Pourquoi obéissons-nous aux normes ? Jürgen Habermas et la tension entre efficience et légitimité
C
omment rendre compte du respect des prescriptions en vigueur dans une société ? Si cette question est assez longuement débattue par Jürgen Habermas dans Raison et légitimité (1973), elle connaît une sorte de retournement dans Droit et démocratie (1992). C’est cette mutation que le présent article voudrait analyser.
De manière générale, il s’agit de réfléchir à ce qui articule l’obéissance effective aux normes (leur respect en tant qu’il est susceptible d’être observé empiriquement) et leur légitimité (leur justification de principe). Ces deux thèmes apparaissent dans Raison et légitimité, qui parle, en référence au premier, de « normes factuellement valides » et, en référence au second, de la « validité normative » des décisions publiques. De manière similaire, Droit et démocratie distingue la « valeur sociale » de la « légitimité » des normes. Habermas définit leur valeur sociale comme la « possibilité de s’attendre à [leur] obéissance factuelle moyenne », autrement dit comme leur degré d’efficience dans une société donnée. La légitimité des normes, quant à elle, désigne leur « justification possible ». Le problème est alors de savoir s’il y a une corrélation entre la croyance en la légitimité et l’efficience des normes, voire entre leur légitimité tout court et leur efficience.
Assurément, la légitimité ne saurait se fonder sur l’obéissance factuelle : ce n’est pas parce qu’une norme est obéie qu’on peut la considérer comme juste. Mais, à l’inverse, la légitimité est-elle susceptible de conditionner le respect factuellement accordé à une norme ? Encore une fois, cela n’a rien de nécessaire, car on peut juger qu’une norme est légitime et décider de ne pas lui obéir – aussi bien qu’on peut décider d’obéir à une norme qu’on tient pour illégitime. Pour autant, il n’est pas exclu que la reconnaissance de légitimité joue un certain rôle eu égard à l’obéissance de fait. C’est précisément l’hypothèse que fait Habermas. Pour lui, l’efficience de la norme aurait un rapport avec sa capacité à se justifier.
C’est là, on va le voir dans les deux premières parties de l’article, un thème amplement exploré dans Raison et légitimité. Toutefois, un autre thème surgit quelques années plus tard, qui constitue l’une des clés de Droit et démocratie. Dans cet ouvrage, qui sera évoqué dans les deux dernières parties de l’article, l’enjeu n’est plus de montrer que l’acceptabilité rationnelle est une condition du respect de la norme. Il est de tirer les conséquences de la fragilisation de l’ordre social que l’exigence d’acceptabilité peut engendrer. En effet, la recherche de l’entente rationnelle est susceptible de conduire, paradoxalement, à la dissension et au discrédit des normes problématisées dans la discussion.
Quelle est la solution de cette difficulté ? Elle est contenue dans le titre français de l’ouvrage de 1992. Le titre allemand, Faktizität und Geltung, c’est-à-dire « factualité et validité », présente le problème, et le titre français la solution, à savoir l’association du droit et de la démocratie, en un mécanisme qui à la fois, dit Habermas, limite et libère les mécanismes de la communication.
L’objectif du présent article est de repérer la motivation qui amène Habermas, dans les années 1990, à abandonner la méfiance qu’il manifestait antérieurement à l’égard des institutions publiques et à admettre l’entrelacement du droit et de la démocratie. Mais aussi de se demander si, face aux menaces que l’exigence de rationalisation des normes fait potentiellement peser sur l’intégration sociale, le droit peut être considéré comme un remède suffisant.
Qu’est-ce qu’une norme légitime ?
Revenons à l’exploration des causes de l’obéissance aux normes. L’analyse de Habermas ne présuppose pas, insistons sur ce point, que la norme obéie soit forcément juste. En revanche, elle admet qu’il y a là un enjeu pour l’intégration sociale. Car, pour lui, la fonction des normes est de permettre la coordination de l’action en stabilisant les attentes de comportement.
En effet, pour agir, chacun a besoin de pouvoir compter sur le fait que les autres se conforment, au moins approximativement, aux normes de l’agir telles qu’elles sont communément admises. Ainsi, on ne peut s’inscrire dans un projet collectif que si l’on suppose que ses partenaires respectent les règles définies de concert. A contrario, si l’obéissance aux normes était entièrement contingente, nous aurions affaire à une société chaotique, dans laquelle le nouage des actions individuelles deviendrait aléatoire. Le problème que pose Habermas n’est pas de savoir comment échapper à la violence naturelle entre les hommes, mais comment se coordonner avec autrui. La seconde question est proche de la première, mais on passe d’une problématique des conditions de l’ordre social à celle des conditions de la coopération. C’est ce que Habermas nomme l’intégration sociale. Donc, pour rendre compte de la coopération, il faut élucider la motivation qu’ont les agents sociaux à agir conformément à la norme :
Il faut expliquer comment des acteurs dont les décisions sont libres se laissent, d’une façon générale, lier par des normes, autrement dit comment ils se laissent obliger par celles-ci et se trouvent réaliser les valeurs correspondantes.
Parmi les réponses les plus communément proposées, on trouve l’habitude, la crainte de la sanction et l’intérêt. Ces réponses reviennent à séparer le thème de la justification des normes et celui de son efficience. Car les facteurs mentionnés, quoique très différents les uns des autres, relèvent tous d’une causalité empirique. Expliquer le respect de la norme par la routine, la peur du gendarme ou les bénéfices liés à l’obéissance équivaut à en rendre compte à partir de causes contingentes – tant il est vrai que les habitudes, les peurs et les désirs varient d’un individu à l’autre. Or peut-on en rester là ? Une norme n’a-t-elle pas besoin, pour être obéie, d’être considérée comme légitime ?
On rencontre ici un questionnement de type kantien, mais avec un déplacement significatif. Kant lui aussi s’interroge sur ce qui motive un individu à obéir aux normes : par exemple, est-ce par inclination ou par devoir qu’un commerçant ne fait pas surpayer le client inexpérimenté ? Toutefois, pour Kant, il n’y a pas lieu de réfléchir spécifiquement à la croyance en la légitimité. Pour lui en effet, l’origine du commandement (la raison s’il s’agit d’une norme pure ou la sensibilité dans le cas de l’inclination), et partant sa force d’obligation, se manifestent au sujet de manière claire. Habermas ajoute la problématique de la reconnaissance de la validité de la norme. En effet, pour lui, cette validité se présente comme une prétention faillible à laquelle on peut ou non acquiescer. Dès lors, la question à se poser est double. Tout d’abord pouvons-nous admettre qu’une norme puisse (au moins parfois) prétendre à juste titre à une légitimité intrinsèque ? Mais ensuite – et nous retrouvons ici le point de départ de notre article – la motivation factuelle d’un agent à obéir à la loi est-elle liée à une éventuelle prétention de la loi à être intrinsèquement juste ?
Pour certains philosophes, le respect de la loi n’a rien à voir avec la question du juste. Examinons brièvement quelques arguments paradigmatiques avant de présenter la réponse de Habermas.
