Ouverture. Devenirs de la science américaine du droit : Kahn, Kennedy, Fuller
A
vec les textes ici réunis, on ne prétend bien sûr pas offrir un panorama complet de la pensée juridique américaine contemporaine. Leur lecture permettra cependant de se faire une idée assez juste des grands débats et des thèmes dominants de la théorie juridique américaine du vingtième siècle et de ce début de vingt-et-unième siècle. Deux fortes personnalités du droit américain contemporain dominent ce numéro : Paul W. Kahn et Duncan Kennedy. Notre revue s’honore de publier un texte inédit de chacun de ces deux grands théoriciens du droit. Ce numéro contient aussi une étude substantielle consacrée à l’un de leurs éminents prédécesseurs : Lon L. Fuller. On ne souhaite pas exagérer l’unité de ce « bouquet » de textes. Les auteurs qu’il rassemble sont aussi différents qu’il est possible. Paul Kahn incarne une culture néo-humaniste du droit et de son interprétation, tournée vers les grands auteurs du « canon » de la pensée occidentale. Duncan Kennedy est l’un des représentants les plus éminents des Critical Legal Studies, un mouvement de critique radicale du droit et de la société. L’origine et la position dans le temps des textes ici rassemblés (allant de 1970 à 2021) sont également diverses. Leur propos ne converge pas, et on ne saurait dire qu’ils se complètent ou se répondent. Le seul trait d’union, peut-être, entre tous ces textes, est constitué par le fait que leurs auteurs, à un titre ou à un autre, entretiennent des liens de coopération et de confiance avec l’Institut Michel Villey.
Toutefois, par-delà cette composante de hasard ou de bonne fortune qui joue aussi un rôle dans la vie des revues scientifiques, ces textes si divers contribuent à une compréhension plus globale des transformations du droit et de la pensée juridique aux États-Unis depuis un siècle. L’ensemble apporte aux lecteurs français une vision beaucoup plus exacte d’un certain nombre d’évolutions sous-jacentes à la pensée juridique américaine : la « révolte » (Duncan Kennedy) menée par les auteurs du Legal Process à l’encontre de la première génération des réalistes américains ; l’influence importante d’un auteur positiviste anglais, H.L.A. Hart, sur les juristes américains et jusqu’à la Cour suprême ; la réaction anti-positiviste dont le porte-drapeau le plus éminent fut Lon L. Fuller ; la synthèse opérée à la génération suivante par Ronald Dworkin, et enfin, last but not least, la remise en cause du moralisme dworkinien par l’école « originaliste » qui domine désormais la Cour suprême.
Paul W. Kahn
Paul W. Kahn (né en 1952) est aujourd’hui un des théoriciens du droit les plus importants aux États-Unis. Il a publié de nombreux ouvrages, mais est particulièrement connu pour son rôle dans le développement du courant de la Cultural Study of Law. Droit & Philosophie se réjouit de pouvoir publier une traduction en langue française par Aurélien de Travy de son article « Liberté et Méthode ». Cet article est une réflexion de grande valeur sur l’enseignement humaniste du droit (« law and humanities ») et plus largement encore sur ce que doit être l’interprétation du droit et la mise en évidence de sa signification culturelle. Kahn insiste sur l’exigence éthique qui doit dominer la pratique individuelle de l’interprétation et la pratique collective de la pédagogie. En tant qu’il formule une éthique de la recherche et de l’enseignement juridiques, cet article mériterait d’être lu par tous ceux, professeurs et étudiants, qui sont engagés dans ces efforts conjoints d’interprétation du droit comme objet de culture et d’enseignement. Loin de toute finalité instrumentale (aider à une meilleure pratique juridique), la pédagogie au sein des facultés de droit est appréhendée par Kahn comme une « pratique de désapprentissage » visant à faire accéder au « monde de signification dans lequel des prétentions juridiques sont jugées persuasives pour des communautés données ».
