Lorsqu’il est arrivé en France il y a dix ans, ce livre a été une expérience importante. Il s’est immédiatement distingué pour au moins trois ou quatre raisons. Parce qu’il constituait une application intéressante à l’administration d’un type d’historiographie non descriptive, jusqu’alors répandue dans d’autres domaines. Parce qu’il contenait un mélange bien ordonné de points de vue (historique, juridique, économique, géographique, linguistique, psychanalytique, etc.), fusionnés dans une présentation à la française, où le souci de la géométrie domine. Car il comportait à bien des égards (je ne me souviens que de l’intérêt pour l’architecture des bâtiments administratifs) une visite des zones frontalières. C’était donc le signe d’une redécouverte de la communion des savoirs disciplinaires. Pour comprendre pourquoi, dans le panorama de l’époque, il s’agissait d’un ouvrage à tous points de vue « singulier », il faut noter qu’il est écrit dans un style affirmatif, qui ne cherche pas à convaincre, mais auquel n’échappent pas des détails importants, riches en citations éclairantes à des points stratégiques et écrit de manière évocatrice, avec une abondance de figures rhétoriques : « un ouvrage où on ne sait pas s’abstenir des phrases qui démontrent du savoir, du brillant, de la facilité. »

Il faut d’ailleurs noter que l’Histoire [de l’administration] de Legendre est une synthèse réalisée dans un domaine où des champs entiers manquent d’ouvrages de base. L’auteur lui-même s’était auparavant essayé à des travaux particuliers (par exemple l’étude sur « Domat, théoricien de l’État-Gendarme », publiée en 1966 dans les Annales de la Faculté de droit de Lille) et à des travaux d’ensemble (par exemple « l’Histoire de la pensée administrative », dans le Traité de science administrative de 1966). Mais, en 1968, il était difficile d’imaginer qu’un seul chercheur puisse s’attaquer aux neuf derniers siècles de l’histoire administrative française.

Nous sommes en « 68 » et l’auteur destine son écrit à l’une des plus célèbres collections de manuels. Erreur de l’auteur, qui n’a pas compris les temps nouveaux, ou contradiction entre le texte et son destin ? Debbasch, dans sa critique du livre, note : « son livre tient de l’essai, point du manuel. » L’auteur, dans le court « avant-propos », expliquait ses intentions : il est vrai que les manuels correspondent à un type de pédagogie scolaire ; mais il faut « parvenir à de nouveaux types de synthèse » : « embrasser tous les plans, intégrer les dissemblances, combiner plusieurs interprétations de l’objet, en un mot “Casser” la perception classique. »

Conformément à ce programme, l’auteur a publié, à peine un an plus tard, dans la collection « Textes et documents » du même éditeur, une anthologie intitulée L’administration du xviiie siècle à nos jours, rédigée en partie pour illustrer le volume historique. Dans sa préface, il rappelle que la formation ne doit pas se perdre dans les recettes et que l’anthologie doit servir à faire écho à la variété des points de vue et à « réapprendre les vertus de la perplexité ».

Lors de sa parution, l’histoire a été saluée comme un « ouvrage pionnier », un ouvrage « insolite », le « premier grand traité d’histoire administrative », un « outil exceptionnel ». La méthode « très personnelle », l’abondante documentation, le recours à une large culture, l’originalité des réflexions, la richesse des citations, des allusions et des évocations, l’écriture subjective ont été appréciés. Mais personne n’est allé au-delà de ces premiers commentaires, ni des thèses souvent originales, ni de l’approche et de l’agencement inédits de la matière.

Il y avait probablement, devant la synthèse de Legendre, une perplexité due à la méthode adoptée. Dans ce grand ouvrage historique, pas une page ne reprend le vieux cliché de l’historiographie comme narration, comme historia rerum gestarum. Elle est remplacée par une analyse, par des problèmes, des aspects et des moments clés.

