Marx et le vol de bois. Du droit coutumier au droit de classe
À
l’automne 1842 Marx publie dans la Rheinische Zeitung une série de cinq articles dans lesquels il se livre à l’analyse et à la contestation des dernières délibérations de la Diète rhénane concernant les « débats sur la loi relative au vol de bois » et autres « méfaits forestiers ». La nouvelle législation sanctionne la pratique des paysans pauvres d’outre-Rhin qui consiste à ramasser, dans les forêts domaniales, ramilles et brindilles mortes.
À maintes reprises, cet écrit polémique a attiré l’attention des exégètes en raison de la fonction anticipatrice qu’il revêt au sein de la trajectoire théorico-politique de Marx. À la fois « travail inaugural d’une enquête sur la propriété saisie en tant que foyer politico-juridique », première apparition de la lutte des classes chez Marx sous la forme d’un « crime » – le vol de bois, justement – et réflexion qui amorce « le dépassement de ce que Louis Althusser a appelé le “moment rationaliste libéral” de Marx », l’article est, comme le reconnaît l’auteur lui-même dans la préface à sa Contribution à la critique de l’économie politique (1859), l’occasion d’une prise de conscience des « intérêts matériels » traversant la société, qui l’oblige à s’intéresser de manière plus approfondie aux « questions économiques ».
Cette contribution se propose de revisiter l’article sur le « vol de bois » en interrogeant la conception du droit que Marx mobilise tout au long de son réquisitoire contre les résolutions de la Diète rhénane. S’il est vrai que le texte peut être considéré comme un tournant dans la pensée du jeune Marx, il est tout aussi vrai qu’il fournit un point d’accès privilégié pour observer le rapport de Marx au droit, dans la mesure où l’auteur élabore ici une critique éminemment juridique. Face au conflit sur le bois mort qui oppose les propriétaires des forêts aux paysans pauvres, Marx ne développe pas une critique du droit en tant que tel – en tant qu’instance de formalisation des rapports de forces existant dans la société bourgeoise – comme il le fera plus tard. Il fait jouer en revanche le droit coutumier contre le droit légiféré, la « nature juridique des choses » contre les lois incapables de l’exprimer, et le droit des ayants droit contre le droit de propriété.
Le droit apparaît ainsi comme un domaine conflictuel et contradictoire au sein duquel la bataille juridique peut précisément être menée en opposant un droit à l’autre. Si, comme Marx le remarque, les « débats ennuyeux et insipides » menés par la Diète offrent « un exemple qui fait le tour de la méthode et de l’esprit régissant tout le procédé », le commentaire, par Marx, de ces débats permet à son tour d’éclairer « la méthode et l’esprit » de ce qui est alors la conception marxienne du droit.
Dans un premier temps, cet article étudiera la présence et le statut du droit dans la pensée du jeune Marx – ancien étudiant de droit et de philosophie, puis journaliste engagé – afin de souligner, d’un côté, les ambivalences et, de l’autre, l’importance, qui n’est en rien secondaire, que conserve la sphère juridique jusque dans l’évolution de la critique marxienne de l’économie politique dans les œuvres de la maturité (1). Dans un second temps, il s’agira d’examiner le contexte socio-historique, idéologique et politique dans lequel Marx rédige le texte sur le vol de bois (2). On réfléchira ensuite au lien que Marx établit entre la sphère du droit, le rôle de l’État législateur et la propriété dans ses multiples déclinaisons historiques, à partir de la Critique de la philosophie politique de Hegel (1843), en attachant une attention particulière à la partie consacrée à l’analyse de l’ordre paysan et de la propriété foncière du majorat (3). Les différentes acceptions du concept de propriété (« privée », « commune », « indécise », « de nature hybride ») et du droit qui lui est lié (« privé », « public », « positif », « coutumier », « raisonnable ») constitueront les fils conducteurs des sections suivantes (4 et 5), consacrées à l’analyse textuelle de l’article sur le vol de bois. Enfin, après avoir éclairé les notions de droit coutumier et de droit légal telles qu’elles apparaissent dans l’article de 1842, nous reviendrons aux sources auxquelles l’auteur a puisé pour les élaborer, notamment les pensées de F.C. von Savigny et E. Gans, figures majeures dans la formation de Marx lorsqu’il était étudiant de droit à l’Université de Berlin. Ces analyses auront pour but de dégager l’originalité de l’approche marxienne par rapport à celles de ses maîtres (6).
À travers une telle reconstruction généalogique des sources, il s’agira d’éclaircir les fondements conceptuels du droit coutumier de la pauvreté revendiqué par Marx, jeune hégélien anti-hégélien, pour montrer sa filiation ambiguë à la philosophie du droit de Hegel, qui reconnaît elle-même un « droit de détresse » (Notrecht), un droit à la vie ou à l’existence qui ne correspond pas à une simple « compassion gracieuse », mais qui peut être revendiqué contre les abstractions de l’économie moderne et les injustices de la société civile.
1. Marx et le droit. Ambivalences de l’élément juridique
Les articles que Marx publie dans la Rheinische Zeitung au cours des années 1842-1843 offrent un angle privilégié pour comprendre toute l’ambivalence de son rapport au droit. Comme l’écrit Nicos Poulantzas, « les œuvres de jeunesse de Marx sont celles où il s’occupe systématiquement des problèmes touchant à la sphère juridique », renouant ainsi avec ses études de droit après avoir rédigé sa thèse sur la philosophie d’Épicure. Pourtant, le droit ne se laisse pas réduire à un intérêt marginal que le jeune Marx aurait cultivé pendant une courte période pour le renier par la suite. Si une analyse de la théorie marxienne du droit incluant l’ensemble de l’œuvre de Marx dépasse les limites de cet article, la restriction de notre attention aux textes du jeune Marx ne signifie pas que le droit s’efface du champ de la réflexion du Marx de la maturité. Dans son ouvrage sur Marx et la société juridique (1983), Jacques Michel montre justement que, après la Critique de la philosophie politique de Hegel (1843), ce n’est pas le droit en tant que tel qui disparaît de la production théorique de Marx, mais plutôt la philosophie du droit, qui est évacuée au nom d’une appréhension matérialiste du phénomène juridique au sein de la société bourgeoise. « Langage du pouvoir et de l’autorité », le droit revêt dans les ouvrages postérieurs de Marx un statut idéologique et politique qui ne se laisse comprendre et illustrer qu’à partir de son inscription « au cœur même du procès productif », c’est-à-dire au cœur même des rapports capitalistes de production dont il est censé assurer la reproduction.
Le droit jouit-il d’une existence autonome dans le corpus de Marx ? La lettre de maints passages du texte marxien pourrait convaincre du contraire et conduire à croire que le droit se résume à l’apparence superstructurelle du processus économique. Dans le Manifeste du Parti Communiste (1848), par exemple, Marx et Engels dénoncent le caractère purement instrumental du droit et voient en la bourgeoisie le responsable d’une telle instrumentalisation :
Votre droit n'est que la volonté de votre classe érigée en loi, une volonté dont le contenu est donné dans les conditions matérielles d’existence de votre classe.
Par ailleurs, au début du deuxième chapitre (« Des échanges ») du premier livre du Capital, où Marx décrit la relation chosale des marchandises qui « ne peuvent point aller elles-mêmes au marché ni s’échanger elles-mêmes entre elles », il illustre également la nature du rapport juridique entre volontés individuelles se reconnaissant en tant que propriétaires privés. « Ce rapport juridique, qui a pour forme le contrat, légalement développé ou non, écrit-il, n’est que le rapport des volontés dans lequel se reflète le rapport économique. Son contenu est donné par le rapport économique lui-même ». Les propriétaires, ici, ne sont que des représentants des marchandises et « les masques divers » dont ils « s’affublent suivant les circonstances ne sont que les personnifications des rapports économiques qu’elles maintiennent les unes vis-à-vis des autres ». Reflet de la sphère économique, le droit se réduirait ainsi à un univers mystifié et mystifiant, peuplé de « masques » et dominé par la dictature de la propriété.
