Les jusnaturalismes contemporains et la question des droits
Introduction
La thématique des droits naturels ou moraux occupe une place de choix dans l’argumentaire antipositiviste d’un certain nombre de philosophes du droit contemporains. Selon eux, ce que le positivisme juridique, y compris dans ses versions « souples » (comme celle d’Herbert Hart), ne parviendrait pas à penser serait l’existence de droits qui ne sont pas d’abord positifs, même s’ils peuvent le devenir aussi, et qui ont même, par rapport au droit positif, un rôle fondateur. Bien évidemment, à l’arrière-plan de cette discussion se situe la question des droits de l’homme et de leur statut : sont-ils de véritables droits juridiques, ou faut-il les considérer, à l’instar de leurs promoteurs, comme des droits naturels ou, dans un langage métaphysiquement moins pesant, comme des droits moraux ? Peut-on faire une place à ces droits sans mobiliser les lourds présupposés des théories classiques du droit naturel ? Dans ce qui suit, on examine quelques exemples de ce genre de stratégie.
I. Michel Villey
Avant d’engager cet examen, il faut rappeler l’existence d’un courant philosophique qui se réclame expressément du droit naturel dit ancien (une dénomination que je juge discutable, au demeurant). Dans ce cadre, on peut évoquer deux auteurs que réunit la suspicion à l’endroit du jusnaturalisme moderne : Michel Villey et John Finnis. On pourrait citer aussi Leo Strauss ou Alasdair MacIntyre, qui partagent les réserves des précédents à l’endroit du rationalisme moderne et de son approche du droit et (mais c’est un autre sujet) de la politique.
L’éminent romaniste qu’était Michel Villey n’a cessé de vilipender la désastreuse invention moderne que sont les droits subjectifs, dont l’origine se situerait dans l’ontologie nominaliste de Duns Scot et Guillaume d’Ockham, et de déplorer l’oubli que cela entraîne du concept authentique du droit, élaboré par Aristote et Thomas d’Aquin et mis en œuvre par le droit romain. La conclusion est sans appel : « l’apparition des droits de l’homme témoigne de la décomposition du concept du droit. » En dépit de son caractère outrancier, la critique villeyenne du concept de droit subjectif a l’intérêt de souligner le caractère moderne de la notion. À mes yeux, l’intérêt principal des analyses de Villey n’est pas historique (sur ce plan, elles sont discutables, comme l’a montré Brian Tierney), mais philosophique : Villey montre que la formation du concept de droit subjectif, tout comme le « légicentrisme » (l’identification du droit à la loi) dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est l’expression éloquente, va de pair avec une reconfiguration de la pensée du droit, au terme de laquelle la bilatéralité fondamentale du rapport juridique est oblitérée par l’unilatéralité, ou plutôt par l’unidirectionnalité des droits :
Le droit est rapport entre des hommes, multilatéral. Que vous en ayez conscience ou non, quand vous faites usage du mot « droit », il s’agit d’une relation. Comment pourrait-on inférer une relation, couvrant plusieurs termes, d’un terme unique : l’Homme ?
Il y aurait lieu d’examiner plus attentivement que je ne le ferai ici les attendus épistémologiques et ontologiques de la conception villeyenne du droit : c’est ce qu’a fait Pierre-Yves Quiviger d’une façon certainement plus bienveillante que la mienne. L’œuvre villeyienne suggère l’existence d’un lien entre le dualisme ontologique de l’être et du devoir-être et la venue au premier plan des droits subjectifs dans la vision générale de ce qu’est le droit : l’affirmation de l’être des droits (comme droits subjectifs) est concomitante de la dissociation du monde des faits et du monde des normes, sanctionnée par la prétendue loi de Hume. Les droits, dans la perspective de Villey, ne sont rien d’autre que le « langage » dans lequel se formule l’image de soi d’une modernité désorientée par la rupture du monde humain avec son assise traditionnelle. Thèse à laquelle je souscrirais volontiers, si ce n’est que la « désorientation » est aussi et surtout la définition d’une orientation nouvelle, constitutive de la « légitimité des Temps modernes ».