L’adoption d’une historiographie non descriptive est non seulement conforme aux enseignements des courants intellectuels établis parmi les historiens – pour Legendre, la référence la plus immédiate est sans doute le groupe des Annales –, mais représente aussi la meilleure façon de traiter un sujet substantiellement conservateur. C’est un aspect que l’auteur entretient à deux égards. L’unité substantielle du système : « L’administration française est un système juridique, réalisé à partir d’éléments chronologiquement distincts. » La longue période 1750-1950 fut dominée par une évolution équilibrée, à l’exclusion des deux crises trentenaires de 1770-1800 et 1914-1944. Legendre – il est vrai – reconnaît que, dans la longue période des deux derniers siècles, il y a eu deux crises trentenaires, la première issue de la « grande révolution administrative », la seconde du « vieillissement général de la France ». Mais l’auteur précise que ces crises ne rompent pas la continuité administrative. Il suffit de penser que la révolution administrative permet d’amorcer ou de consolider la réalisation des réformes judiciaires initiées par Maupeou sous Louis XV, les réformes militaires du comte de Saint-Germain, et les réformes administratives de Loménie de Brienne, entreprises sous Louis XVI.

L’abandon du récit historique correspond cependant, chez Legendre, à un besoin général de méthode, mais il est aussi, pour ainsi dire, dicté par le sujet. À ces deux raisons s’en ajoute une troisième : l’intérêt historique est un intérêt actuel ; expliquer la superposition des structures administratives, c’est comprendre l’administration d’aujourd’hui. Comme le dit Legendre dans l’introduction de l’anthologie, « l’histoire institutionnelle n’est pas une langue morte ». Du passé, il n’y a donc pas besoin d’une chronique mesquine, ce qui compte c’est la reconstruction des mouvements de fond, aussi parce que l’histoire administrative est souvent une analyse diachronique de réalités toutes présentes.

Cette histoire de Legendre représentait aussi, pour le lecteur d’il y a dix ans, un abandon peut-être trop brutal de deux « mythes » dont s’est nourrie la culture sociopolitique du siècle dernier : la reconnaissance du rôle dominant du droit sur l’administration et la primauté du politique sur l’administratif. Ces « principes prescriptifs » de certains droits d’aujourd’hui ont imprégné l’historiographie, avec deux conséquences différentes. D’une part, l’histoire administrative est conçue comme dominée par la loi et l’histoire de la législation administrative. D’autre part, l’histoire administrative est conçue comme une histoire annexe, mineure par rapport à l’histoire politique, dont elle reprend d’ailleurs la périodisation.

Sous le premier aspect, pour Legendre, les décisions gouvernementales, les actes quotidiens des fonctionnaires, les circulaires, les pressions publiques, sont souvent plus importants que les documents considérés comme plus nobles (lois et arrêts du Conseil d’État). Dans l’introduction à l’anthologie déjà citée, Legendre nous invite à pratiquer la « veille documentaire » et à faire un choix dans l’immense réserve de textes, en nous affranchissant des hiérarchies élaborées par les théoriciens pour les besoins propres du droit administratif.

La centralité du droit pour l’histoire administrative est – pourrait-on dire – une affirmation prescriptive et d’une époque très proche. Elle ne s’applique pas aux années antérieures à ce siècle et ne peut être utilisée aujourd’hui qu’avec une grande prudence.

Cette méthode de réalisation de son programme de travail a pu être également suivie par Legendre parce que les études spéciales et les enquêtes historiques étaient plus nombreuses en France qu’ailleurs. Il suffit de penser à l’intérêt, pas uniquement national, pour la Révolution française et le système centralisé qui lui a succédé, dont témoignent – entre autres – les travaux de Nicholas Richardson, en 1966 sur les seize années de la Restauration (The French Prefectoral Corps 1814-1830), et les histoires des administrations sectorielles, telles que l’Histoire de l’administration des ponts et chaussées de Jean Petot.

