exemple, dans If Men were Angels, manifeste du New Deal au sein duquel Frank s’applique à défendre les agences administratives mises en place par Roosevelt :

Là, l’auteur [Frank parle ici de lui-même] disait que l’étiquette « réalisme juridique » était malheureuse ; et observait qu’elle avait été employée pour décrire une révolte contre « le pseudo-rationalisme traditionnel » ; et suggérait, comme étiquettes préférables, celles de « scepticisme constructiviste » ou d’« actualisme juridique », ou d’ « observationnalisme juridique », ou de « modestie juridique ». Et le mot « réalisme » était ambigu, ayant trop de significations. En 1933, l’auteur suggérait que les “réalistes” pourraient être renommés « expérimentalistes ».

Il existe donc une pluralité de réalismes juridiques américains et le tronc commun ne doit pas cacher l’ensemble des divergences et des oppositions. À la différence des sceptiques quant aux règles (rule-skeptics), c’est-à-dire les réalistes qui font porter la critique sceptique sur la règle de droit, Frank, pour sa part, entend développer un scepticisme constructiviste, qui porte sur les faits (fact-skepticism).

B. L’importance des juridictions de première instance

À la différence de bon nombre de ses collègues, Frank voit dans le jugement en première instance l’élément le plus important du système judiciaire américain. Pourquoi ? Parce que les juges de première instance ont pour fonction non seulement de déterminer et d’appliquer la règle de droit légitime mais, surtout, d’établir les faits. L’établissement des faits constitue en même temps l’élément essentiel et le point faible du système judiciaire. Il ne relève pas d’une science mais d’un art, qui nécessite expérience, formation et connaissance, par le juge, de ses propres partis pris et préjugés. Le processus d’établissement des faits est à la fois stratégique et faillible pour Frank. Les systèmes juridiques l’ignorent et le négligent la plupart du temps et sont donc soumis à ce que Frank appelle le mysticisme de la règle de droit :

Car Dickinson, comme Gray insistent pour soutenir que le droit consiste entièrement dans les règles que les tribunaux développent. Et il insiste aussi pour soutenir que ces règles élaborées par le juge font « autorité ». Le terme de droit, dit-il, ne doit pas « être élargi au point d’inclure les processus qui relèvent nécessairement d’un caractère discrétionnaire ; il faut maintenir une distinction entre les règles et le discernement qui accompagne l’élaboration et l’application des règles.

Quel que soit le système juridique, les règles de droit, qu’il s’agisse des règles essentielles ou des règles de procédure, ne garantissent pas les résultats des litiges. L’établissement des faits est le point faible du processus judiciaire et de la théorie du droit. Pourquoi ? Parce qu’il arrive que « la détermination judiciaire des faits puisse bien ne pas correspondre aux faits réels. »

C. Phénoménologie frankienne de l’établissement des faits

Pour étayer son propos, Frank propose une petite phénoménologie de l’établissement judiciaire des faits :

Les tribunaux établissent les faits en réagissant aux histoires racontées par les témoins qui sont souvent faillibles : (1) dans leurs observations originales des faits quand ils se sont produits, (2) dans leurs souvenirs de leurs observations initiales, (3) dans leurs comptes rendus, leurs témoignages à propos de ces souvenirs. Ainsi, les témoignages des témoins sont imprégnés de subjectivité. Le juge, en tant qu’« établisseur » des faits, est aussi humainement faillible. Son « établissement » provient de ses réactions faillibles, subjectives devant les témoignages. Ses réactions dérivent de tous les éléments de sa personnalité, qui inclut non seulement son bagage culturel, ses attitudes économiques, sociales, politiques, mais aussi beaucoup de ses particularités cachées, inscrutables, ses préjugés inconscients pour ou contre les témoins – par exemple, une réaction plus ou moins marquée devant les femmes, les femmes non-mariées, les hommes roux ou bruns, les hommes agités, les catholiques, les Juifs, les Polonais ou les Irlandais. Ses « établissements » des faits résultent, alors, de ses réactions subjectives aux réactions subjectives des témoins des faits réels, qu’ils prétendent avoir observés.

Par conséquent, l’établissement des faits et les problèmes qu’il pose viennent limiter la portée et l’efficacité du droit pour le praticien et pour le théoricien réaliste. Pourquoi ? Pour trois raisons. Premièrement parce qu’il implique un élément de discernement, personnel ou collégial, selon que la décision est celle d’un juge unique ou d’un jury, qui n’est orienté par aucune règle. Deuxièmement, parce qu’un établissement erroné des faits, qui peut bien ne pas transparaître dans le texte d’une opinion, voire ne transparaître nulle part dans le cas d’une décision non motivée par la juridiction, annule en réalité l’application de la décision. Il est tout aussi injuste d’appliquer la mauvaise règle aux bons faits que d’appliquer la bonne règle aux mauvais faits. Troisièmement, parce que cette subjectivité radicale de l’établissement des faits en première instance ne pourra pas être renversée en appel puisque la cour d’appel, dans le système américain à l’époque de Frank, reprend à son compte l’établissement des faits effectué en première instance. Elle se fonde sur les rapports du ou des juges de première instance en matière d’établissement des faits. Deux conséquences s’ensuivent. Premièrement, les faits tels qu’ils sont établis en première instance ne sont pas autre chose que des hypothèses. Deuxièmement, l’on ne saurait confier cette opération délicate et essentielle, l’établissement des faits, à un jury, c’est-à-dire au groupement aléatoire de personnes, qui ne sont pas formées pour cette opération. Ici, Frank, au nom de son scepticisme quant aux faits, s’attaque à un élément majeur de la culture américaine en matière de procédure pénale puisque le recours au jury pour connaître l’ensemble des crimes est garanti par l’article iii de la Constitution des États-Unis. La fiction de la certitude juridique, le fétichisme de la règle de droit ont pour corolaire l’éloge abusif du jury. En effet, la théorie traditionnelle distingue le travail du juge et celui du jury. Le juge aurait pour mission de déterminer la règle de droit et le jury aurait pour mission de déterminer les faits.

Si la pratique suivait la théorie, dit Frank, le juge demanderait aux jurés de déterminer les faits à partir des preuves et des témoignages particuliers :

Pensez-vous, d’après les preuves, que Jones est tombé dans la cage d’ascenseur et s’est cassé la jambe ? Croyez-vous, d’après les preuves que Smith a averti McCarthy qu’il y avait un puits de pétrole à l’endroit en question ? Croyez-vous, d’après les preuves, que Robinson a accepté d’épouser Mlle Brown ?

Après le rapport de ses découvertes spécifiques par le jury, le juge déterminerait alors, à la lumière des découvertes en question, les droits et responsabilités respectifs des parties. Comment se déroule donc un procès, d’après cette théorie naïve et courante ? En trois étapes : la première consiste dans l’audition des témoignages et la présentation des preuves. La deuxième consiste dans la communication des instructions quant au droit par le juge au jury. Quel est le contenu de ces instructions ?

Si les membres du jury croient, sur la base des preuves, que les faits A et B existent, alors le droit requiert de leur part de prononcer un verdict en faveur du demandeur ou du plaignant, mais s’ils pensent que les faits C et D existent, alors les règles de droit sont telles et telles, et requièrent de leur part de se prononcer en faveur du défendeur, de l’inculpé.

Enfin, troisième étape, le jury se retire et se présente à nouveau devant le juge pour lui rapporter ce qu’il pense des preuves et rendre un verdict. Or, soutient Frank, dans les faits, il n’en va pas ainsi ; le jury prononce seulement un verdict général de culpabilité ou de relaxe sans mentionner aucun détail. Qu’est-ce que cela signifie ? Que les croyances des membres du jury à propos de la question des faits ne sont pas divulguées et que, par conséquent, l’on ne peut pas s’assurer que les membres du jury ont appliqué ou méprisé les règles du droit. Dans la majorité des cas, dit Frank en citant Sunderland :

le verdict est un mystère complet qui jette un manteau d’obscurité impénétrable sur les opérations du jury. […] le verdict général est impénétrable et essentiellement mystérieux comme les formules prononcées par l’oracle de Delphes. Les deux reposent sur un même fondement : une présomption de sagesse.

Frank décide, comme souvent, d’en revenir aux faits et établit des constats clairs : « La vérité (lorsqu’on interroge le juré moyen) est que, habituellement, le jury n’est pas capable et n’essaie même pas d’appliquer les instructions du tribunal. »

Par exemple :

Les jurés déterminent qu’ils veulent que Jones obtienne 5000 dollars de la compagnie ferroviaire ou qu’ils ne veulent pas que la jolie Nellie Brown aille en prison pour avoir tué son mari, et ils prononcent un verdict général conforme à ces désirs.

Dans la majorité des cas, alors, le jury ne détermine pas les « faits », mais les droits et devoirs légaux des parties au procès. Et Frank de conclure :

Le verdict global du jury, en pratique, nie ce qui devrait constituer la nature profonde du droit d’après le dogme de la prédictibilité juridique exacte.

Le jury constitue le meilleur instrument pour produire l’incertitude, le caprice, le manque d’uniformité, le mépris des décisions antérieures, l’imprévisibilité totale et seul un avocat très imprudent oserait prédire l’issue d’un procès avec jury.

Frank va même encore plus loin : « À coups sûr, s’il existe un droit rétroactif-inconnaissable pendant l’action en justice, c’est le droit prononcé par le jury. » Il n’en demeure pas moins que le justiciable et les professionnels du droit restent attachés au jury. Pourquoi ? À cause d’un argumentaire qui articule trois éléments. Premier argument, le système du jury demande à des gens qui ne sont pas des magistrats professionnels, et ne risquent pas de faire entrer de force les affaires dans des formes rigides et arbitraires, de rendre la justice. Deuxième argument : il est commun d’observer, d’après un juge cité par Frank, mais qu’il n’identifie pas, que les juges et les avocats, même les plus honnêtes, capables et érudits, sont parfois trop influencés par les règles techniques. Troisième argument : de façon plus grossière, certains ont soutenu que le public préfère être jugé par des profanes. Trois arguments que Frank voit résumés dans la formule qu’il cite de Chamberlayne :

Il ne fait aucun doute que le motif principal de la faveur dont jouit le jury auprès du public est sa capacité traditionnelle de défier, dans un verdict général, le droit du pays tel qu’il a été présenté par le juge.

Frank reformule l’ensemble de l’argumentaire pour établir un diagnostic :

les jurés sont plus à même de rendre la justice que ceux qui ont été sélectionnés pour le faire […] si cet argument était solide, poursuit Frank, il constituerait une moquerie pour notre système judiciaire.

Quel est donc le fondement de cette conception ? Une croyance créée par les juges, d’après laquelle ils seraient sincèrement dominés par le dogme de l’inflexibilité juridique et n’individualiseraient pas les cas, pour prononcer les décisions selon les règles rigides. En conclusion, Frank reconstitue la véritable division du travail entre les juges et le jury :

le juge, qui porte un faux visage, qui le fait ressembler à un père sévère, récite avec gravité les règles impersonnelles et artificielles qu’il commande de respecter ; mais le jury prend les décisions dans les contentieux juridiques réels.

Dès lors que convient-il de faire ? Soit renoncer au jury, soit le réformer. Or, la culture américaine est attachée au jury. Il convient donc de le réformer : « en droit pénal, il conviendrait de former nos juges en criminologie afin qu’ils acquièrent le discernement nécessaire pour personnaliser les peines. » Par exemple, il faudrait concevoir un questionnaire qui permette d’établir les faits et préférer le verdict spécial, qui n’aurait pour toute fonction que d’établir les faits, au verdict général. Pourtant, Frank n’en demeure pas moins sceptique quant à l’efficacité de telles propositions de réformes. Il est impossible d’éduquer toute une communauté de telle façon qu’un groupe de douze hommes choisis puisse faire ce que les juges éprouvent de la difficulté à faire. « L’usage de verdict portant sur les faits (facts-verdicts), pendant qu’il réduit à peine les défauts du système du jury, ne peut pas les éliminer. » Le jury, conclut Frank, rend donc virtuellement impossible l’administration ordonnée de la justice. Ceci dit, un tel constat n’autorise pourtant pas les tribunaux en général et les cours d’appel en particulier à élaborer des stratégies pour limiter l’impact de l’emploi du jury, comme le fait la cour d’appel pour le deuxième circuit avec sa théorie de l’erreur non-préjudiciable dans États-Unis contre Rubenstein :

En agissant ainsi, les juges d’appel se transforment en jury de première instance. Ainsi, en se substituant eux-mêmes au jury légalement autorisé, je pense qu’ils exercent un pouvoir qui excède leur portée légitime, constitutionnelle. Sans y être autorisés par la loi ou par la Constitution, les juges d’appel établissent les faits. Je ne peux pas croire qu’une telle procédure satisfasse les exigences constitutionnelles du procès devant jury. Le prévenu a été condamné par les juges d’appel et non pas par un jury. Il a tout autant été privé inconstitutionnellement du droit de bénéficier d’un procès devant jury que si, lors du procès en première instance, il avait été obligé de comparaître devant un tribunal sans jury.

Seule une réforme législative pourrait légitimement modifier le statut du jury au sein de la procédure pénale américaine. À défaut, une telle procédure se contente d’employer inconsciemment des fictions, parmi lesquelles figure le recours au jury, pour préserver le mythe de la certitude juridique et le fétichisme de la règle de droit. Ici apparaît une perspective qu’il nous faut maintenant traiter : celle du statut des fictions. L’analyse frankienne des fictions est assez nuancée. Elles sont, selon lui, nécessaires à la vie du droit, à condition, toutefois, d’être formulées et employées en toute conscience.

II. Le statut des fictions judiciaires

Frank se réfère explicitement à sa théorie des fictions dans États-Unis contre Rubenstein :

Dans tous les domaines de la pensée, les fictions doivent être employées avec précautions. Elles forment des « mensonges utiles », des déclarations qui, bien que contraires à la vérité ou invérifiables, sont néanmoins immensément commodes et souvent nécessaires. Cependant, alors qu’une fiction peut avoir une telle valeur dans un contexte donné, elle peut être préjudiciable dans un autre. L’« extrapolation », qui est toujours une pratique délicate, l’est encore davantage quand on l’applique à des fictions […].

Pour articuler son état des lieux et ses prescriptions en matière de recours aux fictions, Frank consacre un appendice entier de Law and the Modern Mind au statut des fictions en droit. Il s’agit d’un texte polémique qui articule deux moments. D’abord, un travail lexical et doxographique, qui consiste en une variation de typologies pour distinguer les concepts de fiction, d’hypothèse et de dogme chez plusieurs auteurs. Il s’agit pour Frank de mettre en œuvre un travail de distinction conceptuelle pour élaborer une conception nuancée et sceptique de la fiction, qui évite de voir en celle-ci la meilleure ou la pire des choses. Ensuite, il formule un ensemble de prescriptions qui se traduit fondamentalement par un retour au travail d’Oliver Wendell Holmes Jr., en qui Frank voyait la figure du juriste le plus accompli.

A. Doxographie de la fiction

Pour son travail de distinction conceptuelle, Frank part du livre de Vaihinger, The Philosophy of As If , qui définit la fiction comme une « erreur consciente » ou une « contradiction consciente ». D’après Vaihinger, tel que le comprend Frank, une fiction possède quatre caractéristiques : (1) sa déviation arbitraire de la réalité ; (2) son caractère provisoire ; (3) la conscience de sa nature fictive qui entraîne comme corolaire l’absence de toute revendication de réalité et, enfin, (4) sa nécessité d’utilisation. Les fictions, toujours d’après la lecture frankienne de Vaihinger, peuvent être employées dans tous les domaines : les fictions abstraites, comme, par exemple, l’agent économique ou l’homme en bonne santé ; les utopies, les fictions symboliques (la société conçue comme organisme) ; les fictions mathématiques (le cercle traité comme polygone ou ellipse) ; les fictions juridiques et les fictions de personnification.

