Les rapports entre les juristes et la science sociale leplaysienne à la Belle Époque (1881-1914)
1860-1939 : moment sociologique du droit ou moment juridique de la sociologie ? L’interrogation retenue pour ce volume apparaît avec toute sa pertinence pour l’étude de l’un des mouvements précurseurs de la sociologie empirique : l’École de Frédéric Le Play (1806-1882), saisie au moment de son apogée à la Belle Époque. Depuis le début des années 2000 en effet, l’historiographie a mis en exergue l’investissement proprement stupéfiant des juristes au sein de l’École leplaysienne, par rapport aux autres courants de la science sociale naissante. Dans sa thèse de doctorat, Frédéric Audren dresse ainsi un impressionnant tableau des juristes repérés au sein de la Société d’économie sociale (S.E.S.) ou des Unions de la paix sociale (U.P.S.) et remarque que c’est au sein de la science sociale leplaysienne que les juristes de la Troisième République s’investissent le plus, qu’ils soient professeurs de droit, avocats, notaires ou magistrats.
Malgré l’hostilité de principe affichée depuis Saint Simon par les « sociologues » à l’encontre de la science juridique – aversion d’ailleurs partagée par Frédéric Le Play lui-même –, cette compénétration des milieux juridiques et des mondes de la science sociale ne doit pas surprendre outre mesure. Sous la Troisième République particulièrement, la science juridique cherche en effet à rénover la méthodologie juridique traditionnelle à partir d’un savoir social. De leur côté, les tenants de la science sociale leplaysienne ambitionnent, après 1870, de réinvestir les résultats scientifiques obtenus grâce à la méthode monographique mise au point par Le Play en vue d’une réforme morale de la société. C’est dire qu’une rencontre entre les juristes et la science sociale leplaysienne augure d’alléchantes promesses pour les deux protagonistes.
À la question faisant l’objet de ce volume, nulle réponse claire ne saurait dès lors être apportée. Au regard des rapports entre la science sociale leplaysienne et les juristes, la Troisième République n’est ni franchement un moment sociologique du droit, ni complètement un moment juridique de la sociologie. Cette relation complexe est en réalité faite d’apports réciproques générant une alliance circonstanciée. Reste alors à éclairer les deux volets de ce qui apparaît comme une instrumentalisation à double sens.
La science sociale leplaysienne au service des juristes
Au plan des usages de la science sociale leplaysienne par les juristes, la diversité apparaît comme le maître mot. Il semble y avoir autant de juristes que de façons de se saisir de la sociologie naissante. À l’analyse, deux grandes tendances émergent : un premier bloc de juristes envisage assez clairement la science sociale comme une arme de combat au service du conservatisme. Un second groupe, en revanche, l’appréhende davantage comme un moyen de rénover la science du droit en crise en cette fin de siècle, sans que les deux perspectives, d’ailleurs, ne soient exclusives l’une de l’autre. Cette scission est topique de la spécificité de la sociologie leplaysienne, qui, dans la France traumatisée d’après 1870, ne sépare jamais préoccupations sociales ou politiques, et visées scientifiques.
La science sociale leplaysienne comme arme de combat
Pour cette première catégorie de juristes, la science sociale leplaysienne sert d’appui à la restauration d’une société traditionnelle. C’est ce qui explique l’engagement massif des juristes catholiques et conservateurs, voire réactionnaires, dans l’École leplaysienne. Ces juristes sont des professeurs des facultés libres de droit ou encore des magistrats démissionnaires suite aux épurations de la justice. L’un de ces derniers, Arnold Mascarel, a une formule saisissante pour expliquer comment il conçoit, en tant que juriste, la science sociale leplaysienne : il écrit d’elle que son objet même réside dans la connaissance de la loi divine, en tant qu’elle régit les rapports sociaux. Les juristes leplaysiens, en somme, décèlent la présence divine dans l’ordre naturel des choses.
Or, la science sociale leplaysienne s’avère précisément très précieuse pour ces juristes, en raison de la singularité de sa démarche heuristique, qui se démarque très nettement de tous les autres courants de pensée catholiques. Au xixe siècle en effet, la plupart des catholiques se contentent d’asséner la vérité de leur croyance sans s’occuper de prouver l’existence de Dieu, lequel se présente comme le point de départ naturel de leur réflexion sur le droit. Des prescriptions intemporelles et indiscutées de la Loi morale sont déduites des propositions juridiques concrètes censées traduire les immuables préceptes divins. Cette démarche logico-déductive est celle, par exemple, des catholiques sociaux, tels Henri Lorin qui, lors de la Semaine sociale de 1909, souligne nettement que la spécificité de la sociologie catholique réside dans l’utilisation de la méthode déductive au service du catholicisme. La même remarque pourrait s’appliquer à l’Action française de Charles Maurras.
Or, l’École leplaysienne adopte une démarche sensiblement différente. À la suite de Le Play, qui ne s’était rallié au catholicisme qu’après en avoir lui – même constaté les bienfaits sociaux, elle s’emploie à prouver scientifiquement les retombées positives de la religion dans la vie sociale. C’est alors le rôle de la sociologie empirique que de démontrer la nécessité de la Loi morale par le biais des monographies. Ce faisant, l’École leplaysienne substitue une méthode inductive à la traditionnelle méthode déductive. Loin de se contenter d’affirmer sa conviction, elle entend véritablement convaincre. À n’en point douter, il s’agit là d’une démarche propre à séduire, dans le contexte anticlérical de la Troisième République. Dans la perspective d’un droit naturel classique, il s’agit, par la nouveauté de la méthode d’observation, de confirmer les vérités ancestrales reçues de la Tradition.
