Préface de l’édition de 2023 (rédigée en août 2022, p. 5-6)

Un exemplaire du volume d’accompagnement, rescapé du pilon, tomba par hasard entre les mains de mes amis cinéastes. Une réserve de scénarios ! Redécouvrant ce recueil de textes, documents, rapports, etc. passés à la trappe, je suivis le conseil de réanimer le revenant à travers une vie littéraire. Les temps sont aujourd’hui propices.

Le témoignage des traces laissées par les innombrables manières de faire vivre les productions de cet État centraliste atteste la résistance d’un matériau institutionnel capable d’affronter les assauts. Il s’est montré, par sa tradition propre, aussi compétitif que le système de la Couronne britannique dont la devanture médiévale est un trompe-l’œil.

Ne m’étant jamais attardé sur les rhéteurs du Mal français, je m’en tiens à la réalité des pratiques et leur portée historiale. Écritures officielles, critiques et projets de réformes abouties ou non, expertises, science des contrôles, etc., tout cela fait partie d’une transmission ininterrompue de la signification, traversant les tumultes. Nous voici devant le paysage administratif façonné par des générations de tâcherons que recouvre (sic) d’abstraites formules telles que fonction publique, service de l’État. Jour après jour, le peuple français, que le jargon à la mode appelle les gens, sait d’instinct ce dont il s’agit.

Faire tenir debout un État, dans le cas de notre pays au relief géographique si varié et aux populations attachées à des coutumes originairement si disparates, exigea non seulement la main de fer d’un Centre, mais la croyance en cette forme d’Unité que nous appelons Nation.

La mémoire latine — du verbe nascor qui désigne la naissance — enseigne la foi en la vie, autant dire l’appartenance généalogique à une certaine forme étatique. Cela met en relief le thème familier : enfants de la Patrie… qu’ils soient, selon l’ancienne formule normande nés natifs d’un lieu, ou nés par adoption ! Et souvenons-nous de l’étayage catholique de cette Nation sous la Monarchie. Marquage indélébile de nos Républiques successives.

Ce volume d’accompagnement ressemble à une séquence de prises de vue cinématographiques. Panorama d’un fourmillement de discours et de pratiques, d’un temps à l’autre : « du xviiie siècle à nos jours ». Nous visionnons l’Administration publique, vécue par la Nation française.

Pêle-mêle à valeur bien concrète : de l’arrêté ministériel pompeux qui nomme le concierge du ministère de l’Intérieur en 1865… à l’article de Léon Blum en 1917 exposant sa vision d’un chef de gouvernement, monarque temporaire. Exemples révélateurs du puzzle.

J’ai jugé superflu d’ajouter à cet écrit. Car, pourquoi surcharger ce Bagage de preuves ?

Néanmoins je cède à la tentation, en évoquant un dossier (dont je n’ai plus la cote) engrangé par les Archives départementales de Rennes. Récit d’un transport d’orphelines bretonnes pour les marier à des soldats-laboureurs en Algérie après la conquête de 1830. Sur place se déroule une cérémonie dirigée par l’Administration militaire. Jeunes femmes et soldats alignés se font face, le commandement procède par appel des noms : à chacune un mari, à chacun une épouse. Ainsi s’accomplit le projet saint-simonien d’implantation démographique de la France sur l’autre rive…

Selon un conseil amical, je publie aussi l’ancienne Préface, destinée à un public d’étudiants. Il en sera de même pour le volume suivant.

Préface de la première édition, 1969 (p. 11-13)

Cette anthologie fixe une manière de voir. Au long d’un enseignement où furent mises à l’épreuve la crédulité si naturelle à l’auditeur et la naïveté de mon discours, plusieurs reconnurent avec moi le prix élevé de la liberté pédagogique. Jeunes gens, tâchez de conserver le souvenir de cette vérité politique : la tyrannie professorale s’entretenait de victimes consentantes. L’enseignant non conforme était hier tenu pour un extravagant. J’avoue mon scepticisme devant les soudaines conversions, dont on fait état aujourd’hui ; les quiproquos se renouvellent et les archaïsmes auront la vie dure. Comment, dans nos désolantes et prétentieuses Universités, convaincre de l’inutile dressage à transcrire les verba magistri, éviter le réflexe de la récitation finale en cette langue accablée des examens, aider tant d’étudiants à surmonter une espèce de crainte à l’égard des livres ? Comment aussi convaincre une masse de catéchisés, affranchis par simulacres, de la loi du travail : la compréhension des processus sociaux, politiques, juridiques, s’obtient non comme un cadeau des dieux, mais au terme de pénibles efforts personnels, sans cesse recommencés ? La formation se perd en recettes. Beaucoup hélas, peu instruits des mécanismes institutionnels de la paresse d’esprit, croient aux vertus de la lecture forcée, de l’érudition innocente déversée à l’occasion des séances dites de travaux pratiques ou dirigés, au cours desquelles le groupe docile s’ennuie au spectacle d’un tel qui, ce jour-là, s’entraîne à faire le savant ; cette mise en scène, trop souvent reproduite, ne fait qu’entretenir la sclérose, sans inciter nos élèves à la libre lecture, la libre enquête, la libre réflexion. Il faudrait, pour un vrai progrès, réviser fondamentalement les conceptions et pratiques françaises en matière de bibliothèques, transformer radicalement l’enseignement historique dans nos Facultés de Droit ; sur ce dernier point, l’innovation demeure suspecte, aux yeux des sceptiques et des hostiles, si nombreux parmi les historiens.