La vaste extension du concept de fiction, ainsi que la pluralité de ses domaines d’application, occasionnent régulièrement des confusions lexicales et conceptuelles qui se traduisent par des attitudes inappropriées à l’égard des fictions. C’est un fait, dit Frank, qu’on tourne souvent les fictions en dérision. Pourquoi ? Parce que « leurs détracteurs confondent les fictions avec des déclarations supposées se conformer à la réalité. » Alors que l’hypothèse se définit selon Frank comme un énoncé dirigé vers la réalité en attente de vérification, une fiction n’a pas pour but d’affirmer un fait réel, mais d’affirmer quelque chose au moyen de quoi l’on peut saisir ou modeler la réalité. Frank précise : « l’hypothèse peut se comparer à une découverte alors que la fiction est comparable à une invention. » De la même façon qu’une hypothèse non vérifiée doit être éliminée, il convient d’éliminer une fiction sans utilité. Pour faire bon usage de la fiction, il convient donc de se souvenir de son caractère relatif et artificiel. Afin d’approfondir son travail de distinction conceptuelle, Frank reprend à son compte une typologie qu’il attribue à Tourtoulon et qui distingue mensonge/mythe/ fiction. Le mensonge se définit comme l’affirmation d’un fait contraire à la réalité dans le but de tromper les autres. Le mythe, comme l’affirmation d’un fait contraire à la réalité sans conscience de cette fausseté. La fiction, comme affirmation non vraie énoncée par un émetteur non dupe et qui ne veut duper personne. Et Frank poursuit en citant le diagnostic de Tourtoulon : « la phobie des fictions prévaut chez les juristes. […] la théorie juridique est la plus objective quand elle se présente comme fictive et la plus trompeuse quand elle se prétend exempte de fictions. »

La phobie des fictions, que Frank attribue à une bonne partie de ses confères juristes, conduit couramment à une lutte contre l’ensemble des fictions, y compris contre les fictions légitimes. Frank cite Bentham : « Les fictions sont des faussetés, et le juge qui invente une fiction devrait être emprisonné. » Comment expliquer cette phobie des fictions que Frank prétend trouver chez Bentham ? Elle proviendrait d’une confusion lexicale entre (1) les mensonges juridiques (c’est-à-dire les fausses déclarations destinées à tromper les autres), (2) les fictions juridiques légitimes (c’est-à-dire les déclarations imprécises faites par convenance, en toute conscience de leur écart par rapport à la réalité et avec l’idée que l’auditeur ou le lecteur devrait être conscient de leur fausseté), (3) les mythes juridiques (c’est-à-dire les déclarations erronées formulées sans conscience de leur fausseté et par conséquent basées sur la tromperie de soi-même). Bentham emploierait donc le concept de « fiction » comme un genre dans lequel il rangerait mensonges, mythes et fictions juridiques pour les présenter toutes comme des tromperies.

À cet égard, l’assimilation que ferait Bentham entre les fictions du prêtre et celles du juriste serait symptomatique : « Les fictions du prêtre et du juriste ont eu pour objet ou effet, ou les deux, de tromper et de gouverner par la tromperie afin de promouvoir l’intérêt réel ou supposé du parti qui les formulait aux dépens du parti auquel ils les adressaient. »

Comment traiter une telle phobie ? La profession juridique doit reconnaître l’existence d’un usage correct de fictions valides et admettre que toutes les règles juridiques sont relatives et instrumentales. Tourtoulon, d’après Frank, distingue bien entre mythe et fiction en éliminant l’aspect auto-illusoire du mythe pour en faire une fiction. Néanmoins, il ne s’agit que d’un demi-succès, puisque

Tourtoulon ne parvient pas à conserver présent à l’esprit que mon mythe (l’affirmation que, stupidement, je pense être vraie) peut être votre fiction (quelque chose que vous considérez comme une invention que tout le monde sait ne pas être vraie).

Pour corriger les manquements de l’analyse de Tourtoulon, Frank reprend une autre typologie, celle de Vaihinger qui distingue les trois notions de dogme, d’hypothèse et de fiction. Qu’est-ce qu’un dogme ? D’après Vaihinger, tel que le lit Frank, un dogme désigne une idée qui, sans hésitation, est considérée comme expression d’une réalité. Il y a hypothèse, là où il y a un doute quant à la validité objective d’une idée, là où la validité objective est seulement timidement présumée. Enfin, il y a fiction lorsqu’une idée est utilisée comme moyen d’aider la pensée, sans croyance qu’elle doive ou puisse correspondre avec la réalité. Or, les frontières entre ces concepts sont extrêmement poreuses : une idée peut successivement devenir fiction, hypothèse ou dogme et vice-versa. Ainsi dit Frank : « le contrat social et les idées platoniciennes, par exemple, furent d’abord des fictions avant de devenir des dogmes. »

L’état des lieux dressé par Frank quant au statut de la fiction chez les philosophes et les juristes fait donc le constat d’une extrême confusion intellectuelle, lexicale et conceptuelle. Une confusion qui engendre non seulement des paradoxes et des incohérences intellectuelles, mais également des décisions de justice irrationnelles et incohérentes.

B. La nécessaire réforme de la théorie de la fiction

Afin d’éviter le spectre de l’erreur judiciaire, il est nécessaire d’entreprendre une réforme intellectuelle de la théorie de la fiction. Pour ce faire, Frank recommande de s’inspirer des développements en sciences expérimentales. Il cite à ce propos l’ouvrage de Bridgman, The Logic of Modern Physics :

La description par Bridgman du « caractère opératoire des concepts » dans la physique moderne peut être d’une immense utilité comme guide d’une pensée claire à propos de l’aspect fictif des règles.

De ce point de vue, Frank se montre une fois encore conséquentialiste. Puisque l’établissement des faits est un facteur fondamental et que les faits juridiquement établis ne sont en réalité que des hypothèses, il est inévitable que les juges, en première instance comme en appel, aient recours à des fictions, ces mensonges utiles, dont la valeur dépend de deux facteurs, à savoir la conscience de leur nature fictive et le contexte dans lequel elles sont utilisées. Sa philosophie du droit se revendique donc comme une philosophie non euclidienne du droit. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’ elle procède au moyen d’axiomes, susceptibles d’être réformés, reformulés, abandonnés en toute conscience selon les conséquences pratiques qu’ils entraînent. Ici, le scepticisme quant aux faits et le réalisme constructiviste de Frank revendiquent l’influence d’Oliver Wendell Holmes. La thèse est la suivante : le droit n’est pas découvert mais construit, élaboré dans chaque cas particulier en fonction de la façon dont on établit les faits de l’affaire. Frank est artificialiste. La nature humaine se définit comme puissance d’invention et d’artifice pour résoudre des problèmes issus d’un travail fait de formulation d’hypothèses, d’expérimentation, d’échec, de correction, de reformulation et de nouvelles expérimentations. Par conséquent, Frank se méfie et refuse d’adhérer à ce que Dewey avait avant lui appelé les théories des buts fixes pour inscrire son activité d’avocat, d’administrateur et de juge au sein d’une philosophie de la croissance, d’un méliorisme qui prend en compte une nature processuelle des choses, qu’il convient de tenter d’améliorer à l’infini. Il faut donc savoir reprendre et réappliquer deux éléments du travail et de la pensée de Holmes.

Premier élément holmesien : son artificialisme, c’est-à-dire son constructivisme : « Il a abandonné le mysticisme juridique […]. Il croit à la “supériorité de l’artificiel sur le naturel” et croit par conséquent que “l’humanité pourrait maintenant prendre consciemment et intelligemment en main sa destinée”. »

Le deuxième élément holmesien est son scepticisme :

Si, comme Holmes, nous savons nous libérer du mythe du droit qui fait autorité, si nous refusons d’admettre le droit simplement parce qu’il viendrait d’une autorité ressemblant à une autorité paternelle, sans pour autant le rejeter pour la même raison, nous commencerons, pour la première fois, à envisager pleinement les problèmes juridiques.

Au sein de cette philosophie non euclidienne du droit, les fictions jouent un rôle structurant quand elles sont reconnues consciemment comme telles, c’est-à-dire à titre d’axiomes ou de postulats.

Selon Frank, Holmes, avec sa figure du méchant, a montré l’erreur dans le vieil axiome selon lequel les règles et devoirs juridiques devraient être déduits logiquement à partir de ce qu’on appelle les règles juridiques. La figure du méchant de Holmes (bad man) justifie la définition intégralement prétorienne du droit posée par Frank.

C. La définition exclusivement prétorienne du droit

Comment définir le droit ? C’est un problème constant pour Frank qui soutient dès Law and the Modern Mind que le droit se définit strictement et exclusivement comme les décisions rendues par les tribunaux, et, en premier lieu, les tribunaux de première instance. Frank critique ici la conception courante et fictive, qui articule les quatre thèses suivantes :

  • le droit est un ensemble complet de règles qui existent depuis des temps immémoriaux, inchangeables en dehors du domaine étroit dans lequel les corps législatifs ont modifié ces règles par des lois positives ;

  • les corps législatifs ont le pouvoir de changer le droit ;

  • les juges n’ont pas le pouvoir de modifier le droit, mais uniquement celui de l’appliquer ;

  • le droit, déjà constitué, préexiste aux décisions judiciaires.

Frank soutient, pour sa part, une conception minoritaire mais pertinente : « les juges font et modifient le droit. » Signalons toutefois que le statut même de toute tentative de définition du droit a évolué au long de la carrière de Frank. Dans Law and the Modern Mind, si Frank énonçait déjà son embarras à propos d’un tel projet définitionnel, il continuait à penser qu’une telle définition était souhaitable et possible, moyennant une restriction de domaine :

Nous avons beaucoup parlé du droit. Cependant, qu’est-ce que « le droit » ? Une définition exhaustive semble impossible, et même une définition pratique épuiserait la patience du lecteur. Néanmoins, il n’est peut-être pas inutile de rechercher ce que le droit signifie approximativement pour la personne lambda qui, à notre époque, consulte son avocat.

Frank n’entend donc pas définir le droit more geometrico mais part de la pratique même pour proposer une définition prétorienne et pragmatiste du droit. Frank prend le cas, par exemple, d’un contentieux concernant le bien-fondé d’un contrat comprenant une clause d’exclusivité territoriale pour l’exploitation des taxis conclue entre une compagnie de taxis et une compagnie ferroviaire. Le contentieux opposerait, d’une part, la compagnie de taxis qui avait signé le contrat et, d’autre part, une autre compagnie de taxis, non contractante, qui prétendrait opérer sur le même secteur que la première et contester le monopole de fait octroyé par le contrat à sa concurrente. Le droit de chacune des compagnies de taxis, dit Frank, n’est pas fixé de toute éternité dans les codes et dans les décisions de justice antécédente, où il attendrait d’être découvert. Bien au contraire, il évoluera sous l’impact de plusieurs facteurs, parmi lesquels figurent les conseils des avocats des compagnies, la décision de première instance, le fait que celle-ci fasse ou non l’objet d’un appel et la décision qui en découlera et, enfin la possibilité ou non que la décision d’appel puisse faire l’objet d’une contestation devant la Cour suprême des États-Unis, si les deux compagnies de taxis ont leurs sièges sociaux respectifs situés dans deux états différents.

« Le droit », dit Frank, à toute étape antérieure à la décision de la Cour suprême des États-Unis, n’était en effet pas établi. […] Parler d’un droit constant susceptible de régler ce contentieux, ou des droits légaux fixes des parties, qui précéderaient la décision de la Cour Suprême ne relève que du verbiage.

Cela signifie-t-il pour autant qu’il faudrait résumer le droit aux décisions de la Cour suprême des États-Unis ? Non, car beaucoup d’actions en justice s’achèvent après la décision de première instance. Beaucoup d’actions en justice décidées en appel ne peuvent pas faire l’objet d’un recours devant la juridiction suprême et, enfin, les décisions mêmes de la Cour suprême des États-Unis peuvent varier selon la constitution de la Cour. Frank le fait dire ironiquement par l’avocat fictif d’une des parties de son cas pratique imaginaire :

Et l’avocat des Jones [qui possèdent la compagnie de taxis contractante] ne pouvait savoir avec certitude quelle serait la position des juges sur toutes les questions impliquées par l’affaire. « Il y a de nouveaux juges, et vous ne pouvez jamais rien prévoir concernant Holmes et Brandeis. Ils sont totalement imprévisibles. »

Le droit, en l’espèce, aurait été différent si les avocats des compagnies avaient prodigué des conseils différents, si les compagnies avaient refusé de suivre les conseils en question, s’il n’y avait pas eu d’appel et s’il n’y avait pas eu de recours devant la Cour suprême des États-Unis d’Amérique. Dès lors, Frank peut proposer une définition opératoire du droit :

Nous pouvons maintenant nous risquer à formuler une définition approximative du droit du point de vue du citoyen lambda : pour chaque particulier qui n’est pas juriste, le droit, eu égard à un ensemble particulier de faits donnés, est la décision d’un tribunal relativement à ces faits, dans la mesure où cette décision affecte sa situation personnelle. Tant qu’un tribunal ne s’est pas prononcé sur ces faits, il n’existe encore aucun droit qui leur soit relatif. Avant la formulation d’une telle décision, le seul droit disponible consiste dans l’opinion des avocats quant au droit relatif à cette personne et à ces faits précis. Une telle opinion ne constitue pas encore du droit mais seulement une hypothèse à propos de ce qu’un tribunal décidera.

Il est dès lors possible de distinguer pour chaque situation donnée suscitant du contentieux, (a) le droit effectif, qui consiste, selon Frank, dans une décision particulière passée relative à la situation en question, et (b) le droit probable, c’est-à-dire une hypothèse relative à une décision particulière future. Frank lie donc étroitement la définition du droit au contentieux, réel ou potentiel, et entend donc restreindre son domaine de définition en se concentrant sur le droit prétorien :

[…] le droit considéré dans cet ouvrage est « le droit tel qu’élaboré par les tribunaux ». Le « droit effectif » et le « droit probable » ici discutés signifient « le droit effectif ou probable élaboré par les tribunaux. » Cette limitation, bien qu’artificielle, est peut-être la plus excusable qui soit parce qu’elle correspond grossièrement à l’idée qu’ont en tête nos contemporains qui ne sont pas juristes lorsqu’ils consultent leurs avocats.

Et Frank finit par définir le droit :

De ce point de vue, le droit tel qu’il est élaboré par les tribunaux pourrait bien se définir approximativement comme les décisions particulières passées ou futures qui sont appliquées ou respectées.

Par la suite, Frank reviendra sur son embarras à propos de la définition du droit. Il avait reconnu dès Law and the Modern Mind que le concept était ambigu et qu’une définition univoque et définitive du droit semblait impossible. S’il mentionnait la possibilité de renoncer à l’usage du concept de droit, sans la mettre en œuvre alors, tel n’est plus le cas dans Courts on Trial, où Frank renonce au projet définitionnel et, dans la mesure du possible, limite l’emploi du terme de droit pour concentrer explicitement son attention sur l’activité des juridictions, telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être :

Il y a environ dix-neuf ans, j’ai publié un livre dans lequel je me montrais assez imprudent pour proposer ma propre définition du « droit », qui, comme elle insistait sur les décisions des juridictions, soulignait certains éléments propres au contentieux. Je me trouvai alors brusquement au milieu de farouches querelles terminologiques avec d’autres auteurs qui tentaient de définir le droit et qui, à ce sujet, n’étaient pas d’accord. Je battis promptement en retraite de cette inutile querelle de mots. Depuis lors, j’ai, autant que possible, évité d’utiliser le terme de « droit ». À la place (comme dans le présent ouvrage), j’ai identifié directement et exactement ce dont je parlais, sans faire intervenir la moindre définition de ce terme vague et problématique ; à savoir ce que les tribunaux et les avocats font, et ce qu’ils devraient faire, ou l’ensemble du domaine de « l’administration de la justice ».