Pour Karl-Heinz Ilting, le respect d’une norme s’apparente au respect d’un contrat passé entre l’agent singulier et la puissance publique. Tout contrat repose sur des besoins ou des intérêts. Le respect de la norme ne requiert pas, pour les co-contractants, de justification générale, car il suffit qu’il soit conforme aux intérêts particuliers de chacun. Chez Niklas Luhmann, par ailleurs, les prétentions à la validité des normes jouent certes un rôle, mais seulement en tant qu’illusions nécessaires au fonctionnement du système. L’ordre normatif est rendu légitime par sa seule efficacité – étant entendu que cette efficacité s’apprécie eu égard à l’ordre social global. Il est donc vain de prétendre examiner la norme en elle-même. Werner Becker, enfin, dans La liberté selon notre opinion, examine la question de l’adhésion des citoyens à un ordre normatif, par exemple à un régime politique. Pour lui, on est attaché à un régime parce qu’il satisfait des intérêts subjectifs, le plus fondamental étant la stabilité de l’ordre public. Dès lors, il est illusoire de prétendre justifier un régime à partir de valeurs qui, au-delà de ces intérêts, auraient une validité générale. Comme le note Habermas, la démarche de W. Becker est apparentée à celle de Hobbes. Chez Hobbes, comme on le sait, l’État est vu comme un remède à la guerre civile. Son origine est un calcul « rationnel » – la rationalité se définissant comme la découverte des moyens efficaces en vue de la fin poursuivie. Chez Becker comme chez Hobbes, il n’y a pas d’appui sur des valeurs au sens de principes qui pourraient valoir indépendamment des intérêts du sujet qui cherche à réaliser sa fin. De manière cohérente, pour Becker, les arguments politiques ne sont que des supports publicitaires ou des armes rhétoriques, et non des contributions au développement de théories vraies. Leur but est d’exercer des effets dans l’espace public, mais non pas de créer une acceptabilité rationnelle. Dans la perspective de Becker, on respecte la loi parce qu’on considère que le sacrifice exigé est un bon compromis. Par exemple, on paie ses impôts pour éviter la faillite de l’État – qui serait pour chacun infiniment plus coûteuse que le paiement de ses impôts. Plus précisément, le compromis est lié au fait que le système normatif ne fait pas peser sur soi des charges excessives par rapport aux autres.
Toutes ces analyses rappellent la thèse fameuse de Kant, dans le traité Pour la paix perpétuelle : même un « peuple de démons » serait capable de résoudre le problème de l’institution de l’État à condition que ceux-ci disposent d’un entendement. L’obéissance aux normes ne repose pas sur des valeurs ni sur des raisons idéales, mais sur la recherche des bénéfices liés à l’obéissance, ou sur la crainte des coûts liés à la désobéissance.
Or, pour Habermas, l’hypothèse des démons rationnels n’est pas suffisamment explicative. À ses yeux, on est prêt à obéir à une norme non seulement parce qu’on juge que cette obéissance est utile mais aussi parce qu’on tient la loi pour juste en général. Les arguments qu’il propose sont de différents types :
1o Comme les intérêts sont fluctuants, les normes ne seraient pas obéies de manière habituelle si elles ne reposaient que sur ces derniers. Or, dans l’expérience, on observe plutôt une stabilité dans le respect des normes :
Si des motifs empiriques (comme l’inclination, l’intérêt, la peur des sanctions) soutiennent seuls l’accord, on ne voit pas pourquoi [l’agent social], dès que ses motifs originaux changent, devrait encore se sentir lié à la norme convenue.
2o Le respect de la loi suppose toujours une part de sacrifice. Or rien n’assure que suivre la loi soit, du point de vue de l’individu, plus avantageux que de ne pas la suivre. Par exemple, j’ai certes intérêt à ce que l’État ne fasse pas faillite. Mais l’État restera prospère si je suis le seul contribuable à ne pas payer mes impôts. Donc, du point de vue de mes intérêts propres, il est absurde que je les paie si je peux efficacement tromper le percepteur. L’obéissance aux normes doit reposer sur un autre motif que sur la poursuite des seuls intérêts particuliers :
Si des décisions contraignantes […] peuvent être prises indépendamment de la contrainte exercée concrètement et de la menace manifeste d’une sanction, et néanmoins être imposées régulièrement, même contre l’intérêt des gens concernés, elles doivent pouvoir être considérées comme la réalisation de normes reconnues [comme justes].
3o Si l’on suit Becker, le jugement selon lequel une loi est conforme à mes intérêts repose sur l’idée d’une répartition équitable des charges. Mais comment juger d’une telle conformité sans faire usage d’une certaine conception de la justice ? L’analyse de Becker prétendait en faire fi, mais on voit qu’elle est indispensable.
En définitive, Habermas retrouve une thèse fondamentale de Max Weber, que d’ailleurs il cite abondamment : la croyance à la légitimité constitue un aspect essentiel de l’efficience des normes :
L’ordre que l’on respecte uniquement pour des motifs rationnels en finalité [c’est-à-dire, explique Habermas, en vue du succès] est en général beaucoup plus instable que si l’orientation se fait purement et simplement en vertu de la coutume, en raison du caractère routinier d’un comportement ; c’est même là, de toutes les espèces d’attitudes intimes, la plus courante. Néanmoins cet ordre est encore incomparablement moins stable que celui qui s’affirme grâce au prestige de l’exemplarité et de l’obligation, je veux dire de la légitimité.
Dans ce texte, Weber analyse ce que Habermas nommera plus tard la valeur sociale des normes. Il en énumère les conditions et les évalue du point de vue de leur efficacité. Au plus bas, on trouve l’intérêt, puis, sur une échelle croissante, la coutume, la routine, et enfin la légitimité, laquelle s’exprime dans l’exemplarité reconnue à certains comportements et dans l’effet d’obligation que produisent les normes en vigueur. La thèse fondamentale de Weber est que les ordres sociaux ne sont durables qu’en tant qu’ordres légitimes. Mais la manière dont il entend la légitimité, on va le voir, porte en germe les critiques que lui adressera Habermas.
Le débat avec Weber
La question est celle-ci. Nous admettons avec Weber qu’une norme est d’autant mieux obéie qu’elle est reconnue comme légitime. Quel est toutefois le statut de cette reconnaissance ? A-t-elle un lien avec une authentique légitimité ? En d’autres termes : pour qu’un ordre politique soit stable, faut-il simplement qu’il soit considéré comme légitime ou faut-il qu’il puisse véritablement établir sa légitimité ?
Pour Habermas, il ne s’agit pas de platement recommander que les normes soient légitimes, ni de soutenir, non moins banalement, que les normes qui peuvent prouver leur légitimité sont supérieures à celles qui ne le peuvent pas. Il s’agit d’examiner l’hypothèse selon laquelle des normes seraient d’autant plus aisément obéies que leur légitimité pourrait être vérifiée dans une discussion argumentée. Habermas défend cette position en affirmant que la reconnaissance de la validité d’une norme ne se réduit pas à un phénomène psychologique mais a, d’abord et avant tout, comme il dit, des conditions logiques.