Cependant, et en dépit de ce que nous venons d’indiquer, il paraît impossible de se prononcer sur le statut du champ juridique chez Marx – sa réalité matérielle, son autonomie – sans avoir considéré au préalable son historicité. En effet, selon Marx, le rôle du droit est historiquement conditionné : d’un côté, chaque configuration juridique correspond à une époque historique déterminée, et, de l’autre, le droit émerge à un moment donné de l’histoire, en concomitance avec l’émergence de la propriété privée. C’est d’ailleurs, en dernière instance, ce seul droit bourgeois moderne qui est au centre de l’intérêt de Marx. Abordant la question dans une perspective historique, Marx distingue donc le droit moderne du droit romain et, pour comprendre le premier, il s’appuie, notamment dans ses textes de jeunesse, sur la philosophie hégélienne du droit. Dans sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), Marx affirme que cette philosophie spéculative du droit moderne « élevée au rang d’une science » est spécifiquement allemande et incarne la « représentation allemande de l’État moderne » que l’Allemagne n’a pourtant pas connu mais « dont la réalité reste un au-delà ». L’abstraction d’une telle théorie de l’État correspond à l’abstraction de l’État lui-même à l’égard des hommes réels.
Suivant les analyses hégéliennes, Marx observe que le droit moderne opère abstraitement et reconnaît que le caractère abstrait de ce droit est précisément ce qui lui permet d’occuper une place essentielle dans la société bourgeoise, non pas simplement en tant que reflet des rapports de propriété, mais également en tant que composant actif de la bürgerliche Gesellschaft.
Défendant la thèse selon laquelle Marx ne réduit pas le juridique à l’économique, J. Michel analyse le passage du Capital sur l’échange des marchandises cité plus haut pour souligner l’importance de la fonction juridique dans la formalisation du rapport des échangistes à travers le contrat. Il suggère alors que, pour le Marx de la maturité, le rôle du juridique consisterait à « empêcher que la matérialité du contenu de l’échange n’en vienne à contester la pureté de la forme économique » ou, en d’autres termes, à formaliser le contenu de l’échange en faisant abstraction de sa particularité empirique afin de garantir « l’équivalence dans la diversité ». Le droit aurait ainsi la tâche, par le biais du contrat, de dépasser la variété des contenus de l’échange. Pour ce faire, il s’appuierait sur la fiction (abstraite) de propriétaires indépendants libres et égaux, sur les notions (abstraites) de personne, d’égalité et de liberté, c’est-à-dire sur sa capacité d’abstraction qui constitue sa véritable raison d’être. Le juridique tiendrait donc à la préservation des formes (l’échange et le contrat) contre la variété des contenus et, parallèlement, la forme ne serait pas que formelle, comme J. Michel le souligne, étant la forme de l’articulation de rapports déterminés. À l’égard du substrat économique, le droit constitue alors « la forme dominante de la représentation et de la pratique des rapports sociaux ». Il est « l’instance dominante qui représente l’économie auprès des hommes ». Cette représentation juridique contribue à la réalisation de l’échange et joue par conséquent un rôle actif dans ce processus. En ce sens, le droit est réellement « constitutif de la hiérarchie sociale ».
Il serait donc possible de conclure que, dans la société capitaliste, le droit a bien un statut non autonome et idéologique n’étant pas indépendant de la sphère économique. Néanmoins, dans la mesure où
il n’y pas, d’un côté, l’idéologie et, d’un autre, le réel, [mais] il y a ensemble les deux moments, l’économique n’existe qu’à se présenter sur le mode idéologique du juridique.
En ce sens, l’idéologie fonctionne autant sur le mode du « discours » que sur celui de l’« institution ». Elle est non seulement pure apparence, mais aussi dispositif d’articulation de l’ordre social et principe de structuration des rapports économiques, et ce au moment même où son activité consiste à dissimuler et à camoufler leur mode de fonctionnement, à faire en sorte « d’en rester à la surface des choses, de prendre le phénomène pour la réalité ». La surface des choses, dans la société bourgeoise moderne, est celle dans laquelle la liberté des sujets et leur égalité se donnent comme réelles. Dans le mode de production capitaliste, la circulation apparaît, grâce au droit, comme immédiate et naturelle parce que le droit cache et naturalise la production marchande. C’est donc « au droit qu’il revient d’être le gardien secret de la production capitaliste ».
Si l’élément juridique est bien chronologiquement coextensif à l’élément économique, le statut du premier à l’égard du second demeure ainsi ambivalent : le droit joue en effet un rôle simultanément déterminé et déterminant. D’un côté, étant déterminée en dernière instance par les rapports de production existants, la sphère juridique peut être considérée comme la « réaffirmation concrète et historique de ce qui est décrit en forme de modèle au niveau économique ». De l’autre, la trame juridique, dans son pouvoir d’abstraction et de représentation des rapports sociaux, est aussi condition d’existence concrète du champ économique. Son rôle propre, qui est d’articuler la forme juridifiée des rapports économiques, a pour conséquence une distorsion – à la fois fonctionnelle et nécessaire au maintien du fétichisme de la production marchande : en d’autres termes, le droit qui recouvre le rapport entre individus par un semblant de rapport entre choses en naturalisant l’interchangeabilité en tant que propriété des marchandises, participe de la fabrication de l’illusion fétichiste essentielle au mode de production capitaliste.
Les pages qui suivent visent à interroger l’instance du droit en se demandant ce « que fait » et ce « que peut » le droit chez le jeune Marx, plutôt qu’en essayant de définir ce que le droit « est » pour lui. En effet, comme l’affirme N. Poulantzas, le statut du droit dépend moins de sa prétendue essence ou nature intrinsèque que de la place et de la fonction que la sphère juridique occupe à l’intérieur d’une structure complexe tel qu’un mode de production, en tant que « système de combinaisons spécifiques des diverses instances ou niveaux qui en constituent autant de structures régionales de ce mode ». Nicos Poulantzas élabore cette méthode structuraliste d’inspiration althusserienne afin de mieux saisir « l’efficacité et la spécificité propres d’un niveau particulier » – le niveau juridique – tel qu’il existe dans le schéma systémique du Marx de la maturité. Malgré l’absence d’un tel schéma systématique chez le jeune Marx, nous pouvons néanmoins suivre la démarche de Poulantzas en nous concentrant sur la fonction et la place du droit dans les textes marxiens que nous abordons ici. Cette approche permettra d’approfondir l’ambivalence du rapport de Marx au droit, ainsi que l’ambivalence – et l’ambiguïté – du statut du droit lui-même dans ses premiers écrits, dans lesquels le droit acquiert de multiples significations, qui ouvrent à des usages divers.
Avant d’apprécier la polysémie du droit et la pluralité de ses usages dans l’article de Marx sur le vol de bois, il convient de revenir d’abord aux circonstances de la composition de ce texte pour le resituer dans son contexte.
2. À l’origine des « vols de bois »
En 1842 Marx débute son activité de journaliste qui constituera, pendant plusieurs années, sa principale source de revenus. Son premier article, « Remarques à propos de la récente instruction prussienne sur la censure », rédigé en février 1842 et publié un an plus tard dans les Anekdota dirigés par Arnold Ruge en Suisse, revient sur l’ordonnance sur la censure, adoptée en 1841 par le gouvernement prussien. En mai 1842 à la demande de Bruno Bauer, Marx inaugure sa collaboration avec la Gazette Rhénane en écrivant de sa plume « surpolémique », trait distinctif de son style de publiciste, un texte sur la liberté de la presse – « Les délibérations de la sixième Diète rhénane. […] Débats sur la liberté de la presse et la publicité de délibérations des états provinciaux », daté de mai 1842 – suivi, quelques mois plus tard, en juillet 1842, par « L’article de tête du numéro 179 de la Kölnische Zeitung », riposte aux accusations du journal de Cologne adressées à la Rheinische Zeitung.