Il convient donc de prendre conscience de la nature fondamentalement prétorienne, non-euclidienne et artificialiste du droit, ainsi que du problème fondamental que constitue l’établissement des faits en première instance pour guérir la profession de sa phobie des fictions et revaloriser consciemment le rôle de ces dernières au sein du processus judiciaire afin de limiter l’usage illégitime. De ce point de vue, la théorie de l’erreur non-préjudiciable discutée par Frank dans États-Unis contre Rubenstein constitue un exemple de fiction. Elle s’apparente pour Frank à une contradiction dans les termes. À suivre Frank, toute erreur serait nécessairement préjudiciable quand on conçoit le procès comme un processus de communication qui a pour but la découverte la vérité. Hélas, de telles prescriptions n’ont, d’après Frank, que peu de chances de se réaliser tant que domine, au sein de la culture juridique et judiciaire américaine, ce qu’il appelle la conception polémique ou sportive du procès.

III. La conception polémique ou sportive du procès

Frank mentionne très rapidement le thème dans la présente opinion en le reliant étroitement à celui du procès devant jury :

Un procès devant jury présente sans doute des défauts. Au mieux, un tel procès, particulièrement tel qu’il est conduit de nos jours, c’est-à-dire, comme s’il s’agissait d’un jeu ou d’un événement sportif, est un instrument imparfait, bien trop humain pour établir les véritables faits de l’affaire en question.

Le thème est traité dans Law and the Modern Mind et sera développé dans Courts on Trial. Si Frank n’oppose pas explicitement dans ces ouvrages les conceptions inquisitoire et accusatoire du procès, il les mobilise sans les nommer et regrette que l’instruction ne se fasse qu’à charge aux États-Unis, ce qui, soutient-il, a pour effet de condamner les prévenus et accusés indigents pour cause de pauvreté. D’après Frank, la prise de conscience de l’importance du processus d’établissement des faits en première instance et les efforts pour l’améliorer nécessitent une diminution considérable de l’esprit martial dans la gestion du contentieux.

A. La fiction rationaliste

Une fois de plus, Frank oppose les fictions courantes inconscientes aux faits réels. Au sein de la culture spontanée juridique américaine, il est de bon ton de penser que les procès sont rationnels. Pourquoi ? Parce que les agents du droit ont pour fonction de conduire des enquêtes en réunissant toutes les preuves pratiques disponibles pour s’assurer de la vérité des propos tenus lors des actions en justice. L’accomplissement de cette fonction nécessite la réunion de deux facteurs, à savoir, premièrement, la possibilité réelle de réunir toutes les preuves et, deuxièmement, la compétence réelle des enquêteurs judiciaires. Or, soutient Frank, le système judiciaire américain est un système polémique, dans lequel règne la « théorie du combat », qui dérive de l’origine des procès conçus comme substituts aux bagarres privées extrajuridiques. Cette théorie peut trouver son slogan chez un auteur comme Macaulay, dont Frank cite la formule suivante : « Nous obtenons la meilleure décision quand deux hommes se disputent, de la façon la plus déloyale possible. » Frank souligne l’irrationalité du dispositif courant. La théorie polémique ne produit pas la vérité. Il l’illustre avec des analogies ironiques : un homme d’affaires, avant de décider de construire une nouvelle usine, un général avant de planifier une attaque, « aucun des deux ne songerait à obtenir des informations en plaçant ses informateurs dans la situation des témoins à un procès. » Paradoxalement, sous couvert de chercher la vérité, les avocats recourent à des tactiques afin d’empêcher le ou les juges d’évaluer correctement la véracité des témoins et de faire obstruction aux preuves dont le tribunal voudrait disposer pour approcher la vérité. Autrement dit, les avocats cherchent à remporter la victoire dans un combat et non pas à assister le tribunal dans la découverte des faits. Frank résume avec ironie la méthode réellement employée par les acteurs du procès pour produire un jugement : il s’agit de « l’équivalent de l’attitude qui consisterait à lancer du poivre dans les yeux d’un chirurgien pendant qu’il opère ».

Le recours à ces techniques qu’utilisent les avocats sont le corollaire accepté et légitimé de cette conception polémique du procès, qui a pour conséquence le fait qu’une grande proportion des témoignages actuels sont consciemment et inconsciemment falsifiés. Consciemment falsifiés, puisque tout avocat sensé, dit Frank, s’entretient avec les témoins et les dirige avant l’audience. Inconsciemment falsifiés puisque, peu importe les scrupules de l’avocat, le témoin détecte ses espoirs.

Du fait de notre technique pour juger les affaires sujettes à controverses, les témoins en viennent à se considérer non plus comme les assistants dans une investigation pour découvrir la vérité, non plus comme des assistants du tribunal, mais comme « les témoins du demandeur » ou « les témoins du défendeur ». Ils deviennent les soldats d’une guerre, ils cessent d’être neutres.

Deux questions se posent alors. Première question : un meilleur système est-il possible et, si tel est le cas, deuxième question : que devons-nous faire pour inventer ce meilleur système ? Frank répond à ces questions en faisant la généalogie du système juridique américain actuel, soumis au paradigme polémiste. Si la procédure trouve ses racines dans l’origine des procès comme substituts à des bagarres privées, la théorie polémique de la justice n’est pas sans avoir une relation ni sans subir une influence de l’extrême « laissez-faire » dans le domaine économique. Autrement dit, « la théorie polémique de la justice est une sorte de “laissez-faire” juridique. »

Or, il convient de traiter le « laissez-faire » juridique exactement comme l’extrême « laissez-faire » économique :

La plupart d’entre nous, dit Frank, avons retiré notre confiance, dans le champ économique, à l’ultra-isolement, à la théorie de l’ultra-laisser-faire et à son concept antisocial d’« agent économique » […]. Il faut retenir ce qui a de la valeur dans la théorie polémique et rejeter ce qu’elle recèle de socialement nocif.

B. Externalités du paradigme polémique

Le paradigme polémique, qui semble transférer l’idéal économique des effets vertueux de la concurrence libre et non faussée dans le domaine juridique, quand il domine, va jusqu’à faire obstacle à la découverte d’une preuve importante ou jusqu’à produire l’altération de témoignages et à faire du parjure la norme d’un système juridique. Une deuxième externalité préjudiciable trouve sa source dans l’attachement à ce paradigme : la traduction juridique et judiciaire des inégalités financières. Lorsque les parties doivent engager des dépenses qu’elles n’ont pas les moyens de supporter pour, par exemple, engager des détectives, des ingénieurs, des experts, des témoins, des avocats, leur victoire ne dépend plus de la véracité et de la légitimité de leurs prétentions, mais, pour parler comme Frank, de leur portefeuille. « Ce défaut de notre système judiciaire fait de “l’égalité devant la loi” une plaisanterie », alors que ce principe devrait constituer l’un des premiers principes de la démocratie. À défaut du respect de ce principe, la justice n’est pas rendue mais vendue :

à moins que nous ne trouvions une méthode pour résoudre ce problème, nous sommes forcés de reconnaître que nous « vendons » la justice, en la déniant à beaucoup de personnes qui manquent de moyens.

La justice relève alors de l’ensemble des privilèges reconnus aux membres des classes supérieures et il s’agit là de la pire altération de la justice par le laisser-faire juridique.

Tout l’enjeu est donc de maintenir la procédure accusatoire, puisque Frank ne va jamais jusqu’à recommander explicitement l’adoption de la procédure inquisitoire, tout en diminuant sensiblement l’esprit guerrier qui l’anime. Comment y parvenir ? Frank suggère que

nous devrions nous demander s’il est ou non possible de fournir des officiers gouvernementaux impartiaux – qui ne seraient pas des employés des tribunaux, et qui agiraient de leur propre initiative – pour creuser, et présenter au tribunal des preuves significatives que l’une ou l’autre des parties pourrait négliger ou être incapable de fournir. Les parties se verraient reconnaître le droit de remettre en question la crédibilité de ces preuves (par un contre-interrogatoire ou un autre procédé). Ainsi, les procès demeureraient des confrontations.

Des difficultés ne manqueront pas de surgir, Frank le reconnaît. Il recommande de mettre en œuvre des expérimentations, sans exclure la possibilité de s’inspirer, aux États-Unis, des procédures mises en œuvre dans le droit pénal sur le continent européen, si celles-ci s’avèrent utiles.

C. Réformes nécessaires

Quel est le but fondamental des tribunaux ? Selon Frank, c’est le règlement juste des controverses particulières, la juste décision des procès particuliers. Que requiert un tel objectif ? L’élaboration nécessaire d’un système judiciaire dans lequel les tribunaux s’efforcent inlassablement de se rapprocher autant que possible des faits réels des controverses particulières qu’ils règlent. Or, constate Frank, « sauf ma profonde admiration et mon profond respect pour plusieurs de nos juges de première instance très adroits je dois dire que ce travail n’est pas aussi bien accompli qu’il pourrait et devrait l’être. » Le constat actuel est sans appel pour Frank : « Le Professeur Morgan, d’Harvard, écrit qu’un procès n’est pas une procédure vouée à découvrir la vérité, mais un jeu dans lequel les adversaires ne sont pas les parties au litige mais les avocats. »

La doctrine reproche assez couramment à Frank de se contenter de dresser des constats dévastateurs sur la conduite des procès et l’administration de la justice, sans proposer de réelles réformes. Le reproche paraît exagéré. Il serait plus légitime de soutenir que Frank fait œuvre de prudence et ne prétend pas apporter des solutions définitives et infaillibles. Cette prudence procède de son pragmatisme sceptique, qu’il hérite de William James. Frank ne s’est pas appliqué à pourfendre la primauté de la règle de droit pour se contenter de proposer de nouvelles règles. Dans la lignée de Holmes, il prétend élaborer une philosophie non-euclidienne du droit qui, d’une part, s’applique à déceler derrière les mythes et légendes de la vie du droit des axiomes à l’œuvre, dont il faut prendre conscience afin de pouvoir les évaluer, les modifier, les exclure voire les remplacer par d’autres axiomes qui seront admis, provisoirement, tant qu’ils produiront des effets pertinents et justes, en toute conscience. Cette nouvelle axiomatique permet de proposer certaines pistes de réformes, qui nécessiteront la mise en œuvre d’expérimentations. Frank appelle de ses vœux l’organisation de telles expériences pour évaluer et éprouver collégialement l’efficacité des réformes qu’il propose. Les réformes seront issues de la pratique et de l’expérimentation qui fonctionneront comme des filtres, précisément parce que le droit tel que le conçoit Frank n’est pas une science, mais un art.

Comment penser ces réformes potentielles en attente d’expérimentations ? Elles concernent plusieurs domaines de la vie juridique et judiciaire : la réforme de la procédure accusatoire, un ensemble de réformes législatives et procédurales, une réforme de la formation des différents acteurs (magistrats, avocats, juristes, policiers, jurés) ainsi qu’un changement du système social de valeurs, puisque Frank recommande d’abandonner le port de la robe, de réduire le formalisme et la pompe des audiences et de renforcer le prestige des tribunaux de première instance. Quelles sont donc ces réformes ? Frank en propose une liste non exhaustive :

1. Réduire les excès de la méthode polémique actuelle à l’œuvre dans la conduite des procès :

(a) Engager davantage la responsabilité du gouvernement dans le processus visant à s’assurer que tous les éléments de preuve et tous les témoignages importants disponibles soient introduits dans les procès civils.

(b) Accorder un rôle plus actif aux juges de première instance dans l’interrogatoire des témoins.

(c) Exiger que l’audition des témoins dans le palais de justice soit menée de façon plus humaine et intelligente.

(d) Recourir à des « experts en témoignages », appelés par le juge, pour témoigner à propos des défauts détectables des témoins ; faire un usage circonspect du « détecteur de mensonges ».

(e) Renoncer à la plupart des règles d’exclusion en matière de preuves.

(f) Prévoir une procédure d’« enquête » impartiale pour les accusés dans les affaires criminelles.

2. Réformer les études de droit en les rapprochant des réalités du palais de justice et des cabinets juridiques, en recourant largement à la pédagogie de l’apprentissage.

3. Exiger et fournir une formation spéciale pour les futurs juges de première instance, devant inclure une analyse psychologique introspective approfondie de la part de tout futur juge de première instance.

4. Exiger et fournir une formation spéciale pour les futurs procureurs qui, entre autres choses, insistera sur l’obligation pour un procureur d’obtenir et de produire tous les éléments de preuve importants, y compris ceux qui sont en faveur de l’accusé.

5. Exiger et fournir une formation spéciale pour les policiers de manière à ce qu’ils refusent de recourir au « troisième degré ».

6. Conduire les juges à renoncer au port de la robe et obtenir de ceux-ci qu’ils conduisent les procès de manière moins formelle, et, plus généralement, qu’ils abandonnent tout à fait l’ « l’esprit de la robe ».

7. Exiger des juges de première instance qu’ils publient pour toutes les affaires un établissement spécial des faits.

8. Abandonner le procès devant jury sauf pour les affaires criminelles majeures.

9. Quoi qu’il en soit, tant que nous conservons le système du jury, le réformer :

(a) Exiger que les verdicts se prononcent sur les faits (verdicts spéciaux) dans tous les procès devant jury.

(b) Utiliser des jurys « spéciaux » informés.

(c) Dans les écoles, former les individus à la fonction de juré.

10. Encourager l’individualisation ouvertement assumée des actions en justice par les juges de première instance ; à cette fin, revoir la plupart des règles légales de sorte qu’elles accordent un tel pouvoir d’individualisation aux juges de première instance, au lieu de parvenir subrepticement à une telle individualisation, comme nous le faisons largement de nos jours.

11. Réduire le caractère formel de l’appel en permettant au juge de première instance de siéger avec la cour qui juge de l’appel formé contre une de ses décisions, mais en ne lui permettant pas de prendre part au vote.

12. Disposer d’enregistrements cinématographiques parlant des procès.

13. Enseigner à ceux qui ne sont pas juristes que les tribunaux de première instance ont plus d’importance que les cours d’appel.

Il conviendrait donc de reconnaître au problème de l’établissement des faits en première instance la véritable importance qui est la sienne, de mobiliser le droit comparé et de mettre en œuvre des expérimentations et des réformes, dont certaines pourraient remplacer le recours à l’élection des magistrats par le recours à un examen, pour se sortir de la conception polémique ou sportive du procès. Autant d’éléments qui permettraient de faire du procès, civil ou pénal, un dispositif de coopération entre les différentes parties, afin de parvenir à la vérité, toujours partielle, hypothétique, fragile en régime sceptique. La poursuite de cet objectif impliquera même, selon Frank, une réforme de l’écriture judiciaire.

IV. Le problème de l’écriture judiciaire

États-Unis contre Rubenstein mentionne le problème du langage en général et de l’écriture en particulier, ainsi que ses externalités :

Les conventions rédactionnelles en matière d’opinions judiciaires, le vocabulaire soutenu, le recours à des formules porteuses d’un caractère définitif, l’exhibition des précédents, l’affichage de ce qui ressemble à une logique rigoureuse parée de « par conséquent » et « d’inévitablement vrai », donnent une impression de certitude (qui souvent hypnotise le rédacteur de l’opinion) qui dissimule les incertitudes inhérentes au processus du jugement. Une analyse plus poussée révèle que nos concepts juridiques ressemblent souvent aux cous des flamants roses dans Alice au pays des merveilles, qui ne restent jamais assez rigides pour pouvoir être utilisés comme maillets par les joueurs de croquet.