Autant dire que pour ces juristes néo-traditionalistes, s’approprier la science sociale leplaysienne revêt un caractère éminemment militant. La sociologie apparaît dès lors comme une arme parmi d’autres pour faire triompher le Décalogue. Si cette appropriation combattante se traduit certes par des adhésions à la Société d’économie sociale parisienne, elle est nettement plus marquée en province. Qu’ils soient magistrats démissionnaires, avocats engagés ou professeurs dans les facultés libres de droit, les juristes provinciaux, dans le cadre des Unions de la paix sociale, croient fermement au poids de la notabilité pour structurer la société. Dans cette perspective, ils s’adonnent à un ensemble d’activités modestes, difficilement repérables pour l’historien, qui peuvent se scinder en deux catégories.
En premier lieu, les juristes provinciaux sont très nombreux à dispenser des cours d’économie sociale dans les écoles primaires, estimant que c’est par la jeunesse que l’on prépare l’avenir. Initiative remarquable : les juristes sont là très loin de leurs activités habituelles. Délaissant le prétoire ou la chaire, ils se muent en apprentis instituteurs. Au titre de cet investissement, il faut particulièrement s’attarder sur le cas exemplaire de l’École industrielle et commerciale de la Salle, tenue à Lyon par les frères des Écoles chrétiennes. Dans cet établissement se déroulent à partir de 1885, à l’initiative d’Henri Beaune, des conférences prononcées quasi – exclusivement par des juristes, professeurs à la faculté libre (Henri Beaune, Antoine Saint-Girons, Gairal, Savoye, Achille Roux) ou avocats (Poidebard, Alphonse Gourd, Saint-Charles, Gaston de Champ, Charles Jacquier, Rougé, Langeron, Gabriel Perrin, Lebrun, Germain de Montauzan, A. Balay, A. Prenat, Bonnet, Perrin ou l’ancien bâtonnier Toussaint). Les jeunes élèves sont initiés à la science sociale au moyen d’un large choix de thèmes, complétés par des visites d’atelier. Toujours à Lyon, des conférences sociales similaires sont également organisées à l’École d’apprentissage. À partir de 1889, l’ensemble de ce dispositif est dirigé par le magistrat Horace Marion, juge au tribunal civil de la capitale des Gaules. Ce dernier parvient, cette même année, à étendre cet enseignement au pensionnat Saint-Louis, des frères de Saint-Étienne, où sont enseignées les notions élémentaires du patronage, ainsi qu’à l’institution de la montée Saint-Barthélémy, sous la direction d’Henri Beaune. Au pensionnat Saint-Louis, c’est le bâtonnier des avocats de Lyon Gabriel Perrin qui se charge, en 1899, d’entretenir les élèves des entreprises menées par l’État contre la famille.
La formule inaugurée dans la région lyonnaise recueille manifestement un grand succès : les anciens élèves continuent de se rendre aux conférences, à tel point qu’en 1890, il s’avère nécessaire de recruter trente-six conférenciers supplémentaires. En outre, plusieurs villes imitent cette initiative des actives U.P.S. de Lyon. Ainsi, à Aubusson, l’avocat Henry Clément dispense chaque semaine aux élèves de l’École des Frères un cours d’enseignement civique directement inspiré des idées diffusées par la Réforme sociale. Afin de préparer ces enseignements destinés à la jeunesse, l’avocat préconise d’utiliser les Leçons élémentaires d’économie politique et d’économie sociale (1886) de l’ingénieur leplaysien Jules Michel, ainsi que les Éléments de droit français d’Ernest Glasson, « un des plus remarquables livres de vulgarisation écrits à notre époque ». Dans la région lyonnaise, Léon Rostaing organise un enseignement similaire à Annonay, lequel essaime à Chalon et Roanne, grâce au zèle des frères des Écoles chrétiennes, lesquels font par ailleurs rééditer les Leçons de Jules Michel. Des filiales de l’École de la Salle s’organisent en outre à Rive-de-Gier, Saint-Chamond ou encore à Voiron. L’avocat Gaston David imite pour sa part cet exemple à Bordeaux, en organisant au séminaire un cours d’économie sociale selon la méthode de Le Play : repris par le professeur civiliste Paul de Loynes, ces conférences d’économie sociale ont vocation à être suivies par les élèves et leurs parents, ainsi que par les anciens élèves, et doivent faire l’objet de rédactions. Les meilleures compositions sont récompensées par des prix distribués par la S.E.S et les U.P.S.. Interviennent notamment dans ce cadre les avocats près la Cour d’appel de Bordeaux Jean Brune et Bailby, ou encore les anciens bâtonniers Eugène Bréjon et Escoubès. Le Haut-Languedoc imite cet exemple en 1892, à Mirepoix, suivi par les villes de Dijon et Grenoble, lesquelles calquent leur programme d’enseignement sur celui de leur devancière lyonnaise. En 1899, c’est au tour de l’avocat et sénateur d’Ille-et-Vilaine Eugène Brager de la Villemoysan d’organiser en Bretagne un enseignement social au pensionnat des frères.