L’autre danger est également évité par Legendre – a-t-on dit. Celui de fondre les événements administratifs dans l’histoire politique, et d’appliquer aux premiers les périodisations de la deuxième. Au début de l’ouvrage, l’auteur met en garde : « l’histoire administrative ne peut être enfermée dans les cadres peu formels et trop étroitement politiques de l’histoire constitutionnelle » ; « les transformations de l’administration ne s’expliquent pas seulement par la succession des régimes politiques ». Au contraire, ajoute-t-il dans l’introduction à l’anthologie, « dans la mécanique des crises en France, l’administration est probablement le rouage essentiel, l’organe qui finalement “digère” tout ».

La primauté de la politique sur l’administration est une déclaration prescriptive de l’époque récente : en tant que telle, elle n’était ni valable hier, ni nécessairement réelle aujourd’hui.

Legendre observe à juste titre que les relations politique-administration d’aujourd’hui sont différentes de celles d’hier. Aujourd’hui, il est acquis que la première l’emporte sur la seconde, par le biais des lois, mais que d’autre part, la seconde doit rester sans lien avec la première, à moins que la politique ne devienne le droit. Ces distinctions sont toutefois un apport de ce siècle. Elles étaient inconnues auparavant.

À vrai dire, Legendre va même plus loin, puisqu’il semble se demander si, aujourd’hui encore, ces distinctions sont valables pour les historiens, compte tenu du fait qu’à son tour, l’administration ne suit pas toujours la loi et a souvent sa propre politique.

La méthode suivie par Legendre présente un intérêt particulier pour les études italiennes. En Italie, on peut dire qu’il n’existe pas de véritable historiographie administrative, précisément parce que l’administration est considérée dans un rôle de servante du politique. Les rares personnes qui se sont intéressées à l’administration ont en fait étudié le débat politique sur l’administration ou la législation de l’administration, ou encore les propositions parlementaires de réforme de tel ou tel ministère. La biographie d’un bureaucrate, le processus décisionnel de l’administration, l’histoire d’une direction générale, etc., sont considérés comme secondaires. Entendons-nous bien : cela ne veut pas dire qu’en parlant directement de l’administration, les références au monde extérieur peuvent être évitées. Au contraire, celles-ci devraient peut-être être multipliées, et pas seulement en direction du gouvernement et des affaires politiques. C’est précisément ce livre de Legendre qui montre que l’histoire administrative ne peut ignorer l’analyse de la culture et de la société des bureaucrates. L’origine territoriale et sociale peut être à l’origine de leur plus ou moins grande « fermeture sociale » ou du rôle – d’opposition ou de collaboration – du bureaucrate par rapport à la direction politique. La mentalité et la culture influenceront l’attitude du petit et du grand « commis » à l’égard de l’« administré ». Tout cela ne doit cependant pas faire perdre de vue à l’administration son personnel, les finances publiques, les procédures qui font l’objet principal de l’historiographie administrative.

La perplexité évoquée plus haut devant l’apparition de cet ouvrage de Legendre était aussi l’étonnement devant une synthèse aussi large, réalisée dans un domaine peu cultivé. Un an auparavant, Lucien Mehl, introduisant le volume de Guy Thuillier, Témoins de l’administration, observait : « Il n’existe pas encore… d’histoire de l’administration publique. » Les problèmes administratifs de la fin de l’Ancien Régime sont traités trop brièvement, de même que ceux relatifs à l’action des forces extérieures sur l’administration. Et pourtant, dans l’ensemble, l’effort de synthèse dans un domaine où les travaux de base manquaient n’a pas manqué. L’histoire administrative, malgré les contributions françaises, est en effet considérée comme une partie de l’histoire constitutionnelle et politique, voire de l’histoire spéciale et donc mineure. Elle n’est donc guère cultivée. C’est pourquoi, au moins jusqu’à il y a une dizaine d’années, les plus grandes influences provenaient d’écrits qui n’étaient pas consacrés ex professo à cette histoire.