II. John Finnis
À la différence de Leo Strauss ou de Michel Villey, John Finnis ne récuse pas ex abrupto la pensée moderne et son culte des droits. Il se donne plutôt pour objectif de réviser la grille conceptuelle de la philosophie contemporaine du droit en actualisant la tradition aristotélico-thomiste (tradition dont l’unité ne fait sens, je le note en passant, que si l’on fait sienne l’interprétation thomiste d’Aristote). L’ambition du livre Natural Law and natural rights est de reconstruire les principes anhistoriques du droit naturel (qu’il faut distinguer des théories qui en ont été formulées), qui seuls peuvent conférer aux lois positives une « force obligatoire » et remédier à l’incomplétude principielle des conceptions positivistes du droit. Ces principes sont les différents « biens », les « valeurs fondamentales » que doit viser l’action humaine et qui orientent la raison pratique selon le modèle du spoudaios d’Aristote, de l’homme « mûr » et « sagace » (phronimos) qui conduit sa vie en accord avec ces principes. Contrairement à Villey, Finnis ne considère pas que les droits sont simplement une déplorable lubie moderne ; au contraire, il soutient, contre la propension de l’utilitarisme à relativiser les droits au nom d’une conception agrégative du bien commun, que la « stricte inviolabilité des droits humains fondamentaux » est une exigence essentielle de la philosophie pratique. Toutefois, l’inviolabilité des droits n’équivaut pas à leur inconditionnelle validité. En effet, leur contenu et leur attribution sont essentiellement controversés ; or, pour trancher ces controverses, il est besoin de principes qui « requièrent de ne pas être exprimés en termes de droits ». Le « langage moderne des droits » tend à mettre sous le boisseau les tensions qui existent entre eux : par exemple, la tension entre les droits de… et les droits à…, entre les libertés négatives et les libertés positives, qui a été soulignée par Isaiah Berlin. Donc, tout en admettant que le langage des droits est une « addition appréciable au vocabulaire reçu de la raison pratique (practical reasonableness) », et en reconnaissant qu’il existe des « droits humains absolus », Finnis souligne qu’ils sont corrélés à des devoirs tout aussi absolus. Les droits subjectifs sont une « expression de ce qui est implicite dans le terme “bien commun” » ; mais c’en est une expression parmi d’autres. Le titre d’un des volumes des Collected Papers de Finnis, Human rights and common good, est révélateur de cette volonté de rééquilibrage : les droits de l’homme ne doivent pas être dissociés du bien commun. C’est pourquoi certains d’entre eux peuvent devoir être limités « par d’autres aspects du bien commun ». Ainsi, le droit à la liberté de choix peut être limité au nom du droit à la vie : ce qui, aux yeux de Finnis, justifie son engagement dans le combat contre le droit à l’avortement.
Bien que le propos de Finnis soit plus sobre que celui de Villey, on y observe la même réticence à l’égard de l’absolutisation moderne des droits subjectifs qui oblitérerait le lien structurel entre droits et obligations. Une telle position se fonde principalement sur des raisons morales et religieuses qui sont en tant que telles respectables ; mais elles n’aident guère à discerner la nature spécifique des droits. Finnis indique, avec perspicacité, que la grammaire moderne des droits épouse implicitement le point de vue du bénéficiaire, et non celui du prestataire ; ce choix tend à oblitérer la connexion de ces droits à des devoirs, alors que la sémantique traditionnelle du jus privilégiait une approche bilatérale. Il en conclut que du point de vue du bien commun, « le concept de devoir […] a un rôle explicatif plus stratégique que le concept de droits ». Les droits ne sont pas « moins importants » que les obligations ; mais ce que le « langage des droits » dissimule, c’est que leur réalité est toujours relationnelle, donc dérivative. C’est précisément ce que conteste frontalement la « thèse des droits » de Dworkin – un des adversaires favoris de Finnis.