Frank avait traité explicitement ce problème dans Law and the Modern Mind (1930) et y reviendra dans Courts on Trial (1949). Il aborde ce problème de l’écriture judiciaire et, d’une façon plus globale, du langage juridique selon le double point de vue de la théorie du langage et de la langue vernaculaire.

A. Les reproches des profanes

Frank part d’une double caractéristique du langage juridique : premièrement, le langage juridique est obscur pour les profanes et, deuxièmement, il est présenté comme une nécessité vitale par les juristes. Les ressources linguistiques permettent aux juristes en général, et en particulier aux juges en appel et aux juges de la Cour suprême, de jouer sur les mots pour éviter d’avoir à reconnaître des revirements jurisprudentiels. Par exemple, en matière de compétence juridictionnelle. D’après les dispositions constitutionnelles et légales, dit Frank, les juridictions fédérales ne peuvent connaître qu’un nombre limité d’affaires, en fonction de la matière et de l’origine étatique des justiciables concernées. Par exemple, quel que soit le sujet de la controverse, Jones, citoyen du Massachusetts, peut poursuivre Smith, citoyen de l’État de Rhode Island, devant un tribunal fédéral. Dans ce cadre, si Jones du Massachusetts poursuit la société Smith du Rhode Island devant un tribunal fédéral, peut-on parler d’un contentieux entre deux citoyens ? Autrement dit, dans quelle mesure peut-on considérer une personne morale comme un citoyen ? Interrogée, la Cour suprême a répondu qu’une société n’est évidemment pas un citoyen et que puisqu’il ne s’agit pas d’un contentieux entre deux citoyens d’états différents, elle ne pouvait pas connaître l’affaire. Cependant, une succession d’affaires dans lesquelles le cas se présenta à nouveau obligea la Cour suprême, pour des raisons pratiques, à autoriser la tenue de tels procès. Graduellement, la Cour suprême en vint à formuler une règle d’après laquelle une société sera en fait traitée exactement comme un citoyen de l’État dans lequel elle a son siège social : quand un citoyen du Massachusetts poursuit une société de l’État du Rhode Island, la règle prétorienne soutient qu’il faut prendre en compte l’État de résidence des personnes physiques – c’est-à-dire des actionnaires, parties à l’instance. Si ceux-ci résident dans le Rhode Island, le procès devant un tribunal fédéral devait être autorisé. Il s’agissait, dit Frank d’essayer de prétendre maintenir la doctrine officielle en dissimulant une évolution de fait. Ce faisant, les juridictions et les professionnels du droit donnent prise aux reproches du profane : les circonlocutions du langage judiciaire et juridictionnel paraissent forcées, artificielles, presque malhonnêtes.

Pourquoi, demande Frank, la Cour suprême n’a-t-elle pas reconnu que les anciennes décisions avaient produit un résultat malheureux et devaient être abandonnées pour soutenir qu’elle considérerait une société comme un citoyen, au sein des acceptions disponibles du concept de citoyenneté ?

Lorsque, dans un cas analogue, une partie seulement des actionnaires étaient aussi citoyens du Massachusetts, comme le demandeur, la Cour suprême refusa d’interdire la tenue du procès et créa une nouvelle règle : dans un tel cas, on présumerait, de façon concluante, indépendamment des faits réels, que tous les actionnaires de la société poursuivie étaient domiciliés dans le Rhode Island. Quid lorsqu’un citoyen du Massachusetts poursuit une société du Rhode Island dont il est lui-même actionnaire ? D’après la règle précédente, dit Frank, l’on aurait dû présumer que le citoyen, en raison de sa qualité d’actionnaire, était citoyen de l’État du Rhode Island. En ce sens, un procès devant un tribunal fédéral ne pouvait pas être maintenu. Cependant, la Cour suprême inventa une nouvelle règle : dans les cas où un actionnaire poursuit une société, on présume que tous les autres actionnaires sont citoyens de l’État dans lequel la société poursuivie a son siège social, à l’exception de l’actionnaire demandeur, dont la citoyenneté doit être prouvée. À défaut, le procès devant une juridiction fédérale est maintenu.

En somme, il existe pléthore de raisons pour considérer une société comme un citoyen, bien que la Cour suprême refuse de l’admettre. Pourquoi ? Parce que reconnaître cela aurait rendu manifeste l’activité législative véritablement rétroactive de la Cour suprême. Et Frank de citer Henry Maine :

les juristes emploient un double langage grâce auquel ils entretiennent un ensemble d’idées double et incohérent par lequel ils décrivent de façon mensongère leur activité, à eux-mêmes et aux autres.

B. Le processus de rationalisation

Qu’est-ce qui caractérise le langage des juristes selon le profane ? L’usage de termes et de concepts équivoques, qui remplissent la fonction de valves de sécurité. Frank cite des exemples de tels concepts : les concepts d’hommes « prudents », « négligents », ceux de « liberté contractuelle », de « bonne foi », de « soin attendu », de « processus attendu ». Il s’agit là selon Frank de termes extrêmement vagues, qui ont pour but de créer une continuité, une uniformité et une précision apparentes qui, en réalité, n’existent même pas. Ce lexique, pour ne pas dire ce jargon, a pour but de dissimuler la différence entre le degré réel de probabilité et la puissance prétendue de l’inférence réelle. Cette attitude n’est cependant pas propre aux juristes et avocats d’après Frank. Profanes et juristes recourent à ces abus de langage dans des proportions différentes. Pour expliquer ce processus, Frank reprend à des psychologues le concept de rationalisation. De quoi s’agit-il ? Du processus visant à nous faire apparaître, aux autres et à nous-mêmes, plus rationnels que nous ne le sommes réellement. La rationalisation, premièrement, dissimule les fondements réels de nos croyances trompeuses et, deuxièmement, nous permet de concilier des croyances incompatibles. En utilisant ce processus, nous nous illusionnons nous-mêmes en donnant des raisons à nos attitudes. Autrement dit, nous nous persuadons nous-mêmes que nos vies sont dirigées par la raison.

En conclusion, la rationalisation constitue le moyen humain d’éviter de reconnaître le conflit de croyances incompatibles. De ce point de vue, cette façon de penser et de parler n’est pas aussi singulière que les profanes et que certains théoriciens du droit semblent le penser. Ceci dit, il est vrai que le raisonnement juridique comprend plus de rationalisations que beaucoup d’autres sujets. Pourquoi ? Parce que les avocats sont obligés de concilier ce qui est incompatible. La tâche quotidienne de l’avocat consiste dans l’expertise en matière d’ajustements pratiques. Quel est donc le fondement de son travail ? Une logique des probabilités. Du point de vue technique, l’avocat et le juriste doivent reconnaître l’irruption de circonstances nouvelles, faire preuve de circonspection, d’adaptation. Le droit ne peut donc que très rarement remplir efficacement sa fonction pratique en opérant certainement, mécaniquement. « Habituellement, dit Frank, les fonctions pratique et idéale sont diamétralement opposées. » Cependant, le conflit est dissimulé. Sur le long terme, la fonction pratique est remplie et les rationalisations donnent l’illusion que le désir d’une certitude rigide a été comblé.

Par conséquent, « Les juristes sont des professionnels de la rationalisation et non pas des hypocrites professionnels. » Pourquoi ? Parce que le droit n’est pas, selon Frank, une science transmissible rationnellement, mais un art qui doit être saisi intuitivement et parce que le droit tel qu’il est réellement pratiqué constitue un des arts majeurs de la rationalisation.

Comment sortir de la rationalisation a posteriori, étroitement liée à la conception polémique ou sportive du procès ? En élaborant un nouveau paradigme du procès : celui-ci doit être pensé comme un processus de communication. En référence à Wendell Johnson dans People in Quandary (1946, p. 471-981), Frank définit la communication comme « la tentative d’une personne pour transmettre des produits issus de ses abstractions à une autre personne » qui, en retour, produit également ses propres abstractions. Le discours, d’après Frank, est un compromis entre deux incommunicabilités ultimes, qui procèdent des subjectivités des communicants. L’on retient souvent que Frank aurait soutenu que la personnalité des juges et des juristes influence immanquablement l’élaboration d’une décision. Cela est vrai. La conception de la subjectivité que propose Frank est cependant complexe et plurielle puisque, d’après lui, l’homme rencontre dans la vie cinq types de subjectivités : (1) celle qui découle des divers héritages sociaux transmis par les divers groupes sociaux ; (2) celle due aux structures grammaticales des langues particulières ; (3) celle qui provient de la localisation physique ; (4) celle qui dérive des attitudes uniques des personnes particulières et (5) celle qui est inhérente aux capacités finies, limitées de tous les êtres humains. La pluralité et la complexité de la subjectivité ont pour conséquence de limiter l’efficacité d’une éventuelle réforme uniquement sémantique, qui pécherait par excès d’optimisme.

D’une façon plus globale, Frank se montre assez méfiant vis-à-vis des possibilités de la logique formelle. Une simple réforme logiciste du langage ne permettra pas, selon lui, de résoudre les problèmes liés aux rôles des facteurs subjectifs dans la vie juridique. Pourquoi ? Pour deux raisons. Première raison, parce que Frank s’appuie sur une conception assez décevante de la logique. Il ne parle pas du positivisme logique et ne semble prendre en compte que la syllogistique traditionnelle, la scolastique, qu’il critique beaucoup. Il lui témoigne la même méfiance que celle que lui manifeste Holmes, dont il loue les qualités.

[Chez Holmes] vous trouverez une vaste connaissance de l’histoire du droit, distincte de toute vénération servile du passé, un sens aigu des nécessités actuelles, sans aucune révolte insensée contre les conceptions d’hier, un profond respect pour l’utilité du raisonnement syllogistique inséparable d’une insistance sur l’obligation d’opérer des révisions récurrentes des prémices fondées sur l’analyse patiente des faits et désirs nouveaux.

Deuxième raison, parce que la psychologie individuelle des acteurs de la vie judiciaire constitue un facteur déterminant de leurs choix en matière de prémisses, notamment quand il s’agit, pour les juges de première instance, dans la constitution de la mineure, d’établir les faits. Dans cette perspective, le syllogisme juridique traditionnel n’apparaît que comme un processus de rationalisation a posteriori de la décision. Une réforme de la logique et du langage ordinaire, une tentative de « logiciser » le langage ordinaire n’atteindrait finalement pas autre chose que la couche externe et superficielle des processus de prise de décision judiciaire.

Le désir de scientificité juridique s’appuie sur une théorie trop optimiste du langage. Une bonne syntaxe, a fortiori une bonne syntaxe juridique, contrairement au credo des positivistes logiques, ne permettra pas de dépasser la subjectivité inhérente à la pratique de l’art juridique et judiciaire. Pourquoi ? Parce que la distinction des sphères privée et publique, des points de vue psychologique et linguistique, doit être relativisée :

La notion de « privé » suggère la « solitude » ; l’attribution de « la réalité » seulement au « public » semble exprimer un désir ardent pour une « expérience partagée », une « appartenance », un esprit pour échapper à l’« anxiété de séparation, intolérable pour le jeune enfant et l’adulte émotionnellement immature ».

Il faut donc considérer avec suspicion tout désir excessif de conférer une scientificité au droit, notamment en recourant à une réforme du langage, dont la portée ne pourrait être que très limitée. Pour l’expliquer, Frank recourt à une typologie. En 1931, il avait distingué deux types d’affaires : les affaires de premier type regroupent cinq caractéristiques qui forment un contexte dans lequel des accords sont probables en matière de jurisprudence.

Là où les faits des affaires sont (1) très simples, (2) fondés sur des témoignages non-contradictoires et (3) constituent un problème dramatique et hautement stéréotypé (comme une agression violente ou le fait de conduire rapidement sur le mauvais côté de la route […]) et (4) jugés sans jury, par (5) des juges qui sont honnêtes – alors il y a une uniformité modérée dans les décisions.

Cependant, insiste Frank, peu d’affaires sont de ce type : « Dans l’élaboration de la plupart des décisions judiciaires des affaires “contestées” les éléments inconnaissables, incommunicables, “privés” de la pensée du juge jouent un rôle incalculable. » La sphère privée joue déjà un rôle très important dans les sciences dures ; a fortiori doit-elle jouer un rôle encore plus important dans un art comme le droit :

Même les formulations les « plus pures » des physiciens ne sont-elles pas « subjectives » en ce sens qu’elles sont incurablement anthropomorphiques ? […] L’« équation personnelle » (sous la forme des mobiles, des préjugés et des préférences du penseur scientifique) n’entre-t-elle pas souvent dans l’élaboration des formules du physicien lui-même ? Les défenseurs de la distinction entre « public » et « privé », conclut Frank, évitent la nécessité de discuter ces questions.

C. L’écriture judiciaire

À côté de ce premier problème, somme toute assez classique en philosophie du langage, de l’ineffable subjectivité des personnes impliquées dans la pratique judiciaire et dans la théorie du droit, Frank en détermine un second, que l’on pourrait appeler le problème de la langue en général, et plus particulièrement de l’écriture judiciaire et juridique. Frank avait abordé explicitement ce problème de la langue juridique dans un article publié anonymement en 1943 dans la Virginia Law Review intitulé Le Discours des juges, une opinion dissidente (The Speech of Juges: a Dissenting Opinion). Dans cet article, Frank critique la langue du juge Cardozo, successeur de Holmes à la Cour suprême en 1932, en qui les contemporains voyaient le modèle de l’écriture et du raisonnement juridiques. Conscient du fait que ses thèses sur Cardozo ne manqueraient pas de choquer les milieux universitaire et juridique, Frank préféra signer son article Anon. Y. Mous.

Alors que le style de Cardozo semblait faire l’unanimité, cet éloge pourrait avoir, selon Frank, pour effet indésirable de retarder le développement de ce qui se produit par ailleurs, à savoir le développement aux États-Unis d’un style linguistique proprement américain. En effet, Frank évoque sa visite dans une cour d’appel anglaise pour établir son diagnostic :

Je me rappelle avoir visité il y a plus de dix ans une cour d’appel en Angleterre. Les paroles étaient prononcées sans aucune préparation ni l’assistance d’aucune note. J’étais étonné par leur excellence littéraire. Je ne pouvais pas m’imaginer un juge américain capable d’accomplir cette performance. Quel lot inférieur constituent nos juges, pensai-je. Les plus médiocres ou les plus banals des Anglais modérément éduqués pourraient, sans aucun effort, parler d’une manière que peu d’Américains de génie pourraient égaler au moyen de leurs écrits les mieux et les plus précautionneusement préparés. Pourquoi ? Parce que les Anglais parlent et écrivent en anglais. Cependant, les Américains essaient d’écrire en anglais mais pensent en américain.

Or, d’après Frank, il n’y a pas de raison légitime de perpétuer ce divorce entre langue écrite et langue parlée. Une langue écrite devrait être directement reliée à la langue parlée. Or, puisqu’en Amérique, la langue parlée n’est pas l’anglais, la langue employée à l’écrit en Amérique ne devrait pas être l’anglais.

Je répète que c’est une mauvaise médecine pour les Américains de parler américain et d’essayer d’écrire en anglais. Car on pense avec la langue.

Il est vrai, cependant, que le rapport linguistique de l’anglais et de l’américain rend la tâche plus difficile :

Le simple fait que l’anglais n’est pas manifestement étranger – que les différences entre l’américain et l’anglais sont subtiles, de telle sorte que nous ne sommes pas conscients de la tâche que nous nous imposons à nous-mêmes – peut faire de cette tâche la plus grande que nous ayons à accomplir.