En second lieu, à côté de ce prosélytisme destiné à la jeunesse, les notabilités peuplant les U.P.S. entreprennent, un peu plus tardivement, de faire de la vulgarisation juridique et sociale à destination des ouvriers, même si leur cible privilégiée demeure les élites. Des conférences populaires sont ainsi organisées dans de nombreuses villes, souvent animées par des juristes. L’idée, lancée dès 1882 par Auguste Fougerousse, semble n’être mise en pratique qu’à la fin de la décennie. En 1888 en effet, une première initiative en ce sens est due à Urbain Guérin, qui entretient les ouvriers du quartier de St Sever, à Rouen, de la question du salaire. Par la suite, ces conférences sont presque toutes assurées par des juristes : le professeur à la faculté libre de droit de Lille Charles Grousseau, le professeur à l’Institut catholique de Paris Claudio Jannet, ou encore l’avocat à la Cour d’appel de Caen Georges Danzas. L’avocat Henry Clément, à Aubusson, fait des leçons résumées une fois par mois au Cercle ouvrier. À Clermont-Ferrand, l’idée est reprise par les avocats Joseph-Marie Maurice Vignancour et Henry Clément. En Bretagne, c’est le jeune avocat Pichelin qui traite de la question de l’apprentissage devant un parterre de deux cents ouvriers, tandis que son confrère Beneaume vient discourir sur l’épargne. Le cercle Le Play, fondé à Brest à destination des ouvriers, se compose en effet d’un groupe de dix à quinze auditeurs venant écouter des conférences calquées sur la trame de l’ouvrage de Le Play La Réforme sociale en France (1864) : les cours portent ainsi sur la religion, la propriété ou encore sur des questions d’actualité telles que la franc-maçonnerie ou le socialisme municipal.
L’année 1888, un rapport d’Alexis Delaire atteste l’existence de telles conférences populaires, organisées sous l’égide des Unions, à Nantes, Tours, Lille et Lyon. Dans cette dernière ville, des conférences sont organisées en plein quartier ouvrier de la Croix-Rousse, souvent dispensées par des juristes, devant un auditoire nombreux, atteignant parfois mille personnes. À Nantes, c’est notamment le juriste Paul Bureau qui se charge d’éduquer les ouvriers à la science sociale. En 1896, les U.P.S. du Nord annoncent vouloir s’occuper principalement de la propagande en milieu ouvrier : des conférences traitant de sujets économiques et sociaux sont programmées devant les syndicats et les sociétés de secours mutuels, et jusque dans les cabarets. Parmi les conférenciers figurent plusieurs juristes, tels qu’Auguste Béchaux, l’avocat et professeur de droit public belge Jules Van den Heuvel ou encore le professeur lillois Maurice Vanlaer. Poussant plus avant l’expérience, les juristes de l’U.P.S. du Nord dispensent également des cours populaires à la sortie des ateliers, suivis par les ouvriers à l’heure du dîner, après leur journée de travail : il s’agit notamment de Béchaux, Vanlaer, Selosse et le professeur lillois Eugène Duthoit. Force est de constater, cependant, qu’il s’agit là d’ouvriers triés sur le volet. Auguste Béchaux, à Lille, organise ainsi des causeries à destination de groupements d’ouvriers du Nord, souvent épargnants (et, par conséquent, sans affinités avec le socialisme), appelés les « sociétés de vingt ». Les Unions vont même jusqu’à fonder des bibliothèques populaires sociales à l’intention de ces sociétés d’ouvriers modérés, installées dans les cabarets et cafés lillois.
Poussant l’expérience plus loin, Louis Duval-Arnould, à la fin du siècle, organise à Paris, dans le quartier de Grenelle, de petites réunions entre ouvriers, tenue chez un ancien ouvrier devenu patron. Une dizaine d’ouvriers étudient avec lui des questions diverses, comme l’impôt. L’idée présidant cette réunion, qui s’abonne au Bulletin municipal officiel, est alors de suivre de près la vie politique municipale. L’objectif est clair : pourvoir à l’éducation civique des ouvriers, « un des plus grands besoins de notre époque », à l’ère du suffrage universel direct qui a accordé le droit de vote à l’ensemble des électeurs masculins, sans pour autant les éduquer à la citoyenneté. Sous les auspices du Comité catholique de Paris, Paul Hubert-Valleroux tâche de former les conférenciers populaires désirant « aller au peuple » en apportant avec eux « autre chose qu’un bagage d’utopies ou de déclamations antiscientifiques ».
Précisons également que des conférences du même type sont organisées, à destination, cette fois, non plus des ouvriers, mais des employés, c’est-à-dire de la classe moyenne, dont l’École leplaysienne se préoccupe de plus en plus au tournant du siècle. Les U.P.S. de Lyon organisent ainsi des cours d’économie sociale hebdomadaires à l’intention de jeunes employés de commerce et de banque de 24 à 30 ans. Cet enseignement stéphanois est dispensé par l’avocat et docteur en droit Jean Masodier, ancien président de la conférence Olivaint. De la même manière, une conférence sociale des employés de commerce est créée en 1897 par les Unions du Nord, qui tient ses séances hebdomadaires au siège de l’Office central des institutions sociales et charitables, sous la présidence d’Auguste Béchaux. Au sein de ces réunions, les questions économiques et sociales sont examinées à partir du Manuel d’économie sociale (1895) de Jules Michel et des Revendications ouvrières en France (1894) de Béchaux.
Ces quelques exemples suffisent à prouver l’incroyable activisme des juristes peuplant les Unions de la paix sociale, qui déploient des efforts aussi considérables que variés afin d’éduquer enfants et travailleurs à la science sociale, pour pallier les méfaits du suffrage universel direct. Ces diverses tentatives des autorités sociales leplaysiennes témoignent du caractère structurant que revêt le modèle de la notabilité à leurs yeux. Ces juristes-là sont des conservateurs, attachés aux doctrines paternalistes. Tous, cependant, ne partagent pas cet activisme provincial. De fait, pour d’autres, plutôt parisiens, la science sociale leplaysienne n’est pas tant une arme de combat au service du conservatisme qu’un moyen de rénover le droit civil en crise au tournant du siècle.