L’article sur les vols de bois – Verhandlungen des 6. Rheinischen Landtags. Von einem Rheinländer. Dritter Artikel. Debatten über das Holzdiebstahlgesetzt – est ainsi le troisième que Marx fait paraître dans la Gazette, si l’on excepte son « Manifeste philosophique de l’École historique du droit » qui paraît en août 1842. La Rheinische Zeitung est loin d’être un journal mineur parmi les titres de l’époque. Il fait office d’« état-major intellectuel » ou de « quasi-parti » des couches les plus progressistes de la société civile rhénane. Par ailleurs, la presse locale et les débats auxquels elle donne tribune sont le lieu privilégié de la lutte pour l’hégémonie idéologique entre secteurs libéraux et conservateurs de la région. Persuadé de l’importance politique de la tâche de former et d’alerter l’opinion publique, Marx est l’un des plus brillants acteurs de ce combat. Au sein de la rédaction de la Gazette Rhénane, qu’il intègre en octobre 1842 pour y rester jusqu’à sa fermeture sur ordre de Berlin, le 31 mars 1843, Marx se fait partisan de la nécessité d’impulser un mouvement d’opinion libéral. Il s’agit alors de contrer l’offensive prussienne à l’égard des provinces rattachées, offensive qui visait à restaurer, en Rhénanie, un système absolutiste et autoritaire fondé sur la défense des privilèges et la restriction des libertés civiles. Dans ses articles pour la Gazette, Marx s’intéresse régulièrement aux lois – la loi préventive sur la censure, la loi sur la liberté de la presse, les lois sur les délits forestiers – en faisant du droit le principal prisme d’analyse des rapports sociaux. Ce choix s’inscrit dans le contexte de l’époque, le système juridique prussien étant le terrain d’affrontement privilégié entre le libéralisme rhénan et la monarchie prussienne.
La Rhénanie du Vormärz (1814-1848) est en effet une société en pleine mutation, déstabilisée par de nombreux conflits et tensions sociales. La présence française de 1795 à 1814 a contribué à la modernisation du pays en promouvant l’économie marchande. Elle a favorisé le développement industriel et introduit, par le biais du Code Napoléon, un nouveau système juridique qui valorise les acquis fondamentaux de la Révolution française – de la liberté de religion à la liberté de la presse en passant par la suppression du majorat, du principe d’égalité devant les tribunaux indépendamment du rang à la publicité de la procédure pénale, de la participation des citoyens à la justice jusqu’à l’abolition de la torture des inculpés et des peines corporelles des condamnés. Après l’Annexion à la Prusse en 1814, ce processus de modernisation subit un coup d’arrêt : Frédéric-Guillaume III adopte une politique répressive à l’égard des organes représentatifs des provinces qu’il relègue à un rôle purement consultatif, inaugurant la « restauration juridique » et réintroduisant le Landrecht prussien de 1794 par décret. Au cours des années 1820-1830, la « prussification » du droit rhénan impulsée par la bureaucratie royale et appuyée par l’aristocratie et les nobles locaux débouche sur le retour de la loi du majorat, l’imposition de nombreuses restrictions à la liberté de la presse, ainsi que le rétablissement des privilèges, des titres seigneuriaux et des sièges héréditaires pour la noblesse dans les assemblés de district, en dépit des tentatives de l’opinion publique libérale de défendre le maintien du droit français. En Rhénanie, la restauration qui fait suite au Congrès de Vienne rencontre l’opposition d’une bonne partie de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie locales qui, pendant la période napoléonienne, avaient pu profiter d’une nouvelle prospérité économique, grâce, notamment, au libre-échange avec la France, mais également au blocus continental qui assurait la protection contre la concurrence du marché anglais, ainsi qu’à l’acquisition des biens du clergé. La réforme de la loi concernant le vol de bois s’insère pleinement dans la controverse autour de la redéfinition du statut de la propriété, qui voit s’affronter, d’un côté, l’État prussien et ses fonctionnaires et, de l’autre, la société civile rhénane.
Tout en prenant parti pour la société civile contre l’État prussien réactionnaire, Marx pointe toutefois, dans ces positions libérales, un certain nombre de contradictions. Composée des députés des trois différents Stände (de la ville, de la campagne et de la noblesse) élus sur base censitaire, la Diète rhénane est le lieu où est portée la voix d’une société civile qui se bat pour sauvegarder les acquis de la Révolution et du Code Napoléon. On pourrait donc s’attendre à ce qu’elle prenne position contre le gouvernement de Berlin. Cependant, les intérêts économiques en décident autrement. Comme Marx le montre, la bourgeoisie rhénane se solidarise avec les intérêts des aristocrates sur la question de la propriété et de ce que l’on pourrait nommer la « privatisation des communs ». Incapable d’exercer sa fonction de médiation des intérêts divers qui existent dans la société, la Diète est accusée par Marx de contradiction flagrante, n’ayant « pas seulement brisé bras et jambes au droit », mais lui ayant également « transpercé le cœur ».
Le phénomène massif de vols de bois et l’hostilité de la Diète à l’égard d’un ancien droit, requalifié comme crime, n’est intelligible qu’à la lumière des transformations économiques qui adviennent en cette période : industrialisation croissante de la région, augmentation de la parcellisation des terres communales, baisse de la production agricole locale et crise de la circulation monétaire générée par la politique fiscale prussienne, autant de transformations majeures qui ont pour conséquence l’appauvrissement de la population rurale. En effet, comme le remarque Peter Linebaugh, « l’appropriation illégale et massive des produits forestiers représente un moment important du développement du capitalisme allemand ». Même si la controverse autour des droits coutumiers est bien antérieure, elle devient dans les années 1840 de plus en plus cruciale, comme le montre la pénalisation croissante des vols de bois en Rhénanie. En suivant la piste proposée par E.P. Thompson dans son étude sur l’origine des enclosures en Angleterre au xviiie et au xixe siècles, P. Lascoumes et H. Zander soulignent avec justesse que
l’importance des contentieux en matière forestière atteste donc, d’une part, de la mise en place d’un nouveau mode de définition de la propriété et, plus largement, de l’imposition d’un système juridique fondé sur un individualisme (condition de l’échange généralisé) en rupture avec les principes coutumiers.
C’est notamment ce processus de redéfinition juridique de la propriété émergeant sur fond de lutte des classes qui intéresse Marx au moment de la rédaction de sa série d’articles sur le vol de bois.
De manière assez surprenante, Marx ne se soucie pas d’élaborer un cadre général du contexte économique expliquant l’explosion des vols de bois : nulle analyse, dans ce texte, des causes de la paupérisation, à partir de la raréfaction monétaire diffuse jusqu’à l’augmentation de la demande de bois de chauffe dans l’industrie. Il se contente d’examiner les débats de la Diète rhénane concernant la loi sur les délits forestiers. C’est qu’il vise davantage à démêler les enjeux juridiques de la propriété privée en pointant du doigt les contradictions qui surgissent entre les intérêts de la propriété bourgeoise et « l’intérêt général », dans le but de développer une critique des répercussions politiques de telles frictions au sein de l’État. Tout en saisissant un moment fondamental dans l’évolution des rapports de classes et de l’accumulation capitaliste, Marx ne dispose pas encore de concepts à la hauteur de sa future critique de l’économie politique. Les concepts de classe ou d’accumulation faisant défaut, c’est dans le rôle qu’un État et une loi véritablement égalitaires pourraient jouer dans la défense des droits des sans-droits que reposent les espoirs et aspirations démocratiques de l’analyse marxienne de cette période.