Nous sommes également heureux de pouvoir publier dans ce numéro un article inédit de Paul Kahn, coécrit avec Aurélien de Travy. Cet article mobilise les concepts de « système » et de « projet » afin d’expliquer les mutations de la théorie juridique américaine depuis le début du vingtième siècle jusqu’aux années 2000. Ces concepts sont au centre du dernier livre de Paul Kahn : Origins of Order, auxquels une note de lecture est consacrée dans ce même numéro. Kahn y associe, comme il sait le faire, histoire des idées et histoire juridique de manière à faire émerger deux paradigmes centraux (« projet » et « système ») propres à expliquer le noyau des grandes doctrines juridiques américaines. L’article de Kahn et Travy (« The Conceptual Origins of Originalism ») fait appel à ce couple conceptuel pour rendre compte de plusieurs grandes controverses, à commencer par le débat qui opposa H.L.A. Hart à Lon L. Fuller sur les rapports entre moralité et droit. Le positivisme de Hart est présenté par Kahn et Travy comme la queue de comète d’une lignée doctrinale envisageant le droit comme un « projet ». Au contraire, Lon L. Fuller, dont la théorie du droit est dominée par l’idée d’une « moralité interne » du droit, compris comme « fidélité », se manifeste comme le représentant d’une vision du phénomène juridique en termes de « système ». Les auteurs exposent ensuite, de manière dialectique, les idées de Ronald Dworkin comme une « synthèse américaine » entre projet et système. Ils montrent aussi comment la Cour suprême de l’époque Warren a pu se rallier à une « pratique interprétative » assez proche des idées de l’auteur de Law’s Empire, tout en reprenant à Hart certains aspects de son positivisme. Toutefois, et c’est ce qu’annonce le titre même de l’article, les auteurs concluent par une analyse, à notre sens très neuve, de la manière dont l’originalisme – manifestement une doctrine du « projet » – s’est imposé comme un rejet des conceptions de Dworkin sur le droit comme pratique interprétative, dans le même temps qu’une récusation des méthodes de travail adoptées par la Cour suprême depuis Brown v. Board of Education (1954) jusqu’à Obergefell v. Hodges (2015) en passant évidemment par Roe v. Wade (1973). Au moment où, de l’autre côté de l’Atlantique, une remise en cause de Roe v. Wade et d’une partie de l’héritage libéral des Cours Warren (1953-1969) et Burger (1969-1986) semble à l’ordre du jour, les analyses de Kahn et Travy apportent au lecteur français de très utiles clarifications. Leur article constituera désormais une ressource précieuse pour qui désire comprendre en profondeur le mouvement des idées en théorie du droit et, indissociablement, en droit constitutionnel américain.
Duncan Kennedy
Duncan Kennedy (né en 1942) est connu en France, et à travers le monde, pour le rôle qu’il a joué dans le développement du mouvement des Critical Legal Studies. Comme le résume très justement Mathilde Laporte dans sa présentation :
Par leur insistance sur les faiblesses des théories défendant l’image d’un droit neutre, rationnel et cohérent, les positions théoriques des CLS ont profondément influencé la manière américaine de penser et de dire le droit, en offrant une critique construite de la pensée libérale.
Nous sommes particulièrement heureux de publier pour la première fois un document d’une particulière importance pour comprendre son parcours intellectuel : une partie substantielle de son job paper de 1970, qui fut soumis en vue de sa titularisation à la Harvard Law School. La présentation de Mathilde Laporte expliquera aux lecteurs le contexte de la rédaction de ce document majeur. L’extrait que nous publions est consacré à la discussion d’un courant pratiquement ignoré en France jusqu’à l’importante thèse que vient de soutenir à son sujet Mathilde Laporte : la legal process school, qui tire son nom du casebook de Henry M. Hart et Albert Sacks.
