Le recul de l’École historique du droit ou le déclin de la méthode savignicienne
Depuis bientôt deux siècles de nombreux lecteurs de Savigny, particulièrement en France, hésitent entre l’admiration pour l’œuvre du maître de l’École historique du droit et la répulsion que peut provoquer son hostilité à la Révolution française, aux droits de l’homme, au régime parlementaire ou à l’égalité des droits en faveur des Juifs . Sans s’attarder aux sentiments, d’ailleurs nuancés au cours de sa vie, de Savigny envers la France et les Français, il ne faut pas négliger l’impact de ces orientations Anti-Lumières sur la réception de ses travaux au cours du XIXe siècle . Avec l’effet du temps - les juristes français se rassuraient, en 1904, en affirmant que le BGB marquait la défaite de ce qu’ils appelaient le « fatalisme » savignicien - ce type de réactions allergiques a paru s’estomper. Il apparaît même aventureux, de la part d’un historien du droit, de s’en prendre à celui qui a tant défendu l’historicité du droit, érigée encore aujourd’hui en postulat de base de la science historique du droit . Cet apparent consensus cache, pourtant, une grande indifférence de nombreux juristes à l’égard de Savigny et, ce qui nous semble plus important, un déclin de l’École historique du droit. Alors même que Kelsen reconnaissait à cette école le mérite d’avoir « inauguré le positivisme » et « exercé une influence très profonde sur l’élaboration des concepts de la théorie générale du droit » , le normativisme va à l’encontre d’un grand nombre de principes défendus par Savigny, notamment en présentant le droit comme un ensemble de normes hiérarchisées, en séparant complètement les phénomènes politiques et sociologiques antérieurs à l’édiction de la norme de la norme elle-même et en réduisant toute doctrine prescriptive à une idéologie. Sans paraître se soucier d’une réfutation en règle, la théorie contemporaine du droit n’a-t-elle pas complètement tourné le dos à Savigny ? Pour tenter de répondre à cette question, nous voudrions évoquer, dans un espace limité, les aspects de la méthode savignicienne qui paraissent les plus ébranlés depuis le XIXe siècle. Le domaine du droit international privé, si brillamment illustré par Savigny dans le tome VIII de son Système, nous semble celui où les critiques se sont exprimées le plus directement. Il nous servira comme point de départ pour examiner ensuite les attaques plus voilées qu’ont dû subir d’autres parties de la méthode savignicienne.
Première partie
Les critiques de la méthode savignicienne de résolution des conflits de lois
Au tome VIII du Système, Savigny propose une méthode de résolution des conflits de lois entre des droits positifs à la fois nettement différenciés et reliés entre eux par une communauté de droit, particulièrement en Europe sous la double influence du droit romain et du christianisme . Cette communauté de droit lui permet d’envisager un règlement uniforme des conflits de lois, sur une base d’accord qui est déjà préfigurée par les traités passés entre plusieurs États. Sauf dans certains cas, où une loi positive rigoureusement obligatoire impose des dispositions d’ordre public, chaque juge peut être amené à appliquer le droit de son pays ou celui d’un État étranger au rapport de droit litigieux qui concerne une personne, une chose ou un acte ayant son siège hors du territoire du tribunal saisi. Pour Savigny il n’est pas possible de raisonner en termes de droits acquis par une personne sur une autre personne ou sur une chose : si le titulaire du droit ne dépend pas de la même loi que la chose ou la personne sur laquelle il exerce son pouvoir, il est impossible de dire en vertu de quelle loi le droit est acquis. « Nous ne pouvons savoir ce qu’est un droit acquis que si nous savons tout d’abord par quelle loi son acquisition a été décidée ». Plutôt que de déterminer la nature personnelle, réelle ou mixte de chaque loi - comme dans la théorie traditionnelle des statuts - Savigny veut « rechercher pour chaque rapport de droit le domaine du droit auquel ce rapport appartient de sa nature ».