Il suffit de penser que la description la plus précise des défauts qui ont conduit à la crise des tribunaux de chambre établis par Maximilien est due à l’intérêt porté pour Wetzlar, manifesté par Wolfgang Goethe, qui a consacré une dizaine de pages de Dichtung und Wahrheit à un résumé de l’histoire de ce Tribunal et que ces études historiques sont encore aujourd’hui tributaires de Tocqueville, pour qui le centre de l’action administrative n’est ni la Révolution, ni l’Empire, mais l’Ancien Régime ; qu’il faut encore aujourd’hui relire les Lectures on the Relation between Law and Public Opinion during the Nineteenth Century de Dicey pour trouver un récit de l’interventionnisme étatique croissant du siècle dernier ; que certains passages de Taine sont essentiels pour comprendre l’évolution des institutions et des institutions éducatives au xixe siècle.

D’autres études sur des institutions particulières ont également été publiées, comme celles sur le Treasury anglais (les contributions les plus récentes sont celles de H. Roseveare, The Treasury: the Evolution of a British Institution et The Treasury, The Foundations of Control, publiées respectivement en 1969 et 1973), et sur la naissance du Trésor en France (J. F. Bosher, French Finances 1770-1795: From Business to Bureaucracy, publié en 1970). Ou également celles sur la planification urbaine en France (A. Sutcliffe, The Autumn of Central Paris: The Defeat of Town Planning 1850-1970, également en 1970), sur le soutien de l’État aux arts en Grande-Bretagne (J. Minihan, The Nationalization of Culture: The Development of State Subsidies to the Arts in Great Britain, 1977) et sur l’évolution de l’emploi public au Canada (J. E. Hodgetts, The Canadian Public Service: A Physiology of Government 1867-1970, publié en 1973), mais le retard général des études de base peut être constaté dans les opérations d’ensemble, comme l’anthologie éditée par M. T. Dalby et M. S. Werthmann, sur Bureaucracy in Historical Perspective (1971) et l’excellente anthologie dans Stato e amministrazione éditée par les Quaderni storici (n. 18, 1971).

Ce n’est qu’à une époque plus récente que sont apparues de véritables histoires administratives. Parmi les plus importants, on peut citer des ouvrages comme Constitutional Bureaucracy (1969) de Henry Parris sur l’Angleterre, et The European Administrative Elite (1973) d’Armstrong, consacré à la France, l’Angleterre, l’Allemagne et la Russie.

L’ouvrage de Parris couvre une période de près de deux siècles, de 1780 à nos jours. Il examine l’origine de l’emploi public avec le déclin des nominations politiques et les accommodements successifs entre ministres et bureaucrates. Il s’agit d’une étude d’une grande richesse, mais limitée aux affaires internes de la bureaucratie (et principalement de la haute bureaucratie) et à ses relations avec la politique. En revanche, l’ouvrage de Legendre examine également les changements dans les structures et les fonctions publiques, ainsi que les relations qui s’établissent entre l’administration et la société, dans les différentes phases de l’histoire administrative.

L’ouvrage fondamental d’Armstrong couvre également quelque deux siècles d’histoire (bien qu’avec des points de départ différents d’un pays à l’autre). Et son analyse s’enracine dans la relation entre la société et le personnel bureaucratique, dont le recrutement, la socialisation familiale et par les pairs à l’adolescence, l’éducation scolaire et universitaire, la scolarité et la formation universitaire, et enfin les modes d’induction dans l’administration, les modèles et perspectives de carrière, et l’influence de l’expérience professionnelle dans les administrations territoriales sont autant d’éléments pris en considération. Pour cette largeur de vue, la recherche d’Armstrong reste également centrée sur le personnel administratif, ou plutôt sur l’élite administrative. Cependant, sa recherche vise à identifier les faits qui ont influencé l’attitude interventionniste et le rôle de la haute bureaucratie dans le développement économique.

Mais revenons à l’histoire de Legendre. Le motif dominant de l’œuvre est la continuité administrative : « L’armature administrative mise au point sous la Révolution et l’Empire est demeurée intacte dans ses grandes lignes au xxe siècle. » L’administration est le principal responsable de la « persistance » de la discipline juridique, et cause de la continuité et du glissement insensible des institutions. Les structures administratives révèlent, dans l’histoire, leur capacité à intégrer rapidement de nouvelles institutions. Les modifications administratives qui changent les équilibres sociaux se manifestent dans les changements des régimes : les propositions des réformes judiciaires, militaires, administratives et urbanistiques initiées sous Louis XV et Louis XVI ont été menées à leur terme avec la Révolution.