En dépit de la considération qu’elles inspirent, les analyses de Villey, Finnis, MacIntyre ou Strauss apparaissent tributaires d’une vision des communautés humaines dont l’adéquation avec la réalité des sociétés contemporaines est problématique. Pour le dire autrement, elles me paraissent méconnaître les conséquences de ce que Tocqueville a nommé le « fait providentiel » de l’état social démocratique. L’égalité des conditions a rendu inéluctable le « langage des droits », comme le nomment Finnis et Villey : si l’affirmation des droits occupe tant de place dans la représentation que nous avons du monde dans lequel nous vivons, c’est qu’elle paraît résulter nécessairement de l’égalité de toutes et de tous, en même temps qu’elle semble être le meilleur rempart face au danger de la « tyrannie démocratique ». De ce point de vue, l’espèce d’évidence dont bénéficient les droits dans la plupart des théories contemporaines est sans doute mieux en phase avec la perception qu’ont d’elles-mêmes les sociétés contemporaines que la méfiance dont font preuve les philosophes en question. Dworkin, semble-t-il, nous parle plus que Villey ou Finnis.
III. Ronald Dworkin : la « thèse des droits »
Dworkin substitue à la distinction usuelle en philosophie morale et en philosophie du droit entre théories déontologiques (paradigme supposé : Kant) et théories téléologiques (paradigme : Bentham) une classification tripartite : il distingue des théories goal-based, duty-based et right-based. Il entend ainsi souligner la spécificité d’une conception qui, comme la sienne, « prend l’idée des droits tellement au sérieux qu’elle place ceux-ci au fondement même de la moralité politique ». Cette théorie n’ignore pas les considérations téléologiques et déontologiques, mais les subordonne (dans sa partie « profonde », autrement dit fondationnelle) à l’exigence inconditionnelle du respect des droits. Elle confère donc aux droits une portée normative indépendante de leur éventuelle inscription dans un corpus de normes positives (Déclaration ou Charte).
Le noyau de ce que Dworkin nomme la rights thesis (expression improprement rendue par « théorie des droits » dans la traduction française de Taking rights seriously) est la conviction selon laquelle il existe des droits qui « sont naturels en ce sens qu’ils ne sont pas le résultat d’une législation, d’une convention ou d’un quelconque contrat hypothétique ». Toutefois, Dworkin évite d’utiliser le vocabulaire jusnaturaliste, car il est « associé à des considérations métaphysiques qui le disqualifient ». Mieux vaut parler de droits moraux, étant entendu que cette notion prend le relais de celle de natural right, au moins en partie (car il peut exister aussi des droits moraux « conventionnels »). Voici leur définition :
Les citoyens ont moralement certains droits, c’est-à-dire des droits autres que ceux qui sont prévus par des dispositions positives, et supérieurs à eux ; dans cette optique, une société peut être raisonnablement critiquée au nom du fait que ses dispositions (enactments) ne reconnaissent pas les droits que les gens ont.
Les droits moraux, bien que susceptibles d’être intégrés au droit positif, sont des principes métapositifs. Même si Dworkin s’interdit d’en chercher l’origine dans une nature humaine qu’il serait hasardeux de reconstruire comme le faisaient Grotius, Hobbes ou Rousseau, ces droits ont incontestablement chez lui la fonction d’instrument critique et normatif qu’avaient les droits naturels dans les théories classiques.
Dworkin affirme donc la nécessité de restituer au droit les bases morales sans lesquelles il risque d’apparaître comme un simple instrument en vue de certains buts sociaux ou comme une application aveugle de règles positives. Il en résulte que les citoyens ont « un droit moral d’enfreindre la loi » lorsqu’elle est injuste. Les juges eux-mêmes peuvent pratiquer certains arrangements avec les règles du droit, et même avec les faits. Ainsi, pour découvrir la décision juste dans un cas difficile, Hercule, le « juge-philosophe » de Prendre les droits au sérieux, s’attribue la faculté « d’évacuer une certaine part de l’histoire institutionnelle [i.e. de la jurisprudence] en la considérant comme une erreur ». Il peut aussi considérer parfois que « la morale de la communauté est […] inconsistante » et prendre, à l’encontre de celle-ci, une « décision politique ». Il a même la possibilité, voire l’obligation, de mentir si « les raisons livrées par les droits moraux d’arrière-plan sont si fortes qu’il a une obligation morale de faire tout ce qui est en son pouvoir pour appuyer ces droits » ; en effet, les véritables droits juridiques ne sauraient être en contradiction avec les droits moraux. Dès lors, il n’est pas surprenant que Dworkin préconise une « fusion des questions juridiques et morales ». C’est que la Constitution repose sur des « principes moraux abstraits », comme les clauses de due process of law et d’equal protection of the laws formulées par les 5e et 14e Amendements. On est évidemment aux antipodes du positivisme, qu’il soit soft ou hard.