Pour comprendre cette assertion, considérons l’hypothèse opposée. Elle consisterait à soutenir que les croyances dans la légitimité se distinguent les unes des autres, non par leurs justifications possibles, mais par les affects attachés à chacune d’entre elles. Selon cette analyse, la reconnaissance de normes liée à de mauvaises raisons (par exemple sous l’influence du marketing politique ou tout simplement par préjugé) pourrait se traduire par le même effet de stabilisation des attentes de comportement qu’une reconnaissance de normes qui reposerait sur de bonnes raisons (par exemple sur un plaidoyer raisonnable ou sur un débat ouvert). C’est là, selon Habermas, ce que pense Weber, qui, comme on le sait, réduit les conflits de valeurs à une « guerre des dieux » sans solution rationnelle. En effet, chez Weber, pour qu’un ordre politique soit stable, il suffit qu’il soit tenu pour légitime, quand bien même cette légitimité serait illusoire.
La position de Habermas est tout à fait différente. Pour lui, la légitimité se définit à partir de la capacité des sujets à mobiliser, dans le cadre d’une discussion ouverte, de « bonnes raisons » pour la défense d’une norme. Son analyse repose sur la conception de la vérité qu’il défend depuis la fin des années soixante (et qu’il maintient dans les années quatre-vingt-dix, au moins s’agissant de la validité normative), à savoir sur l’identification de la validité et de l’acceptabilité de principe. Le lieu de mise en évidence de cette acceptabilité est l’agir communicationnel par opposition à l’agir stratégique.
Rappelons ces concepts en quelques mots. Habermas définit l’agir communicationnel comme l’échange linguistique qui vise l’entente, et l’oppose à l’agir stratégique, dans lequel chaque locuteur poursuit un succès personnel, au besoin par la manipulation d’autrui. Il y a agir communicationnel quand les locuteurs se comportent de manière autonome et sincère, quand toute personne concernée est autorisée à s’exprimer et à mettre en question toute assertion, quand enfin les interlocuteurs soumettent leurs prétentions à la validité à la reconnaissance intersubjective. L’entente à laquelle ils parviennent constitue alors un critère suffisant de la validité de l’assertion en débat :
Afin de distinguer des énoncés vrais et des énoncés faux, je me réfère au jugement d’autres personnes, plus précisément au jugement de tous les autres avec lesquels je pourrais engager une conversation (en y incluant de manière contrefactuelle tous les interlocuteurs que je pourrais rencontrer si ma biographie était coextensive à l’histoire de l’humanité). [...] La vérité d’une proposition signifie la promesse d’aboutir à un consensus rationnel sur tout ce qui a été dit.
Pour Habermas, ne peut être considéré comme vrai ou comme juste qu’un énoncé susceptible d’être défendu de manière argumentée dans une discussion de ce type. Pour revenir au lien entre obéissance et légitimité, sa thèse signifie qu’une norme arbitraire a plus de mal à s’imposer factuellement (à acquérir une « valeur sociale »), qu’une norme défendable.
Certes, face à une telle thèse, les objections ne manquent pas. Comment s’accorde-t-elle avec l’existence, en tous lieux et en tous temps, de dispositions juridiques à l’évidence malfaisantes et pourtant avalisées par les populations ? Comment comprendre, si Habermas a raison, que tant de législations autoritaires, intolérantes, machistes, homophobes, etc., recueillent l’adhésion au moins majoritaire des citoyens concernés ?
En réalité, Habermas ne soutient pas que, dans une discussion sur les normes, les mauvais arguments seraient ipso facto stigmatisés, ni que leurs défenseurs seraient immanquablement contraints de faire amende honorable. Son étude porte sur ce qu’implique la prétention d’un acte de parole (par exemple d’une injonction à suivre telle ou telle règle de comportement) à être valide. À ses yeux en effet, une assertion émise par un locuteur quelconque n’est coordonnante que si elle obtient l’assentiment de son auditeur. En d’autres termes, elle ne peut déboucher sur une action commune loyale que si elle est reconnue, par ce dernier, comme valide. Or un tel assentiment ne peut être acquis que si le locuteur joue le jeu de l’argumentation rationnelle, c’est-à-dire se refuse à tout autoritarisme, prend en compte l’avis de toute personne concernée, fournit de bonnes raisons en soutien de son assertion, répond aux objections et est prêt, s’il est incapable d’argumenter jusqu’au bout, à reconnaître l’invalidité de sa position. Telles sont, parmi d’autres, les règles de l’agir communicationnel. La thèse de Habermas n’est pas que le respect de ces règles relèverait d’une nécessité mécanique, mais qu’il est fonctionnel eu égard à la coordination avec autrui. Pour lui, chaque interlocuteur, s’il veut convaincre autrui et pouvoir compter sur lui, est amené à se soumettre aux conditions précitées. En d’autres termes, la rationalité est une condition de l’argumentation. Or ceci a pour effet, tendanciellement, que les interlocuteurs en viennent à écarter les assertions infondées et à ne retenir comme valides que les affirmations assorties de bonnes raisons.
L’analyse porte sur les conditions immanentes de l’échange linguistique qui vise l’entente. Celles-ci dessinent ce que Habermas nomme la « situation idéale de parole ». Il n’a cependant aucune peine à reconnaître que, dans la vie ordinaire, les échanges ne sont pas rationnels ou ne le sont que partiellement. Car, comme nos convictions, les discussions réelles n’obéissent pas seulement aux lois de l’échange linguistique mais aussi à des motifs psychologiques et sociologiques, à des visées d’identification ou de distinction, sans même parler de notre propension à l’incohérence. Toutefois, pour lui, quand un locuteur prétend que son assertion est vraie, il est conduit, par la logique même de son acte de parole, à répondre avec sincérité aux demandes de justification et aux objections. De ce fait, soutient Habermas, une norme susceptible d’être défendue dans une discussion ouverte se prête plus à la reconnaissance qu’une norme indéfendable rationnellement. Si l’on identifie ce qui est juste à ce qui défendable dans une discussion qui respecte les règles de la situation idéale de parole, nous sommes aptes, en droit, à distinguer une norme juste d’une norme injuste, et c’est à la première que l’adhésion s’impose, au moins si nous suivons la logique des échanges linguistiques. C’est en ce sens qu’il y a un lien entre acceptabilité rationnelle et obéissance de fait : nous avons tendance à obéir à ce que nous considérons comme légitime, et nous avons tendance à considérer comme légitime ce qui se laisse défendre dans une discussion ouverte
Faut-il déduire de ce qui précède que l’obéissance à la loi ne repose finalement que sur la reconnaissance de sa légitimité ? Cette question n’est pas problématisée dans Raison et légitimité. Mais elle l’est dans Droit et démocratie, où Habermas répond négativement. Selon ce dernier ouvrage, le droit doit laisser ses destinataires libres, au cas par cas, d’obéir à la loi parce qu’elle est juste ou parce qu’il est de leur intérêt propre de leur obéir. Il doit « leur permettre de passer vis-à-vis du droit de l’attitude performative à l’attitude objectivante de l’acteur qui se détermine sur la base d’un calcul d’utilité ». Cela signifie que je dois pouvoir, d’une part, me rapporter à la norme sur un mode utilitaire, en comparant les coûts et les avantages, respectivement, de l’obéissance ou de la transgression (c’est ce que Habermas nomme une attitude « objectivante » ou « stratégique »). Mais que je dois pouvoir aussi, d’autre part, chercher à m’entendre avec autrui sur le contenu même de la norme, et mettre en place les règles d’un agir commun (c’est ce que Habermas nomme une attitude « performative » ou « communicationnelle »).