3. Droit, propriété et État
La question de la propriété et, notamment, celle de la propriété foncière, occupe une place non négligeable dans la Critique de la philosophie politique de Hegel, premier corps à corps de Marx avec la Rechstphilosophie hégélienne. De la « philosophie allemande du droit » et de l’État, autrement dit de la philosophie politique de Hegel, Marx dira qu’elle « est la seule histoire allemande qui soit al pari avec le présent moderne officiel». Dans une lettre à Dagobert Oppenheim du 25 août 1842, Marx mentionne d’ailleurs la Kritik comme son article « contre la théorie de Hegel sur la monarchie constitutionnelle ». Comme l’indique Eustache Kouvélakis, le manuscrit rédigé à Kreuznach, commentaire d’une sous-partie de la troisième partie de l’ouvrage hégélien consacrée au « Droit politique interne », peut être considéré comme « une véritable traque de Hegel avec cette volonté d’en saisir la faille sécrète ». Sous bien des aspects, il s’agit pour Marx de retourner la Sittlichkeit hégélienne contre elle-même, dans le but de montrer le caractère fallacieux de l’État et des médiations des états sociaux censés assurer la solution proprement politique aux contradictions de la société civile.
Commentant les § 305 et 306 des Grundlinien sur l’état de « l’éthicité naturelle » (l’état des agriculteurs), Marx développe ses thèses sur la nature de la propriété privée et sur le rapport entre droit, État et intérêt particulier, thèses qu’il est pertinent de confronter aux arguments avancés dans son article sur le vol de bois.
À ce propos, le manuscrit de Kreuznach marque un premier tournant dans l’évolution du rapport du jeune Marx à Hegel. Dans ce texte en effet, la défense de l’institution étatique – en tant qu’expression potentiellement démocratique de l’intérêt collectif – présente dans l’article de 1842 cède la place à une critique de l’État et de son incapacité constitutive à résoudre les conflits qui émergent au sein de la société civile. L’État hégélien est donc rabaissé à une abstraction de la pire espèce qui, d’un côté, ne peut être véritablement déduit de ses présupposés (la famille et la société civile), mais demeure en regard de ces derniers comme une idée a priori et, de l’autre, apparaît comme le simple reflet spéculatif de ce qui est factuellement.
Comme Hegel l’indique aux § 305 et 306 des Principes de la philosophie du droit et comme Marx le remarque dans son commentaire, dans la conception hégélienne de la monarchie constitutionnelle héréditaire, l’« élément princier » entretient une certaine affinité de principe avec la « classe paysanne » – le Stand des propriétaires fonciers et des agriculteurs – en ce qu’il « a pour base la vie de famille et, eu égard à la subsistance, la propriété foncière ». Par la propriété foncière, en tant que « fortune indépendante » qui lui permet de se dédouaner de tout besoin et de toute activité, le Stand substantiel acquiert sa « position et son rôle politiques » au sein de l’État, et c’est ainsi qu’« à la place du “sens de l’État”, de la “possession de l’esprit public”, apparaît la propriété foncière » qui devient « la médiation de l’État politique total, du pouvoir législatif en soi ». Pour Hegel, le majorat, restauré en Rhénanie en 1824, est précisément censé protéger le caractère inaliénable de la propriété foncière qui, par le biais du droit d’aînesse, peut se transmettre indépendamment de la volonté des sujets individuels et de l’amour filial. La loi du majorat préserve donc la propriété dans sa « nature rigide », la sauvegarde en « permet[tant] au premier-né d’avoir une vie indépendante » et de pouvoir s’investir pleinement dans ses obligations politiques. En remettant en cause la loi du majorat, que Hegel justifie au nom des fins supérieures de la vie éthique, c’est le rapport entre État et propriété que Marx se propose d’étudier.
« La propriété foncière, souligne-t-il, est la propriété privée par excellence, la propriété privée au sens propre du terme », et le majorat « n’est que la manifestation extérieure de la nature intime de la propriété foncière » ou « la propriété privée souveraine ». Hegel a beau décrire le majorat comme « le pouvoir de l’État politique sur la propriété privée », pour Marx, en réalité, le majorat est simplement « une conséquence de la propriété foncière “exacte”, c’est la propriété privée pétrifiée, la propriété privée […] parvenue au fait de son développement et de son autonomie ». « Ce que Hegel présente comme le but […], ajoute Marx, en est plutôt un effet, […], le pouvoir de la propriété privée abstraite sur l’État politique ». De même, observe-t-il, le majorat ne représente pas comme Hegel le suggère « “une entrave imposée à la liberté du droit privé”, mais plutôt la « liberté du droit privé qui s’est débarrassé de toutes les entraves sociales et morales ». Il est « la propriété privée devenue pour elle-même une religion, […] ravie de son indépendance et de sa magnificence » ou encore « un mode d’existence du rapport général de la propriété privée et de l’État politique ».
Marx s’attache également à définir le rapport entre propriété et droit. Si la propriété privée est un privilège – voire « l’existence générique du privilège » –, elle incarne aussi « le droit en tant qu’exception ». Bien que le droit à la propriété apparaisse pour la première fois chez les Romains comme droit abstrait ou « droit de la personne abstraite », c’est seulement la modernité bourgeoise qui transforme la propriété en pilier juridique. Dans le corpus romain, le droit de propriété privée ratifie le fait de la possession, qui dépend par ailleurs de la citoyenneté et qui, à travers la formalisation par la loi, reçoit le statut de droit légal. Il s’agit, selon Marx, d’une « élaboration classique » du droit privé, qui ne prétend aucunement à devenir droit public : c’est en ce sens une configuration non mystifiée de la propriété. À la différence des Romains, les Allemands ont produit une conception mystifiée de la propriété. Chez les peuples germaniques, la propriété privée parvient au rang de « catégorie publique dominante » dans la mesure où elle exprime l’essence du pouvoir impérial et politique par le biais du majorat. Non seulement le principe de la monarchie héréditaire correspond au principe du droit d’aînesse, mais en tant que membres de l’état des propriétaires fonciers, les majorataires sont immédiatement législateurs et siègent à la Chambre des Pairs, quand les membres des autres états de la société civile n’accèdent au pouvoir législatif qu’en tant que députés, c’est-à-dire par élection. Comme le résume Marx de façon incisive,
le fait que la propriété privée se rattache à la fonction publique, se traduit dans le majorat en ce que l’existence de l’État semble être une inhérence de la propriété privée immédiate, de la propriété foncière, un accident de celle-ci.
En ce sens les Allemands ont, d’un côté, conféré un pouvoir politique substantiel à la propriété privée et, de l’autre, ils ont camouflé la nature de privilège qui lui appartient pour en faire un droit politique universel de l’individu abstrait : chacun a droit à la propriété. Face aux Allemands et à leur mystique du droit, les Romains, qui ont maintenu pour la propriété le statut d’un privilège lié à la citoyenneté, sont, pour Marx, de vrais réalistes. En revanche, le droit bourgeois de la propriété privée tel que Hegel le conçoit présuppose comme son substrat un sujet abstrait doué d’une volonté libre et autonome qui soit égal à d’autres et capable de contracter : ce sujet est intégralement une production juridique.
Deux conclusions provisoires peuvent désormais être énoncées : d’une part, il faut reconnaître l’importance du rôle que Marx accorde au droit dans la production et la reproduction des rapports sociaux ; d’autre part, il faut prendre acte de la dévaluation dont l’État fait l’objet chez Marx, pour lequel, contrairement à la position hégélienne, l’État ne représente aucunement le summum de la médiation politique à même de garantir la préservation de l’intérêt général, mais bien plutôt la manifestation la plus évidente de l’incapacité à assurer une telle chose.