À aucun moment Dworkin ne cherche à démontrer sa « thèse des droits », qui de ce fait ressemble plutôt à un postulat. La raison principale de cette postulation me paraît être que la thèse des droits évite les implications d’une conception goal-based (certains droits peuvent devoir être sacrifiés au nom des intérêts de la communauté) ou d’une conception juspositiviste comme celle de Hart (pour ne rien dire des versions « dures » du positivisme). Hart prétend pouvoir rendre compte du droit en se tenant au seul niveau des règles (primaires et secondaires), sans jamais avoir à invoquer des concepts ou des principes moraux substantiels, dans la mesure où ceux-ci sont essentiellement contestés. Il semble donc que l’élévation des droits moraux au rang de principes « d’arrière-plan » soit la manière la plus efficace de contrer le positivisme. Elle garantit aux individus, bien mieux que ce dernier, un « périmètre protecteur », pour reprendre une expression de Hart, et ce « même si cela doit porter préjudice aux objectifs à long terme de la société ».
Dworkin paraît considérer comme acquis : 1. que les droits moraux existent, même si leur contenu est controversé ; 2. qu’ils peuvent, et sous certaines conditions doivent, être convertis en droits juridiques. Les droits juridiques, comme le droit en général, comportent une dimension morale inéliminable, dans la mesure où ils relèvent de la « moralité politique ». De telles considérations supposent certaines options en matière de philosophie morale d’une part, de philosophie du droit d’autre part ; et ces options demandent à être justifiées. Ainsi, les droits moraux n’ont pas leur place dans toute philosophie morale. Une conception déontologique stricte en niera l’existence, en recourant par exemple à une argumentation théologique : seul Dieu a des droits ; l’homme n’a pas de droits, il n’a que des devoirs. Ou bien, comme Kelsen, on peut faire dépendre l’existence de droits d’obligations antécédentes ; par exemple, le droit à l’éducation des enfants est seulement la contrepartie d’une obligation incombant aux parents et à la collectivité ; il est donc redondant de parler de droits des enfants. La reconnaissance de droits moraux implique à tout le moins un aménagement du cadre traditionnel des philosophies morales déontologiques. Quant à l’utilitarisme sous sa forme classique (celui de Bentham), il rejette avec la plus extrême virulence le « sophisme » que représente l’admission de droits moraux/naturels ; ce sont au mieux, explique Bentham, des « raisons de désirer l’établissement de droits », mais pas des droits proprement dits.
Quant à la transformation des droits moraux en droits juridiques, elle pose des problèmes que Bentham avait déjà soulignés. Le propre d’un droit juridique est d’être opposable, ce qui veut dire que des voies de recours existent en cas de violation de ce droit. Or un certain nombre de candidats éligibles au statut de droit moral peuvent difficilement être conçus comme des droits opposables, car il est malaisé de définir la personne ou l’instance à qui il incomberait de réparer leur violation : qu’on pense, par exemple, au droit au travail proclamé par certaines Constitutions ou Déclaration des droits, ou encore au droit au logement auquel on a voulu en France donner le statut de droit opposable, sans que cela change grand-chose à la situation des sans-logis. De tels droits moraux, en l’absence de toute sanction effective, peuvent-ils être autre chose que ce que le philosophe Joel Feinberg nomme avec une ironie complice des manifesto rights, des droits destinés d’abord à être proclamés ?