Tout rapport de droit peut être localisé et a un « siège » identifiable. Selon Savigny, qui continue à s’appuyer sur les textes romains même s’il les juge limités en la matière, la personne doit être rattachée au domicile dont elle a le libre choix - ce qui correspond aussi au principe d’égalité de traitement en matière civile des nationaux et des étrangers présents sur un même territoire. Les biens, qu’ils soient meubles ou immeubles, ont leur siège au lieu de leur situation (au moment de leur acquisition pour les biens meubles). Le lieu de conclusion d’un contrat indique la loi applicable pour les conditions de forme qui déterminent sa validité. Mais, ensuite, tout ce qui concerne la vie de l’obligation a son siège au lieu d’exécution de l’engagement. Ces principes de base donnent lieu à des déductions, en apparence logiques, pour déterminer le siège du mariage et de la puissance paternelle au premier domicile du mari et père (au moment de la naissance de l’enfant) et pour éviter que les changements de domicile ne remettent en cause des droits acquis (un majeur ne peut redevenir mineur). En dehors même de sa portée universaliste - venant de la double conviction d’un fond commun et d’un rapprochement progressif des droits des différents pays - la théorie de Savigny a voulu révolutionner la méthode de résolution des conflits de lois en procédant à une analyse rigoureuse des rapports de droit. Elle a été admirée et souvent acceptée dans la seconde moitié du XIXe siècle, dans la mesure où elle reprenait certaines solutions anciennes (comme la règle locus regit actum ou la lex rei sitae pour les immeubles) et parce qu’elle pouvait se combiner avec les thèses bilatérales et personnalistes défendues à la même époque par Mancini, puis acceptées dans une grande partie de l’Europe, notamment en France, en Belgique et en Suisse . Ce succès apparent de Savigny reposait, cependant, sur des équivoques. L’extension plus ou moins grande de l’ordre public ou des lois rigoureusement obligatoires (Savigny y rangeait par exemple celles sur la célébration du mariage ou sur le divorce) permettait de faire varier considérablement le domaine où devaient s’appliquer les critères de rattachement dégagés par Savigny. La cohabitation entre le rattachement à la loi nationale de la capacité des personnes et les thèses de Savigny en faveur du domicile était porteuse de nouveaux conflits - ce fut une des causes de « l’invention » de la théorie du renvoi à partir des années 1850. L’accord était également loin d’être réalisé sur le siège des meubles, des successions (rattachées par Savigny au domicile du défunt à son décès) ou de l’exécution des engagements nés des contrats ou des délits civils (sur ce dernier point Savigny ne préconisait aucune solution précise). La montée des nationalismes et des particularismes juridiques après la guerre de 1870 multiplia, jusqu’au premier conflit mondial, les obstacles à la conclusion ou à l’application des conventions uniformes de La Haye (à partir de 1893).
Si les espoirs de Savigny ont été démentis par les faits, aucun des théoriciens européens du droit international privé n’a véritablement proposé une réfutation point par point de la méthode savignicienne. Il faut réunir plusieurs attaques pour identifier les brèches qui furent apportées à l’édifice de Savigny. La première par ordre chronologique nous paraît venir du Hanovrien Ludwig von Bar auteur d’un ouvrage de droit international privé et pénal en 1862, développé en traité en 1889 (Theorie und Praxis des internationalen Privatrechts). Von Bar s’en prend directement à la notion de rapport de droit (Rechtsverlhaltnis) chez Savigny. Selon von Bar, la localisation du siège du rapport de droit - qui est une situation juridique objective résultant de la conjonction de plusieurs faits - aboutit au même cercle vicieux que le raisonnement (dénoncé par Savigny) sur les droits acquis. Cette localisation suppose déjà résolue la question du rattachement à une loi nationale que l’on cherche précisément à élucider en cas de conflit de lois . Von Bar suggère de partir des purs faits juridiques (ce qui paraît conduire à la déconstruction du rapport de droit) ou de rapports de droits incontestables, c’est-à-dire indépendants du droit international privé et dérivant du droit des gens comme le domicile, la nationalité et la situation d’une chose. Le raisonnement de von Bar n’est pas d’une parfaite clarté, mais il nous semble reprocher à Savigny la trop grande complexité de la notion de rapport de droit - conçu comme une action mêlant plusieurs faits - et revenir à une analyse qui combine l’application de la loi où a été acquis un droit avec les impératifs territoriaux de l’ordre public. En se rapprochant de l’école personnaliste et en esquissant l’idée de contacts successifs avec plusieurs lois, von Bar oppose la loi nationale et l’ordre public territorial, ce qui l’éloigne manifestement de Savigny.
