Présentation
Chaque « crise » attribuée à l’État contemporain semble conduire à une nouvelle « réforme » de l’administration. Autorité, légitimité, proximité, service, compétence, simplicité, confiance, les axes de transformation de l’appareil administratif semblent s’être multipliés au détriment des outils conceptuels dont on dispose pour penser l’administration dans son ensemble. Le présent numéro de la revue Droit & Philosophie se propose de mettre en lumière les évolutions théoriques et philosophiques sous-jacentes de l’administration.
Ce numéro n’a, de toute évidence, pas l’ambition de fonder « une » philosophie de l’administration mais seulement présenter certains aspects et quelques évolutions de l’administration, tant passée qu’actuelle. La disparition de Pierre Legendre en 2023 rendait nécessaire de lui consacrer une forme d’hommage en attirant l’attention des lecteurs de cette revue sur son œuvre majeure de l’histoire de l’Administration, si peu classique aux yeux des historiens du droit, mais si intéressante et si actuelle pour la réflexion sur l’État français
I. Métamorphoses de l’Administration
Sans prétendre évoquer l’ensemble des métamorphoses de l’administration, la revue Droit & Philosophie a d’abord apprécié les aspects de ce sujet qui semblent pouvoir faire l’objet de nouvelles études, à travers plusieurs « champs » de
recherche.
En premier lieu, un champ d’étude théorique s’ouvre dans le prolongement d’une crise originelle, celle de l’État prussien, qui provoqua chez Hegel la théorisation d’une administration à la fois rationalisée et idéalisée : le « pouvoir gouvernemental » a pour mission la gestion d’un intérêt général bien compris, dont la conception revient à une haute fonction publique et dont l’exécution est garantie par le principe hiérarchique et le statut spécial de la fonction publique. Ce modèle d’administration érigée en science, moteur historique des réformes du XIXe siècle en Prusse notamment, fit cependant très tôt l’objet de lourds assauts libéraux et de nouvelles réflexions philosophiques, dont la plus notable fut d’abord réalisée par Marx qui en proposa la synthèse critique à travers la notion de « bureaucratie ». À ce titre, la réalisation technique et policière de l’intérêt général, le formalisme des procédures administratives et la complexité de l’organisation administrative retiennent bien sûr l’attention et appellent à l’avènement d’une « administration rationnelle des choses » (encore jusque chez Habermas). La contribution de Thomas Boccon-Gibod revient sur cette veine doctrinale habermasienne de façon très éclairante.
Néanmoins, cette conception de l’administration étant devenue aussi péjorative que populaire, certaines garanties de ce modèle ainsi que certaines questions théoriques sous-jacentes semblent avoir été délaissées : ainsi du principe de responsabilité et de la défense des corporations face à l’administration, pour rejoindre les préoccupations marxistes, mais aussi de la dualité intrinsèque de l’action publique entre efficacité et symbolisme (Legendre). Cette oscillation fait d’ailleurs l’objet de la contribution de Grégoire Bigot dans ce numéro, éprouvant l’hypothèse d’une « analyse structuraliste » de l’État chez Legendre, nourrie d’anthropologie et de psychanalyse. L’appareil administratif a enfin fait l’objet de nouvelles analyses sociologiques appliquées à l’État, prolongeant les travaux de Weber et distinguant de nouvelles formes de division du travail au sein de l’État et par l’analyse de « l’action publique ». C’est à cet égard que la contribution de Mathilde Laporte au présent numéro s’avère éclairante, passant l’administration américaine à l’épreuve du temps et des réformes qui en révèlent les « bases doctrinales ».
En deuxième lieu, de nouvelles questions de légitimité se situent dans le prolongement de ces analyses classiques, en ce qu’elles interrogent à nouveau frais les liens entre administration et société civile. C’est d’abord le cas des nouvelles exigences démocratiques appliquées à l’État, traduites en termes d’éthicité et de transparence, mais aussi de représentativité des milieux sociaux ou des genres dans les voies de recrutement et les services de l’État. C’est également dans le prolongement de cette problématique de légitimité que semblent s’inscrire les réformes en cours, dirigées contre la formation et la carrière des élites administratives (suppression de l’ENA et du corps préfectoral notamment). Enfin, les rapports entre administration et société ont également été modifiés par de nouvelles conceptions du pouvoir, comme le suggère le concept de « gouvernementalité » (Foucault) incluant le consentement et la participation active des citoyens au gouvernement (au lieu du seul gouvernement, trop unilatéral, par le droit et par sa sanction). À tout le moins, les modifications contemporaines du droit administratif, en direction d’un rapport de confiance jalonné de droit souple entre administration et citoyens. Enfin, une forme contemporaine de légitimité paraît liée au principe même de son action, fondée sur sa propre compétence ou sur l’expertise sollicitée, c’est-à-dire le recours au savoir technique et à des rationalités scientifiques, voire à la seule efficacité de son action. Or, d’une part, cette évolution n’est pas sans interroger le rapport de l’administration à la vérité et à l’autorité tandis que, d’autre part, elle vient directement concurrencer la dépendance de l’administration envers le politique. Un nouvel effort de compréhension d’ensemble semble ainsi pouvoir être mené et l’étude du « droit français de l’action publique » par Jacques Caillosse, menée dans ce numéro, nous semble y contribuer en décelant, dans les évolutions contemporaines de ce droit public, une certaine philosophie de l’administration.