IV. Jürgen Habermas
À partir des années 1980, Jürgen Habermas s’intéresse de façon privilégiée à des questions de philosophie normative. À la suite de la publication de la Théorie de l’agir communicationnel (1981), il cherche d’abord à reconstruire la philosophie morale (et/ou l’éthique) sur une base « communicationnelle ». Par la suite, le droit devient un objet de réflexion privilégié. Dans un premier temps, dans ses Tanner Lectures de 1986, Habermas, dans une veine se voulant kantienne, cherche à justifier « la moralisation saillante du droit », qui est selon lui « indéniable et irréversible », et dont l’idée d’État de droit serait la traduction. Or, contrairement à ce qu’il en est dans la perspective « monologique » du kantisme (un jugement qui me semble par ailleurs discutable), le « noyau moral du droit » n’est pas selon lui de nature substantielle, mais procédurale. C’est d’ailleurs le caractère procédural de la raison normative qui assure la continuité entre droit et éthique. Si la raison pratique n’est rien d’autre qu’une méthode de découverte et de validation des normes par une communauté de communication idéale, alors cette continuité va de soi : on a – Habermas en convient – tout bonnement remplacé la conception classique du droit naturel comme un corps de principes substantiels par une conception procédurale de la rationalité, et surmonté simultanément l’abstraction des théories jusnaturalistes et la méconnaissance positiviste des « bases morales du droit positif ».
Droit et démocratie abandonne cette subordination du droit à la morale et concentre l’intérêt sur l’interaction entre normes morales, normes juridiques et processus politique démocratique. Je résume : la dynamique du droit moderne est commandée par une tension, au sein même du droit, entre factualité (Faktizität) et validité (Geltung), et non pas seulement entre les normes et la réalité des actions évaluées d’après elles. La définition du droit comme « catégorie de la médiation sociale entre factualité et validité » – c’est le titre du premier chapitre – s’oppose d’une part à la compréhension positiviste du rapport entre les normes juridiques et leur effectuation, qui prive la validité normative de toute signification autonome, et d’autre part à une vision idéalisante du droit qui fait l’impasse sur sa dimension factuelle et s’interdit ainsi de comprendre la différence structurelle entre normativité éthique et normativité juridique.
Il s’agit ainsi de récuser deux grilles de lecture unilatérales : celle d’une analyse stratégique concevant le droit comme un ensemble de mécanismes permettant d’exclure ou d’imposer certaines actions en fonction d’objectifs sociaux ou politiques déterminés, et celle d’une analyse déontologique éludant la dimension de la factualité, comme si une norme juridique pouvait être valide (et légitime) indépendamment des mécanismes sociaux et politiques qui en assurent l’observance. Habermas fait donc de l’existence d’une dimension de factualité à l’intérieur même de l’ordre juridique le trait distinctif de la normativité juridique : « la dimension de la validité ne se constitue […] qu’à travers une tension entre factualité et validité. » Ceci interdit de prendre la normativité morale pour modèle du droit, comme le faisaient les Tanner Lectures. Comme Dworkin, qui a le mérite d’avoir souligné « le contenu moral des droits fondamentaux et des principes de l’État de droit », mais qui s’expose au soupçon de retomber dans une sorte de néo-jusnaturalisme, Habermas entend proposer une alternative au positivisme juridique. Toutefois, le rejet du positivisme ne doit pas conduire à sous-estimer la signification de la positivité. Cette positivité est un trait caractéristique du droit qui fait défaut aux normes morales.
Or l’intégration de la factualité à la structure normative de l’ordre juridique oblige aussi à repenser le lien entre droit et politique et, de ce fait, l’idée même que l’on peut se faire de la normativité : en effet, « dans un contexte post-métaphysique, la seule source de validité est la procédure démocratique par laquelle le droit est généré ». En effet, une fois épuisée la légitimation métajuridique des normes juridiques dans un cadre jusnaturaliste, seule la démocratie entendue comme méthode de constitution et d’exercice de la souveraineté peut offrir un fondement légitime (et, par voie de conséquence, légal) à la prétention à la validité des normes du droit, y compris à celle de leur noyau dur méta-positif : les droits de l’homme. C’est ce que Habermas nomme « le lien interne entre la souveraineté populaire et les droits de l’homme ».