La seconde attaque dirigée contre la méthode savignicienne vient de la théorie dite des qualifications défendue - de manière indépendante, semble-t-il au départ - par le Français Bartin (dans le Clunet en 1897) et l’Allemand Kahn (1891 et 1899). À vrai dire, aucun de ces deux auteurs ne s’en prend frontalement à Savigny - et même Bartin lui rend une sorte d’hommage . Toutefois, ils entendent démontrer le « point faible de la célèbre formule de Savigny » en établissant que le même rapport de droit - par exemple, la situation d’une veuve réclamant une part des biens de son mari - peut être qualifié, c’est-à-dire classé, différemment selon les systèmes juridiques nationaux - pour reprendre cet exemple, dans le droit des successions ou dans celui des régimes matrimoniaux. Ces qualifications différentes vont entraîner des « conflits latents » - selon la terminologie de Kahn - et empêcher la résolution uniforme des conflits de lois par les juges des différents États, contrairement au but que s’était assigné Savigny. Bartin écrit ainsi que « Savigny suppose que la nature juridique de ce rapport de droit n’est douteuse pour personne », mais dans certains cas il faut préalablement fixer la loi qui définit la nature du rapport de droit (Bartin propose alors de s’en tenir à la loi du for pour qualifier le rapport). En montrant que la grammaire juridique du Système de Savigny n’est pas universelle, qu’il peut y avoir des désaccords entre États sur la qualification des rapports de droit, Bartin et Kahn mettent le doigt sur certains des présupposés de la méthode savignicienne qu’ils n’osent pourtant pas attaquer directement (sont-ils convaincus qu’il y a quand même une nature de la chose et du rapport juridique ?).
À de très nombreuses reprises , Savigny considère en effet que les rapports de droit - ou les institutions dont ils sont formés - ont une nature ou une essence indiscutables. Cette conception essentialiste ne repose pas sur l’examen du droit positif - d’un ou plusieurs États -, mais sur une analyse théorique relevant de la science du droit. Non seulement Savigny suppose que les théoriciens du droit peuvent s’accorder sur cette classification des rapports de droit - notamment en s’appuyant sur les catégories du droit romain, à l’origine d’un droit privé «instrumental » avec des « êtres réels » -, mais il paraît postuler la soumission des législateurs nationaux et des juges à ces qualifications décidées par la science. C’est ainsi qu’il minimise le rattachement de la capacité des personnes à la nationalité dans le Code Napoléon en s’appuyant sur les auteurs qui ont cru voir une hésitation entre domicile et nationalité dans la codification française . La méthode savignicienne prête ici le flanc à la dénonciation d’un crypto-jusnaturalisme, par exemple de la part de Theodor Niemeyer en 1894. Derrière les attaques de l’École historique contre les jusnaturalistes se cacherait la croyance dans une nature des choses et une surestimation du pouvoir de la science du droit pour imposer ses concepts, une sorte de retour au droit naturel classique d’Aristote et Thomas d’Aquin qui croit dans l’essence et la fin des institutions juridiques susceptibles de définitions objectives. L’attitude de Bartin et Kahn se voulait plus respectueuse des lois de chaque État et elle est susceptible de trouver le soutien de tout positiviste rigoureux heurté par les positions de Savigny, trop favorables à une tradition romaniste qui prétend détenir la vérité du droit. La théorie universaliste de Savigny, et ses prolongements par Zitelmann ont pu être accusés - notamment par Ehrlich - de négliger l’élément historique et national en croyant à une langue juridique internationale.