Prenons un exemple. Pourquoi est-on incliné à respecter le code de la route ? D’un point de vue habermassien, on répondra qu’il y a deux raisons complémentaires. On éprouve régulièrement ce code comme une pure contrainte, et on ne s’y soumet alors que par crainte du gendarme. Mais souvent, aussi, on s’y conforme par conviction, c’est-à-dire parce qu’on le juge justifié : ce qui signifie que, si l’on participait à un débat à son sujet, on plaiderait en sa faveur. Pour le sujet engagé dans une action stratégique, la norme est un fait social parmi d’autres, qui limite ses marges de manœuvre de façon externe. En revanche, pour le sujet d’une action communicationnelle, la norme est reconnue comme une obligation qui transcende ses intérêts particuliers. Se rapporte-t-on alors à la norme comme à une contrainte externe ou comme à l’objet d’un consensus ? La thèse originale de Habermas est qu’une norme, pour être efficiente, doit autoriser, alternativement, les deux attitudes :
La validité juridique d’une norme signifie que les deux aspects sont garantis : la légalité du comportement au sens d’une obéissance moyenne à la norme, si nécessaire obtenue de force par des sanctions, et la légitimité de la règle elle-même, rendant à tout moment possible une obéissance à la norme en raison du respect de la loi.
Pourquoi cette double exigence ? En premier lieu, une norme qui ne serait pas assortie de sanctions, et ne compterait pour s’imposer que sur l’argumentation rationnelle, serait sans force. En second lieu, une norme qui ne pourrait être légitimée dans une discussion rationnelle, donc ne pourrait être considérée comme acceptable, ne pourrait pas compter sur la loyauté des agents sociaux. Les deux raisons sont de natures entièrement différentes. Toutefois, elles sont complémentaires parce qu’elles font appel aux deux types d’agir possibles selon Habermas, à savoir celui qui vise le succès et celui qui vise l’entente. Le droit prend un « visage de Janus » en étant tourné, d’un côté, vers ses destinataires, de l’autre, vers ses auteurs.
En définitive, selon Habermas, une norme a des chances d’être factuellement obéie pour autant qu’elle est susceptible d’être défendue dans une discussion rationnelle et qu’elle est telle que son respect est accompagné de récompenses ou sa transgression de sanctions. Mais ce double réquisit suffit-il à rendre compte de la fonction du droit positif dans une société ? C’est la question qu’il faut maintenant poser.
Le droit démocratique, un remède à la fragilisation de l’ordre social ?
Jusque dans ses écrits des années 1990, Habermas affiche une certaine indifférence à l’égard du rôle des institutions dans la démocratie. Ou plutôt, opposant l’espace public et les institutions du pouvoir, il n’attribue de fonction réellement démocratisante qu’au premier. Avant Droit et démocratie, il considère manifestement que la démocratie se situe du côté de la critique et de la parole spontanée. La loi, comme obligation institutionnalisée, paraît plutôt en menacer la vitalité. Seule la discussion publique – si elle n’est pas vassalisée par les intérêts dominants – semble à même d’assurer la démocratisation de la société.
Or, dans Droit et démocratie, la perspective change. Le problème alors soulevé n’est plus seulement celui de la motivation requise par l’obéissance à la norme, mais aussi celui d’un possible conflit entre la validité et l’efficience sociale de la norme. Habermas parle à ce propos de « tension explosive ». Qu’y a-t-il donc de contradictoire entre les deux exigences ?
Rappelons, à titre préliminaire, la distinction entre l’agir communicationnel et la discussion chez Habermas. Alors que l’agir communicationnel nomme la coordination linguistique simple par échange d’informations, la discussion désigne une confrontation d’arguments destinée à résoudre un désaccord. La discussion est une activité réfléchie qui n’intervient que lorsque la communication première est perturbée, c’est-à-dire lorsque le consensus sur le vrai ou le juste ne peut être établi spontanément. Alors on passe à l’explicitation du désaccord et à une tentative de résolution.
Ainsi, montre Droit et démocratie, la discussion suspend l’action. Une norme, par exemple, ne peut pas être en même temps débattue et efficiente. Or une discussion est potentiellement sans fin – Habermas rejoignant ici la vision peircienne selon laquelle le réel est ce sur quoi la communauté des chercheurs s’accorderait si l’enquête se poursuivait à l’infini. Au demeurant, sans même faire l’hypothèse d’une recherche interminable, c’est un fait que les discussions consomment une énergie propre et exigent des efforts d’organisation spécifiques. Surtout, elles peuvent provoquer de la dissension. Car la recherche de l’entente à propos des normes suppose inévitablement de prendre au sérieux l’idée qu’elles pourraient être injustes, ce qui a pour effet d’ébranler la reconnaissance des normes en question. Toute recherche de consensus risque d’augmenter le dissentiment, ne serait-ce qu’en rendant explicites des motifs de désaccord jusque-là latents. La discussion, donc, emporte avec elle un risque de conflit difficile à contrôler :
Les ressources propres [de l’activité communicationnelle] ne lui permettent de domestiquer le risque de dissension qui lui est inhérent, qu’au moyen d’un accroissement des risques, autrement dit par la discussion permanente.
L’échec de l’entente entraîne alors des blessures psychologiques et la tentation, soit de renoncer à résoudre le problème en jeu, soit de passer à l’action stratégique (séduction, rapports de pouvoir ou de force, etc.). La recherche de l’entente sur les normes menace finalement l’intégration sociale :
Le problème d’une intégration sociale des mondes vécus différenciés, pluriels et désenchantés doit s’aggraver dès lors que s’accroît en même temps le risque de dissension […]. Suivant ce scénario, le besoin croissant en force d’intégration sociale surchargera inévitablement la capacité du seul mécanisme qui subsiste, celui de l’entente.
La motivation rationnelle à se mettre d’accord, qui repose sur la faculté de dire non, a, certes, l’avantage de permettre, sans emploi de la force, une stabilisation des attentes de comportement. Mais [si l’entente ne reposait que sur la discussion], le risque de dissension […] rendrait [l’]intégration sociale […] tout à fait invraisemblable.
Cette analyse, tout à fait paradoxale chez le chantre de la discussion rationnelle, renvoie à des expériences banales. Songeons aux conflits qui naissent dans une communauté de travail peu hiérarchisée comme le milieu universitaire. Là, parce qu’il est indispensable de s’entendre pour mener à bien un projet collectif, les différences de valeur ou de tempérament génèrent régulièrement des conflits qui peuvent aboutir au blocage de l’action. Les conventions, une fois qu’elles auront passé avec succès l’épreuve de la discussion, seront sans doute d’autant plus reconnues et solides. Mais le moment de la discussion implique, pour elles, une mise en cause qui peut se traduire par l’impossibilité d’une action commune.