Il n’est probablement pas anecdotique que Duncan Kennedy ait consacré un de ses tout premiers travaux à une analyse critique du casebook de Henry M. Hart et Albert Sacks. Quelle œuvre, en effet, résume mieux l’idée d’un « droit neutre, rationnel et cohérent » ? C’est une telle vision du droit que Kennedy et celles et ceux qui l’entourent ont cherché à démystifier depuis lors. Un caveat s’impose peut-être à l’intention des lectrices et lecteurs français. La nature de la discussion conduite par Kennedy est propre à les prendre au dépourvu, car ses présupposés sont au rebours de ceux qui fondent les débats doctrinaux français.
D’une part, et c’est un point commun avec pratiquement toute la doctrine américaine, cette discussion transcende la distinction entre droit public et droit privé. La discussion par Kennedy du thème du « rôle et des fonctions des institutions spécialisées dans un système juridique » chez Hart et Sacks concerne tout autant les « private orderers » (personnes privées produisant de l’ordre social au moyen du droit) que « l’organisation de la sphère officielle » (the organization of officialdom). La question de l’ordre institutionnel optimal et des caractéristiques de la « spécialisation institutionnelle » est donc élargie à toutes les « institutions spécialisées », une terminologie qui déroutera sûrement quelque peu le juriste français. En France, cette discussion relèverait probablement de la séparation des pouvoirs, et donc des constitutionnalistes. Aux États-Unis, la séparation des pouvoirs constitutionnels n’est, on le voit, qu’un aspect du problème beaucoup plus vaste de l’optimisation de l’ordonnancement institutionnel visant à la production et à l’administration du droit. D’où le fait que, par exemple, tant le casebook de Hart et Sacks que Kennedy dans la discussion qu’il en propose, étendent leur champ d’intérêt aux contrats et à des « mécanismes de contrôle » d’une nature très variée. Il reste que, dans le paper de 1970, les problèmes examinés par Kennedy nous sembleront plus familiers : si un « planificateur » devait distribuer les rôles institutionnels entre le législateur et le juge, selon quels principes devrait-il opérer ? La question redevient assez intelligible pour nous.
Toutefois et d’autre part, nous devons, pour comprendre la réponse, appréhender un présupposé du débat qui, lui non plus, n’est pas habituel en France. Toute la discussion repose en effet sur une prémisse politico-morale de nature utilitariste : le but poursuivi par le système institutionnel qu’il s’agit ici de « planifier » est de produire un système de droit de nature à « maximiser les satisfactions humaines » dans la société. Il y a là une claire référence à l’idée du « plus grand bonheur du plus grand nombre » qui est au fondement de l’utilitarisme benthamien. Le constitutionnaliste ne peut qu’être frappé par l’identification que font Hart et Sacks – et que Kennedy cite sans la remettre en cause – entre l’adhésion de la Constitution américaine au principe du bien-être (commitment to general welfare) et l’objectif de maximisation de la satisfaction des besoins humains, « chaque individu comptant pour un ». Cette dernière formule paraît être une répétition des mots mêmes de Jeremy Bentham, autant d’ailleurs qu’elle traduit la prise en compte de présupposés de l’école économique néo-classique. C’est en ayant ces présupposés à l’esprit (utilitarisme et néo-classicisme marginaliste en économie) qu’il nous faut envisager le type de réponse apporté à la question « juge ou législateur ? » qui est au cœur du texte ici publié. La réponse de Kennedy est complexe, et nous ne prétendrons pas même l’esquisser ici, mais il faut en noter la nature fondamentalement sceptique : « l’exigence que les officiels agissent comme des utilitaristes » visant la maximisation du bien-être « n’est tout simplement pas compatible avec une règle “absolue” de spécialisation ». La solution typique du Legal Process, celle d’une « élaboration raisonnée » de la bonne réponse en droit, est ainsi remise en question.