Ce recueil, illustrant pour une part mon Histoire de l’Administration, n’a donc pas d’obscures intentions : mettre en réserve une documentation disparate pour les besoins d’une cause perdue, exposer ce qu’il faut croire pour être sauvé à l’examen, mâcher la besogne de qui que ce soit. Ces extraits, qui s’adressent avant tout à l’étudiant avancé, veulent l’inciter à choisir lui-même ses textes exemplaires et, par la variété des points de vue, lui suggérer de découvrir seul et en dehors de ce Manuel tout document digne d’intérêt, de son intérêt. On lui propose ici d’apprendre à observer, à revenir sur ses jugements, quelques sujets d’étude approfondie, une gamme étendue de références, afin de mieux saisir l’intensité historique des temps actuels. Qu’il s’efforce ainsi de déchiffrer les réalités administratives, si fondamentales dans la France, l’Europe et le monde contemporains.

Tel est le sens de l’entreprise ; aider à comprendre l’organisation d’une société, la nôtre, sur le second versant du xxe siècle, alors que l’entraînent vers l’inconnu des forces nouvelles et d’une prodigieuse puissance. Reconnaître les poussées contraires, apprécier la complexité des problèmes posés sur les principaux fronts du changement, distinguer le neuf et l’ancien, la révolution et la conservation, tous ces exercices sont à la charge de l’historien des institutions administratives. Dans les difficultés où se débat la sociologie française, encore insuffisamment libérée de ses pontifes, un nouveau style d’interrogation sur l’État se cherche. Sans la scandaleuse indifférence de nombreux juristes, historiens ou publicistes consacrés, les ci-devant Facultés de Droit auraient plus largement contribué à renouveler les interprétations ; à moins de retourner à leur vocation napoléonienne d’établissements purement techniques, elles peuvent encore beaucoup apporter.

À l’occasion de cet ouvrage, des documents nouveaux, puisés en quelques riches fonds d’archives, s’ajoutent à des textes fort classiques, mais dispersés ; pour appuyer le trait et surtout attirer les jeunes esprits vers la lecture des devanciers, qui n’étaient ni des enfants ni des idiots, quelques pages oubliées ou introuvables ont été jugées bienvenues. Cependant, il n’a pas paru nécessaire d’accumuler les transcriptions de textes classiques, fort importants certes, mais faciles à découvrir dans les collections ou recueils anciens, bien connus des juristes. Ce livre constitue finalement une glane, une Somme de questions selon la belle formule des glossateurs. Les proportions modestes garantissent ma bonne foi en fait d’encyclopédisme. Je ne prétends pas non plus à l’objectivité dans le tri, car tous les choix sont discutables. Enfin, dans le but de clarifier et de souligner l’importance de certains problèmes, non par manie du classement, j’ai cru bon d’éviter le « fourre-tout » en soumettant l’ensemble aux étroitesses d’un plan, qui vise à distribuer les textes non pas catégoriquement, mais en laissant s’instaurer un doute salutaire devant la diversité des sources, tant de styles disparates, l’enchevêtrement des problèmes ; je souhaite à quelques-uns, maîtres ou clercs, de réapprendre les vertus de la perplexité.

Un dernier mot, sur la chicane académique. Je persiste en mon ancienne opinion : l’histoire institutionnelle n’est pas une langue morte, puisqu’on la parle parmi les technocrates. Propriétaires de l’agrégation, habiles rédacteurs de programmes surannés, vos refus, vos subtiles pressions pour tenter le va-tout d’une Restauration, vos censures, discrètes aujourd’hui, sont d’une facture classique tout comme les votes par lesquels hier vos compagnies excommuniaient avec ostentation l’hérétique. Le glacis de vos clientèles, la puissance de vos corporations et cette union sacrée autour de l’Alma Mater outragée nous reportent à la France de toujours, peu accueillante aux novateurs, si modestes qu’ils soient. Vos défenses magistrales sont dérisoires contre la poussée formidable, le gigantisme des évolutions en ce siècle. Demain, d’ailleurs, vous serez ralliés. Notre organisation, héritière des archaïques monarchies, présente des données particulières, qui doivent être étudiées en conséquence ; c’est pourquoi je préconise de concevoir l’histoire de notre Administration, force essentielle de gravitations sous-analysées, comme la mécanique d’un développement institutionnel typique depuis le grand ébranlement de la révolution industrielle. Au regard de telles hypothèses, la suffisance des docteurs elle-même témoigne de la portée des survivances et des inéluctables dénouements.

Pierre Legendre (1930-2023)

Agrégé d’histoire du droit, professeur émérite de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur d’études émérite de l’EPHE.