La méthode savignicienne a été, plus tard, ébranlée par une série de remises en cause venues des États-Unis. En dépit de l’hommage rendu par Savigny à Story, le tome VIII du Système s’était nettement éloigné des tendances au territorialisme qui ont toujours eu la faveur dans les pays de common law, qu’elles prennent appui sur la notion classique de courtoisie internationale - comme chez Story - ou sur le recours à la reconnaissance des droits acquis à l’étranger - comme plus tard chez Holland et Dicey. Dans son ouvrage sur les conflits de loi, Dicey part d’une opposition - constamment reprise par les auteurs américains - entre la méthode théorique (« theoretical method ») et la méthode positive . La première est celle de Savigny par laquelle la science recherche des principes fondamentaux de résolution des conflits de lois, pour juger ensuite de la conformité des lois nationales à ces règles objectives - pour ne pas dire « de droit naturel » par opposition à la méthode « positive ». Cette dernière, qui est revendiquée par Dicey dans la lignée de Story, part des règles législatives qui, dans chaque pays, s’appliquent au droit international privé. Autant qu’une opposition entre positivisme et jusnaturalisme, cette dichotomie traduit le recul de l’universalisme - auquel se rattachait Savigny, à une époque où les législations nationales étaient encore peu développées en matière de droit international privé - face à la montée des particularismes à la fin du XIXe siècle. De ce point de vue le principal - et seul continuateur ? - de Savigny a été Zitelmann avec son idée de Weltrecht. Sur ces bases empruntées aux auteurs anglais, toute la doctrine américaine du XXe siècle a tourné le dos aux principes de la méthode savignicienne . La théorie classique de Joseph Beale repose sur un système purement territorialiste qui se contente de reconnaître des droits acquis à l’étranger. Les premières attaques des réalistes, contre le « bealisme » jugé excessivement formaliste, revendiquent encore plus de pragmatisme dans l’examen de la politique suivie par les juges chargés d’appliquer la loi du for. Non seulement Cook (1924) et Cavers (1933) ne proposent nullement de renouer avec la méthode savignicienne (qualifiée par Cook de méthode a priori ), mais ils accentuent les orientations empiriques, particularistes et territorialistes du droit international privé américain avec cette local law theory. Ainsi Cavers s’en prend à une méthode déductive se présentant sous forme d’adages latins pour justifier une individualisation des décisions judiciaires en fonction de tous les intérêts en présence . Ici la méthode savignicienne est prise dans les controverses opposant juristes de droit civil et de common law (il s’agit, selon Cavers, de revenir au stare decisis), en même temps que dans les conflits entre réalistes et formalistes. Il n’empêche que cette première salve de critiques venues des États-Unis fait apparaître la faiblesse des thèses savigniciennes sur le rôle des juges : même si l’auteur du Système a prêté attention aux développements de la jurisprudence - notamment de la Cour de cassation en France - dans les passages consacrés à l’interprétation , il fait du savant jurisconsulte le moteur des avancées du droit.
Une quarantaine d’années après les textes en faveur de la local law theory, ce qu’on a appelé la « révolution américaine » en matière de droit international privé va encore plus loin dans le pragmatisme judiciaire. Aussi bien Leflar, Morris qu’Ehrenzweig ou Currie s’intéressent aux critères de décision du juge : celui-ci doit chercher de manière expérimentale les points de contact entre une situation juridique - un rapport de droit aurait dit Savigny - et les lois nationales susceptibles de s’y appliquer. Il n’y a plus, comme chez Savigny, une idée ou un domaine d’action de la volonté libre, « qui anoblit le fait et lui impose la forme du droit » , déterminant abstraitement la loi applicable (quelles que soient ses dispositions), mais une multitude de points de contact, c’est-à-dire de faits du même ordre qui touchent plusieurs lois étrangères les unes aux autres. Pour faire son choix en respectant sa loi nationale, le juge saisi doit aussi s’enquérir du contenu de chacune de ces lois, des résultats auxquels elles aboutissent en comparaison avec les idées contemporaines de justice. Les governemental interests de la loi du for sont particulièrement dignes de considération, car ils indiquent au juge les intérêts qu’il doit protéger. Aux solutions générales et bilatérales se substituent des règlements au cas par cas qui peuvent rompre avec les principes les plus anciennement établis (comme la loi du lieu de conclusion du contrat ou de réalisation du délit) . À une méthode essentialiste s’oppose une perspective fonctionnaliste et nominaliste.
Partiellement consacrée par la jurisprudence américaine, cette approche a aussi convaincu de nombreux juristes européens ouverts à une méthode plus souple fondée sur la « proximité ». L’opposition aux thèses de Savigny est particulièrement nette chez les tenants de l’unilatéralisme, pour qui chaque droit national contient des normes sur ses « limites d’efficacité », c’est-à-dire sur son domaine spatial d’application. Pour nous limiter à un seul exemple, Quadri considère que le rapport juridique « en soi » de Savigny n’existe pas de manière isolée, mais toujours par rapport à une loi. « Il n’existe pas, il ne peut pas exister de rapports juridiques à la recherche d’un ordre » auquel ils seraient soumis . Même un théoricien plus classique comme Henri Batiffol ne croit plus à l’objectivité d’une méthode savignicienne prétendant trouver la solution des conflits de lois dans un travail d’analyse des rapports juridiques . Dénonciation d’une méthode d’essence jusnaturaliste qui prétendrait à l’objectivité d’une analyse purement abstraite des rapports de droit, critique d’un universalisme irénique qui sous-estimerait les divergences des législations nationales, scepticisme à l’égard du pouvoir créatif de normes d’une doctrine qui s’appuierait avec trop de confiance sur la tradition romaine : les reproches faits par les internationalistes à la méthode savignicienne depuis la seconde moitié du XIXe siècle ne sont, on le voit, que le reflet de la montée en puissance de conceptions positivistes qui, en partant des textes législatifs en vigueur, s’opposent à des analyses en termes de droits subjectifs.