4. Des crimes et délits forestiers
La reconstruction de la critique marxienne de la propriété et de l’État illustrée dans les dernières pages du « manuscrit de Kreuznach » permet de mieux cerner les enjeux des arguments proposés par Marx dans l’article sur le vol de bois. Dans le commentaire de la philosophie du droit de Hegel, la critique de la propriété est corrélée à une critique de l’État en tant qu’institution édifiée sur le fondement de la propriété privée. Dans l’article sur le vol de bois, l’État, ou plutôt l’idée d’un État démocratique conçu comme défenseur des intérêts de tout un chacun, ainsi que ses lois universelles, apparaissent comme les principes au nom desquels la propriété privée et les injustices qu’elle génère peuvent être contestées et remises en cause. Marx pointe toutefois déjà que l’État lui-même n’est pas exempt de contradictions : l’étude des débats de la Diète rhénane révèle précisément que les fondements universels et rationalistes de la forme étatique sont en réalité largement déterminés par la puissance des intérêts privés. Ainsi, comme le note Daniel Bensaïd, à ce stade, « la question de la propriété est avant tout révélatrice des contradictions à l’œuvre dans le rapport entre la société civile et l’État » et des abstractions du droit bourgeois moderne.
L’article aborde en détail et sur un ton largement sarcastique les débats de la sixième Diète rhénane relatifs à la loi forestière sur le vol de bois, loi adoptée par les députés l’année précédente, en 1841. Ainsi que l’explique Marx, le texte de la proposition de loi n’est pas disponible ; seuls sont accessibles les amendements et les délibérations de la Diète de juin 1842, qui fournissent à Marx le matériel pour son réquisitoire.
Pour l’énoncer brièvement, l’argument exposé par Marx consiste à montrer, d’une part, l’incohérence de la législation votée par la Diète et, d’autre part, l’incohérence la Diète elle-même dans sa fonction législatrice. Il s’agit d’exposer les contradictions immanentes au droit positif et au pouvoir législatif concernant la nature des lois, ainsi que les contradictions présentes dans la forme étatique, dans la prétendue médiation des états sociaux, ainsi que dans l’institution de la propriété elle-même. Toutes ces contradictions, pour le dire à la manière de Hegel, émergeraient dans le rapport de chaque élément posé (la propriété, la loi, le droit, l’État, la Diète) avec ses propres présupposés. Il en résulte la distorsion et la perversion de toute chose : les droits des hommes se trouvent piétinés au nom des droits des arbres, véritable fétiche des Rhénans ; le droit naturel à la propriété privée se heurte à la nature des choses appropriées ; la loi fabrique elle-même le crime qu’elle punit, le peuple ne distingue plus entre droit et délit, les coutumes d’antan perdent toute légitimité et le droit légal s’érige sur des torts.
Dans la première partie de l’article, c’est la définition préliminaire des termes de la loi sur le vol de bois qui est passée au crible de l’analyse marxienne. Marx présente d’abord les prises de positions de la Diète, qui décrète que le « ramassage de ramilles » doit être considéré comme un « vol » et discute de la punition proportionnelle à appliquer à ce « crime » qui n’en est pas un . Comment expliquer que le ramassage de bois mort soit comparé à l’appropriation de bois vert ? Pour montrer d’emblée l’aspect discutable de la législation en question, Marx fait appel à « la nature juridique des choses » (die rechtliche Natur der Dinge), nature que la loi sur le vol de bois viole et contredit alors qu’elle devrait s’y conformer. La naturalisation du droit à la propriété en tant que droit inviolable se présente par distinction d’avec la nature même du bois « volé », dans la mesure où, comme Marx le remarque, les brindilles séparées de l’arbre sont déjà séparées de la propriété. Marx pointe les dangers qui découlent d’une telle violation. Tout d’abord, écrit-il en sermonnant les députés, « en utilisant la catégorie de vol là où elle ne doit pas être appliquée, vous l’avez aussi amoindrie là où elle doit être appliquée ». En outre, en qualifiant de vol un acte qui ne correspond pas à un tel délit, la loi, qui « n’est pas déliée de l’obligation générale de dire la vérité », se fait mensonge et finit par corrompre elle-même les coutumes du peuple : alors qu’un droit d’usage devient un crime en raison de la parcellisation de la propriété foncière, le « vol » des droits coutumiers commis par l’assemblée provinciale au service des propriétaires des forêts est élevé au rang d’acte légal.
Parmi les critiques que Marx adresse à la loi approuvée par la Diète, trois méritent d’être évoquées. Premièrement, nous l’avons vu, cette loi ne fait pas de distinction entre bois ramassé et bois coupé. Par là même, elle instaure, aux dépends des paysans pauvres et à l’avantage des propriétaires forestiers, un crime là où il n’y a que l’exercice d’un droit d’usage. Deuxièmement, la loi assigne aux gardes-forestiers la tâche de surveiller, de dénoncer et d’estimer l’importance des violations commises par les « criminels », de sorte que la justice publique d’État finit par s’appuyer sur l’opinion de gardiens privés. Troisièmement, la loi oblige les « voleurs » à payer des amendes et des compensations pour l’atteinte à la propriété foncière et à travailler gratuitement au service des propriétaires lésés, sous l’autorité des maires des communes. Marx demande :
Quelle conclusion en tirer ? La propriété privée n’ayant pas les moyens de s’élever au point de vue de l’État, l’État a l’obligation de s’abaisser aux moyens de la propriété privée contraires à la raison et au droit.
Sur ces trois points, Marx s’en prend à « l’intérêt privé », qui non seulement « sait noircir le droit » et « blanchir le non-droit par le truchement des bons motifs », mais qui est aussi « suffisamment rusé » pour s’emparer du pouvoir législatif, des lois publiques et de la notion même d’État politique.
Le texte sur le vol de bois a ainsi le mérite de montrer le caractère manifestement partiel et partisan de la législation, qui, comme Marx le remarque à propos de la loi sur la censure dans un article antérieur, « n’est pas une loi d’État faite pour les citoyens, mais une loi faite pour un parti contre un autre parti ». Il s’agit parallèlement, pour Marx, de pointer la nature tout aussi partisane de la Diète ayant approuvé cette loi, grâce à laquelle « l’intérêt s’est imposé au droit ». « La Diète, écrit-il, a donc parfaitement rempli sa mission. Conformément à sa vocation, elle a représenté un intérêt particulier déterminé et l’a traité comme but final ».
Si la propriété est un vol, comme Marx l’affirme en écho à Proudhon, le droit de propriété, de son côté, n’est que l’expression d’un rapport de force. Le droit légal moderne admet donc l’existence d’un « droit du plus fort » – qui, comme le remarque Marx dans son Introduction de 1857, ne se trouve pas éliminé une fois pour toutes par l’institution de l’État, mais « survit sous d’autres formes » dans l’État juridique. En analysant la conduite de la Diète rhénane dans la pénalisation du vol de bois, Marx démontre ainsi l’ambivalence, voire l’ambigüité, de l’élément juridique au sein duquel il tente de faire valoir et prévaloir l’appel à un droit d’une autre nature : le droit coutumier des plus pauvres.
5. Du côté des coutumes ? Marx entre Hegel et Savigny
Outre les critiques que nous venons de présenter et qui visent à démontrer le caractère perverti des lois et des procédures législatives, ainsi que de l’État et des organes qui en sont issus, comme les Diètes, le texte sur le vol de bois présente une dimension affirmative qui consiste à revendiquer politiquement d’autres droits situés du côté de la pauvreté et des indigents. Marx ne se contente pas de contester les privilèges des propriétaires fonciers en niant au droit de propriété les attributs de légitimité que toute législation moderne lui reconnaît. En contestant la loi sur le vol de bois qui criminalise le ramassage des ramilles, il réclame également, « au nom de la foule pauvre démunie politiquement et socialement », un droit d’usage des forêts qu’il puise dans l’histoire des coutumes :
Nous réclamons pour la pauvreté le droit coutumier, plus précisément un droit coutumier qui ne soit pas local, mais un droit coutumier qui soit celui de la pauvreté dans tous les pays. Nous allons plus loin encore et nous soutenons que le droit coutumier par sa nature ne peut être que le droit de cette masse du bas de l’échelle, de cette masse élémentaire qui ne possède rien.
Pour ce qui est du rapport entre droit coutumier et droit de propriété, Marx explique que
les droits coutumiers des pauvres reposaient sur le fait qu’un certain type de propriété avait un caractère indécis qui ne déterminait pas si en dernière instance cette propriété était privée ou commune.