Le leitmotiv de cette continuité est la présence diffuse de l’instance paternelle. En effet, selon Legendre, il n’y a pas d’opposition entre l’État libéral et l’État interventionniste. Ce contraste a un caractère idéologique, mais il est dépourvu de signification historique. Les institutions du xixe siècle ont servi, sans changement radical, les nouvelles politiques du siècle suivant. Pour Legendre, la formule État-gendarme doit être abandonnée, car elle est insuffisante et dépourvue de signification historique pour l’histoire administrative parce que l’administration libérale est liée au colbertisme de l’époque de Louis XIV, et de l’État paternel on passe sans cesse à l’État providentiel, version française du « Welfare State ».

La centralisation est l’outil essentiel de l’omniprésence de l’État. Elle a conduit à la suppression des intermédiaires politiques et à la création d’une administration pyramidale, constituée d’une chaîne d’exécution continue du centre à la périphérie, au milieu de laquelle se trouve le préfet, fonctionnaire « à double sens » : représentant de l’État et correcteur des excès de l’absolutisme administratif.

Dans l’analyse de Legendre, quatre thèmes principaux s’articulent et se déroulent autour de trois points de vue. Les thèmes sont : les données territoriales et la centralisation ; l’étatisme et le rôle dominant de l’administration, arbitre de tous les conflits ; la bureaucratie, critiquée mais aussi souhaitée, moyen essentiel ; la science administrative, développée comme science juridique. Les points de vue sont : celui de l’action des forces externe ; celui de l’analyse interne, morphologique ; celui de l’ensemble, de l’administration-système.

Legendre reviendra plus tard sur ces thèmes par des études, des essais et de brèves notes. Le centralisme et le culte de la loi, le pouvoir des « docteurs », « producteurs de logique », et le rôle du Conseil d’État, institution-phare du système administratif, feront l’objet de l’important article publié en 1971 dans la Revue internationale de droit comparé sur « La facture historique des systèmes. Notations pour une histoire comparative du droit administratif français ». La nécessité d’élargir l’analyse d’un point de vue strictement technique à la fonction politique et au rôle social de la bureaucratie est réitérée dans les notes sur « Le régime historique des bureaucraties occidentales. Remarques sur le cas français » (paru dans la Revue internationale des sciences administratives en 1972) et dans « La bureaucratie, la science et le rendement » (Bulletin de l’Institut d’Administration Publique, 1973) ainsi que dans les deux écrits sur l’histoire des cabinets ministériels, dont le premier est paru dans le volume sur Les superstructures de l’administration centrale (1973), et le second dans le volume Origines et histoire des cabinets des ministres en France (1975).

Mais c’est surtout dans son dernier livre, une publication curieuse et pas toujours convaincante, que Legendre « revisite » les thèmes qui lui sont les plus chers, avec l’intention de les analyser d’un point de vue sociologique, psychanalytique et anthropologique. Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote est le titre de ce volume (1976), dans lequel l’auteur analyse les croyances et les symboles du pouvoir. Selon Legendre, les sciences administratives traditionnelles ont empêché l’anthropologie et la psychanalyse d’accéder au mythe de l’État. Au contraire, selon lui, sans l’analyse des croyances et des symboles, la machine du pouvoir devient incompréhensible et importante seulement pour des catégories juridico-formelles. L’analyse de Legendre s’applique à la mythologie légaliste, qui parvient à panser les plaies du corps bureaucratique causées par les réformes ; aux croyances du centralisme jacobin ; et enfin à la doctrine juridique et au droit utilisé comme instrument éthique au service d’un seul principe politique, l’amour du pouvoir. Mais ce n’est qu’en allant plus loin, en tentant de comprendre de nouveaux visages et aspects du droit, que l’analyse de Legendre se révèle finalement faible ; ainsi, dans un premier temps, le cas intéressant du succès et de la lente disparition du « mythe » de la planification budgétaire est signalé, mais pas analysé comme il aurait dû l’être. Mais il est probable que, plus que l’historique des institutions, c’est le Legendre psychanalyste freudien qui est ici présent. Legendre a donné des cours à Vincennes, au département de psychanalyse, sur les rapports entre psychanalyse et institutions. Et le fruit de ses études psychanalytiques est au moins aussi abondant que celui de ses recherches historiques. On pense à son essai sur L’amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique (1974), aux articles de la revue Vel, aux contributions au congrès « Sexualité et politique » (« Le sexe et la loi. Notes sur la division des sexes selon le mythe chrétien ») et au Congrès international de psychanalyse de 1976 (« L’oubli du sexe. Le mot de la femme selon le texte occidental »).