Deuxième partie
Les attaques, explicites ou implicites, contre la conception savignicienne de la science du droit
Sur un terrain spécialisé, les internationalistes n’auraient-ils pas exprimé tout haut, même s’ils l’ont fait de manière fragmentaire, ce que pensent beaucoup de positivistes ? Il nous semble, en effet, que le positivisme « pur », qui débute avec Bergbohm en 1892 , avant de s’orienter vers les voies divergentes de l’École du droit libre et de l’École de Vienne a remis en cause, sans toujours prendre le temps de le dire en détail, les postulats de Savigny. Définir le droit comme un ensemble de normes en vigueur - en donnant de surcroît la prépondérance aux normes législatives qui expriment la volonté politique dans les régimes contemporains - aboutit, en effet, à rendre inaudible une grande partie du message de l’École historique. Il ne s’agit pas seulement de privilégier le droit objectif - et singulièrement le droit public - par rapport aux droits subjectifs et plus généralement au droit privé, ce qui constitue déjà un changement de perspective par rapport à Savigny. Nous savons que, tout en mettant l’accent sur le pouvoir de la volonté et les rapports de droit privé, Savigny n’est pas insensible au rôle de l’État ni aveugle aux transformations qui affectent en son temps les sources du droit . La critique politique de Marx , sur la justification de l’oppression (le « knout historique ») nous paraît également viser l’attitude des juristes au-delà de la méthode savignicienne.
Il est question, plus fondamentalement, de la conception d’une science historique du droit et de la place de la dogmatique juridique. S’agissant de l’utilité, et même de la nécessité selon Savigny, d’une science historique du droit, la critique la plus radicale émane de Kelsen et porte sur l’étanchéité entre les phénomènes non normatifs, qui précèdent l’édiction de la règle, et les phénomènes normatifs eux-mêmes, en fonction de la séparation du Sein et du Sollen. Pour Kelsen, ce qui se situe avant la mise en vigueur de la règle de droit, tous les facteurs - de nature politique, économique, sociale, culturelle - qui ont pu contribuer à son édiction (adoption par un Parlement ou par le pouvoir exécutif, interprétation jurisprudentielle donnant naissance à une règle générale nouvelle ou même répétition d’usages dans le temps avant la cristallisation d’une coutume) appartiennent à l’ordre des faits, parallèles au droit, c’est-à-dire non susceptibles d’être reliés à lui, notamment par une analyse de type causal . Ces phénomènes antérieurs à la règle de droit peuvent relever de la sociologie, selon Kelsen, mais en aucun cas d’une science du droit répondant aux objectifs de la théorie pure. À quoi bon alors se référer continuellement à l’historicité du droit, s’il n’existe aucune relation de cause à effet, et même aucun contact susceptible d’être exploité, entre les faits historiques ayant précédé la norme et la norme elle-même ? Les historiens du droit feraient fausse route en cherchant, sur la base des postulats savigniciens, à enquêter sur l’origine historique des normes, comme s’il s’agissait de plantes issues (et dépendantes dans leurs caractéristiques biologiques) d’un « terreau » antérieur. L’histoire du droit serait toujours impure au regard de cette conception normativiste et l’idée même d’une science historique du droit comporterait un non-sens par rapport à la nature des phénomènes juridiques : cette science porterait, en effet, sur un objet (l’histoire de la production des normes) qui ne serait pas juridique et supposerait une théorie de l’histoire sans rapport aucun avec l’appréhension empirique du droit.