Dans la mesure où ils permettent de saisir la « propriété indécise » telle qu’elle existait au Moyen Âge dans les sociétés féodales, dans sa « nature hybride, dualiste et ambivalente sous tous les aspects », à mi-chemin entre « droit privé » et « droit public », les droits coutumiers des pauvres démontrent l’origine historiquement et juridiquement conventionnelle du concept de propriété privée tel qu’il existe dans le droit bourgeois.
Opposant la coutume au droit bourgeois, Marx conteste la naturalisation de la propriété opérée par les législations modernes – qui font de cette institution la manifestation extérieure, l’incarnation même de la liberté individuelle, principe fondateur du droit naturel de matrice kantienne. En même temps, tout en se réclamant des droits coutumiers de la classe pauvre, il conteste la validité des « droits coutumiers nobles » en tant que privilèges contredisant le « droit raisonnable ».
Nature (Natur), coutume ou droit coutumier (Gewohnheit, Gewohnheitsrecht) et droit raisonnable (vernüftigen Recht) sont des notions qui ne se laissent pas appréhender ni employer de manière univoque chez Marx et méritent, par conséquent, d’être clarifiées. Les raisons d’une telle plurivocité sont à chercher dans les sources principales de la pensée de Marx de l’époque, notamment la Rechtsphilosophie de Hegel et la jurisprudentia de l’École historique, la propriété constituant l’un des piliers de leur conception juridique respective.
Dans son analyse riche et détaillée de l’article sur le vol de bois, Mikhaïl Xifaras interroge de manière méticuleuse l’argument « déroutant » que Marx développe dans son texte, à la lumière des emprunts conceptuels que l’auteur aurait effectué tant du côté de la philosophie hégélienne du droit que du côté de la science du droit de Friedrich Karl von Savigny. Pour M. Xifaras, il s’agit d’une dette double, « qui s’opère à coup d’emprunts à l’un et l’autre camp », mais aussi d’une double prise de distance par le biais de laquelle
Marx cherche à constituer une science philosophique (critique) du droit historique, en se démarquant aussi bien de l’École philosophique que de l’École historique.
De façon très convaincante M. Xifaras montre comment Marx aurait tout d’abord joué « Hegel contre Hegel » dans le but de critiquer une loi qui ne se montre pas à la hauteur de son concept et qui ne satisfait pas les exigences d’universalité et de nécessité qui lui seraient propres. En même temps, en soulignant l’influence de l’École historique sur la mobilisation de la notion de droit coutumier de la part de Marx, il affirme que ce dernier aurait
réintroduit un mode savignien de justification de la loi comme expression adéquate de l’essence souterraine réelle du droit positif, telle qu’elle se manifeste dans la coutume.
En conclusion, selon M. Xifaras, tout en élaborant « un argumentaire de facture hégélienne » dans lequel finalement « la critique plébéienne de Hegel » servirait à corriger « le concept non critiqué de coutume chez Savigny », Marx serait débiteur de
sa critique de la spéculation hégélienne au réalisme historique de l’École historique et plus précisément à sa conception de la positivité juridique et, partant, à son mode de justification de la loi.
Il n’est pas question ici de contester la présence chez Marx, à ce stade d’élaboration de sa pensée juridique, d’éléments conceptuels divers qui ne peuvent être réduits à l’influence de Hegel et qui renvoient sans doute aux débats de l’époque. Élève d’Eduard Gans, représentant de l’École philosophique du droit d’inspiration hégélienne, et de Savigny, l’un des fondateurs de l’École historique, Marx assiste, pendant ses études de droit à l’université de Berlin à partir de 1836, au conflit théorique et politique que se livrent les deux écoles, dont les enjeux inspirent inévitablement sa réflexion à propos du droit. La question consiste plutôt à savoir dans quelle mesure l’influence de l’École historique se fait entendre dans la pensée marxienne et jusqu’à quel point il est possible d’affirmer, comme le fait M. Xifaras, que « Marx use de Savigny contre Hegel » tout en lui apportant des correctifs politiques. S’agit-il donc d’un réel emprunt conceptuel ou de la présence d’un écho conceptuel, qui renverrait néanmoins à une conception antagoniste de la coutume et qui, en subvertissant l’appréhension « naturaliste » de cette dernière propre à l’École historique, en ferait un « construit social contradictoire » ?
On retiendra tout d’abord que, en tant que jeune hégélien, Marx ne cache pas un certain dédain à l’égard de la « horde docte et docile » des épigones de l’École historique :
Des enthousiastes bons garçons, nationalistes par tempérament et libéraux par réflexion, [qui] recherchent […] l’histoire de notre liberté au-delà de notre histoire, dans les forêts vierges teutoniques.
À cette « école qui explique l’infamie d’aujourd’hui par l’infamie d’hier », Marx consacre un Manifeste, centré notamment sur son père fondateur, Gustav Hugo, et publié dans la Gazette Rhénane à l’occasion de la nomination de Savigny comme Ministre de la justice de Prusse en février 1842. Accusant l’École historique de « frivolité » et lui reprochant d’avoir « fait de l’étude des sources son schibboleth », Marx se propose dans son Manifeste de démasquer sa « méthode franche et naïve » tout autant que « brutale », qui consiste dans « le culte des reliques historisant ». Pour Marx, les historiens du droit adoptent une approche acritique au sein de laquelle « toute existence s’impose comme une autorité » et « toute autorité a valeur d’un argument » sans possibilité d’identifier des critères universels : « en un mot, conclut-il, l’éruption à la peau est aussi positive que la peau ». Néanmoins le scepticisme de l’École historique se distingue de l’esprit critique des Lumières dans la mesure où le premier s’adresse à « l’existence de la raison » et le deuxième à « la raison de ce qui existe ». Le but d’une telle attitude, que Marx qualifie d’« insolence vers les idées » et d’« humilité vers les évidences », est de se libérer « de toutes les entraves de la raison et de la morale » afin de prouver, contre Hegel, que le positif n’est pas rationnel, qu’il est plutôt « en dépit de la raison » et que l’irrationnel est positif.
Marx, de son coté, comme nous l’avons déjà remarqué, mobilise la raison en tant que critère qui lui permet d’opérer des distinctions dans le champ des coutumes en employant le concept de « droit raisonnable » (vernünftiges Recht). Il s’agit en effet d’un concept particulier qui n’est pas à confondre avec « le droit du rationnel » dont parle Hegel au § 132 des Principes de la Philosophie du droit en tant que « droit de l’objectif à même le sujet » s’opposant au droit purement formel et subjectif « de ne rien reconnaître de ce que je ne discerne pas comme étant rationnel » qui est le « droit suprême du sujet ». Par ailleurs, le droit raisonnable, tel que Marx le déploie, s’oppose à la notion kantienne de droit rationnel universel, dans la mesure où il s’agit ici d’un concept utilisé pour faire valoir une partialité contre une autre – ou plutôt le parti de la classe pauvre contre « la partialité avec laquelle les législations éclairées ont traité et ont dû traiter les droits coutumiers de la pauvreté [Gewohnheitsrechte der Armut] ». En opposant la catégorie « partielle » de la pauvreté au principe universel de la propriété, le droit raisonnable chez Marx acquiert un statut éminemment politique, qui lui permet de transformer le droit d’une partie de la société en droit universel, droit qui peut être néanmoins revendiqué au nom de l’humanité tout entière et en vue d’un monde plus juste. À l’encontre de ce qu’affirme M. Xifaras, selon qui, « pour Marx au contraire [de Hegel], c’est dans l’immédiateté et la spontanéité d’une pratique instinctuelle que réside sa légitimité, dans la mesure où l’instinct (en tout cas celui des classes pauvres), à la différence des formalisations rationnelles des jurisconsultes, ne se trompe jamais », il nous semble possible d’affirmer que la raison, considérée implicitement comme un critère de justice et de légitimité, joue un rôle déterminant dans la justification du droit.
