Présentation
Ce numéro hors-série se propose de revenir sur les rapports qui se sont noués, en Europe, au tournant des xixe et xxe siècles, entre le droit et la sociologie alors naissante. Il est généralement admis que ces rapports ont été d’incompatibilité. Du côté de la sociologie en cours de formation, il n’est qu’à évoquer la charge de Frédéric Le Play contre « l’influence néfaste » des légistes, les critiques d’Auguste Comte et de ses disciples à l’encontre des concepts traditionnels du droit considérés comme métaphysiques, ou encore l’opposition d’Émile Durkheim à une science juridique jugée normative. Du côté des juristes, la réaction semble avoir oscillé entre l’ignorance et l’hostilité déclarée envers les prétentions estimées hégémoniques de la nouvelle science. Pour autant, au-delà de ces oppositions déclarées, la science juridique et la science sociale n’ont-elles pas, au tournant du xxe siècle, exercé l’une sur l’autre des déterminations réciproques ? Il s’agira, lors de ce colloque, de travailler à une histoire des rapports et déterminations réciproques entre science juridique et science sociale sur une période s’étendant des premières entreprises d’institutionnalisation de la sociologie dans les années 1860 jusqu’aux prémisses de constitution de la sociologie juridique comme discipline autonome dans l’entre-deux-guerres. Il s’agira également de contribuer à une comparaison de ces histoires selon les différents contextes nationaux et les différentes traditions disciplinaires nationales.
Le droit et les juristes dans les institutions de la sociologie naissante
La thèse d’une sociologie naissante globalement hermétique au droit résiste mal à la prise en compte des différents courants visant à édifier une science sociale, en particulier en dehors de la voie universitaire tracée par Durkheim. Ainsi, certains de ces courants sont conduits par des juristes – que l’on songe à Gabriel Tarde, juge à Sarlat ou à René Worms, auteur en 1891 d’une thèse de la Faculté de droit de Paris. La plupart associent des professionnels du droit à la construction de la nouvelle discipline : ainsi, par exemple, les institutions leplaysiennes, ou la Revue Internationale de Sociologie dirigée par Worms, accueillent un nombre conséquent de professeurs de droit, de docteurs en droit, de magistrats et d’avocats. Il n’est pas jusqu’aux institutions de l’école durkheimienne qui n’accordent une place centrale aux questions juridiques sans en déposséder les juristes : dans l’Année sociologique, le droit constitue le domaine le plus étudié, confié en grande partie à des docteurs en droit (Maurice Halbwachs, Hubert Bourgin, Jean Ray) et à des professeurs de droit (Paul Huvelin, Emmanuel Lévy). Un premier enjeu de ce colloque sera d’étudier la présence et l’engagement des juristes dans les différents courants et institutions de la sociologie naissante.
L’apport conceptuel du droit dans la construction de la sociologie
Il s’agira corrélativement d’analyser les effets intellectuels de cette présence et de cet engagement des juristes dans les mondes de la science sociale. Quelle conception du droit les différents courants de la sociologie française proposent-ils ? Quelle place au sein des phénomènes sociaux lui accordent-ils ? Au-delà de la conceptualisation sociologique du droit, rencontre-t-on dans les productions sociologiques de l’époque des modes de raisonnement et des paradigmes juridiques ? Pour n’en donner qu’un exemple, la conceptualisation durkheimienne du droit comme forme organisée des rapports sociaux peut accréditer la thèse d’une prétention hégémonique de la nouvelle discipline. Pour autant, aux yeux de Durkheim, le droit n’est pas n’importe quel phénomène social. Il n’est pas seulement un objet d’étude sociologique, mais aussi et surtout un instrument scientifique lui permettant d’observer d’autres phénomènes sociaux sinon inobservables. N’est-il pas également, selon le reproche adressé par Georges Gurvitch, le schème à partir duquel Durkheim aurait pensé tous les faits sociaux et en raison duquel il aurait échoué à saisir la spécificité du fait moral, ou encore du fait religieux ? Un second enjeu de ce colloque sera ainsi d’étudier l’influence intellectuelle du droit sur la construction de la sociologie, en termes d’importation ou de migration de concepts, d’exemples, de méthodes, de paradigmes, de la science juridique vers la science sociale.
La sociologie et les sociologues dans les institutions juridiques
Ce colloque se propose également de retracer l’histoire de la réception de la sociologie dans les milieux juridiques. Quelles ont été les réactions des institutions juridiques mises en demeure de se prononcer sur l’existence de la nouvelle science ? On sait que, dans les années 1880-1890, les Facultés de droit, si elles autorisent des cours libres de science sociale, refusent l’introduction de la sociologie au nombre de ses enseignements officiels. Il pourra s’agir de restituer les débats, les positions tenues et les raisons, invoquées ou non, expliquant cet échec de l’institutionnalisation de la sociologie au sein des Facultés de droit. Il pourra également s’agir d’étudier la réception de la nouvelle discipline dans les autres institutions de la science juridique (revues, sociétés savantes, colloques, séminaires), comme dans celles de la pratique juridique.
Les effets intellectuels de la sociologie sur la science juridique
On s’efforcera enfin de mesurer les effets intellectuels que la sociologie émergente a pu exercer sur la science juridique. En effet, un certain nombre de juristes – Paul Bureau, Léon Duguit, Fernand Faure, François Gény, Emmanuel Gounot, Maurice Hauriou, Paul Huvelin, Raoul Jay, Édouard Lambert, Emmanuel Lévy, Raymond Saleilles, Edmond Thaller, pour n’en citer que quelques-uns – utilisent certaines leçons de la nouvelle science dans leurs élaborations doctrinales ou même législatives. Quels textes sociologiques ces juristes ont-ils lu ? Quels emprunts conceptuels, thématiques ou méthodologiques leur ont-ils fait ? Quelles formes et quels usages revêt la mobilisation juridique de la sociologie ? Sa signification est-elle exclusivement scientifique, ou plutôt sociale ou politique ? Un autre des enjeux de ce colloque sera ainsi d’étudier la transformation du droit par la science sociale. Ce colloque sera interdisciplinaire, non pas seulement par son objet, mais aussi par ses contributions qui pourront relever de différents horizons disciplinaires : sociologie, droit, histoire du droit, histoire, philosophie, etc.
Mélanie Plouviez
Maîtresse de conférences en philosophie, Université Côte d’Azur.
Frédéric Audren
Directeur de recherche au CNRS et chercheur du Centre d'études européennes (CEE - CNRS) de Sciences Po Paris.