La science sociale leplaysienne comme moyen de rénovation du droit civil
Il serait manichéen, en effet, de réduire les rapports entre les juristes et la science sociale leplaysienne à l’aspect réactionnaire, ou à tout le moins conservateur, évoqué plus haut. De fait, certains juristes s’enrôlent en science sociale pour une toute autre raison. Ces hommes sont plutôt des rénovateurs, appartenant à la mouvance de l’École dite scientifique du droit, qui entend dépasser l’attachement servile et exégétique au texte de loi, de plus en plus critiqué sous la Troisième République, pour sonder la vie du droit. Dans l’optique de sauver l’hégémonie de la science juridique au sein des sciences sociales concurrentes, certains de ces juristes novateurs sont à la recherche de solutions pour rénover un droit civil en crise, devenu inapte à juguler les conséquences de la révolution industrielle.
À cet égard, tout l’intérêt de la science sociale leplaysienne consiste à leur offrir un moyen de vivifier la science juridique en atteignant les sources réelles ou matérielles du droit par l’observation. Aussi certains juristes célèbres adhèrent-ils aux institutions leplaysiennes, à des degrés divers, tels qu’Auguste Souchon, Raymond Saleilles, le commercialiste Edmond Thaller ou encore Ernest Glasson, doyen de la faculté de droit de Paris. Ces professeurs, conservateurs modérés, s’approprient la science sociale leplaysienne de manière méthodologique, voire simplement symbolique. Certains, peu engagés dans le mouvement, se contentent de récupérer l’étendard de la méthode d’observation. D’autres nourrissent tout-de-même leur réflexion des publications leplaysiennes. Les notes infrapaginales des manuels écrits par Glasson, par exemple, regorgent de références leplaysiennes.
Mobiliser la science sociale leplaysienne pour dépoussiérer l’étude du droit : certes, mais concrètement, comment cela se manifeste-t-il dans le travail quotidien de ces juristes ? Autrement dit, que signifie, pour un juriste, le fait de croiser science juridique et science sociale ? À l’analyse, cette posture peut se traduire de deux manières différentes.
Tout d’abord, les juristes peuvent se contenter d’adapter a minima la méthode juridique, en s’efforçant d’y inclure une dose d’observation. Les juristes qui croisent la route de l’École de Le Play partagent ainsi avec cette dernière un attrait certain pour l’histoire du droit et pour le droit comparé. Ces deux disciplines, qui permettent à l’École leplaysienne de trouver des contre-modèles au jacobinisme français, autorisent les juristes à dépasser leur habituel point de vue philologique. Si l’on se concentre sur l’exemple du droit comparé, le voyage est une ancienne tradition de l’École leplaysienne : la révélation des solutions, notamment juridiques et institutionnelles, menant à la paix sociale aurait en effet eu lieu, pour Frédéric Le Play, à l’étranger. Ses nombreux voyages lui auraient permis de se mouvoir hors de l’ambiance intellectuelle jacobine française. En outre, en sciences sociales, l’observation s’avère l’unique instrument heuristique disponible. Dans ces conditions, les juristes évoluant dans la mouvance de l’École leplaysienne ont en commun avec celle-ci le goût du comparatisme, qui permet de sortir de la logique déductive pour introduire une dose d’observation dans la science juridique. Il n’est donc guère surprenant que les juristes leplaysiens soient extrêmement nombreux à adhérer à la fois à la Société d’économie sociale et à la Société de législation comparée. Les juristes leplaysiens plaident ainsi pour une perspective comparatiste accrue, à une époque où le comparatisme n’est pas encore très répandu. Le professeur de droit belge Victor Brants publie, dans cette perspective, un important ouvrage constituant un véritable bréviaire du comparatiste : la Législation du travail comparée et internationale. Essai d’introduction (1903). Pour lui, le comparatisme juridique fait pénétrer dans la vie du droit : en observant sur le terrain la manière dont les lois sont appliquées, le juriste délaisse le droit textuel pour se plonger dans le droit vécu. Or, pour juger ainsi des effets des législations, la monographie leplaysienne est toute indiquée afin de relier les textes à « leur milieu physique, historique, social, leur histoire, leur budget par actif et passif et les circonstances particulières qui les environnent ».
Toutefois, une seconde solution s’offre aux juristes désirant parvenir à une telle alliance entre droit et science sociale, plus radicale. Au lieu d’adapter la méthode juridique en y insufflant une dose d’observation, le juriste peut également adopter la méthode monographique, en se faisant lui-même « sociologue ». Il s’agit là d’une démarche beaucoup plus délicate pour les juristes, davantage rompus au travail de bureau qu’à de longues enquêtes de terrain. Cela explique qu’ils aient été à peine une dizaine à rejoindre l’aventure des Ouvriers européens (1855 ; 1877-1879) et des Ouvriers des deux mondes (1857-1930), et à s’exercer à l’art de la monographie. En la matière, l’initiative la plus remarquable est sans nul doute due à l’avocat aixois et professeur à l’Institut catholique de Paris Claudio Jannet. En 1867, il lance en effet une vaste enquête sur l’état des familles et les lois de succession, qui se déploie sur plusieurs décennies. Ce faisant, il inaugure la première tentative de sociologie législative, visant à mesurer les impacts sociaux des dispositions successorales du Code civil.