Par ailleurs, le concept de droit raisonnable politise l’attitude de Marx à l’égard des coutumes, en lui permettant de distinguer les droits coutumiers (Gewohnheitsrechte) des non-droits coutumiers (Gewohnheitsunrechte), ce qui n’a pas d’antécédent chez Savigny. Pour Marx le droit coutumier qui précède, anticipe et excède le droit légal ne constitue pas en soi un patrimoine historique qui, seul, exprimerait la véritable essence du droit en incarnant sa principale source de validité. Les droits coutumiers en tant que tels ne jouissent, chez Marx, d’aucun privilège qui les rendrait plus justes que la loi du droit légal. En effet, ce qui l’intéresse, notamment dans le cas de l’article sur le vol de bois, est moins la fondation d’une science universelle du droit, comme le suggère M. Xifaras (ce qui d’ailleurs rapprocherait une fois de plus les intentions de Marx de celles de Savigny), ni « l’évaluation de l’actualité des institutions que nous lègue le passé », mais plutôt l’élaboration d’une critique polémique de l’actualité qui s’appuie ponctuellement sur un certain usage du passé. Marx, en effet, ne se réclame que de certaines coutumes concernant les droits d’usage et d’occupation des forêts au service des paysans pauvres, et si toutes les coutumes ne se valent pas, la nécessité de distinguer les bonnes des mauvaises demeure fondamentale pour discriminer entre les coutumes à défendre et celles à abolir.
Les éléments qui permettent une telle distinction sont à chercher au sein du droit raisonnable et, dans le cas spécifique des conflits liés à l’usage des bois, du côté de la classe pauvre ou des « droits coutumiers populaires » (volkstümliche Gewohnheitsrechte). En adoptant une telle orientation, selon laquelle le droit coutumier des paysans pauvres peut être défendu du point de vue de la raison, Marx peut davantage être rapproché de Hegel pour qui la raison philosophique se fait critique spéculative du droit positif en mesurant ce dernier à l’aune de son concept. En même temps, Marx ne manque pas d’apporter d’importants correctifs à la conception hégélienne qui finissent par la retourner contre elle-même, au point de s’inspirer de Hegel pour proposer une défense des coutumes dont les Principes de la philosophie du droit développent une critique sans appel. Au § 211 des Grundlinien, en effet, Hegel rejette les droits coutumiers en tant qu’« objets d’un savoir subjectif, contingent, obscur, par opposition à un véritable code ». En outre, il conteste fortement l’illusion selon laquelle les droits coutumiers seraient enracinés dans la vie, quand les lois seraient du côté du mort et du figé. Souvent, d’ailleurs, selon Hegel, ce sont précisément leur statut indéterminé et leur manque de « forme » et de compénétration par le rationnel qui rendent ces droits « les plus morts ». Sur ce point, Marx s’éloigne à l’évidence de Hegel.
Toutefois, sa revendication des droits coutumiers de la pauvreté pourrait être rapprochée de la conception hégélienne du Notrecht ou « droit de détresse », convoquée aux § 127-128 des mêmes Principes de la philosophie du droit en tant que limite au droit de propriété. En cas de collision entre existence matérielle particulière et propriété juridique, Hegel affirme que la vie a un droit à faire valoir contre le droit abstrait :
un droit de détresse, attendu que du premier côté se trouve la violation infinie de l’être-là et, en cela, la privation totale de droit, [et] que de l’autre côté se trouve seulement la violation d’un être-là borné, singulier, de la liberté, ce en quoi le droit comme tel et, en même temps, la capacité juridique de celui qui n’est lésé qu’en cette propriété-ci sont reconnus.
C’est ainsi que, d’après Hegel, « la détresse révèle la finité et, en cela, la contingence aussi bien du droit que du bien-être ». C’est là, en revanche, un point de proximité manifeste entre les deux philosophes que néanmoins Marx finit par retourner contre Hegel lui-même en défendant la justice des « droits coutumiers » de la pauvreté contre l’injustice de la loi qui, pour Marx, dans une optique convergente avec celle de l’École historique, devrait plutôt s’inspirer des (bonnes) coutumes pour les traduire dans une langue juridique propre.
À propos des « droits coutumiers des états sociaux privilégiés », qui remontent à l’époque féodale – « règne animal de l’esprit » dominé par la servitude et l’inégalité – Marx remarque qu’il s’agit en l’occurrence des « non-droits coutumiers », parce qu’ils « se refusent, de par leur contenu, à la forme de la loi générale », étant par son essence universelle et nécessaire. Pourtant la forme de la loi en tant que telle n’est pas tout à fait fiable. D’un côté, il est évident pour Marx que « ces droits coutumiers des nobles sont des coutumes contraires à la notion du droit raisonnable ». De l’autre, il est également manifeste que « les droits coutumiers de la pauvreté sont des droits contraires à la coutume du droit positif », qui est elle-même mauvaise coutume si l’on considère que le droit légal, comme Marx le souligne, a souvent fourni aux privilégiés « la reconnaissance de leur prétentions déraisonnables ». Si les coutumes peuvent être arbitraires tant dans la forme que dans le contenu, Marx nous conduit à reconnaître contre Hegel que le droit légal, lui non plus, n’offre guère de solution incontestable. La loi, en effet, ne se résume plus à la forme pure de l’universalité, comme Marx semble le soutenir de façon univoque encore dans son article de 1842 sur la loi sur la presse. Le conflit autour du vol de bois, montre que la loi, dans la mesure où elle s’éloigne de son concept, se prête aussi à la ratification contingente de contenus partiels et non nécessairement rationnels. Pour échapper à la dégénérescence de sa fonction et à la dégradation de ses contenus, la loi devrait davantage s’en tenir à la nature juridique des choses (die Rechtliche Natur der Dinge), concept fondamental parmi les instances de justification que Marx fournit, de manière implicite, à sa conception du droit raisonnable. Du côté de ce « vertigineux concept de nature juridique des choses » que Marx, selon M. Xifaras, mobilise « pour intimer à la loi l’obligation toute savignienne de l’exprimer adéquatement », nous pourrions être amenés à envisager des éléments de convergence ultérieure entre l’argument marxien et la doctrine de l’École historique.
La « nature » occupe une place non négligeable dans l’articulation du discours marxien sur le vol de bois. Marx observe, tout d’abord, que, dans le cas du ramassage du bois mort, « rien n’est soustrait à la propriété » et que « le ramasseur de ramilles se contente d’exécuter un jugement, […] que la nature même de la propriété a rendu : […] l’arbre ne possède plus les branchages en question ». Puis, il fait appel à la « nature juridique des choses » pour contester le contenu d’une loi « qui dénomme vol de bois une action qui est tout juste un méfait forestier ». Marx rappelle par la suite la « nature élémentaire » et « l’existence fortuite » de certains objets, comme les forêts, qui ne peuvent assumer le caractère figé de la propriété privée déterminée. Parallèlement, il attribue à la classe pauvre « le besoin de satisfaire un instinct juridique », besoin qui relève d’un « sens instinctif du droit » et qui est à l’origine des coutumes populaires que la juridification de la propriété par la bourgeoisie veut faire disparaître. Enfin, il repère un lien de parenté encore plus immédiat entre les pauvres et la coutume du ramassage des ramilles, lien qui assimile « l’opposition entre les branchages et les rameaux morts » à l’opposition entre richesse et pauvreté. La bonne coutume et le droit raisonnable se situent alors du côté de la classe pauvre qui serait, à son tour, par son instinct, « naturellement » du côté de ce qui est juste et légitime.