Le « fil rouge » qui unifie cette période de Legendre est donc constitué non seulement par sa « fidélité » à certains thèmes, mais aussi par son intérêt pour une étude non juridique (et donc historique, sociologique, anthropologique) de l’administration. Une des observations qui revient le plus souvent chez Legendre est que l’administration doit aussi sa force au fait qu’elle a réussi à exclure la possibilité d’appliquer en son sein des analyses non juridiques. D’où le programme de travail alternatif de Legendre, qui s’est plongé dans l’histoire et les mythes bureaucratiques. C. A. Miller, dans son ouvrage The Supreme Court and the Uses of History (1969), mettait en évidence la manière dont la science juridique se réapproprie l’histoire du droit elle-même, en l’adoptant comme « category of legal rasoning ». Miller a pu identifier pas moins de cinq « usages » de l’histoire par les juristes (en l’occurrence, par la Cour suprême) dans une fonction « prescriptive » visant à convaincre le public de l’interprétation des règles. L’histoire, les mythes et les croyances administratives peuvent à leur tour être utilisés par le droit, qui « digère » également ces nouveaux points de vue et réaffirme ainsi sa centralité.

Le mérite du travail de Legendre de ces années est précisément d’expliquer pourquoi tous les points de vue de l’étude du droit – de l’historique au sociologique en passant par l’anthropologique – doivent être pris en compte. Mais c’est surtout l’analyse juste de cette histoire administrative qui montre que l’étude du droit est trop importante pour être laissée aux seules mains des juristes. En ce sens, Legendre est fidèle au programme qu’il avait lui-même énoncé en 1971 lors du colloque de l’Institut français des sciences administratives sur l’Histoire de l’administration (dont les actes ont été publiés, sous le même titre, un an plus tard par les éditions Cujas) : il faut surmonter la méthode traditionnelle de l’étude juridique sans renoncer à l’utiliser. Il est nécessaire de rattacher l’histoire de l’administration aux courants modernes de la recherche historique et notamment aux travaux qui tentent de combiner l’historiographie classique avec les enquêtes statistiques ou avec les concepts opérationnels de la sociologie ; enfin, l’histoire comparée doit être développée pour comprendre la cohérence des systèmes dans l’espace européen.

Sabino Cassese

Sabino Cassese est diplômé en 1956 à Pise où il a été élève au Collège juridique de l’École normale supérieure. Il est Professeur à la School of Government auprès de l’Université LUISS de Rome et il a été Professeur des universités d’Urbino, de Naples, de Rome La Sapienza et de l’École normale supérieure de Pise. Il a été ministre de la fonction publique du 50e Gouvernement de la République italienne présidé par Carlo Azeglio Ciampi, et juge de la Cour constitutionnelle italienne. Il est docteur « Honoris causa » des universités d’Aix-en-Provence, Cordoba, Paris-Panthéon-Assas, Castilla-La Mancha, Athènes, Macerata et de l’Institut universitaire européen de Florence et Rome. Il est Professeur émérite à l’École normale supérieure de Pise et Juge émérite de la Cour Constitutionnelle italienne.