Y a-t-il sur ce point des remèdes ? Il existe une première solution à la tension possible entre efficience et prétention à la légitimité, à savoir ce que Habermas nomme le monde vécu. Celui-ci désigne pour lui l’arrière-plan des convictions communes qui ne sont pas problématiques : le « roc large, inébranlable et profond, des modèles d’interprétation, des loyautés et des habiletés sur lesquelles il y a consensus ». Ici, il y a fusion de la validité et de la factualité au sens où la norme a la force de l’évidence et s’impose d’elle-même. Elle n’a pas besoin d’être énoncée expressément ni même d’être assortie d’une sanction externe. Elle est inconsciemment reconnue, d’où sa remarquable efficience.
Une deuxième solution est constituée des « institutions archaïques ». Habermas évoque ici les institutions sacrées qui s’imposent à nous de façon impérieuse. Par exemple, nous évitons instinctivement de parler bruyamment dans une église même si nous ne sommes pas croyants. Là encore, il y a fusion de la factualité et de la validité. Toutefois, cette fusion ne repose plus, comme dans le cas du monde vécu, sur une familiarité originelle vis-à-vis de certitudes de base, mais plutôt sur l’autorité de l’institution.
Or, pour Habermas, l’époque moderne est marquée par des risques de dissension de plus en plus importants en raison de la libération de la discussion. En effet, ce qui relevait du monde vécu et du sacré est toujours plus réfléchi et, de ce fait, problématisé. En particulier, un grand nombre de normes auparavant non questionnables sont désormais exposées à la controverse. On pourrait illustrer cette analyse, entre mille exemples, par le partage des tâches domestiques au sein du couple. La vision traditionnelle, essentialiste, de la famille fonctionne de moins en moins comme principe de répartition. Il faut donc redéfinir le partage, notamment à partir du critère du juste et de l’injuste. Mais qu’est-ce que le juste en la matière ? Rien n’est vraiment clair, ce qui n’aide pas à parvenir au consensus.
Assurément, Habermas ne soutient pas qu’il vaudrait mieux, pour la stabilité de la société, admettre des normes injustes plutôt qu’une discussion sans fin. Ce dont il s’inquiète, en revanche, c’est de la difficulté à assurer le lien social lorsque les normes qui organisent l’action perdent leur évidence et néanmoins ne peuvent être établies que dans le cadre de discussions libres. Pourrait-on repérer un type de norme et un type de discussion qui réduisent les tensions évoquées ci-dessous ? Comme on va le voir, le droit démocratiquement édicté est un bon candidat pour résoudre le problème.
Quelle est en effet notre situation ? Aujourd’hui, dit Habermas, l’activité communicationnelle au sens large – au sens de la coordination des plans d’action par échanges d’informations et d’arguments visant l’entente – ne peut « ni se débarrasser de la tâche de l’intégration sociale », « ni l’assumer sérieusement ». Elle ne peut s’en débarrasser parce que le retour à une organisation autoritaire de la société est impensable. Elle ne peut non plus l’assumer parce qu’une discussion permanente a des effets par trop dissolvants.
Quelle forme prendrait alors un mécanisme susceptible de pallier ce dernier inconvénient ? Il s’agit de rendre possible une discussion des normes qui, par contrecoup, engendrerait chez les agents une motivation rationnelle à leur obéir, sans toutefois que le risque de dissension ne s’accroisse démesurément. À cette fin, il faut obtenir un découplage de la discussion et de l’obéissance aux normes. Une telle dissociation aurait pour effet que la première ne puisse par elle-même suspendre la seconde. Elle aurait pour autre conséquence que, réciproquement, la seconde ne pourrait contaminer la première en la rendant stratégique plutôt que communicationnelle : la discussion resterait d’une certaine manière désintéressée et donc susceptible de garantir une conclusion valide.
Or comment fonctionne le droit positif démocratiquement édicté dans la société ? En premier lieu, l’ordonnancement juridique ne peut être neutralisé par les simples citoyens. Quand bien même il n’est pas reconnu comme légitime par tous, il ne peut être abrogé que par les institutions compétentes. Puisqu’il ne repose pas seulement sur le consensus intersubjectif mais aussi sur des procédures institutionnalisées, sa simple critique dans l’espace public est impuissante à l’écarter, ce qui a un puissant effet de stabilisation des attentes de comportement.
Toutefois, cela ne signifie pas, en second lieu, que le droit positif aurait l’évidence du monde vécu ou la force oppressive d’une institution archaïque. Car, même s’il faut continuer à lui obéir tant qu’il n’est pas abrogé, il peut être continument mis en cause dans les discussions publiques. Il reste de ce fait constamment exposé à un examen critique de la part des citoyens. En outre, dans un régime réellement démocratique, les discussions dans l’espace public influent sur l’activité du Parlement. Les citoyens, destinataires des normes, peuvent alors se comprendre comme autorisant et influençant, via les procédures électorales et l’espace public, l’action du personnel politique :
Les sociétaires juridiques doivent être en mesure de supposer qu’ils autoriseraient eux-mêmes, par une libre formation de l’opinion et de la volonté politiques, les règles auxquelles ils sont soumis en tant que destinataires.
La légitimité des normes publiques est l’objet d’un débat potentiellement sans frein. Ce débat, servant de rempart contre l’arbitraire, permet aux citoyens de leur obéir non par intérêt mais par conviction :
À la positivité du droit s’associe l’attente selon laquelle la procédure démocratique de la législation fonde la présomption d’une acceptabilité rationnelle des normes édictées. La positivité du droit n’exprime pas la factualité d’une volonté arbitraire, totalement contingente, mais celle, légitime, qui est due à une autolégislation présumée rationnelle, instituée par des citoyens politiquement autonomes.
Le débat sur la légitimité de la norme juridiquement instituée n’est pas empêché, mais il n’a pas lieu à l’occasion de son application. La discussion publique, qui ne peut avoir d’efficacité immédiate sur cette application, peut être de ce fait plus désintéressée. De manière générale, le droit tend à se substituer à l’agir communicationnel pour la coordination des plans d’action. Il dispense en effet les acteurs de se mettre d’accord sur toute une série de règles. Par ailleurs, il a une efficacité potentiellement plus grande que la simple entente intersubjective. (L’obéissance aux règles définies dans l’agir communicationnel ne repose que sur le sentiment subjectif d’obligation des personnes concernées ; le droit, comme on l’a souligné ci-dessus, est en revanche contraignant.) Enfin, il propose (ou impose) des schèmes d’organisation pré-établis :
Les règles de droit sont capables de compenser l’indétermination cognitive, l’incertitude motivationnelle et la force de coordination restreinte qui caractérisent les normes d’action morale et, d’une façon générale, toutes les normes d’action informelles.