Mais si Marx range la « nature des choses » du côté des coutumes, ce n’est que pour mieux jouer les droits des pauvres contre la propriété privée, les « droits coutumiers populaires » n’étant en rien comparables aux coutumes du peuple qui sont à la base de la science juridique de Savigny. En ce sens, il nous semble encore une fois que l’on ne peut repérer chez Marx qu’un simple écho du concept savignien de coutume. Un tel écho déforme par ailleurs le concept de coutume et finit par briser l’unité du peuple si cher à Savigny afin d’établir une universalité plus importante. Comme nous l’avons déjà remarqué, l’opération qu’accomplit Marx dans sa revendication des coutumes de la classe pauvre introduit simultanément une généralisation et une restriction : le « droit coutumier de la pauvreté » devient un droit commun aux pauvres de « tous les pays », un droit sans frontières, un droit universel, tout en demeurant, en même temps, particulier, en tant que droit de classe, « le droit de cette masse élémentaire qui ne possède rien ».
La manière marxienne présente dans le texte sur les vols de bois ne nous paraît pas tout à fait « savignicienne » en dépit de la présence d’énoncés rapportant à la « nature » l’origine et le caractère des coutumes. Pour Marx, en effet, l’appel à la nature, n’est pas suffisant pour revendiquer les droits coutumiers de la pauvreté et, en dernière instance, les droits coutumiers nécessitent des critères de rationalité et d’universalité afin d’être justifiés. Les coutumes ne relèvent donc pas du même statut chez Marx et chez Savigny et ce précisément grâce à la « fonction politique » que Marx accorde au concept de « nature des choses », comme le remarque M. Xifaras par ailleurs. C’est cette politisation de l’appel à la coutume qui permet à Marx d’inscrire son plaidoyer des droits coutumiers dans le cadre d’un discours de contestation de l’ordre bourgeois existant.
6. Le droit et Marx
Dans son analyse de l’article sur le vol de bois, M. Xifaras souligne également l’effort fait par Marx pour « inventer une langue juridique nouvelle à partir de rien » en se réappropriant et en se démarquant simultanément du patrimoine théorique et méthodologique de l’École historique, ainsi que de l’héritage hégélien. Il s’agit, en guise de conclusion, de suggérer quelques pistes de lecture quant au sens et aux aspirations de cette tentative d’invention menée par Marx. Un nouveau détour par Hegel est cependant nécessaire à cet égard.
Comme nous l’avons déjà constaté, la critique marxienne du droit abstrait de propriété, opposé au droit raisonnable qui exige que la loi soit à la hauteur de l’universalité de son concept, résonne fortement avec la critique hégélienne de l’abstraction du droit et de la société civile à laquelle, pour Hegel, l’État et la loi sont censés remédier. À l’instar de Hegel, Marx fait valoir le principe selon lequel la loi de l’État, en tant que forme absolue de l’universalisation, ne peut se réduire à incarner la partialité du droit des propriétaires, sans se transformer elle-même en privilège et contredire sa nature. De façon encore plus explicitement hégélienne, Marx souligne le risque pour le droit devenu loi de se transformer en
abstraction anti-éthique, sans raison et sans âme [die unsittliche, unverständige und gemütlose Abstraktion] d’une matière déterminée et d’une conscience déterminée qui lui est servilement soumise.
Contre les dangers des abstractions partielles et excluantes, Hegel et Marx prônent une universalité inclusive qui, pour l’auteur des Principes de la philosophie du droit, est incarnée par la forme étatique à la fois nécessaire et rationnelle, qui garantit de la rationalité de la loi. Pour Marx, quant à lui, le droit légal est loin d’être universel dans sa portée : non seulement il fait abstraction de toutes les déterminations sociales concrètes des individus, des groupes et de leurs pratiques, mais il est surtout vecteur d’inégalité et d’injustice, contredisant ainsi au principe du droit raisonnable. Ou plutôt, comme l’observe J. Michel à propos du Marx de la maturité, le droit est rationnel seulement dans le sens où il expose rationnellement (dans des formules rationnelles) la forme irrationnelle de l’économie (la vente de la force de travail comme s’il s’agissait d’une marchandise semblable à toute autre marchandise, une « propriété objective et cessible d’un sujet », alors que le travailleur qui fournit sa force de travail est à la fois propriétaire-sujet et marchandise–objet). Le tout jeune Marx, déjà, montre que, à travers les abstractions qui dominent le droit et l’échange par le biais de la notion de propriété, le droit légal moderne fondé sur le principe des volontés libres et égales est en réalité un droit de caste. Ainsi, à l’universalisation abstraite du droit des privilégiés, Marx oppose une universalisation d’un autre type et d’une autre nature, qui s’opère à travers le droit coutumier des pauvres dont il propose un usage positif et fécond en tant que « droit de masse » ou droit de classe. Il s’agit, en effet, d’une universalité sui generis, qui prend pour point d’appui la condition « particulière » de la pauvreté, en prenant parti pour les indigents contre les propriétaires. Cette prise de position ne relève pas du pur droit de la raison, ni du simple droit coutumier, mais fait appel au droit de la raison et à l’histoire des coutumes en vue d’une « économie morale » en défense des droits « de cette masse élémentaire qui ne possède rien ». Le défi de l’invention à laquelle se livre Marx dans l’article sur le vol de bois consiste ainsi en une opération de contamination conceptuelle qui aboutit à proposer un droit raisonnable, c’est-à-dire un droit coutumier de la raison, à la fois partisan et universel, à la fois droit des masses et droit de classe, permettant de contester l’irrationalité du droit des privilégiés.
Est-il possible de repérer au sein de cette opération la suggestion, bien plus ambitieuse, qui consiste à penser qu’une révolution du droit bourgeois moderne est possible à partir d’autres droits, comme dans le cas du droit coutumier évoqué par Marx dans l’article de 1842 ? Comme le formulent Lascoumes et Zander,
sur quoi fonder et édifier un droit qui ne soit pas la seule expression d’un état de domination directe (droit féodal) ou qui ne soit pas annexé par les intérêts privés des législateurs (droit bourgeois) ? Comment alors faire reconnaître et inscrire dans le droit un champ de besoins et d’intérêts diversifiés faisant surtout place à ceux qui sont dépourvus de tout pouvoir social ?
Ou encore, peut-on opposer à l’idéologie juridique bourgeoise et à son « système d'abstraction déréalisante » la notion de droits collectifs ? Ces questions, qui ne peuvent ici trouver de réponses, permettent de fournir quelques clarifications ultimes. Pour Marx le droit est fondamentalement l’expression obligée des rapports de production capitalistes et il est par là même droit de la société bourgeoise – les autres sociétés étant « trop concrètes pour le droit ». Marx, lui, semble à maintes reprises plutôt sceptique quant à la possibilité de reconfigurer ou de réformer le droit bourgeois sur la base d’un idéal de justice élaboré à partir de l’ordre existant ou puisé dans un passé archaïque.
La démarche poursuivie dans l’article sur le vol de bois ne peut d’ailleurs être assimilée à une tentative de « réforme » du statu quo juridique. Il s’agit plutôt d’un exercice de méthode dans lequel Marx déploie différentes acceptions du droit renvoyant à différentes époques, ainsi qu’à différentes perspectives de classe, afin de démontrer la nature irrationnelle du droit rationnel, le caractère partiel des universels juridiques – les lois – dominés par des intérêts particuliers et les répercussions concrètes du droit abstrait. Le but d’un tel exercice relève davantage de la volonté de révoquer la nécessité logique de la forme bourgeoise de la propriété que de l’intention de la réformer.
Jamila M. H. Mascat
Jamila M. H. Mascat est maîtresse de conférences à l’Université d’Utrecht. Elle a publié Hegel a Jena. La critica dell’astrazione (Lecce, Pensa multimedia, 2011), a co-dirigé, avec S. Marchetti et V. Perilli, Femministe a parole (Roma, Ediesse 2012), et a édité, avec C. Billi, G.W.F. Hegel, Il bisogno di filosofia, 1801-1804 (Milano/Udine, Mimesis 2014) et, avec M. Cavalleri et M. Filippini, M. Tronti, Il demone della politica. Antologia di scritti (1958-2015) (Bologna, Società editrice Il mulino, 2017).