S’il faut « prendre au sérieux » ce défi que représente le normativisme kelsénien pour une histoire du droit qui se voudrait fidèle aux postulats savigniciens , il convient aussi de relever que la critique ne touche pas de plein fouet la méthode de Savigny. Celui-ci n’a jamais préconisé une étude historique des facteurs politiques ou sociologiques à l’origine des règles de droit. S’il ne méconnaît pas l’importance de ces facteurs dans les législations modernes - il rappelle plusieurs fois la présence d’un fort « élément politique » dans le Code Napoléon - il privilégie la tradition issue du droit romain. Pour Savigny, quelle que soit la volonté de rupture des révolutionnaires français, le Code civil a bien repris des principes classiques défendus par la science du droit sous l’Ancien Régime, notamment en partant du droit romain . La croyance dans une nature des rapports de droit s’oppose d’ailleurs à un pur déterminisme historique . En outre, l’interprétation des lois - qui est nécessaire pour tous les textes et pas seulement pour les dispositions obscures - se doit d’utiliser les explications de caractère historique avec précautions et parmi d’autres moyens pour saisir le vrai sens de la loi. Quand Savigny écrit que tout ce qui n’appartient pas au contenu de la loi est étranger à son interprétation, il se rapproche (volontairement ou non) de la tradition britannique qui n’attache aucune force particulière aux travaux préparatoires . C’est une sociologie du droit postérieure à Savigny, et qui doit beaucoup à Jhering, qui a orienté l’histoire du droit vers l’étude des facteurs de production des normes - les « agents » du droit qui influent sur le contenu, à distinguer des formes et des sources des normes selon Bergbohm . Ce n’est donc pas l’historicité du droit telle qu’elle est défendue par Savigny qui nous paraît constituer la cible de la doctrine kelsénienne de séparation étanche entre le fait et le droit. En sens inverse, il y a une forte propension chez Savigny à expliquer le droit par le droit et à défendre l’Isolierung, selon la formulation des Pandectistes et de Mommsen . Pour Savigny, la genèse des normes se situe à l’intérieur même du droit, dans l’examen des transformations du droit romain à travers l’Antiquité, puis à l’époque moderne. Savigny étudie comment de nouvelles normes procèdent de la modification, de l’interprétation ou de la réinterprétation - dans la recherche de leur « vrai » sens - des normes anciennes. Le dialogue historique réunit les juristes de plusieurs siècles sur la base de textes de droit antique qui restent toujours des références, même avec les progrès de la codification. À sa manière, c’est-à-dire en opérant un tri personnel à l’intérieur du droit positif, Savigny travaille sur des parcours législatifs et jurisprudentiels dont l’examen n’est pas en tant que tel remis en cause par les postulats kelséniens. Il n’y a pas ici de confusion entre l’être et le devoir-être, entre les règles de droit et les phénomènes d’efficacité factuelle : le juriste se meut toujours à l’intérieur de l’ordre juridique pour en révéler la « dynamique » résultant du remplacement des normes abrogées par les normes nouvelles . Tout l’objectif de Savigny n’est-il pas précisément d’identifier les règles du droit romain d’aujourd’hui, celles qui restent en application, par opposition aux parties mortes de l’héritage antique ? L’attention portée par Savigny aux différents modes de production du droit - par l’interprétation doctrinale qu’il met au premier rang, mais aussi par les lois nouvelles, voire par la jurisprudence des tribunaux - peut tout à fait se concilier avec une science du droit kelsénienne cherchant non seulement à rendre compte du droit existant à un moment donné, mais aussi à retracer la dynamique de transformation des règles par les autorités habilitées à le faire.