Dès lors que les formes classiques de fondation de la normativité sont inopérantes, la délibération démocratique, elle-même comprise selon un « paradigme procéduraliste », est l’unique instance de justification des normes juridiques. Autrement dit, il y a un lien nécessaire de co-originarité entre « l’autonomie privée », que le droit (privé) a pour mission de garantir sous la forme de droits fondamentaux, et « l’autonomie publique », c’est-à-dire l’exercice démocratique de l’autolégislation. Bref, il existe un « lien interne entre État de droit et démocratie ». On mesure l’ambition du propos : il s’agit de substituer au paradigme libéral (l’État de droit comme protection de l’autonomie personnelle) et à celui de l’État social (l’État démocratique comme garant des droits de participation et d’une jouissance égale des biens collectifs) un troisième paradigme, procédural : la dynamique communicationnelle à l’œuvre dans la délibération politique institutionnalisée est le principe générateur de la normativité. Ce « changement de paradigme » est selon Habermas l’unique moyen de faire droit aux deux propriétés caractéristiques des sociétés complexes : la différenciation des types de normativité (avec le « décrochage » du droit par rapport à la morale) et l’interaction forte entre les procédures juridiques de l’État de droit et la dynamique politique démocratique qui fait de chaque sujet de droit un « co-législateur », comme disait Kant.
Quelles conséquences cela a-t-il en ce qui concerne les droits ? À chacune des sphères normatives distinguées par Habermas correspond un type spécifique de droits subjectifs : droits moraux, droits juridiques, droits politiques. Cette distinction est tout à fait classique. Ce qui l’est moins, c’est la compréhension dynamique de la relation entre ces sphères et ces types de droits. 1/ La positivation, grâce aux Déclarations, des droits moraux précédemment garantis par le droit naturel permet la constitution d’une sphère de « droits défensifs » assurant aux individus une autonomie privée régulée par les principes de l’État de droit libéral. 2/ La « politisation » des droits individuels libéraux donne naissance aux droits du citoyen ; ces droits garantissent l’autonomie publique dans le cadre d’une « procédure démocratique ». 3/ Par un processus récursif, les droits démocratiques offrent en retour une garantie aux droits juridiques et moraux individuels qu’ils font passer, comme disait Kant, du statut de droits provisoires à celui de droits péremptoires. En même temps, l’exercice délibératif, qui implique de ne pas raisonner « en première personne », assigne certaines bornes à l’exercice des droits individuels ; c’est ce qui s’est vérifié lors du passage de l’État de droit libéral à l’État de droit démocratique et social. S’établit ainsi une coordination fonctionnelle entre les diverses catégories de droits subjectifs, qui n’annule pas les différences structurelles qui existent entre elles : « nous ne devons pas comprendre les droits fondamentaux qui apparaissent sous la forme positive de normes constitutionnelles comme de simples projections des droits moraux » ; de même, il ne faudrait pas, comme c’est la tentation du positivisme, faire des droits moraux du sujet et des droits juridiques de la personne privée de simples spécifications des droits politiques du citoyen. Néanmoins, par contraste avec l’absolutisation des droits individuels par le libéralisme, le républicanisme de Habermas implique un primat de l’ordre juridique objectif sur les droits subjectifs qu’il ne garantit pas seulement, mais fonde.
La théorie habermassienne de la normativité juridique a l’ambition de « navigue[r] entre les écueils du positivisme juridique et du droit naturel ». On peut toutefois se demander si les moyens mis en œuvre ne conduisent pas, nolens volens, à une impasse : soit on aboutit à une variante du positivisme de la loi cher aux juristes du xixe siècle (Gesetz ist Gesetz : la loi, c’est la loi !), soit on débouche sur une forme rénovée de jusnaturalisme, où la rationalité délibérative et procédurale se substitue à la raison substantielle et monologique des théories classiques du droit naturel. Dans la première perspective, seuls sont vraiment des droits ceux qui bénéficient d’une « garantie sociale » ; les droits moraux et les droits juridiques ne sont alors, au mieux, que des droits politiques indirects, déclassifiés en quelque sorte. Dans la seconde, le primat reconnu aux droits fondamentaux et aux normes de l’État de droit démocratique ne se justifie que parce qu’il rend lui-même possible l’autonomie morale des sujets : dans les conditions de la modernité avancée, nous avons sans doute besoin d’un droit autonome, mais seulement en vue d’exigences morales formulées en termes de droits. Il est à craindre que cette dernière position soit risquée dans une société pratiquant au quotidien le polythéisme des valeurs, et qu’elle fragilise la garantie la plus solide dont elle dispose pour assurer la coexistence de ses membres : celle qu’offre un droit « désenchanté », neutre quant aux valeurs éthiques et religieuses, et assurant l’actualisation des institutions auxquelles s’adosse le vivre ensemble.