Dans ce texte de jeunesse, à bien des égards remarquable, on décèle déjà certaines manières de penser qui se retrouveront par la suite chez l’auteur de la Critique of Adjudication. En particulier, Kennedy insiste dès 1970 sur les « zones de conflit » créées par la coexistence dans le droit américain de « principes dérivés de systèmes différents (idéologies, structures cognitives, philosophies, ou n’importe quel mot à la mode) ». On trouve aussi une attention aux « styles d’argumentation » qui sera ultérieurement présente dans son œuvre. Autrement dit : on pressent déjà que Kennedy avait l’intention d’asseoir sa propre prise de position vis-à-vis du droit américain sur une analyse approfondie de l’histoire doctrinale de ce droit.
Lon L. Fuller
Un point important abordé par Kennedy dans son texte de 1970 est celui de la nature des contrôles et freins (checks) qui doivent être implantés dans un système de répartition des « spécialisations institutionnelles ». Kennedy conteste assez frontalement une solution visant, à cette fin, à mettre en avant la vertu morale des agents étatiques, ce qu’il formule en termes de « devoir de servir et d’agir en conformité avec les méthodes » du monde professionnel auquel appartiennent ces « officiels ». En arrière-plan se trouvent là mises à mal les idées de « fidélité » et de « moralité du droit » qui, même si Kennedy ne le cite pas, renvoient implicitement le juriste américain contemporain au nom de Lon L. Fuller. Les idées de Fuller sur la fidélité et la « moralité interne du droit » sont également analysées de manière pénétrante par Kahn et Travy dans leur article. Fuller est un juriste américain parmi les plus importants de son temps, mais il reste mal connu en France. Dans le récit de Kahn et Travy, Fuller est celui qui apporte une réponse au positivisme de Hart sans pour autant proposer une nouvelle variété de jusnaturalisme. Les auteurs insistent, à juste titre selon nous, sur le fait que Fuller ne prétendait pas être un partisan du droit naturel. La moralité dont il est question chez l’auteur The Morality of Law est interne au droit, en ce sens à la fois qu’elle résulte du concept même de droit – le droit n’est pas une « donnée amorale » – et qu’il n’y a de droit que du moment que sont satisfaites des conditions systémiques d’ordonnancement. Comme le rappellent Kahn et Travy, Fuller mobilise pour le faire comprendre l’exemple du monarque imaginaire « échou[ant] à produire du droit » parce qu’il édicte des règles qui, mises ensemble, produisent un dispositif chaotique et inapplicable. L’article que consacre Mathilde Laporte à Fuller dans ce volume montre pour sa part brillamment que Fuller ne doit pas être réduit à sa doctrine de la moralité interne du droit. Il entendait plus largement inscrire ses idées sur le droit dans le cadre d’une « science […] du bon ordre et des agencements sociaux réalisables » ou « eunomics ». Le trait saillant de cette doctrine, clairement mis en évidence par Laporte, est l’insistance sur l’analyse des moyens plutôt que des fins, à moins qu’il ne faille dire avec l’auteur de l’article que, chez Fuller, les moyens poursuivent « eux aussi […] des objectifs moraux à part entière ». Fuller est représentatif d’une certaine vision de longue durée du droit anglo-américain – on trouve chez lui des proximités avec les visions des common lawyers anglais, voire des traces du conservatisme burkien. Il est en même temps une personnalité à part, dont la pensée rentre mal dans les grandes classifications.
Avant de clore cette (trop longue) ouverture, on ne peut qu’insister une dernière fois sur la qualité théorique des textes ici présentés et le dynamisme intellectuel qu’ils manifestent. L’aperçu que donneront les études réunies dans cette livraison de Droit & Philosophie est, on l’a dit, nécessairement incomplet et sélectif. Si on peut espérer une chose, c’est que les lecteurs soient déstabilisés par la lecture de ces textes : que leur publication permette de mesurer combien, à la fois, la culture juridique américaine est difficile et utile à connaître. Il n’est pas impossible que la pensée juridique française ait quelque chose à y gagner.
Denis Baranger
Denis Baranger est Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (Paris II).