Une telle réforme stylistique, autrement dit une américanisation de l’écriture juridique et judiciaire, est-elle possible ? Les évolutions littéraires permettent de le présumer : « […] les écrits de Thoreau et de M. Justice Holmes sont pleins d’idiomes indigènes, sont élaborés à partir de la langue parlée américaine de leur époque, améliorée et polie. » Frank reconnaît en Cardozo un bel esprit. Cependant, soutient Frank, Cardozo se retira intellectuellement du xxe siècle pour imiter le style anglais du xviiie siècle. C’est ce que nous pourrions, avec Frank, appeler le paradoxe de Cardozo :

[…] il écrivait dans l’Amérique du xxe siècle non pas dans l’idiome américain d’aujourd’hui mais dans un style qui employait un « anglais de roi » obsolète d’il y a deux cents ans. De Cardozo, dit Frank, l’on pourrait dire « que l’on pourrait presque apprendre l’anglais (et non pas l’américain) en lisant ses opinions ».

Quelles sont donc les raisons pour lesquelles on estime tant le style de Cardozo ? En partie parce qu’il évite l’idiome américain pittoresque :

parce que c’est du caviar pour le général, parce que le citoyen John Q trouve ce que dit Cardozo difficile à comprendre, parce que certains de ceux qui admiraient son mode d’écriture peuvent se flatter eux-mêmes de partager les vertus de la classe supérieure anglaise, et parce que beaucoup de ceux qui ne le comprennent pas apprécient le snobisme, qui consiste à saluer les façons de ceux qui semblent constituer une caste supérieure.

À titre d’exemple, Frank identifie un élément du style de Cardozo qui lui paraît à la fois symptomatique de sa fascination pour l’anglais du xviiie siècle et source d’un malentendu aux conséquences pratiques juridiques potentielles : sa prédilection pour les métaphores. Frank rappelle que Cardozo « nous dit que, quand il était un jeune avocat, il avait eu une “foi aveugle” dans le fait que les tribunaux suivaient les précédents “inexorablement jusqu’aux limites de leur logique”. » Il confessa qu’après avoir mûri, il prit conscience du niveau élevé d’incertitude juridique qui règne dans le droit. Cependant, pour des raisons émotionnelles, il ne put jamais se résoudre à accepter cette incertitude comme un fait inévitable. Frank utilise cet aveu biographique pour établir un diagnostic :

Ce combat entre la recherche d’un absolu dans le droit et la reconnaissance de son impossibilité fut sans doute une cause importante de cette affection pour les expressions inversées, les constructions négatives, les tournures de phrases sinueuses, les métaphores élaborées.

Or, d’après Frank, le maniérisme de Cardozo constitue parfois une pure nuisance pour le juriste, qui doit faire usage de ses opinions judiciaires dans le monde de tous les jours. « Le style du juge Cardozo pourrait-il être moins efficace pour être moins indirect ? », demande Frank. C’est le point de vue de l’efficacité pratique qui devrait primer dans le choix d’un style de composition judiciaire. « […] la simplification, soutient Frank en citant Toynbee, est, généralement, le sentier du progrès. » Frank fait de la lucidité le fondement de l’opinion judiciaire : « Et la lucidité est la qualité de base des bonnes opinions judiciaires. » Dans cette perspective, l’objectif de la clarté peut conférer sa pertinence à l’usage de facultés littéraires :

Les capacités littéraires, si elles promeuvent la clarté, sont une bénédiction pour un juge. Une écriture vivante, provocante, et gracieuse, non seulement ne sont pas inappropriées mais sont bienvenues dans les opinions judiciaires.

Comment éviter l’obscurité, pour atteindre la clarté ? Les juges américains devraient écrire en bon américain. Comment y parvenir ? En choisissant parmi les juges américains d’autres modèles rédactionnels que Cardozo. Frank en propose trois :

Je nommerai trois juges : M. Justice Black, M. Justice Douglas et M. Justice Jackson. Ils écrivent en grande partie comme ils parlent, comme leurs contemporains parlent. Contrairement à Cardozo, ils expriment les idées d’aujourd’hui dans l’idiome américain d’aujourd’hui. Ils emploient une langue américaine directe et vigoureuse.

En quoi consiste donc la différence essentielle qui distingue ces trois juges de Cardozo ? Dans le fait qu’ils s’adressent à leurs contemporains, sans essayer d’imiter l’Angleterre du xviiie siècle ni d’écrire pour la postérité. Et Frank prétend ici remarquer, de façon quelque peu discutable, ce qu’il considère constituer un paradoxe de l’histoire littéraire :

C’est, en effet, un paradoxe, que la plupart des écrivains que la postérité a chéris soient des hommes qui, comme Shakespeare et Montaigne, n’ont pas tenu compte de ce que les hommes d’autres époques ou d’autres pays pensaient d’eux ; ils écrivaient pour leurs contemporains.

Et Frank de conclure la comparaison :

Black, Douglas et Jackson écrivent dans leur langue maternelle. À propos de Cardozo, l’on pourrait bien dire ceci : il admettrait que, parfois, il écrivait avec la langue dans le creux de la joue. Et que, souvent, rajoute Frank, cette langue n’était pas sa langue maternelle.

En conclusion, Frank appelle de ses vœux des juges américains capables d’écrire en américain, c’est-à-dire dans leur langue maternelle, et non pas dans l’anglais soutenu du xviiie siècle, que les intellectuels américains, au premier rang desquels figure précisément Cardozo, ne cessent d’imiter pour combler un complexe d’infériorité intellectuelle envers l’ancienne métropole. Ironie du sort, Frank reconnaît qu’il tombe dans les mêmes travers et que s’il a tendance à vivre en américain, il pense et s’exprime en anglais. En tout état de cause, l’écriture juridique constitue bel et bien pour lui un problème de droit et de philosophie du droit, aux conséquences pratiques potentielles d’importance, qui doit être abordé sous le double aspect des possibilités respectives du langage et de la langue et susciter des réformes en matière d’écriture juridique et judiciaire. Dans États-Unis contre Rubenstein, le problème de la langue et de l’écriture est simplement mentionné. Les conventions de l’écriture judiciaire constituent selon Frank autant de dispositifs de dissimulation des incertitudes (conscientes ou non, c’est toute la question pour Frank, puisqu’elles sont indépassables) inhérentes au processus de jugement en général et à l’établissement des faits en première instance en particulier. L’argument est encore plus vrai pour les opinions rédigées par les membres des cours d’appel puisque, dans le système judiciaire américain, les cours d’appel ne rejugent pas les faits d’une affaire. Elles ne sauraient en avoir le droit, puisque l’établissement des faits est de la compétence exclusive du tribunal de première instance, qu’il siège avec ou sans jury. Les cours d’appel ne disposent donc que du dossier, c’est-à-dire du témoignage écrit des membres du tribunal de première instance à propos des éléments matériels et des témoins considérés et entendus lors de l’audience. Autrement dit, les cours d’appel, pour reprendre une formule utilisée par Frank, travaillent sur le témoignage de témoins de témoignages… Les conventions d’écriture judiciaire risquent donc fort de comporter deux défauts. Premier défaut, elles constituent souvent un dispositif de mise en forme a posteriori d’un entrelacs de faits et de règles, dont le jugement n’obéit pas à des processus logiques. Deuxième défaut, la langue qu’elles imposent n’est pas celle des justiciables, qu’elle peut tromper.

De ce point de vue, la question du rôle des cours d’appel est certes fondamentale, mais peut-être pour d’autres raisons que celles que l’on imagine couramment. Les cours d’appel rédigent des opinions judiciaires sur lesquelles s’appuient les avocats, les professeurs et les philosophes du droit ; elles sont donc au premier chef concernées par le problème de l’écriture judiciaire. Certaines juridictions de première instance, dit Frank, ne rédigent pas de motivations écrites de leurs décisions et, quand bien même elles le font, ces écrits attirent peu l’attention des professionnels et des philosophes du droit. Cela est un tort, d’après Frank, puisque les juridictions de première instance font bien plus le droit que les cours d’appel : la majorité des décisions de première instance ne font jamais l’objet d’un appel et, le cas échéant, dans leurs décisions, les cours d’appel se contentent couramment de reprendre l’établissement des faits élaboré par la juridiction de première instance. Il serait, pour autant, exagéré de soutenir que les cours d’appel n’auraient aucun rôle au sein de la construction théorique de Frank.

V. Le rôle éducatif des cours d’appel

Connaître la réalité des activités des juridictions constitue pour Frank un véritable enjeu démocratique. Puisque les tribunaux constituent une partie importante du gouvernement démocratique, et que la véritable démocratie exige de ses citoyens une parfaite connaissance de ses institutions et de son fonctionnement, aucune partie du gouvernement et de son action ne devraient constituer un mystère pour les citoyens. Or, constate Frank, le gouvernement des palais de justice est toujours un mystère pour les personnes qui ne sont pas juristes. Les juridictions d’appel, lorsqu’elles rendent et motivent leurs décisions, exercent en plus de leur fonction pratique un rôle théorique, pédagogique et éducatif. Frank l’affirme explicitement à la fin de son opinion dissidente : « […] si, au moyen d’annulations prononcées dans des affaires comme celles-ci, nous apprenons aux procureurs et aux juges de première instance à empêcher l’injustice envers une personne au cours d’un procès. » Malheureusement, l’exercice de ce rôle théorique et la formation de cette connaissance sont difficiles à mettre en œuvre parce que « des légendes et des mythes se sont formés, qui obscurcissent toujours les réalités ».

A. L’élimination sceptique des légendes

Frank assigne donc un but à son scepticisme : il s’agit de passer derrière les mythes et de montrer comment les tribunaux opèrent effectivement. Deux éléments motivent le choix de cet objectif. D’une part, une exigence de l’éthique démocratique : les citoyens doivent pouvoir savoir ce que les agents du service public, parmi lesquels figurent les juges, font et comment ils le font. D’autre part, l’entreprise initiée par Holmes enhardit Frank dans sa propre entreprise. Holmes, dit Frank, prétendait dans une conférence prononcée en 1897 « dissoudre dans l’acide certaines notions juridiques ampoulées et irréalistes ».

À la recherche d’un mythe et de ses externalités négatives, Frank part d’une lacune : l’absence de prise en compte du travail d’établissement des faits en première instance dans les procès individuels. La littérature, dit Frank, a passé outre ce problème. À titre d’exemple, Frank cite, encore, le travail de Cardozo, qui constitue l’une de ses cibles privilégiées. La querelle qui l’oppose à Cardozo comporte de nombreux enjeux : l’héritage de Holmes, du pragmatisme américain et la remise en question du statut prétendument scientifique du droit, à travers la critique de la rationalisation a posteriori, dont nous avons déjà parlé.

Frank se sépara également de Benjamin N. Cardozo. Bien que membre du camp réaliste, ce dernier recherchait un « principe de rationalisation » qui permettrait d’éliminer « la discorde et le désordre » [de la vie juridique]. Dans The Nature of the Judicial Process, Cardozo décrivait la façon dont les juges, lui compris, essayaient de répondre au double besoin de continuité et de changement du droit. Cardozo, figure la plus brillante et la plus éloquente en matière de rationalisation, devint la bête noire de Frank.

Selon Frank, le travail de Cardozo ne traite que trop peu de l’établissement des faits. Comment expliquer cette lacune ? Elle procède d’une erreur d’évaluation : on accorde tout le prestige social et intellectuel aux cours d’appel et aux juges qui y siègent. Or, d’après Frank :

l’établissement des faits par les tribunaux de première instance est la partie la plus rude de la fonction judiciaire […] c’est là qu’une réforme est la plus nécessaire […]. [En comparaison] le travail des cours d’appel est simple et aisé, et ces juridictions l’accomplissent assez bien.

Peu de livres ou d’articles de philosophie du droit ont mentionné le caractère aléatoire et capricieux des procès de première instance et, plus particulièrement, les obstacles à la prédiction qui sont inhérents à l’établissement des faits. Cardozo constitue, une fois de plus, un exemple stratégique et Frank lui consacre son attention : « En diminuant la portée du processus judiciaire […] Cardozo bloqua la recherche sur les performances réelles du gouvernement des palais de justice. » Pourquoi ? « À cause d’un angle mort », répond Frank, en employant un langage imagé, qui constitue le symptôme d’une maladie professionnelle :

Il [c’est-à-dire Cardozo] avait un angle mort. Il souffrait d’une maladie professionnelle dont les juges des cours d’appel sont susceptibles d’être victimes, appelée la « cour d’appelite ».

Et Frank de poursuivre l’établissement du diagnostic de Cardozo : victime de ce syndrome professionnel, Cardozo n’a malheureusement pas jugé bon de lire les manuels de stratégie judiciaire. Pourquoi ? Peut-être parce que Cardozo considérait que ces livres ne s’adressaient qu’à un lectorat restreint et ne devaient pas être lus par ceux qui s’obstinent à croire et à faire croire qu’une action en justice est un processus de découverte de la vérité au moyen de dispositifs rationnels. Cette attitude de déni, et la censure littéraire qu’elle a pour conséquence, semblent, à lire Frank, assez partagées parmi les professionnels du droit, comme l’illustre la recension d’un de ses manuels par le professeur Morgan, que Frank cite :

Là, Morgan, critiquant le Trial’s Technique (1935) de Goldstein, dit : « Ayant l’intention d’être le livre d’un avocat, il sera selon toute probabilité lu seulement par les avocats et par ceux qui veulent devenir avocats. Et des prières ferventes devraient être formulées par ceux qui veulent croire, et qui veulent que les autres croient, qu’une action en justice est un processus de découverte de la vérité au moyen de processus rationnels… Si seulement, ajoute Morgan, un critique pouvait affirmer que ce livre est un guide non pas des palais de justice mais des quartiers rouges du droit ! Cependant, le respect qu’on doit à la vérité nous oblige à admettre que Monsieur Goldstein a raconté son histoire de manière véridique. »

B. Virus et mythe

Comment comprendre le virus de la « cour d’appelite », diagnostiqué par Frank ? Il s’agit de la contamination par une ambiance générale. Frank le décrit au moyen d’une étude comparative des ambiances qui règnent respectivement dans les cours d’appel et dans les tribunaux de première instance :

Dans le genre de salles d’audience où Cardozo a passé la majorité de sa vie professionnelle, l’atmosphère est sereine, stratosphérique. Là, les avocats s’adressent à la Cour ; et ils doivent le faire en respectant la bienséance, d’une manière ordonnée, digne. […] Peu se demandent si un juge, après plusieurs années passées dans une Cour sereine, devient oublieux du manque de sérénité caractéristique des procès, et développe une myopie qui limite son champ de vision.

Et Frank poursuit en assimilant ces juges victimes de « cour d’appelite » aux patients myopes depuis longtemps auxquels un ophtalmologue vient de prescrire une paire de lunettes :

Quand, nous dit-on, finalement, ils se décident à porter des lunettes, ils sont fréquemment déçus… La conversation suivante a souvent lieu :

Le patient : « Docteur, je pense que ces lunettes ne fonctionnent pas bien. Je ne peux pas les porter. »

Le docteur : « Vous m’avez l’air capable de voir assez clairement avec elles. Quel est le problème ? »

Le patient : « Je ne les supporte pas. Elles donnent à tous mes amis l’air horrible. Ils ont des boutons sur le visage et leurs cols sont sales, et toutes les maisons semblent si désordonnées et vieilles. Je n’aime pas cela. Je ne veux pas voir tout cela en détail. »

La fréquentation exclusive des cours d’appel produit la « cour d’appelite », qui entraîne une myopie intellectuelle, un déni de la réalité, qui ne produit que des politiques à courte vue. Ajoutons à cela le prestige intellectuel et social conféré aux juges des cours d’appel, et, a fortiori, aux juges de la Cour suprême, ainsi que l’influence qui en découle, et nous comprendrons pourquoi les recherches en philosophie du droit n’ont pas pu assez prendre en compte le fonctionnement des tribunaux de première instance en général et le problème de l’établissement des faits par ceux-ci.