Cette tentative de sociologie législative se poursuit à partir de 1895 lorsque l’École leplaysienne, organise des groupes d’études pratiques d’économie sociale, ventilés en plusieurs sections. Il s’agit pour des étudiants déjà titulaires d’un doctorat de pratiquer la science sociale auprès de maîtres qualifiés. Or, parmi ces groupes existe une section juridique, qui s’assigne comme objectif l’étude des lois dans leurs effets économiques et sociaux. Elle est dirigée par Ernest Glasson, assisté de l’avocat Louis Duval-Arnould. Il s’agit ici d’étudier les lois d’un point de vue externe, et non d’un point de vue logique interne. Plus tard, en 1911, Auguste Béchaux et Auguste Souchon fondent un Cercle d’études pratiques d’économie sociale, à destination des étudiants désirant s’initier à une méthode d’étude scientifique. L’année suivante, le Cercle met au programme de ses réunions hebdomadaires des travaux pratiques d’enquête monographique, sous la direction de Pierre du Maroussem.
Ce dernier, précisément, est à même d’amener à l’École leplaysienne de jeunes étudiants juristes. Du Maroussem constitue en effet l’exemple le plus célèbre de juriste enquêteur issu de l’École de la paix sociale, même s’il prend quelques distances avec celle-ci. Or, l’avocat et sociologue renommé de l’Office du Travail obtient la création, en 1890 et jusqu’en 1907, d’un cours libre de monographie au sein même de la faculté de droit de Paris, traduisant une certaine reconnaissance de la sociologie leplaysienne. Pour Pierre du Maroussem, un nouveau monde s’ouvre à la doctrine juridique, qui devra désormais se rendre elle-même sur le terrain pour procéder à des enquêtes sociologiques : « bientôt, les juristes deviendront de hardis explorateurs qui iront poursuivre les découvertes juridiques dans les pays d’outre-mer », espère-t-il. Pour Charles Hardy, docteur en droit, c’est une « carrière vaste et un peu nouvelle qui s’ouvre devant les jurisconsultes : […] l’étude du Code civil au point de vue de ses résultats sociaux », qui doit aboutir à « signaler les réformes législatives nécessaires pour mettre la loi en harmonie avec les besoins économiques ». Raymond Saleilles lui-même, quelques années plus tard, ne dira pas autre chose : la mission du professeur de droit est avant tout de juger la loi d’après ses résultats et de l’apprécier, non plus seulement par des procédés de sèche logique juridique, mais par des « constatations expérimentales, prises dans la réalité des faits ».
Malgré tout l’enthousiasme de Pierre du Maroussem, qui s’évertue à transformer les juristes en anthropologues au sein même d’une faculté d’État, force est de constater, cependant, que la méthode monographique pénètre davantage au sein des institutions d’enseignement libre (Collège libre des sciences sociales, École libre des sciences politiques, etc.) et au sein des facultés libres de droit. Les professeurs affiliés au mouvement leplaysien s’efforcent d’initier les jeunes juristes à la science sociale, en créant à cet effet des cours d’économie sociale accompagnés de visites dans des usines et, si possible, de travaux pratiques. De manière encore plus frappante, les juristes proches du mouvement leplaysien sont nombreux à fonder des écoles, parfois rattachées aux facultés libres.
L’alliance entre la science juridique et la science sociale passe donc par différents biais. Les juristes font des usages variés de la science sociale leplaysienne : tantôt méthodologique, tantôt franchement politique. Reste à présent à se poser la question inverse : quelle est l’utilité, pour les leplaysiens, de recruter des juristes ?
Les juristes au service de la science sociale leplaysienne
Nonobstant leur aversion affichée à l’encontre des juristes, les leplaysiens en recrutent un certain nombre, tant le droit leur paraît indispensable à leur dessein. De fait, c’est la science juridique, qui, en raison de son caractère prescriptif, permettra de peser sur la société. Une fois cette conviction acquise, les continuateurs de Le Play instrumentalisent tour à tour les différentes sources formelles du droit afin de mener à bien leurs réformes.
De l’utilité de la science juridique
La science sociale leplaysienne comporte cette remarquable particularité de ne pas seulement se cantonner à des visées descriptives : à l’inverse, elle entend se servir de ses résultats pour réformer la société. Or, pour agir véritablement sur cette dernière, l’École de la paix sociale comprend assez rapidement qu’elle a besoin de cette science prescriptive qu’est le droit : partant, elle a également besoin des juristes. Ceux-ci sont en effet dépositaires d’un champ disciplinaire propre, dont ils détiennent seuls le vocabulaire et la technique, inaccessibles aux néophytes. Pour les leplaysiens, il s’avère donc primordial d’allier la science juridique et la science sociale, selon une logique différentielle. Dans un premier temps, le sociologue se charge de découvrir des faits supposés objectifs, à travers l’observation monographique. Dans un second temps, il appartient alors au juriste de transcrire, dans le langage du droit, les prescriptions du sociologue.
C’est dire tout ce que comporte d’avilissant une telle vision ancillaire de la science juridique. Le juriste est ravalé au rang de technicien, propre à suivre docilement les injonctions des monographes qui, pour leur part, ont l’honneur d’orienter dans l’ombre, mais d’orienter tout de même, la direction prise par la société. L’École n’hésite pas à comparer les juristes à des « chirurgiens, chargés de faire, dans le corps de nos lois, les incisions et amputations nécessaires ». L’École de la paix sociale, faisant œuvre de science, et, partant, d’objectivité, définit ce qui doit être ou non : aux juristes, qui détiennent le monopole de l’hermétique science du droit, de jouer le rôle de simples techniciens au service de la paix sociale. Pour traduire cette idée en des termes que François Gény n’aurait pas désavoués, aux sociologues le donné, et aux juristes le construit. Si les juristes sont les seuls à pouvoir, de par leurs compétences propres, être une force de proposition pour le législateur, c’est aux sociologues leplaysiens, néanmoins, que revient la tâche de les éclairer quant aux conséquences sociales des mesures qu’ils proposent.