On nous objectera que la confiance de Savigny dans le pouvoir de la doctrine heurte les postulats positivistes. Une approche historique qui privilégie la science du droit dans la création et l’interprétation des normes apporte-t-elle beaucoup à la connaissance des ordres juridiques ? C’est ainsi que nous comprenons la critique faite par Hermann Kantorowicz qui, après avoir fait l’éloge de l’Histoire du droit romain au Moyen Âge, écrit : « Ce sujet, et c’est une autre anomalie, n’était pas du tout juridique, une histoire de la science du droit n’est pas plus un travail juridique qu’une histoire de la médecine n’est un travail médical ». Cette critique, surprenante de la part d’un spécialiste de l’histoire du droit savant, doit être selon nous reliée au « trialisme » - fondé sur trois ordres de phénomènes : l’être ou la réalité, la valeur, et la réalité en rapport aux valeurs pour reprendre le vocabulaire de Radbruch - de l’École du droit libre qui va dans le sens d’une histoire du droit en tant que culture et non en tant qu’étude de la doctrine et de son influence sur le droit positif. Compte tenu des phénomènes de stratification historique des normes, de sédimentation des règles de droit et d’approfondissement des notions héritées de la science passée, la critique de Kantorowicz nous semble manquer son but. À la différence de la médecine, qui a progressé par de profondes ruptures dans ses méthodes et ses concepts, le droit est une discipline cumulative qui s’inscrit dans le temps et ne relègue pas les travaux des siècles passés dans un exotisme « pré-scientifique ». L’histoire du droit romain au Moyen Âge ne nous renseigne pas seulement sur la culture ou les pratiques des juristes médiévaux, elle nous aide à comprendre des transformations du droit initiées au XIe siècle, dont certaines prolongent leur effets jusqu’à aujourd’hui, malgré les changements de paradigme. Au sein de l’École du droit libre, la position d’Ehrlich est beaucoup plus nuancée que celle de Kantorowicz : tout en appelant à bien distinguer science du droit et règles de droit et à étudier au cas par cas l’influence de la première sur la création des secondes, il reconnaît que le Juristenrecht se cache bien souvent derrière la législation ou la jurisprudence des tribunaux . Ehrlich est, de ce point de vue, dans la lignée de la pensée de Savigny. Ce dernier avait parfaitement conscience du fait que l’influence des juristes modernes était bien moindre que celle des jurisconsultes romains, une sorte d’exception dans l’histoire : « La position toute spéciale des jurisconsultes romains leur donnait une influence directe sur la formation du droit, influence qui, dans les temps modernes, n’appartient à aucun jurisconsulte, auteur ou magistrat ». Une autre critique s’adresse à l’importance, jugée excessive, accordée par Savigny à la science romaine du droit pour dégager des formes ou principes susceptibles d’influencer encore le droit moderne. Ce type de critiques a sa principale source dans L’Esprit du droit romain de Jhering qui fait à Savigny le double reproche - quelque peu contradictoire - d’avoir minoré l’universalité du droit romain et surestimé les « invariants » du droit. Savigny reconnaît bien, dans le droit, la coexistence d’éléments particularistes (soumis à un degré plus important de changement) et d’éléments transnationaux. En terminant sa revue des sources du droit, Savigny distingue un « élément individuel et particulier à chaque peuple » et un « autre général et fondé sur la nature commune de l’humanité ». Le « lien historique qui unit le droit romain au droit d’une grande partie de l’Europe » est le moyen, écrit-il dans la préface du tome VII, de se garantir des deux écueils que sont « les vaines abstractions d’un prétendu droit naturel » ou la « routine inintelligente » d’une pratique envahissante . Toute l’attention portée par Savigny au droit comparé et, quoi qu’il ait pensé des codifications modernes, aux législations prussienne, française et autrichienne le rapproche des positivistes à la recherche des différences qui séparent les droits en même temps que des points de contact les unissant. Sa stylisation du droit romain est, de ce point de vue, beaucoup moins monolithique que celle des théoriciens de l’École du droit naturel moderne ou de certains pandectistes. Il n’en reste pas moins vrai que Savigny considère que la science juridique romaine a révélé l’essence de certaines institutions juridiques, qu’elle est appelée de ce fait à prolonger ses effets dans le droit moderne. Savigny s’est livré lui-même à cette recherche de la diffusion de la science juridique romaine, que ce soit dans son Histoire du droit au Moyen Âge ou dans le Système.