Insistons toutefois sur l’un des présupposés essentiels de cette analyse, à savoir que le pouvoir législatif, loin d’être la source originaire des normes, n’est qu’une émanation du « pouvoir fondé sur la communication » qui naît dans l’espace public. Habermas, ici, se revendique d’Hannah Arendt, pour qui le pouvoir « jaillit parmi les hommes lorsqu’ils agissent ensemble et retombe dès qu’ils se dispersent ». La discussion sur les normes dans la société civile doit avoir des effets législatifs. Cela implique que le cœur battant de la démocratie n’est pas constitué des institutions politiques (comme le gouvernement ou le parlement), mais de l’espace public entendu comme l’ensemble des arènes dans lesquelles les problèmes politiques sont débattus et où le consensus peut naître.
Mais il faut aller plus loin. Pour Habermas, le droit est indispensable à l’espace public à un double titre au moins. En premier lieu, il doit assurer la mise en place d’une institution parlementaire démocratique, c’est-à-dire capable de répercuter législativement l’influence de l’espace public. En second lieu, il doit protéger ce dernier contre les distorsions qui le menacent. L’espace public est en effet caractérisé par de multiples asymétries sociales quant aux chances d’accéder aux discussions. À cela s’ajoutent des facultés individuelles inégales. Les ressources des membres de la société sont limitées en termes de temps, d’attention disponible, d’endurance émotive et de culture. Ces facteurs éloignent les discussions réelles de la situation idéale de parole censée garantir la validité des conclusions d’une discussion. Il revient au droit de lutter contre ces distorsions, par exemple en assurant ces droits fondamentaux que sont la liberté d’opinion et d’association ou encore la liberté d’une presse pluraliste. Le droit, ici, ne gouverne pas la communication rationnelle (car elle est rationnelle quand elle est autonome). En revanche, il la soutient négativement en la protégeant d’interventions extérieures perturbatrices. Ici, il ne fait pas que décharger l’agir communicationnel de ce qui excède empiriquement ses forces. Il exerce aussi à son égard une fonction d’appui.
En définitive, le propre du droit selon Habermas n’est pas seulement d’assurer la motivation des acteurs par la menace de sanctions. Il est en outre de délester les membres de la société de la tâche de se mettre d’accord à chaque instant sur des normes qui seraient sinon continûment à redéfinir. Cependant le droit assume-t-il parfaitement cette fonction de relais de l’agir communicationnel ? Posons-nous maintenant la question.
Quelques difficultés de l’approche habermassienne
Dans Droit et démocratie, Habermas apporte un certain nombre de nuances à la valorisation de l’agir communicationnel qui caractérisait ses écrits antérieurs. Toutefois, cette évolution ne repose sur aucun scepticisme quant à la capacité de l’agir communicationnel à assurer la rationalisation des savoirs et des normes. Elle tient plutôt au constat d’une difficulté de mise en œuvre. Selon Droit et démocratie, une coordination des plans d’action qui n’incomberait qu’à l’agir communicationnel représenterait pour lui une charge excessive. Habermas maintient qu’un tel agir est susceptible en principe d’assurer le succès sans violence de l’argument le meilleur. En revanche, il affirme maintenant que l’échange linguistique entre les agents ne saurait assumer à lui seul cette tâche, a fortiori dans une société « post-conventionnelle » où les normes traditionnelles deviennent inévidentes et où des règles nouvelles doivent sans cesse être établies pour permettre des interactions complexes. Le droit positif démocratique constitue alors un auxiliaire bienvenu, dans la mesure où il dissocie le débat sur les normes de l’action conforme aux normes. Ce découplage conserve à l’un comme à l’autre leurs chances de réaliser leurs potentialités : laisser les arguments les plus solides se faire valoir, et permettre aux normes rationnellement établies de gouverner effectivement les comportements :
Une norme juridique est valide lorsque l’État [assure], d’une part, un respect convenable des normes, le cas échéant obtenu au moyen de sanctions, et [...] d’autre part, les conditions institutionnelles d’une genèse légitime de la norme elle-même, afin qu’elle puisse toujours être suivie au nom du respect de la loi.
Toutefois, on ne peut manquer de noter quelques difficultés.
(a) Revenons tout d’abord au débat avec Weber, et à l’idée selon laquelle la reconnaissance de la légitimité ne serait pas un phénomène seulement psychologique mais aussi un phénomène logique. Pour Habermas, la croyance en la vérité d’un énoncé repose ultimement sur la croyance en l’acceptabilité rationnelle de cet énoncé. Cela signifie qu’elle est dépendante des bonnes raisons que l’on peut fournir pour sa défense, et donc que les affirmations peu fondées sont vouées à être rejetées. Cette relation entre adhésion et acceptabilité rationnelle explique, pour Habermas, pourquoi une démocratie délibérative tend à favoriser les solutions les meilleures, et pourquoi les règles édictées dans le cadre d’une telle démocratie suscitent normalement l’assentiment public.
On se demande toutefois quelle est la nécessité du lien entre croyance en la validité et acceptabilité non pas simplement dans l’agir communicationnel entendu au sens restreint (selon la définition donnée plus haut de l’échange d’informations tacitement reconnues comme valides) mais en outre dans la discussion. Peut-on admettre la thèse habermassienne selon laquelle non seulement l’agir communicationnel mais aussi la discussion se caractériserait par un telos d’entente ? Ou, pour formuler cette question de manière plus générale : un désaccord doit-il forcément impliquer, pour tous les participants, des efforts en vue de sa résolution, et ceci dans une discussion ?
En particulier, un individu se contredirait-il performativement – y aurait-il une incompatibilité entre son énoncé et son énonciation – s’il soutenait qu’une norme est juste, mais que cette justesse n’a pas pour lieu d’attestation une discussion rationnelle ? Y aurait-il un non-sens, de sa part, à affirmer à la fois que son jugement personnel est valide et que ce jugement ne peut, en droit, être partagé par n’importe quel interlocuteur concerné, même de bonne volonté ? Il n’est pas assuré qu’il y ait ici une contradiction. La thèse de Habermas est affaiblie par le constat banal que nous n’avons pas besoin, pour être certains nos convictions, qu’elles nous apparaissent comme susceptibles d’être approuvées par autrui – et encore moins d’être acceptées par un auditoire universellement élargi.
On peut admettre, avec Habermas, que la coordination suppose l’entente, et que cette dernière repose à son tour sur la communication rationnelle. En revanche, une fois le désaccord constaté et la coordination devenue impossible, il n’est pas sûr qu’il y ait pour des raisons logiques, chez les interlocuteurs, une propension à restaurer l’accord et la coordination. On observe, sous la plume de Habermas, que la thèse de la visée de l’entente passe subrepticement d’un enjeu de coordination des plans d’action à un enjeu de résolution des désaccords. Or on se demande quelle est la justification de cette extension. Ni la discussion ni a fortiori une discussion aimantée par l’entente n’ont cette nécessité quasi-transcendantale que Habermas repère à juste titre dans le cas d’une visée de coordination. Cela signifie qu’est peut-être excessive la confiance qu’il manifeste envers la discussion publique pour amener les interlocuteurs à rationaliser leurs actes de parole.