Pourtant, l’École de Frédéric Le Play est initialement très hostile au légicentrisme de la Troisième République, préférant la réforme morale à la réforme du droit. Reprenant à son compte l’expression d’Hippolyte Taine, les leplaysiens vilipendent l’esprit classique des juristes. « Passion de l’unité, de la symétrie, de la belle ordonnance » : voilà en effet les défauts de la science juridique française, prompte à l’abstraction, séduite par un délétère esprit mathématique, géométrique et jacobin ; à l’opposé, en somme, des observations impartiales de la science sociale. En matière juridique, l’École leplaysienne est mue par une logique de subsidiarité. Le recours au droit contraignant, et, partant, déresponsabilisant, ne doit, dans l’idéal, intervenir qu’en dernière instance. À l’inverse, l’esprit d’initiative et de responsabilité de l’homme doit le pousser à prendre les rênes de la société, œuvrant lui-même à la paix sociale. Néanmoins, sous la Troisième République, ce rêve d’un pays dirigé par des élites attentives aux besoins sociaux semble de plus en plus utopique. Aussi, guidés par l’ambition de réussir à imposer certaines des réformes dégagées par l’observation, les leplaysiens, pragmatiques avant tout, vont-ils faire usage de la technique juridique que constituent les sources formelles du droit. La réforme de la société doit être mise en œuvre par l’instrumentalisation de ces dernières, asservies à l’objectif de paix sociale de l’École. La technique juridique, en effet, apparaît propre à générer des « transformations matérielles et sociales », tout en émancipant le droit de toute prétention politique. Quelles sources du droit les leplaysiens mobilisent-ils alors ?
L’instrumentalisation des sources extra-législatives du droit
Dans sa croisade contre le positivisme juridique républicain, l’École leplaysienne affirme ses préférences pour les sources du droit extra-législatives, porteuses d’un droit alternatif indépendant des passions politiques. À ce titre, c’est prioritairement la coutume qui retient toute son attention. De fait, comme le note l’ethnologue Louis Marin au début du siècle,
Dans une Société d’économie sociale qui n’est pas seulement une société de descriptions sociologiques, mais qui a l’ambition d’agir sur les sociétés, de les transformer, de les aider à vivre, il ne peut pas s’agir seulement d’un intérêt spéculatif en décrivant des survivances : il s’agit de savoir si on essaiera de les faire revivre et comment on s’y prendra pour les maintenir et leur faire remonter le courant qui les emporte à la mort.
Contre l’idée que le droit se réduit à son visage étatique, les leplaysiens affirment, à la suite de Le Play, qu’il est « réductible à son visage pratique ». « Il vit et se lit dans les rapports sociaux observables à l’échelle populaire ». Droit spontané émanant du corps social lui-même, la coutume s’impose par conséquent comme une source du droit exprimant le donné, ou, pour reprendre une terminologie kelsenienne, le sein. Il s’agit, en somme, d’un mode d’émergence du droit se caractérisant par sa pureté. Autant dire que la coutume, pour l’École de la paix sociale, représente le droit réel, par opposition au droit légal, artificiel et mensonger. Dieu lui-même aurait inscrit les bonnes coutumes dans la conscience des hommes, qui les pratiquent spontanément. Par conséquent, derrière les coutumes se cachent la loi divine et le plan de la Providence. En recensant les coutumes et usages, la monographie leplaysienne apparaît donc comme le point de jonction entre la loi divine et la loi humaine.
À partir de ce constat, tout l’enjeu, pour les leplaysiens, consiste à restaurer l’empire des coutumes dans le droit positif… véritable gageure dans une Troisième République légicentriste. Paul Ourliac l’avait bien compris, qui écrivait, il y a quelques années, que si la coutume ressortit à la logique sociale, elle a besoin, pour exister, d’emprunter la voie juridique. C’est précisément à cette tâche que vont s’atteler les membres de l’École de Le Play : restaurer les coutumes tutélaires de la prospérité des peuples, dégagées par l’observation sociologique, grâce à des moyens techniques adaptées à la modernité. Pour ce faire, l’École préconise essentiellement la mobilisation du réseau des notaires peuplant les Unions de la paix sociale afin de muer les bonnes coutumes en usages conventionnels à force de les insérer dans les actes de la pratique de manière répétée. Autrement dit, les notaires affiliés à l’École sont mobilisés afin de faire perdurer les coutumes et usages anciens. Lorsque les clauses insérées dans les contrats deviennent des clauses de style, elles se muent en une sorte de coutume. Dès lors, il revient aux notaires d’orienter les conventions entre particuliers dans le sens voulu par l’École de la paix sociale. En matière successorale par exemple, le notaire se fait fort de favoriser des coutumes de transmission intégrale des propriétés paysannes, faisant ainsi échec au partage égalitaire forcé issu du Code civil.