Conclusion
Le discrédit des axiomatiques jusnaturalistes, consécutif à de profondes transformations politiques et sociales, a privé le droit et les droits de l’assise théologique et métaphysique sur laquelle ils reposaient. Dès lors, plusieurs voies sont possibles. On peut prendre acte de la disparition d’un point de référence fixe et s’accommoder du caractère intégralement positif du droit. En ce cas, il faut renoncer à conférer aux droits quelque absoluité que ce soit : ils sont les produits momentanés d’une histoire inachevée. Telle est la position de Luhmann ou, à certains égards, celle de Kelsen. Deuxième option : ressusciter au sein même du droit devenu positif une sorte de transcendance interne dont participeraient les droits fondamentaux. C’est ainsi qu’on peut comprendre la démarche de Hart ou celle de Habermas. La troisième option est celle du néo-jusnaturalisme : elle consiste à se tourner vers les figures prémodernes du droit naturel pour échapper aux apories de la modernité, dont les droits de l’homme sont le produit. La quatrième option, crypto-
jusnaturaliste, est choisie par Dworkin, Lon Fuller ou Joel Feinberg : elle consiste à se donner un corps de principes fondateurs assumant le rôle qui était celui des droits naturels dans les théories modernes du droit naturel (paradigme : Hobbes).
Aucune de ces options ne me paraît élucider de façon complètement satisfaisante le statut de la normativité juridique et, en particulier, parvenir à définir précisément la situation ontologique des droits. À l’exception de la première, celle d’un positivisme radical qui dissout la normativité dans la factualité, les différentes options ne parviennent pas, pour des raisons différentes, à établir entre le normatif et le factuel, entre le devoir-être et l’être, un lien qui respecte leur spécificité tout en pensant leur articulation. Le dualisme, ontologique et épistémologique, est l’obstacle à surmonter par la pensée du droit et des droits. Si l’on veut y échapper, il faut s’extraire de la fausse alternative entre un normativisme doctrinaire à la Kelsen et la réduction de la normativité à la factualité. C’est ce que tentent de faire le positivisme soft de Hart et la théorie communicationnelle de Habermas, sans parvenir néanmoins à assurer aux droits un statut aussi solide que celui que leur confèrent – mais il faut en payer le prix – le néo – et le crypto –jusnaturalisme. Il me semble qu’une conception institutionnelle du droit et des droits pourrait constituer une troisième voie, à condition que l’on se dote d’un concept suffisamment riche de ce qu’est une institution.
Jean-François Kervégan
Jean-François Kervégan est professeur émérite de philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre honoraire de l’Institut Universitaire de France. Ses recherches portent sur la philosophie classique allemande, la philosophie classique et contemporaine du droit et la théorie de la normativité. Il est l’auteur de Explorations allemandes (Paris, CNRS Éditions, 2019), Hegel et l’hégélianisme (Paris, PUF, « Que Sais-Je ? », 4e éd., 2023), La raison des normes. Essai sur Kant (Paris, Vrin, 2015), Que faire de Carl Schmitt ? (Paris, Gallimard, 2011), L’effectif et le rationnel. Hegel et l’esprit objectif (Paris, Vrin, 2e éd., 2020), Hegel, Carl Schmitt (Paris, PUF, 2e éd., 2005). Il a aussi traduit les Principes de la philosophie du droit de Hegel (Paris, PUF, 3e éd., 2013) et dirigé ou co-dirigé une vingtaine d’ouvrages.