Je pense, dit Frank, que c’est le cas de Cardozo. Il exploita son prestige pour bloquer un mouvement [il s’agit du réalisme juridique] destiné à empêcher la profession d’abandonner sa responsabilité pour les conditions d’exercice des tribunaux de première instance. C’était, en effet, une politique à courte vue. […] Il avait une « volonté de croire » et « une volonté de voir les autres croire » que, dans l’ensemble, nos tribunaux emploient des procédures intégralement rationnelles. Il traita son « besoin », son désir, comme s’il s’agissait d’une description des réalités existantes dans les palais de justice. En d’autres termes, souvent quand il disait « Ceci est la façon dont les choses se déroulent », il aurait dû dire : « C’est la façon dont les choses devraient se dérouler. »

Cette myopie intellectuelle, effet de la « cour d’appelite », s’accompagne d’une fascination pour la règle de droit. Frank, pour sa part, réévalue l’importance de la règle du droit à la lumière de la reconnaissance du rôle central de l’établissement des faits :

Comme une règle « substantielle » déclare seulement que des conséquences juridiques particulières seront attachées à des états de fait particuliers, la règle devrait être opératoire seulement dans des affaires particulières dans lesquelles ces faits se sont réellement produits. Par conséquent, la politique sociale incarnée dans toute règle de ce type n’est pas réellement appliquée quand, en décidant une affaire, un tribunal, à travers la mauvaise appréhension de ce qui s’est réellement passé, applique cette règle à des faits qui en vérité n’ont jamais existé. L’ensemble de l’entreprise avorte : appliquer erronément une règle à des faits non existants, à des faits erronément « établis », n’est pas une opération moins injuste, moins défaillante de l’administration judiciaire, que d’appliquer une règle juridique « substantielle » erronée aux faits réels.

Frank conclut : « Une erreur dans l’établissement des faits produit ainsi ce qui pourrait être appelé une “injustice conforme au droit”. » Malheureusement, les efforts majeurs des réformateurs du système judiciaire se sont concentrés sur la formulation et l’interprétation des règles, ainsi que sur les actions des juridictions supérieures. De telles velléités ne sont pas seulement illégitimes intellectuellement parlant, mais sont aussi préjudiciables pratiquement puisque, si amélioration il y a,

ces améliorations seront sans nécessité annihilées juste dans la mesure où le processus d’établissement des faits demeure insuffisamment analysé, et, par conséquent, inutilement défaillant. L’établissement des faits est aujourd’hui le point faible de l’administration de la justice.

Frank précise son propos en reprenant la formalisation classique, courante et, somme toute, assez sommaire, de la prise de décision judiciaire. Si l’on symbolise la règle de droit par R, les faits de l’affaire par F et la décision judiciaire par D, nous obtenons la formule suivante : R × F = D.

Sur ce fondement, dit Frank, des F erronés mèneront à une D erronée. Comme les F consistent dans la croyance du tribunal de première instance à propos de ce que furent les faits réels passés, les F, par conséquent les D seront erronés si le tribunal a établi ses F en se fondant sur des preuves erronées. […] Tout cela, je pense, tend à montrer que nos tribunaux de première instance endossent une plus vaste responsabilité pour la vérification, aussi précise que possible, des faits réels des litiges.

Avec ironie, une fois de plus, Frank se réfère à une allocution prononcée par Cardozo en 1931, dans laquelle il parlait des « mythes qui s’amassent autour des institutions », et ajoutait que souvent de tels « mythes constituent vraiment la chose importante » et « plus intéressante que le réel ». En affirmant l’importance et la valeur des mythes institutionnels, Cardozo donne à Frank les moyens de le critiquer :

Car, dit Frank, dans tous ses écrits, Cardozo a aidé à rendre possible ce que j’appellerais le mythe de la cour d’appel ; le mythe selon lequel les opinions des cours d’appel constituent « l’élément essentiel » dans le gouvernement des palais de justice. Je pense que ce mythe est déplorable. Il nous confère à nous, juges en appel, trop de prestige public.

Ce mythe coupe les professionnels et les théoriciens de la réalité. Sous son influence, ceux-ci sous-estiment l’importance fondamentale des tribunaux de première instance et le fait que les juges en première instance rencontrent des difficultés bien plus importantes que les juges en appel. D’où proviennent ces difficultés ? D’une part du caractère propre au travail des juridictions de première instance, qui implique l’établissement des faits et les difficultés qui y sont liées, et, d’autre part, ce que Frank considère être la vétusté des procédures judiciaires américaines. La dissolution de ce mythe de la cour d’appel, symptôme de l’influence du virus de la « cour d’appelite », implique un changement des jugements de valeur sociaux. De plus, Frank propose une liste non exhaustive de réformes :

Pour améliorer l’administration de la justice, nous devons au moins remanier le système du jury, revoir nos règles en matière de preuves, proposer une formation spéciale pour les magistrats de première instance, engager davantage (sans renoncer aux aspects essentiels de la procédure polémique) la responsabilité du gouvernement pour s’assurer que tous les éléments de preuve importants et pratiquement disponibles sont présentés au cours des procès.

Certes, la perfection est inaccessible, mais cette inaccessibilité ne saurait constituer une excuse pour renoncer à toute amélioration. Ces améliorations et d’autres ne seront pas atteintes tant que les juges de grand renom, comme Cardozo, continuent à encourager la croyance dans le mythe de la cour d’appel.

C. Le véritable rôle des cours d’appel

L’attachement maladif à des croyances erronées bloque les réformes et l’amélioration perpétuelle du système judiciaire qui doit constituer, dans le contexte d’une philosophie mélioriste pragmatiste qui inspire Frank, l’objectif de la théorie du droit. Les hommes s’identifient à leurs croyances. Néanmoins, renoncer à des croyances erronées, ce n’est pas renoncer à sa propre identité, mais se donner la possibilité de les remplacer par des croyances vraies, et, par conséquent, de progresser. Puisque les cours d’appel américaines n’ont pas à connaître des faits, Frank refuse de voir en elles le facteur essentiel du système judiciaire américain. Quel est donc leur rôle ? Elles doivent former les juges de première instance au moyen de leurs confirmations et de leurs infirmations de verdicts, d’une part, en respectant les dispositions de la loi, de la Constitution et les recommandations de la Cour suprême, d’autre part. En aucun cas les juges d’appel ne sauraient devenir des législateurs, surtout pas en faisant usage d’abus de langage pour créer des fictions illégitimes, telles que la théorie de l’erreur non-préjudiciable comme dans États-Unis contre Rubenstein. À cette nuance près, toutefois, que le système des opinions dissidentes, auquel Frank semblait particulièrement attaché, peut permettre aux juges d’appel de dialoguer avec la Cour suprême voire, comme ce fut souvent le cas pour Frank, de motiver des revirements de la juridiction suprême, qui participent du projet sceptique, pragmatique et réformateur, de Frank.

D’autres thèmes typiques de la philosophie de Frank figurent, de façon plus discrète, dans cette opinion. La référence de l’auteur à la Seconde Guerre mondiale et au rôle de l’Amérique évoque le deuxième ouvrage de Frank, Save America First, dans lequel Frank ne reprend en rien, c’est le moins que l’on puisse dire, l’idéologie de la destinée manifeste, ainsi que ses évolutions quant au bien-fondé de l’intervention américaine et quant à la mise en œuvre du procès de Nuremberg. À cela s’ajoutent l’humour et les références, qu’elles soient littéraires, comme Lewis Carroll et Edmund Wilson, ou juridiques comme Edwin Borchard et Learned Hand, que l’on retrouve très fréquemment, dans ses ouvrages, comme dans ses articles et dans ses opinions judiciaires.

Traduction du texte de Jerome Frank

A Man’s Reach, the Philosophy of Judge Jerome Frank (extrait)

États-Unis contre Rubenstein

1.

Faits 

En 1944, Herman Rubenstein, avocat, fait appel d’un jugement de condamnation qui le déclarait coupable de participation à une entente à des fins d’émigration clandestine. Il était accusé d’avoir fait entrer un étranger aux États-Unis en ayant eu recours à de fausses démarches, ainsi qu’à la dissimulation de faits matériels et à de faux documents. D’après l’exposé du gouvernement en première instance, les faits étaient les suivants : en novembre 1938, Alice Spitz, de nationalité tchécoslovaque, était entrée aux États-Unis grâce à un visa provisoire. Elle voulut rester de façon permanente. Dans ce but, elle se mit d’accord avec un Américain nommé Sandler : celui-ci acceptait de l’épouser et de mettre fin au mariage par un divorce après obtention de son visa définitif par Mlle Spitz. Une fois le mariage frauduleux prononcé, Mlle Spitz consulta Me Rubenstein pour savoir comment obtenir un visa. Ce dernier effectua les démarches administratives nécessaires et obtint un visa en recourant à des formulaires variés, qu’il remplit de fausses déclarations et auxquels il ajoute deux lettres aux contenus mensongers, qui portaient sur le statut financier, le caractère de M. Sandler et sur d’autres détails le concernant. Mlle Spitz, épouse Sandler, obtint son visa en décembre 1940. MRubenstein organisa alors le divorce en induisant un tiers à signer un affidavit dans lequel il attestait avoir remis des papiers de divorce à M. Sandler ; le même homme jura aussi faussement devant le tribunal avoir surpris Sandler en train de commettre un adultère. Sur la base de ces éléments, le divorce fut prononcé. Lors de l’appel, l’argument principal de Me Rubenstein portait sur l’admissibilité de l’ensemble des éléments de preuve qui concernaient le divorce, particulièrement ceux qui avaient trait à la subornation de témoin. Il prétendait que la subornation et le faux témoignage constituaient une infraction distincte et indépendante de l’infraction principale, à savoir l’association qui avait pour fin de permettre l’entrée de Mlle Spitz dans le pays au moyen d’un visa d’immigration. Le juge Learned Hand, qui rédigea l’opinion par laquelle la cour d’appel confirmait la condamnation, écrit : « […] c’est du droit bien établi que les témoignages qui sont pertinents pour la preuve d’un délit ne sauraient voir leur force remise en question sous prétexte qu’ils permettent d’exposer la commission d’une autre infraction que celle qui est jugée. » Le juge Frank exprime son désaccord.

2.

Frank, juge en appel, deuxième circuit (opinion dissidente) :

Je reconnais, bien entendu, qu’il est légitime d’admettre des preuves que le mariage était fictif, que le prévenu s’était arrangé pour qu’un divorce ait lieu, et qu’il aida à obtenir ce divorce. Car ces preuves établissent la participation du prévenu à un plan pour violer la loi au moyen d’un faux mariage et de la dissimulation d’un fait matériel.

3.

Cependant, je ne saurais être d’accord pour affirmer qu’il était légitime d’admettre les témoignages supplémentaires (à les considérer comme vrais) qui montraient :

que le prévenu a usé d’un faux affidavit et d’un témoin suborné, qui s’est rendu coupable de parjure, pour obtenir le divorce ;

que le prévenu a conseillé à M. Sandler « d’embarquer une fille et de l’emmener dans une chambre d’hôtel », et que celui-ci a refusé ;

que M. Sandler ne disposait pas des documents d’un divorce dont il ne savait rien jusqu’à l’entrée en vigueur du jugement de divorce.

Aucun de ces témoignages n’était nécessaire pour établir le caractère fictif du mariage et le plan illégal qui visait à dissimuler le projet de le faire suivre rapidement par un divorce. À ces seules fins, il suffisait de prouver simplement que le prévenu, depuis le début, avait accepté de participer à la planification d’un mariage fictif et d’un divorce et que, avec son aide, Mlle Spitz et M. Sandler purent bel et bien divorcer peu de temps après la cérémonie de mariage.

4.

Le juge Hand soutient que « le procureur devait prouver l’existence de la collusion pour obtenir le divorce », et qu’ainsi, « la forme précise que la collusion avait prise » était sans importance, et que, par conséquent, les témoignages supplémentaires, à propos du faux affidavit et de la subornation de témoin, et autres, constituaient des éléments additionnels, qui ne devaient pas causer de préjudice supplémentaire au prévenu. Je ne saurais être d’accord. Sans aucun doute, le procureur devait prouver le rôle du prévenu dans le divorce prémédité consécutif à un mariage, dont le prévenu avait dissimulé l’irréalité à la cour, lors de la procédure de divorce. Cependant, c’est une chose que de montrer l’existence d’une telle faute, constitutive d’une faute professionnelle devant la cour qui juge le divorce (une faute susceptible de justifier une radiation du barreau), voire peut-être d’une infraction d’après le droit de l’État de New York, et c’en est une autre d’ajouter des preuves de la commission de l’infraction distincte et bien plus grave de subornation de témoin. Ces preuves supplémentaires ne sont en rien uniquement additionnelles. De sorte que, alors que, comme l’écrit le juge Hand : « il est clairement établi que les témoignages qui sont pertinents pour établir la preuve d’une infraction ne sont pas sans force sous prétexte qu’ils permettent d’établir la commission d’une autre infraction », cette doctrine ne saurait ici justifier l’admission des témoignages supplémentaires, particulièrement quand ceux-ci tendent à permettre d’établir la subornation au cours de la procédure de divorce […].

5.

Bien entendu, il aurait été éventuellement possible d’admettre, de façon légitime, ces témoignages additionnels à cause de leur lien étroit avec la crédibilité du prévenu, puisque celui-ci avait accepté de se présenter à la barre ; mais on ne leur assigna pas cette fonction et, en l’absence de toute instruction du juge visant à limiter leur portée, ils n’auraient donc pas dû être admis en appel […]. Dans la mesure où ces témoignages étaient hautement susceptibles de susciter l’animosité du jury envers le prévenu, l’échec de ce dernier à objecter particulièrement à leur admission (objection potentielle qu’il fallait distinguer de toute objection contre l’admissibilité de tout témoignage à propos du divorce) ou à requérir la formulation d’instructions limitatives de la part du juge ne permit pas de résorber l’erreur. Je suis certain que si l’un de mes collègues avait siégé en première instance, il aurait, sans attendre une objection de la part du conseil du prévenu, soit exclu les témoignages additionnels, soit délivré des instructions au jury. Il a souvent été considéré (et c’est d’ailleurs ce que nos propres règles disposent) que nous devrions repérer toute erreur réellement sérieuse contre laquelle un prévenu n’aurait pas objecté lors de son procès et la rejeter.

6.

En l’espèce, nous avons devant nous une erreur réellement sérieuse. Les critères employés par la Cour suprême et par la majorité des autres juridictions nous interdisent de la caractériser comme une erreur « non-préjudiciable ». Le seul fondement concevable qui demeure, par conséquent, pour ne pas annuler ce jugement doit être l’application de l’unique interprétation de la formule « erreur non-préjudiciable », qui est malheureusement devenue courante dans ce circuit. Une lecture superficielle de l’opinion du juge Hand pourrait bien faire apparaître qu’il n’utilise pas la doctrine de « l’erreur non-préjudiciable », puisqu’il écrit que, s’il était vrai que les témoignages additionnels n’étaient pas admissibles, « les témoignages auraient été si préjudiciables que nous ne sommes pas certains que le verdict aurait pu être maintenu » et ajoute : « Nous n’avons pas besoin d’en arriver là, puisque nous ne pensons pas qu’il était erroné d’admettre le témoignage. » (et il continue, dans le même paragraphe à énumérer les raisons en faveur de cette conclusion, qui est pour moi, comme je l’ai écrit ci-dessus, intenable.) Cependant, précisément dans le paragraphe suivant, il abandonne l’hypothèse selon laquelle l’annulation pourrait s’ensuivre si les témoignages s’avéraient non pertinents : il dit maintenant que, même si les témoignages additionnels n’étaient pas légitimes, leur admission « n’a pas causé de préjudice à Me Rubenstein » ; et, dans le dernier paragraphe de son opinion, il écrit : « Le délit était prouvé au-delà de tout doute possible. […] » Ces deux remarques contiennent, en version abrégée, la doctrine de l’« erreur non-préjudiciable » du deuxième circuit, c’est-à-dire la doctrine selon laquelle le critère qu’il convient d’utiliser pour déterminer le caractère non-préjudiciable d’un témoignage ne consiste pas dans l’effet probable de son admission sur le jury mais plutôt dans le fait que la Cour d’appel considère ou non le prévenu coupable.