Un autre moyen pour faire échec au droit issu de la loi républicaine consiste à utiliser la jurisprudence, pour assouplir le sens des textes. La mission sociale du magistrat l’amène, en tranchant un litige, à rétablir une paix sociale rompue et à se faire la conscience de la loi ; le porte-parole permanent de l’équité. Pour certains leplaysiens, la jurisprudence peut parfois servir à combattre la loi. Il en va ainsi, par exemple, de l’interdiction de la recherche de paternité par l’article 340 du Code civil, que la jurisprudence, à l’aide de quelques subtilités juridiques, parvient parfois à déjouer : ces arguties interprétatives sont nées, explique Albert Gigot, d’une « révolte de la conscience des magistrats contre l’interprétation judaïque et l’application rigoureuse d’une loi détestable ». Ce soudain intérêt leplaysien pour les potentialités de la jurisprudence provient sans doute, selon une analyse convaincante de Katia Weidenfeld, de l’intervention décisive de quelques-uns de ces juristes de l’École dite scientifique du droit au sein de l’École de Le Play. En la matière, l’influence du commercialiste Edmond Thaller ou encore de Raymond Saleilles semble incontestable. Le premier offre aux leplaysiens, à propos de la question de l’assurance-vie, une vision neuve des perspectives ouvertes par la jurisprudence, à laquelle se rallient les professeurs leplaysiens à la faculté de droit de Paris Auguste Souchon et Ernest Glasson. De la même manière, Saleilles, quelques semaines avant le vote de la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, vante devant la Société d’économie sociale les mérites de l’innovation jurisprudentielle, la jurisprudence procédant en effet par tâtonnements, ceux-ci constituant une indispensable garantie d’expérience.
Si l’École scientifique du droit parvient ainsi à susciter l’intérêt de certains membres de l’École leplaysienne pour la jurisprudence, il n’en demeure pas moins qu’une certaine frange des disciples de Le Play se méfie de cette source du droit en raison du profil sociologique des magistrats. Depuis la vague d’épuration du début des années 1880 – dont ont d’ailleurs pâti nombre de magistrats leplaysiens – la magistrature est essentiellement républicaine. Or, affirme Paul Hubert-Valleroux, « tant valent les magistrats, tant vaut la jurisprudence et par suite l’innovation ». L’idée dominant la représentation de la justice dans la pensée leplaysienne veut que « les réformes sociales valent surtout par l’art de les appliquer ». Aussi la dimension humaine de la justice revêt-elle une importance particulière pour l’École de la paix sociale. C’est pourquoi l’alternative jurisprudentielle lui semble trop subordonnée aux opinions républicaines des magistrats pour constituer un moyen de réforme fiable. Ainsi, par exemple, Jules Michel déplore que la magistrature n’enraye pas davantage la propension française au divorce, autorisé depuis la loi Naquet du 27 juillet 1884.
Le ralliement conditionné à l’action législative
Au tournant du siècle, l’École leplaysienne réalise pleinement que les sources du droit extra-législatives – qu’il s’agisse de la coutume ou de la jurisprudence – s’avèrent des procédés relevant largement du « bricolage juridique ». À partir de la fin du xixe siècle, l’École de la paix sociale bascule. Face à l’échec des alternatives extra-législatives, les disciples de Le Play se résolvent à ce qui leur paraissait inconcevable quelques décennies plus tôt : la réforme de la société, dans une Troisième République parlementaire, ne pourra se réaliser que par le truchement de l’action législative. Elle y était pourtant initialement farouchement opposée, par conviction libérale : Auguste Souchon n’écrit-il pas encore, en 1910, qu’« il faut se défier un peu de l’État ; les pactes avec lui sont un peu comme le pacte de Faust : on y perd une partie de son âme, parce qu’on y perd une partie de sa liberté »? Attendre passivement des solutions de la loi et de l’État semble aux leplaysiens une renonciation de l’homme à sa liberté et à sa responsabilité. En outre, la loi apparaît aux leplaysiens comme la source du droit la plus politisée, soumise aux aléas d’une vie parlementaire et électorale n’ayant rien de commun avec la recherche leplaysienne de la Vérité du droit et des institutions.
Malgré cette pétition de principe anti-légaliste, le fait est inéluctable : la République est en train de mettre sur pied une politique sociale globale, inaugurant par là-même un modèle républicain original. Il faut désormais compter avec l’État, qui joue un rôle de premier plan en tant qu’instance de réforme. Aussi, dans cette France qui change de visage, l’École leplaysienne mesure toute la vacuité de sa prétention à agir sur l’ordre social en se passant du recours à l’État. Débute alors une conversion progressive au réformisme légal, qui ne dépare pas, de manière plus générale, avec l’attitude des élites sous la Troisième République, lesquelles se convertissent massivement au modèle interventionniste.
Si les leplaysiens sont prêts à se rallier, fût-ce à leur corps défendant, à l’action législative, cette concession ne se fera pas à n’importe quelles conditions. L’École leplaysienne mène ainsi une réflexion d’envergure sur les conditions d’un interventionnisme acceptable. Affirmant son attachement au principe de subsidiarité, elle commence par tenter de définir la mesure de l’intervention légitime du législateur, par rapport au domaine de l’initiative privée. Or, dans le même temps, les catholiques sociaux, favorables à l’action parlementaire, commencent à gagner du terrain au sein de l’École leplaysienne, face aux membres catholiques libéraux : aussi les doctrines interventionnistes progressent-elles nettement parmi les disciples de Le Play au début du xxe siècle.