Bien plus, les concepts romains seraient « dans le droit » dans la mesure où les opinions des jurisconsultes auraient été élevées par Justinien au rang de lois et continueraient à faire partie du droit positif, au moins dans une partie de l’Allemagne. À plusieurs reprises, Savigny conclut pourtant, après de longs développements historiques, à la caducité du droit romain - et donc de la science des juristes romains - sur telle ou telle matière : par exemple, à propos de l’origine des personnes ou des délits. Sur ce dernier point il n’hésite pas à écrire dans le Droit des obligations : « La plus grande partie de la théorie romaine sur les obligations qui naissent des délits a perdu sa signification dans le droit actuel ». Si l’on met l’accent sur les analyses par lesquelles Savigny continue à expliquer le droit actuel par les catégories romaines, il peut lui être objecté qu’il croit trop à la « validité » des notions du droit romain classique, qu’il lutte vainement contre les « déformations » résultant du travail des romanistes du Moyen Âge au XIXe siècle pour revenir à la « vérité » de concepts qui feraient partie intégrante du droit positif. Dans cette optique, Savigny peut être accusé de « momifier » le droit romain pour utiliser l’expression de Jhering et de sacrifier le « droit vivant » au profit d’une Dogmengeschichte figée. Dans un passage consacré à « l’alphabet du droit », Jhering considère, lui aussi, qu’il y a des formes et des catégories logiques qui constituent « des notions fondamentales d’une vérité absolue ». Mais toute la configuration pratique, tout le contenu substantiel des règles de droit relèvent selon lui du droit positif. Et Jhering met en garde contre l’illusion - qui serait, semble-t-il, celle de Savigny - d’une « existence éternelle » et d’une « application universelle » de la prétendue « raison écrite » du droit romain . Notre positivisme est aujourd’hui encore plus fonctionnaliste et nominaliste, encore plus éloigné de l’essentialisme de Savigny, comme l’avaient pressenti les internationalistes de la seconde moitié du XIXe siècle.
C’est enfin l’union d’une doctrine prescriptive qui porte des jugements de valeur sur le droit positif (en prétendant dénoncer les erreurs du législateur) et d’une étude historique qui fait référence de manière trop exclusive au droit romain comme droit idéel qui nous paraît, en dernier lieu, la plus éloignée de nos conceptions ou de nos habitus contemporains. Il ne s’agit pas seulement - même si cela n’est pas insignifiant, n’en déplaise aux néo-pandectsites - de reconnaître le déclin irrémédiable de l’influence du droit romain et, par voie de conséquence, d’une lecture « romaine » du droit à la manière de Savigny. Il est question de la séparation que nous nous imposons, par souci de rigueur « scientifique », entre la description des phénomènes historico-juridiques et les jugements de valeur que nous pouvons porter en fonction d’idéaux. Ici c’est la sociologie de Max Weber, qui irrigue encore aujourd’hui toute tentative d’histoire ou de sociologie totale incluant l’histoire du droit, qui fournit les arguments les plus décisifs contre la méthode savignicienne. En suivant Max Weber, il apparaît légitime que la science du droit, chez Savigny comme chez beaucoup de ses prédécesseurs et de ses successeurs, cherche à classer et à mettre en ordre les phénomènes qu’elle décrit selon une méthode empirique . Même si nous ne croyons plus guère à l’harmonie organique entre les règles ou les institutions, même si nous sommes tentés de voir beaucoup d’incohérence et de contingence dans les ordres juridiques, nous ne renonçons pas en tant que juristes à utiliser des concepts, des notions qui ne se retrouvent pas nécessairement dans les textes de droit positif. Certains de ces instruments de classement sont, selon le vocabulaire de Weber, des idéaltypes qui poussent à l’extrême des caractéristiques identifiées à l’état empirique . Sans le savoir, c’est ce qu’a fait Savigny avec le droit romain ou certaines des notions qu’il a dégagées à partir de l’étude des textes romains. La méthode wébérienne nous interdit néanmoins d’affirmer nos préférences en confondant nos propres idéaux avec ces idéaltypes - ce qu’a certainement fait Savigny - et elle nous invite à changer autant que de besoin, en fonction notamment des transformations observées, les idéaltypes utilisés. Aujourd’hui nous éprouvons de plus en plus le besoin de nouveaux critères de classification du droit qui font davantage appel au droit public, au droit comparé, aux droits fondamentaux plutôt qu’aux catégories classiques du droit romain. C’est pourquoi le message de l’École historique éprouve tant de mal à convaincre les esprits réticents à regarder un tant soit peu derrière eux. Lire et relire Savigny reste un antidote contre l’oubli de l’historicité du droit. Tenir compte des critiques de Savigny doit nous servir d’appui pour justifier les ambitions d’une histoire du droit dépassant l’horizon des canons romanistes et s’affranchissant définitivement de tout rapport avec une dogmatique prescriptive .
Jean-Louis Halpérin
Professeur à l’École normale supérieure, « Centre de Théorie et d’Analyse du Droit »