(b) Selon Habermas, pour être efficace, une norme doit pouvoir être obéie, d’un côté, au nom de la conviction de sa justification intrinsèque (c’est-à-dire au nom d’intérêts universalisables), et de l’autre par intérêt particulier :
[Les destinataires du droit] peuvent considérer les normes juridiques soit comme des commandements qui définissent des restrictions factuelles de leur marge d’action et les amène à gérer, d’un point de vue stratégique, les conséquences calculables d’une infraction éventuelle à des règles, soit comme des commandements valides qui les amènent, d’un point de vue performatif, à y obéir au nom du respect de la loi.
Développons l’argument. L’actualisation d’une condition est censée pallier la non-actualisation de l’autre. Ainsi, c’est parce que je tiens la norme pour légitime que, le cas échéant, je la respecterais en sacrifiant mon intérêt particulier (lequel est à comprendre comme le gain permis par une transgression sans risque) ; et c’est par intérêt particulier (pour éviter la sanction) que je la respecterais si la croyance en sa légitimité cessait d’être pour moi motivante.
On observe que Habermas oppose ici l’intérêt particulier et l’intérêt universalisable comme deux sources exclusives de motivation. L’héritage kantien est évident. Mais peut-on s’en tenir au dualisme strict qu’exprime la métaphore de la tête de Janus ? On pourrait soutenir qu’un intérêt tel qu’il apparaît au sujet est médiatisé à ses propres yeux par l’identité qu’il s’attribue, identité le plus souvent partagée (il interprète ses intérêts à partir de son appartenance à tel milieu social, en tant qu’habitant telle aire géographique, etc.). S’agissant de l’évaluation des normes, les agents sociaux ne jugent fréquemment un intérêt comme universel qu’à partir d’une généralisation d’un intérêt particulier (c’est peut-être ma situation de salarié qui me rend favorable au principe des augmentations de salaire pour tous). Réciproquement, les individus ont souvent besoin, pour se rendre sensibles à un intérêt universel, de saisir en quoi ils sont concernés de manière particulière (par exemple, attendre de voir dépérir les arbres de sa région pour admettre le réchauffement climatique).
Si, de l’intérêt vu comme particulier à l’intérêt vu comme universel, il n’y a pas de rupture mais un élargissement progressif, alors il devient difficile d’opposer une légitimité intrinsèque de la norme (reconnue dans une discussion rationnelle) à son caractère factuellement contraignant (déclenchant un agir stratégique). Il n’y a plus, d’un côté, un rapport purement rationnel à la norme et, de l’autre, un rapport purement opportuniste d’évitement de la sanction. Cela signifie notamment qu’on serait en peine de concevoir, à l’égard de la norme, cette attitude entièrement détachée et intellectualisée que semble impliquer la discussion rationnelle. Et, par ailleurs, qu’un agir utilitaire à l’égard de la norme peut lui aussi invoquer des raisons générales. On peut être tout à fait d’accord avec Habermas pour soutenir que la motivation à obéir à une norme doit pouvoir reposer sur une justification discursive et être stimulée par un aiguillon immédiatement efficace. En revanche, il n’est pas sûr que l’analyse selon laquelle ces deux conditions seraient, quoique complémentaires, de natures diamétralement opposées, reste entièrement convaincante. Bien plutôt, de l’une à l’autre, le passage est progressif et les échanges incessants.
(c) Posons enfin cette question : la formation démocratique de la norme peut-elle constituer un substitut adéquat et suffisant de l’agir communicationnel ? En d’autres termes, la procédure démocratique d’édiction des normes peut-elle se fonder entièrement sur l’argument le meilleur et aboutir à des règles réellement efficaces ?
Soulignons, à titre préliminaire, que la démocratie, chez Habermas, est une exigence. Le discours philosophique sur la démocratie, c’est-à-dire sur une société dans laquelle l’espace public est la source et l’origine des normes, n’est pas descriptif mais prescriptif. Pour autant, la théorie de la démocratie ne relève pas à ses yeux de l’utopie, car elle exprime le potentiel normatif immanent à la réalité sociale. L’exigence n’est pas portée seulement par tel ou tel philosophe mais par la société elle-même. C’est spontanément que la société tend à faire émerger un espace public susceptible d’inspirer le législateur. Or, dit Habermas, « un espace public ne se crée pas à volonté », c’est-à-dire n’est pas entièrement domesticable ou manipulable. Il peut certes être investi par des groupes d’intérêts. Toutefois, les opinions ainsi produites perdent leur crédibilité dès que la manipulation est révélée. L’espace public, telle est sa thèse, tend à exister comme une structure autonome et à se reproduire par ses propres moyens, permettant ainsi des échanges linguistiques dont les résultats influent de manière légitime le pouvoir en place.
Admettons ces prémisses. La difficulté est alors de savoir comment on passe des discussions dans l’espace public à la production concrète de normes par le pouvoir politique. Dans l’agir communicationnel, une règle reconnue intersubjectivement comme valide devient ipso facto obligatoire pour les participants s’ils sont sincères. En revanche, même si une exigence normative se fait jour et s’impose dans l’espace public, sa traduction juridique ne saurait être directe. En effet, sauf exception, la transposition d’un idéal dans une norme positive suppose des choix quant à la répartition des coûts et des bénéfices que cette transposition implique. Alors, on passe d’un débat de principe à une négociation entre des intérêts divergents. La recherche du compromis, comme le souligne Habermas lui-même, est d’une nature entièrement différente de la recherche de l’entente. En effet, dans le compromis, il ne s’agit pas de déterminer ce qui doit être reconnu comme obligatoire, mais quelles concessions les uns et les autres sont prêts à accepter. L’implémentation juridique d’une exigence sur laquelle il y a consensus ne peut s’opérer sans agir stratégique. Pour cette raison, on ne saurait considérer la formation démocratique de la norme comme un simple élargissement de l’agir communicationnel.
Par ailleurs, la norme publique n’a pas la même force d’obligation que la règle de comportement sur laquelle on s’entend dans l’agir communicationnel. Dans ce dernier cas, il y aurait une contradiction performative à reconnaître la validité d’une norme qu’on transgresserait par ailleurs. Mais, dans les sociétés démocratiques actuelles, les simples citoyens ne sont pas législateurs, sinon très indirectement ; et, sauf exception, ils ne s’engagent pas concrètement dans son édiction. Au demeurant, une norme publique est souvent d’une telle complexité, et parfois si marquée d’incohérences, qu’il est difficile d’être sans ambivalence à son égard. De ce fait, s’il y a assurément une inconséquence à, en même temps, la reconnaître comme juste et la transgresser, cependant il n’y a pas là de contradiction performative. En définitive, si la sanction associée à la norme publique compense l’éventuel déficit de motivation de l’agent, les conditions de son édiction sont en bonne part à l’origine d’un tel déficit.