Parallèlement à cette réflexion doctrinale, les leplaysiens proposent également divers moyens tendant à rationaliser la décision politique : la réforme législative ne saurait, en effet, être un outil valable de réforme sociale en l’état actuel des conditions de sa confection. À ce titre, leurs efforts s’exercent dans deux directions différentes. C’est, en premier lieu, le corps électoral lui-même qu’il convient de réformer, pour faire en sorte que les parlementaires représentent le plus exactement possible les intérêts du pays. Le Parlement doit être un cliché de la société et en représenter les forces vives. L’École leplaysienne rejoint, sur ce point, le questionnement de tout le xixe siècle qui, réalisant combien le travail politique n’est jamais dissociable de l’exercice sociologique, se demande comment « redonner chair à la démocratie ». Dans cette perspective, les disciples de Le Play s’engagent tantôt en faveur de la représentation des intérêts professionnels, tantôt en faveur de la représentation proportionnelle des partis, tantôt en faveur du suffrage familial. En second lieu, il s’agit pour les leplaysiens d’encadrer la loi, en amont comme en aval. En amont, le défi consiste à améliorer sa fabrique : l’École leplaysienne formule alors quelques intéressantes réflexions légistiques, à partir notamment de l’exemple britannique des lois d’expérimentation, procédé tout à fait contraire à la conception française de la loi, générale et abstraite. En aval, la gageure consiste à limiter l’éventuelle iniquité de la loi, en introduisant un contrôle de constitutionnalité de ces dernières.
Désormais partiellement gagnée à l’idée de considérer l’État comme un levier acceptable pour faire aboutir les réformes sociales, l’École leplaysienne, au tournant du siècle, ne récuse plus que mollement l’intervention législative. Elle va, dès lors, surtout tenter de peser intellectuellement sur la fabrique de la loi. La Société d’économie sociale fait partie de ces interfaces privilégiées, dont la Troisième République a le secret, entre l’État et la société civile, participant ainsi à la formulation d’une « méthode législative », ancienne dénomination de la légistique contemporaine. Elle se positionne d’ailleurs elle-même ainsi. Émile Cheysson n’écrit-il pas que
Ce n’est pas, en dépit des apparences, dans les Chambres que se font en réalité les lois. Elles s’élaborent par la presse, les revues, les congrès, en un mot, par les organes de l’opinion publique. C’est seulement quand la loi est devenue mûre pour traduire l’idée, que le législateur, qui s’imagine la faire, se borne à la cueillir et à la conserver par un enregistrement officiel ?
Aussi l’École, ravalant le Parlement au rang de simple enregistreur de réformes, entend-elle en réalité éduquer l’opinion publique par le biais de ses monographies, outils pionniers d’analyse sociologique. Appliquée au monde parlementaire, la méthode monographique propulse les leplaysiens au rang de promoteurs d’une véritable sociologie législative. Monographies de familles comme d’ateliers ont vocation à mesurer l’impact des lois, à mettre en exergue leurs éventuels défauts, et, in fine, à orienter l’action du législateur. Observatrice impartiale de la société dépouillée des oripeaux des passions politiques, l’École leplaysienne se propose, par la neutralité des conclusions sociologiques, de fournir une caution scientifique au législateur. Elle se pose, en somme, en guide du Parlement, qui n’aura plus qu’à docilement acter la vérité révélée par la science, tâche bien plus gratifiante, à ses yeux, que la vulgate des débats parlementaires, parasités par les bruyantes apostrophes et les querelles de partis. Pour Émile Cheysson, ce rôle de maturation intellectuelle est primordial :
C’est une illusion de s’imaginer que les lois naissent toutes seules au sein du Parlement comme par une génération spontanée. Elles y reçoivent, il est vrai, l’estampille officielle et la sanction par la contrainte publique ; mais pour être bien faites et pour exprimer, suivant la belle définition de Montesquieu, les rapports nécessaires des choses, elles ont besoin d’avoir été préalablement élaborées dans le cerveau des penseurs et la conscience des peuples.
Pour mener à bien ce dessein, les membres de l’École leplaysienne, en plus de l’activité propre de la Société d’économie sociale, infiltrent certains lieux stratégiques d’élaboration de la norme, afin de soumettre les conclusions de l’École à la discussion publique, et de peser sur les informations relayées au Parlement. Nul besoin de s’attarder longtemps sur cet aspect relativement connu : les leplaysiens sont légion à adhérer à des institutions para-législatives comme le Musée social, l’Office du Travail, la Société de législation comparée, la Société générale des prisons ou, dans une moindre mesure, la Société d’études législatives. Les enquêtes leplaysiennes bénéficient alors d’une importante diffusion, sur certains thèmes emblématiques du mouvement leplaysien : liberté testamentaire, bien insaisissable de famille, législation ouvrière etc. Autant d’énoncés qui circulent dans les sphères parapolitiques, aboutissant parfois à des mesures législatives, intellectuellement tributaires, au moins partiellement, de l’École leplaysienne. Il en va ainsi de plusieurs lois protégeant le domicile de la famille (loi du 30 novembre 1894 sur les habitations à bon marché ; loi du 12 juillet 1909 relative au bien de famille insaisissable) ou de quelques textes protégeant l’ouvrier (loi du 13 juillet 1906 sur le repos hebdomadaire et loi du 9 avril 1898 relative aux accidents du travail).
Par ce biais indirect, l’École espère s’ériger en guide impartial du législateur, pour faire de la législation positive une application de la Loi morale : et ce faisant, elle s’affirme alors bel et bien comme une École de la Loi, bien plus que comme une École de la coutume, comme l’historiographie la dépeint fréquemment. Malheureusement pour elle, l’apparition, au tournant du siècle, de la sociologie durkheimienne et du solidarisme contribuera à son déclin. Cette chronique d’une mort annoncée trouve son aboutissement en 1914, le premier conflit mondial signant la fin de l’âge d’or des juristes leplaysiens.
Laetitia Guerlain
Professeure en histoire du droit à l’Université de Bordeaux, Laetitia Guerlain a soutenu en 2011 une thèse de doctorat consacrée aux rapports entre les juristes et la science sociale leplaysienne. Elle consacre ses recherches à l’histoire de la pensée juridique et à l’histoire du droit social à l’époque contemporaine.