7.

J’ai le plus grand respect pour le juge Hand. Siéger avec lui constitue un privilège inestimable, une source constante d’apprentissage. Par conséquent, j’ai l’habitude de regarder d’un œil suspect mes propres opinions hésitantes quand elles se distinguent largement des siennes. Cependant, sur ce sujet précis, je me trouve de façon récurrente et immanquable en désaccord avec lui. En bref, je ne peux pas accepter la conception suivante, que mes cinq collègues ont adoptée, et qu’il a approuvée avec enthousiasme : si nous, qui siégeons en appel, croyons, sur la seule base de la lecture du dossier, qu’un prévenu est coupable, alors, en général, nous devons estimer qu’une erreur, et particulièrement une erreur portant sur l’admission d’un témoignage, même si celui-ci a pu sérieusement mal disposer le jury envers le prévenu, doit être considérée comme « non-préjudiciable » (cette règle me semble inapplicable lorsque l’erreur consiste dans l’exclusion de témoignages importants…). À plusieurs reprises jusqu’à aujourd’hui, j’ai exposé les raisons pour lesquelles je m’oppose à cette doctrine. Ce que je mentionnerai ici relève en partie d’un résumé et en partie d’une intensification de ces commentaires précédents.

8.

Il est rarement possible, même avec une probabilité modérée, de conjecturer si un prévenu est ou non coupable à partir de la seule consultation d’un dossier écrit ou imprimé. (La vérification des véritables faits d’une affaire, même dans les meilleures circonstances, n’est pas autre chose qu’une conjecture ou qu’une hypothèse : parce que ce processus implique des événements qui se sont produits dans le passé, celui qui établit les faits ne se fonde que sur les récits d’autres personnes. Cela signifie que « l’établissement des faits » repose sur les hypothèses de l’enquêteur à propos de la vérité et du degré de précision de ces récits…) Puisque les juges d’appel n’ont ni vu ni entendu les témoins, ils ne disposent pas d’une voie raisonnablement adéquate pour juger si l’un des témoins a menti ou, à cause de partis pris inconscients ou d’une mémoire hésitante, fourni par inadvertance un témoignage imprécis. (L’observation du comportement des témoins ne constitue en aucune façon une méthode infaillible pour déterminer la précision de leur témoignage. Néanmoins, puisqu’aucune méthode parfaite n’a été élaborée, ces données ont une valeur considérable. Le dossier imprimé omet nécessairement de telles données. Le témoignage d’un menteur patenté peut, une fois imprimé, se montrer bien plus convaincant que celui d’un témoin honnête, prudent. Peut-être que cette difficulté particulière pourrait être dépassée si, en appel, nous disposions de dossiers consistants en enregistrements cinématographiques parlants des procès.) De ce fait, c’est une règle bien établie que la crédibilité des témoins est une question qui relève exclusivement de la compétence du jury. Quand, alors, une cour d’appel, avec une assurance catégorique, dit dans une opinion, comme le fait le juge Hand, qui écrit pour la majorité de la cour dans cette affaire : « Le délit a été prouvé au-delà de tout doute, même le plus minuscule », ce qu’elle veut dire en réalité, avec tous ses accents magistraux, ne revient à rien de plus que ceci : « Puisque nous n’étions pas présents lors du procès, nous n’avons ni observé ni entendu les témoins, et ne pouvons déterminer leur crédibilité. Cependant, nous pouvons faire l’hypothèse, peut-être totalement erronée en fait, que les témoins du gouvernement ont fourni des témoignages honnêtes et précis, et que les témoignages fournis par les témoins de la défense, dans la mesure où ils contredisaient ceux des témoins du gouvernement, étaient totalement indignes de confiance. C’est seulement en faisant cette hypothèse (et, par conséquent, en n’accordant pas d’attention aux témoignages présentés par la défense) que nous en venons à la conclusion que la culpabilité du prévenu est indubitablement claire. » Si cette hypothèse implicite était explicitement formulée dans une telle opinion, l’apparente certitude indubitable avec laquelle la cour d’appel reconnaît la culpabilité du prévenu disparaîtrait, et la faiblesse de la doctrine de l’erreur non-préjudiciable de cette cour demanderait à être examinée.

9.

Car voyez plutôt : mes collègues ont pour règle de négliger les erreurs dans l’admission des témoignages, quand (sans égard au verdict du jury) le dossier, d’après eux, montre que le prévenu est coupable. Cependant, pourquoi le dossier le montre-t-il ? Seulement à cause d’une hypothèse, qui peut aisément relever d’une fiction, selon laquelle les témoignages favorables à la défense ne sont pas fiables. Si mes collègues avaient été présents lors du procès, ils auraient peut-être conclu que les témoignages proposés par le gouvernement n’étaient pas dignes de confiance sur des points clés de l’affaire. Mes collègues utilisent l’hypothèse contraire précisément parce qu’ils n’étaient pas présents lors du procès, ce qui souligne le caractère inapproprié de leur attitude, qui consiste à soutenir la condamnation sur le seul fondement que, indépendamment du verdict du jury, ils estiment le prévenu coupable.

10.

Dans une telle affaire, l’usage injustifié de l’hypothèse à propos des témoignages en faveur du gouvernement doit être distingué de son usage approprié dans d’autres contextes : dans une affaire au cours de laquelle aucun témoignage préjudiciable ne fut admis de façon erronée, et quand un prévenu demande à une cour d’appel d’annuler sa condamnation sur le seul fondement que les témoignages qui figurent dans le dossier sont tels qu’aucun jury raisonnable n’aurait pu le juger coupable, les juges sont obligés de recourir à ce type de fiction. Puisqu’ils étaient absents lors du procès et puisque la crédibilité des témoins est une question qui ne relève que de la compétence du jury, les juges, nécessairement, doivent supposer qu’il est vrai (et peu importe que tel soit ou non le cas en réalité) que tous les témoignages en faveur de la culpabilité ont été fournis par des témoins crédibles, fiables, honnêtes et que tous les autres témoignages ne l’étaient pas. Cette hypothèse (qui relève de la fiction, du « comme si ») dans une telle affaire est inévitable ; par conséquent, elle est nécessaire ; par conséquent elle est acceptable. On notera, en revanche, que, dans de telles circonstances, les juges ont au moins eu devant eux, bien que sous une forme imprimée, les mêmes témoignages, ni plus ni moins que ceux qui avaient été présentés au jury. Cependant, cette hypothèse (cette fiction) n’est pas nécessaire, et n’est par conséquent pas acceptable, lorsque (comme c’est le cas ici) le dossier contient des témoignages préjudiciables dont l’admission n’était pas légitime. Car le problème qui se pose en appel n’est pas alors de savoir si, en faisant cette hypothèse, et sur la base du même dossier que celui qui fut fourni au jury, le jury a bien jugé le prévenu coupable. Si, dans une affaire comme celle-ci, les juges concluent que le prévenu est coupable, ils parviennent à cette conclusion en ignorant des éléments importants qui ont été présentés au jury et qui ont bien pu motiver son verdict. Dans de telles circonstances, les juges se prononcent contre le prévenu, non pas en confirmant le verdict du jury sur la base du dossier que le jury avait eu à sa disposition, mais à partir d’un dossier qui présente des différences frappantes. […] Dans tous les domaines de la pensée, les fictions doivent être employées avec précautions. Elles forment des « mensonges utiles », des déclarations qui, bien que contraires à la vérité ou invérifiables, sont néanmoins immensément commodes et souvent nécessaires. Cependant, alors qu’une fiction peut avoir une telle valeur dans un contexte donné, elle peut être préjudiciable dans un autre. L’« extrapolation », qui est toujours une pratique délicate, l’est encore davantage quand on l’applique à des fictions […]. Pour cette raison, j’ai dit que les juges d’appel décident dans ce genre d’affaires « indépendamment du verdict du jury ».

11.

Le fait important est que dans ce circuit, l’erreur « non-préjudiciable » ne signifie pas simplement que le témoignage admis illégitimement était tel que, selon toute probabilité, il ne faisait aucune différence dans l’esprit du jury ; si telle était la règle, je n’aurais aucune objection à faire. (En vérité, même avec la règle ainsi limitée, les juges d’appel ne font que dresser des conjectures à propos de l’impact des témoignages sur le jury. Néanmoins, le domaine des hypothèses est sévèrement restreint.) Ici, la règle est que, même si les témoignages avaient pu affecter le verdict du jury, cela ne constituerait cependant pas un motif d’annulation du jugement de première instance si mes collègues pensent que le prévenu est coupable. Dans ce circuit, la règle se résume donc à ceci : si le jury, sur la base de certains témoignages, en est venu à rendre un verdict de culpabilité, alors, sur la base de témoignages assez différents (différents parce que les juges d’appel suppriment les témoignages préjudiciables) les juges d’appel peuvent rendre leur propre verdict, indépendant, de culpabilité malgré le fait qu’ils n’aient ni entendu ni vu les témoins sur les témoignages desquels ils fondent leur verdict.

12.

En agissant ainsi, les juges d’appel se transforment en jury de première instance. Ainsi, en se substituant eux-mêmes au jury légalement autorisé, je pense qu’ils exercent un pouvoir qui excède leur portée légitime, constitutionnelle. Sans y être autorisés par la loi ou par la Constitution, les juges d’appel établissent les faits. Je ne peux pas croire qu’une telle procédure satisfasse les exigences constitutionnelles du procès devant jury. Le prévenu a été condamné par les juges d’appel et non pas par un jury. Il a tout autant été privé inconstitutionnellement du droit de bénéficier d’un procès devant jury que si, lors du procès en première instance, il avait été obligé de comparaître devant un tribunal sans jury.

13.

Bien sûr, certains juristes maintiennent que le système du jury ne peut être rendu « fonctionnel » que grâce à des dispositifs de ce type, élaborés par les juges. Cependant, une telle activité ne rend le système du jury fonctionnel qu’en l’empêchant de fonctionner… Si quelques juges en venaient à considérer comme « impraticable » l’obligation constitutionnelle de faire bénéficier un prévenu d’un procès devant jury, ils ne devraient pas, indirectement, amender la Constitution. Ils devraient franchement déclarer leur position et conseiller à nos concitoyens de demander un amendement constitutionnel, selon la procédure prévue par la Constitution. (Il est important de distinguer les dispositions constitutionnelles particulières et celles qui emploient délibérément des formules vagues telles que « l’application régulière de la loi ». Ces dernières, à la différence des premières, […] justifient, voire imposent, le recours à une interprétation judiciaire tolérante et évolutive […]. Les dispositions relatives au procès devant jury n’excluent pas toute élasticité dans la construction ; […] Toutefois, elles n’autorisent certainement pas une construction qui, en fait, élimine la fonction d’un verdict de culpabilité prononcé par un jury en réduisant son rôle à celui de préalable au verdict de juges en appel, fondé sur un dossier qui diffère de façon significative du dossier étudié par le jury en première instance.)

14.

Un procès devant jury présente sans doute des défauts. Au mieux, un tel procès, particulièrement tel qu’il est conduit de nos jours, c’est-à-dire, comme s’il s’agissait d’un jeu ou d’un événement sportif, est un instrument imparfait, bien trop humain pour établir les véritables faits de l’affaire en question.

Comme Borchard l’a rapporté il y a plusieurs années […] à l’occasion, l’on découvre qu’un homme innocent, après un procès devant jury, a été condamné et envoyé en prison ou mis à mort par le gouvernement. Personne ne peut douter du fait qu’il y ait des exemples (personne ne peut dire combien) de condamnations d’innocents encore inconnues. Malheureusement, certaines tragédies de ce type ne peuvent pas manquer d’arriver. Pour ma part, je refuse d’endosser la responsabilité de l’une de ces erreurs judiciaires qui, au moyen de précautions raisonnables, auraient pu être évitées.

15.

Les conventions rédactionnelles en matière d’opinions judiciaires, le vocabulaire soutenu, le recours à des formules porteuses d’un caractère définitif, l’exhibition des précédents, l’affichage de ce qui ressemble à une logique rigoureuse parée de « par conséquent » et « d’inévitablement vrai », donnent une impression de certitude (qui souvent hypnotise le rédacteur de l’opinion) qui dissimule les incertitudes inhérentes au processus du jugement. Une analyse plus poussée révèle que nos concepts juridiques ressemblent souvent aux cous des flamants roses dans Alice au Pays des Merveilles, qui ne restent jamais assez rigides pour pouvoir être utilisés comme maillets par les joueurs de croquet. (Ici, j’emprunte et adapte une image d’Edmund Wilson, utilisée dans sa critique des vers de certains poètes modernes.) Dans une affaire comme celle-ci, tout notre appareil judiciaire compliqué ne produit qu’un jugement humain, tout sauf infaillible, qui affecte la vie d’un autre être humain. À vrai dire, si nous faisions preuve d’imagination, nous comprendrions ce que ce jugement signifiera pour lui, et ce qu’il y aurait d’horrible à juger en sa défaveur de façon erronée. Bien sûr, l’on peut dire qu’il n’est pas profitable d’envisager trop sérieusement la possibilité qu’un homme puisse être plus ou moins injustement emprisonné, si nous considérons le fait que (pendant la Seconde Guerre mondiale) des millions sont morts et que l’ère atomique […] est susceptible de s’achever d’une minute à l’autre dans la destruction de tous les habitants de la planète. Pourtant (peut-être parce que je me fais vieux ou parce que, en dépit des années, je n’ai pas encore atteint une maturité complète), il me semble que, si le rôle de l’Amérique pendant la guerre a eu un sens et si le développement de l’humanité a la moindre signification au regard de l’éternité, alors la dignité de chaque homme, individuellement considéré, n’est pas une formule vide. Si tel n’est pas le cas, alors les juges, membres d’une organisation humaine appelée gouvernement, devraient procéder avec la plus grande prudence quand ils déterminent si un homme doit être ou non privé par la force de sa liberté. Si nous reconnaissons la faillibilité des jurys, nous devons, je pense, nous montrer vigilants pour empêcher l’emprisonnement de personnes innocentes à cause d’un appel erroné aux préjugés d’un jury. Dans une affaire comme celle-ci, dans laquelle des témoignages sérieusement préjudiciables ont été erronément admis, nous ne devrions pas supposer que les témoins du gouvernement ont nécessairement rapporté les faits précisément, et devrions ordonner la tenue d’un nouveau procès.

16.

Il n’est pas pertinent de soutenir que cela entraînera des délais et des dépenses. Ceux-ci sont de bien moindre importance qu’un procès équitable. Et ils ne seront pas fréquemment encourus si, au moyen d’annulations prononcées dans des affaires comme celles-ci, nous apprenons aux procureurs et aux juges de première instance à empêcher l’injustice envers une personne au cours d’un procès. Au lieu de les éduquer de la sorte, cette cour d’appel me semble inviter à la commission d’une telle injustice. Car elle annonce que, si le procureur de la République réussit, en recourant à des moyens injustes, à persuader le jury de juger « coupable », cette cour d’appel ne tiendra pas compte de ces pratiques dans une affaire dans laquelle les témoignages admis légitimement sont compatibles avec la culpabilité. Le fait qu’ainsi de telles inconvenances aient été encouragées est suggéré par la fréquence avec laquelle cette cour d’appel a trouvé qu’il était nécessaire de fermer les yeux sur les inconvenances en question en invoquant, tacitement ou ouvertement, sa règle singulière de l’erreur non-préjudiciable…

151 F. 2d 915 (1945)

Texte original

A Man’s Reach, The Selected Writings of Judge Jerome Frank

United States v. Rubenstein

1.