Ces constats ne mettent pas en cause l’intérêt de la théorie habermassienne. Il faut simplement admettre que le droit n’est qu’un relais imparfait de l’agir communicationnel. En outre, Habermas évoque régulièrement la « culture politique libérale » (au sens d’un attachement aux libertés juridiquement garanties) comme condition d’une politique délibérative authentique :
Pour être vivace, une société de citoyens ne peut se constituer que dans le contexte d’une culture politique libérale et de modèles de socialisation appropriés [...] ; elle ne peut se déployer que dans le cadre d’un monde vécu déjà rationalisé. Sinon, on assiste à la formation de mouvements populistes qui défendent aveuglément les traditions invétérées d’un monde vécu mis en péril par la modernisation capitaliste.
Cette idée sera reprise dans L’intégration républicaine :
On peut attendre des citoyens qu’ils s’orientent vers le bien public, mais on ne peut en faire une obligation juridique. La culture politique doit inciter à ne pas persister dans l’attitude, exclusivement orientée vers le succès personnel, des acteurs égoïstes du marché.
Or, si cette culture favorable était un attribut simplement factuel de telle ou telle société, la théorie habermassienne pourrait se voir taxée d’incohérence. Car elle ferait reposer la rationalité de l’espace public, et finalement du droit démocratique, sur une condition qui serait contingente. On sait que Habermas théorise abondamment l’évolution morale de l’individu, dont il montre, en s’inspirant de Piaget et Kohlberg, les stades successifs (du pré-conventionnel au post-conventionnel) et la logique interne. Il montre aussi le lien entre la perspective « décentrée » de l’agent moral parvenu au stade post-conventionnel et sa capacité à participer à une discussion rationnelle. Mais il ne va pas jusqu’à établir, si nous lisons bien, que la société assurerait pour des raisons internes la compétence interactionnelle requise par la vie démocratique. Expliquons ce point. Certes, pour Habermas, la vie démocratique assure un certain apprentissage cognitif et comportemental puisqu’elle tend à faire primer les arguments les meilleurs et à donner une force obligatoire aux normes qui en sont issues. Toutefois, Habermas ne soutient pas qu’elle assurerait immanquablement la réalisation de ses propres conditions culturelles. Dès lors n’est-on pas fondé à lui reprocher de faire de la compétence à la discussion démocratique une sorte de miracle ?
Mais, pour répondre à la difficulté, on peut noter que certains aspects de cette compétence interactionnelle sont susceptibles d’être institués en lien avec un débat rationnel. D’ores et déjà, la fixation – par discussion – des règles de fonctionnement d’assemblées délibératives de toutes sortes contribue à l’engendrement d’une culture démocratique. Il en va de même des procédures d’enquêtes publiques, devenues obligatoires pour certains investissements : elles font admettre tendanciellement la prise de parole des personnes concernées – mais obligent tout autant celles-ci à jouer le jeu de l’argumentation. Songeons encore à la culture scolaire, qui pourvoit les individus de savoirs et de motivations et qui, à la différence d’une culture traditionnelle, peut être programmée dans le cadre d’une discussion ouverte. Une société pourrait décider démocratiquement de faire de l’apprentissage du débat une composante à part entière de l’enseignement scolaire… Il semble possible, en définitive, de consolider l’analyse habermassienne en la prolongeant. L’incontestable difficulté de mise en œuvre de l’agir communicationnel n’est pas un argument dirimant à l’encontre de cette analyse, à partir du moment où l’on saisit qu’une société est susceptible de se doter d’instruments qui peuvent le prendre en relais – quand bien même ces instruments sont à leur tour imparfaits.
Conclusion
Dans l’histoire de la question de la légitimité, Habermas occupe une place singulière. Il ne s’agit pas pour lui de se demander ce qui rend une norme légitime en soi mais de s’interroger sur ce qui la rend susceptible d’être reconnue comme telle et quels sont les effets de cette reconnaissance eu égard au comportement concret des individus. Habermas se revendique du « tournant linguistique » selon lequel l’objet de la philosophie n’est plus constitué des attributs des choses mais des actes de parole sur les états de choses. Or son analyse a l’intérêt de montrer que ce tournant ne dissout pas l’idée de légitimité. Car la reconnaissance de validité doit s’appuyer sur de bonnes raisons. Précisément, montre-t-il, l’obéissance aux normes suppose que celles-ci puissent être considérées comme légitimes d’un point de vue universel. De ce fait, l’intérêt général qu’invoque implicitement toute norme publique n’est pas une notion superflue. Assurément, non pas parce que cette norme serait forcément juste, mais parce que, pour pouvoir compter sur la loyauté de ses destinataires, elle doit pouvoir être reconnue comme non arbitraire. S’il n’y a pas de validité susceptible d’être établie communicationnellement, il n’y a pas non plus d’efficience.
Les textes que nous avons étudiés montrent toutefois un infléchissement remarquable de la pensée habermassienne. Certes, la source de toute légitimité, pour Raison et légitimité comme pour Droit et démocratie, reste l’acceptabilité rationnelle telle qu’elle s’éprouve avant tout dans les conversations ouvertes. Néanmoins, Droit et démocratie montre le caractère potentiellement dissolvant de la discussion, dans la mesure où la recherche du consensus peut créer de la dissension. En outre, soutient l’ouvrage de 1992, la communication rationnelle pâtit d’un déficit d’efficacité. La prétention à la validité n’oblige pas, à elle seule, le locuteur à rendre son énoncé acceptable, et la reconnaissance de la validité d’un énoncé n’astreint pas non plus, à elle seule, l’interlocuteur à agir en conséquence. De ce fait une norme, même reconnue comme légitime, doit, pour être obéie, être relayée par des intérêts immédiats.
Ce double handicap – impuissance du consensus à produire des effets contraignants et risque d’une conflictualité générée par la discussion – peut trouver dans le droit positif une forme de remède. D’un côté en effet, les sanctions associées à la norme publique sont puissamment motivantes. De l’autre, le découplage de la discussion et de l’action qu’implique l’institutionnalisation de l’activité normative permet une discussion permanente sans pourtant que celle-ci ne suspende l’efficience des normes et donc la stabilité des attentes de comportement.
Comme on l’a vu cependant, on peut objecter à Habermas que la norme positive démocratique ne résout que partiellement la tension entre factualité et validité. En effet, même si une société est démocratique, les discussions qui, en son sein, sont à l’origine de la loi ne sont pas exemptes d’une part de stratégie. Par ailleurs, les membres de la société ne peuvent se sentir absolument engagés à l’égard d’une loi, quand bien même ils la reconnaissent comme juste, puisqu’ils n’en sont pas les auteurs, sinon virtuellement. Il reste que, même si la norme publique démocratique ne constitue pas un substitut parfait à l’agir communicationnel, elle en est un étayage. L’intérêt de la pensée de Habermas est de penser les relais indispensables à l’engendrement de normes à la fois rationnelles et efficaces, c’est-à-dire exposées à la discussion et motivantes. À ce titre, sa pensée mérite d’être prolongée.
Gilles Marmasse
Université de Poitiers, Métaphysique allemande et philosophie pratique (MAPP).