En troisième lieu, un dernier champ d’étude recouvre des préoccupations contemporaines classiques, inscrivant l’administration au centre des régimes politiques et des ordres juridiques. Ainsi des études consacrées à l’appareil étatique des régimes totalitaires et autoritaires du XXe siècle (Arendt), ou de celui des Républiques décrit par les Libéraux du XIXe siècle (Jaume). Ces analyses présentent l’avantage de permettre une étude négative, en creux, des rapports entre administration et liberté, rapports qui demeurent l’objet d’une attention et d’une réflexion sans cesse renouvelée. Par ailleurs et plus près de la classification antique des régimes, l’étude des élites administratives n’est pas sans suggérer un rapprochement, esquissé par les théories marxistes, entre haute fonction publique et, au-delà de la seule technocratie, le gouvernement aristocratique.
II. Autour de l’Administration et de Pierre Legendre
Le présent numéro de Droit & Philosophie s’avère, en outre, ceint d’un ensemble plus restreint de documents inédits concernant l’œuvre de Pierre Legendre (1930-2023).
L’œuvre majeure de Legendre, son Histoire de l’administration de 1750 à nos jours (1968), vient en effet de faire l’objet d’une réédition de la part de l’éditeur Ars Dogmatica. Celui-ci vient de publier, fin 2023, un coffret de quatre volumes sur l’État contenant un petit texte autobiographique de Legendre, ses deux ouvrages sur l’Administration de 1968 et de 1969 (parus aux PUF), et un volume consacré aux films qu’il a conçus sur l’État, dont celui sur l’ENA (intitulé Miroir d’une nation). L’ensemble de ces quatre volumes est paru sous le titre de Trésor historique de l’État en France, accompagné d’un sous-titre intrigant : Inventorier la cargaison du navire.
La livraison de cette Revue donnera peut-être l’occasion à de jeunes lecteurs de découvrir une pensée sur l’État français d’une profonde acuité. Car il ne faut pas s’y tromper, le Manuel précité de Legendre sur l’Histoire de l’Administration est un ouvrage sur l’État, et bien davantage qu’un ouvrage historique. Les lecteurs les plus avisés et contemporains de l’œuvre l’ont bien compris. En témoigne d’abord le premier texte inédit présenté (issu des archives personnelles de Pierre Legendre) qui est la réponse de Bertrand de Jouvenel à l’envoi d’un exemplaire de l’Histoire de l’administration. Dans une superbe formule, le grand essayiste propose de redonner un titre fort audacieux à ce manuel hors normes : « L’Esprit de la Nation française révélée par ses structures », saisissant d’emblée l’ambition du projet de l’auteur.
En témoigne aussi le second texte ici proposé qui est la remarquable préface de Sabino Cassese à la traduction de cet ouvrage en italien, paru en 1978 sous le titre de l’État et la société en France. Le grand juriste italien ne manque pas de souligner à quel point cet ouvrage fut « singulier », révélant à l’époque un ton nouveau et une nouvelle manière de faire de l’histoire du droit en général et de l'histoire de l’Administration en particulier.
Enfin, il aurait été curieux de ne pas donner la parole à Pierre Legendre lui-même. On a choisi de retenir ici la double préface, celle initiale de 1969 et celle (très courte) de 2023 dans laquelle il retrace brièvement l’histoire de cet ouvrage méconnu) à son ouvrage, L’administration du XVIIIe siècle à nos jours (1969). Ce livre complétait et accompagnait le Manuel de 1968 en proposant une anthologie des textes utilisés pour rédiger cette synthèse. Pierre Legendre l’a joliment rebaptisé ce second ouvrage en l’appelant « le bagage des preuves ». Le texte ici présenté révèle le style et l’homme (qui peuvent certes irriter certains, on le sait), comme le prouve si bien cette formule du genre: « Cette anthologie fixe une manière de voir. » Il y a parfois un mélange de Lacan et de Heidegger chez ce juriste historien que l’on présente souvent comme un juriste psychanalyste, mais qui ne dédaignait ni la philosophie, ni surtout la littérature et la poésie. Quoi qu’il en soit, on ne sait si Pierre Legendre, en publiant ce second livre en 1969, a voulu imiter Ernst Kantorowicz qui fit accompagner son livre sur Frédéric II, par un livre énumérant toutes ses « sources ». En revanche, ce que l’on peut affirmer sans hésiter, c’est que l’Introduction de cet ouvrage de 1969 est une réflexion de très haute tenue sur la manière (la bonne manière) d’étudier l’Administration française, sans aucun jargon méthodologique et qui gagnerait à être bien plus connue.
La revue Droit & Philosophie adresse, pour son autorisation de publier ces documents inédits, ses plus vifs remerciements à Cécile Moiroud et aux éditions Ars Dogmatica pour l’autorisation donnée à la publication de ces divers textes, ainsi qu’à Sabino Cassese, pour avoir bien voulu nous autoriser la reproduction de sa préface et pour nous avoir grandement aidé dans la traduction de son texte.