In 1944 Herman Rubenstein, a lawyer, appealed from a judgment of conviction under an indictment charging him with a conspiracy to bring an alien into the country by false representations, by concealment of material facts, and by false documents. According to the government at the trial, the facts were these: A Czechoslovakian, Alice Spitz, having entered the country on a temporary visa in November, 1938, decided she wished to remain permanently. To that end, she married an American named Sandler, who agreed to terminate the marriage by divorce after Spitz had obtained her visa. After the fraudulent marriage, Spitz then consulted Rubenstein about getting her a visa. Rubenstein obtained the visa by means of various application forms which he filled in with false details and two fictitious letters bearing on Sandler’s financial status, character, and the like. As a result, Spitz received her visa in December, 1940. Rubenstein then arranged the divorce by inducing someone to sign a false affidavit to the effect that he had served divorce papers on Sandler; this same man swore falsely in court that he had caught Sandler in an adulterous act. On this a divorce was granted. Rubenstein’s main complaint on appeal bore on the admissibility of all the evidence concerning the divorce, particularly with regard to his suborning perjury; he claimed that it was an independent and unconnected crime, the conspiracy having ended when Spitz entered the country under the immigration visa. Judge Learned Hand, writing the majority opinion in which the conviction was affirmed, says, “[…] it is well settled law that evidence which is relevant to the proof of one crime is not incompetent because it discloses the commission of another crime.” Judge Frank dissents.

2.

Frank, Circuit Judge (dissenting):

I agree, of course, that it was proper to receive evidence tending to show the sham nature of the marriage, that defendant originally arranged that there should be a divorce, and that he aided in obtaining a divorce; for that evidence went to prove defendant’s complicity in a plan to violate the statute by means of a fake marriage and by concealment of a material fact.

3.

But I do not agree that it was proper to receive the additional testimony which (if taken true) showed (1) that defendant in procuring the divorce used a false affidavit and suborned perjury, (2) that defendant had suggested to Sandler that he should “get a girl and go to a hotel room”, and that he refused, (3) that Sandler was not served, and knew nothing of the divorce until after the entry of the divorce decree. None of that evidence was needed to show the fictitious character of the marriage or the illegal plan to conceal the intention that it was soon to be followed by a divorce. For these purposes, it sufficed to prove merely that defendant, from the first, joined in the plan for the sham marriage and divorce and that, with his assistance, Miss Spitz and Sandler were divorced not long after the marriage ceremony.

4.

Judge Hand suggests that the “prosecutor had to prove a collusive divorce”, that therefore the “precise form which the collusion took” was unimportant, and that consequently the additional testimony–as to the false affidavit and defendant’s subornation of perjury, and so on–was, in effect, cumulative and did defendant no appreciable harm. I cannot agree. No doubt the prosecutor had to prove defendant’s part in a prearranged divorce relating to a marriage the unreality of which defendant did not disclose to the divorce court. But it is one thing to show such misconduct-constituting a fraud on the divorce court (justifying disbarment) and perhaps some sort of crime under New York law–and quite another to add proof to the commission of the distinct and far more serious crime of suborning perjury. That added proof was by no means merely cumulative. So that while, as Judge Hand states, “it is well settled that evidence which is relevant to the proof of one crime is not incompetent because it discloses the commission of another”, that doctrine cannot here warrant reception of the additional evidence, especially that tending to show the crime of subornation of perjury in the divorce proceeding…

5.

To be sure, that additional evidence might properly have been admitted for its limited bearing on defendant’s credibility, since he took the witness stand; but it was not offered for that purpose and absent a limiting instruction should not be so accepted on appeal… As this evidence was of a kind highly likely to arouse the jury’s animosity against defendant, his failure to object specifically to its admission (as distinguished from his objection to the reception of any evidence concerning the divorce) or to request a limiting instruction, did not cure the error. I feel sure that if either of my colleagues had been sitting as the trial judge, he would, without prompting from defendant’s counsel, either have excluded the additional evidence or given such an instruction. It has often been held (and our own rules so provide) that we should take notice of and reverse on account of a markedly serious error to which a defendant did not object at the trial.

6.

Here we have markedly serious error. It cannot be characterised as “harmless”, if the test of harmlessness be that employed by the Supreme Court and most other courts. The only conceivable remaining basis, therefore, for not reversing this judgment must be the application of the unique interpretation of the phrase “harmless error” which has unfortunately become current in this Circuit. A superficial reading of Judge Hand’s opinion might make it appear that he does not employ the “harmless error” doctrine, since he says that, were it true that the additional evidence was inadmissible, “the evidence would have been so damaging that we are not sure that the verdict should stand”, and adds, “We need not say, because we do not think that it was erroneous to admit the evidence” (going on in that same paragraph to assign reasons for that conclusion which, as above noted, I think untenable). But in the very next paragraph he abandons the suggestion that reversal might follow if this evidence was incompetent: He now says that, even if the additional testimony was not competent, “Rubenstein was not injured” by its admission; and, in the last paragraph of the opinion, he says, “The crime was proved beyond the faintest peradventure of a doubt. […] » Those two remarks contain, in abbreviated form, the Second Circuit doctrine of “harmless error”, that is, the test to be used in determining whether inadmissible evidence is harmless is not the probable effect of its admission on the jury but whether the Court considers the defendant guilty.

7.

I have the very highest respect to Judge Hand. To sit with him is an inestimable privilege, a constant source of education. Consequently, I usually suspect my own tentative opinions, when they vary from his. But on this one subject I find myself recurrently and unregenerately at odds with him. In short, I cannot accept this view which my five colleagues have adopted and which he has enthusiastically endorsed: If we, sitting on a reviewing court, believe, from merely reading the record, that a defendant is guilty, then, generally, we must hold that an error, especially one of admitting evidence, even if it may seriously have prejudiced the jury against the defendant, is to be regarded as “harmless”. (This rule seems to be inapplicable where the error consists of the exclusion of important evidence…) Several times heretofore I have stated my reasons for opposition to that doctrine. What I shall say here is partly by way of summary and partly by way of amplification of those previous comments.

8.

It is seldom possible with even moderate competence to conjecture solely from perusal of a written or printed record whether or not a defendant is guilty. (The ascertainment of the true facts of a case, even in the best of circumstances, is but a conjecture or guess: Since that process involves events which occurred in the past, the fact finder must rely on the narratives of other persons. That means that the “finding of facts” rests on the fact finders’ guess as to whether and to what extent those narrative are accurate…) As the judges of an appeal court have not heard or seen the witnesses, they have no reasonably adequate way of judging whether any of the witnesses lied or–because of unconscious bias or faulty memory –testified with inadvertent inaccuracy. (Observation of the witnesses’ demeanour is by no means an infallible method of determining the accuracy of their testimony. But, no perfect method having been devised, such data are of considerable value. The printed record necessarily omits such data. The testimony of a glib liar may show up in print far more persuasively than that of a honest, cautious witness. Perhaps, if on appeals we used records consisting of talking motion pictures of the trial, this particular difficulty could be largely overcome). On that account alone, the rule is well settled that the credibility of the witnesses is exclusively a question for the jury. When, then, an upper court, with an air of emphatic assurance, says in an opinion, as Judge Hand, speaking for the majority, says in this case, “The crime was proved beyond the faintest peradventure of a doubt”, what it actually means, for all its magisterial tones, comes to no more than this: “As we were not present at the trial, we did not listen to, and observe, the witnesses and cannot determine their credibility. However, we shall make the assumption-which may not be at all correct in fact-that the government’s witnesses, was wholly untrustworthy. Only by making that assumption (and, accordingly, paying no heed to the evidence offered by the defendant) do we come to the conclusion that defendant’s guilt is unquestionably clear.” Were that unspoken assumption explicitly stated in such an opinion, the seeming air of indubitable certainty about its pronouncement of defendant’s guilt would disappear, and the weakness of this court’s peculiar harmless-error doctrine would be exposed to scrutiny.

9.

For see: My colleagues’ rule is to overlook errors in admitting evidence, when (without regard to the jury’s verdict) the record, in their opinion, shows that defendant is guilty. But why does the record so show? Only because of an assumption–which may easily be fictitious–that the testimony of defendant’s witnesses is unreliable. Had my colleagues been present at the trial, they might have concluded that, as to pivotal items, the testimony of the government’s witnesses was not worthy of belief. My colleagues employ the contrary assumption precisely because they were not present at the trial–which highlights the impropriety of their sustaining the conviction on the ground that, independent of the jury’s verdict, they find the defendant guilty.

10.

The unjustified use, in such a case, of the assumption about the government’s evidence must be distinguished from its appropriate use of another context: In a case where no prejudicial evidence was erroneously received, and a defendant asks an upper court to reverse his conviction on the sole ground that the record evidence is such that no reasonable jury could have found him guilty, the judges are compelled to resort to a sort of fiction. Since they were absent from the trial and since the credibility of the witnesses is a question for the jury, the judges, perforce, must assume it to be true (whether or not it is true in fact) that all the testimony pointing to guilt was given by honest, reliable, credible witnesses and that all other testimony was not. That assumption (a fiction, an “as if”) in such a case is unavoidable; therefore necessary; therefore proper. Be it noted, however, that, in such circumstances, the judges at least have before them, although in printed form, the identical evidence–neither more nor less–which had been presented to the jury. But that assumption (fiction) is not necessary and is therefore improper, when (as here) the record contains prejudicial evidence improperly admitted. For the issue on appeal is then not whether, making that assumption and on the very same record which was before the jury, the jury reasonably found against defendant. If, in a case like this, the judges conclude that defendant is guilty, they reach that conclusion by ignoring important matter which had been presented to the jury and which may well have induced its verdict. In those circumstances, the judges decide against defendant, not by affirming a jury’s verdict on the record which the jury had before it, but on a strikingly different record. ([…] In all fields of thought, fictions must be cautiously employed. They are “useful lies”, statements which, although contrary to truth or incapable of verification, nevertheless are immensely convenient and often necessary. But while a fiction may have such value in one context, it may be harmful in another. “Extrapolation”, always tricky business, is peculiarly so when applied to fictions. […]) For that reason, I said that the judges are deciding such a case “independent of the jury’s verdict”.

11.

The important fact is that in this Circuit “harmless” error does not mean merely that the improperly admitted evidence was such that in all probability it made no difference to the jury; were that the rule, I would find it unobjectionable. (True, event with the rule thus limited, the appeal judges are conjecturing as to whether the evidence affected the jury. But the area of guessing is severely restricted.) The rule here is that, even if that evidence was such that it may well have affected the jury’s verdict, yet it is no ground for reversal if my colleagues believe the defendant guilty. The rule in this Circuit thus boil down to this: If the jury, on the basis of certain evidence has brought in a verdict of guilt, then, on quite different evidence (that is, different because the judges delete prejudicial evidence) the judges may render their own independent verdict of guilt, despite the fact that they neither saw nor heard the witnesses on whose testimony they rest their verdict.

12.

In so doing, the judges convert themselves into a jury. By thus substituting themselves for the legally authorised jury, I think they exercise a power beyond their legitimate–their constitutional–scope. Without warrant in statute or Constitution, the judges find the facts. I cannot believe that such a procedure satisfies the constitutional requirements of a jury trial. The defendant has been convicted by the judges, not by a jury. He has been unconstitutionally deprived of the privilege of a trial by jury fully as much as if, in the first instance, he had been compelled to go to trial before a jury-less court.

13.

To be sure, some lawyers maintain that only through such a judge-made device can the jury system be made “workable”. But such a device makes the jury system workable–by not working it… If any judges happen to regard as “impractical” the constitutional obligation to give a defendant a jury trial, they should not, by indirection, amend the Constitution. They should frankly state their position and invite our citizens to bring about a constitutional amendment in the manner prescribed by the Constitution. (It is important to differentiate between specific constitutional provisions and those which deliberately employ vague phrases such as “due process”. The latter, unlike the former, […] justify–indeed compel–liberal and developing judicial interpretation […]. The jury-trial provision does not preclude all elasticity in construction; …But it surely does not authorise a construction which, in effect, eliminates the function of a jury’s verdict of guilt except as a preliminary to a verdict by appellate judges based upon a record significantly different from that considered by the jury.)

14.

A jury trial unquestionably has defects. At best, such a trial, especially as now conducted–that is, as if it were a game or sporting event–is an imperfect, all-too human, instrument for ascertaining the true facts of a case. As Borchard reported several years ago… occasionally it is discovered that an innocent man, after a jury trial, has been convicted and sent to jail or put to death by the government. No one can doubt that there have been undiscovered instances (no one knows how many) of convictions of the innocent. Unfortunately, some tragedies of that kind are bound to occur. I, for one, do not care to accept responsibility for any such miscarriage of justice which, with reasonable precautions, could have been avoided.

15.

The conventions of judicial opinion–writing–the uncolloquial vocabulary, the use of phrases carrying with them an air of finality the parade of precedents, the display of seemingly rigorous logic bedecked with “therefore” and “must-be-trues”–give an impression of certainty (which often hypnotises the opinion-writer) concealing the uncertainties inherent in the judging-process. On close examination, our legal concepts often resemble the necks of the flamingos in Alice in Wonderland which failed to remain sufficiently rigid to be used effectively as mallets by the croquet players. (I am here borrowing and adapting an image of Edmund Wilson used in his criticism of the verse of certain modern poets.) In a case like this, all our complicated judicial apparatus yields but a human judgment, not at all sure to be correct, affecting the life of another human being. If we are at all imaginative, we will comprehend what that judgment will mean to him, and what a horror it will be if we wrongly decide against him. To be sure, one can say that it does not pay to take too seriously the possibility that one man, more or less, may be unjustly imprisoned, considering the fact that (in World War II) millions have died and that the Atomic Age… may end any minute in the destruction of all this planet’s inhabitants. Yet (perhaps because I am growing old or because, despite my years, I have not yet fully matured) it seems to me that, if America’s part in the war was meaningful and if mankind’s development has any significance against the background of eternity, then the dignity of each individual man is not an empty phrase. If it is not, then we judges, part of a human arrangement called a government, should proceed with great caution when we determine whether a man is to be forcibly deprived of his liberty. Recognizing the fallibility of juries, we should, I think, be vigilant to prevent the jailing of an innocent person through and erroneous appeal to jury prejudices. In such a case as this, where seriously damaging testimony has been erroneously admitted, we should not assume that the government’s witnesses necessarily reported the facts accurately, and should order a new trial.

16.

It will not do to say that delay and expense will ensue. They are of far less importance than a fair trial. And they will be incurred infrequently because of errors, if by reversals in cases like this, we educate prosecutors and trial judges to prevent unfairness to a person on trial. Instead of so educating them, this court seems to me to invite such unfairness. For it announces that, if the district attorney succeeds, by unfair practices, in persuading a jury to say “guilty”, this court will usually disregard those practices in a case in which the properly admitted évidence is compatible with guilt. That thereby such improprieties have been encouraged is suggested by the frequency with which this court has found it necessary to condone such improprieties by invoking, tacitly or openly, its unique harmless error rule…

Quentin Rouèche

Quentin Rouèche est professeur de philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles au lycée Leconte de Lisle de Saint-Denis de la Réunion.