Le droit comparé est-il du droit ?
Permettez-moi, Mesdames et Messieurs, chers collègues et amis, de m’adresser d’abord aux organisateurs de cette Journée d’étude, et en particulier au professeur O. Beaud, pour les remercier très vivement de m’avoir invité à m’exprimer, au sein de cette Université Panthéon-Assas, devant le public de l’Institut Michel Villey. C’est toujours un honneur, en effet, de parler à un auditoire qui vous entend non par obligation - comme ce peut être le cas dans votre propre université -, mais sur invitation, parce qu’en ce cas personne n’était tenu de vous solliciter.
Néanmoins, et sans restreindre en rien la portée de mes remerciements, il me semble vraiment nécessaire, dans le contexte politique actuel qui pourrait nous détourner de l’essentiel, de rappeler avec conviction cette donnée primordiale : par-delà la division institutionnelle du monde académique en universités en tant qu’‘établissements publics autonomes’ (ce qui, juridiquement, devrait être reçu comme un pléonasme…), l’université, au sens fondamental du terme, est toujours essentiellement identique à elle-même, hier et aujourd’hui, en France, en Europe et dans le monde, quel que soit l’établissement particulier, au sens administratif, dans lequel elle vient à s’incarner ici ou là. L’université – unus et versus – est en effet une unité, une totalité, une communauté, ‘versée’ du même côté, ‘une’ et ‘unique’ par opposition à di-versus : elle est une même et unique entité que constituent tous les universitaires, quelles que soient leurs diversités personnelles – quasi-infinies, et presque toujours heureuses. Ils s’inscrivent tous, en effet, dans cette même et unique communauté par le fait même de leur fonction primordiale, de leurs pensées et pratiques communes, de leurs valeurs partagées, que sont ce désir sans fond de comprendre et d’expliquer, cette quête de la vérité de l’être, toujours inachevée, tendant sans répit à perfectionner le savoir, en vue de sa transmission enthousiaste, mais prudente, dans le respect de la liberté de tous... Soient là autant de pensées et d’actions communes qui nous emmènent assez loin de tout ce bruit inutile qui voudrait nous faire croire que le nec plus ultra de l’université serait de conduire les institutions universitaires particulières et leurs membres à se livrer à ces rivalités dérisoires, auxquelles nous ne saurions consacrer la moindre énergie au détriment de ce qui nous mobilise ensemble, et qui est autrement important et exaltant. Et, à cet égard, je tenais à vous dire, chers collègues de Paris II, que, par votre accueil et grâce à lui, et sans en tirer aucun droit, mais seulement des devoirs, je me sens, chez vous, parfaitement chez moi – en un certain sens des mots –, ce pour quoi je vous redis ma très sincère gratitude.
Nous sommes ici aussi au sein d’un lieu plus particulier, l’Institut Michel Villey. Et, comme j’ai eu l’immense privilège (qui, les années passant, devient de plus en plus rare – et c’est pourquoi je me permets de l’évoquer), d’avoir été autrefois, en 1970 je crois, peut-être en 1971, moins un élève que l’un des étudiants de cet éminent personnage – parmi d’autres -, je voudrais, pour lui rendre personnellement hommage - car je me reprocherais de ne pas saisir l’occasion qui m’est ainsi donnée -, souligner tout ce que le destin d’une notoriété peut présenter d’injuste tant qu’elle n’est pas reconnue, et combien ce destin peut s’avérer paradoxal lorsqu’elle vient enfin à l’être.
Nous n’étions, pour suivre son séminaire de doctorat, qui se tenait dans ce qui était encore la Faculté de droit de Paris, pas plus que quatre ou cinq auditeurs: à l’époque et en France, Michel Villey ne jouissait pratiquement d’aucune célébrité, ni même d’aucune reconnaissance réelle, à l’extérieur du petit cercle des romanistes et du milieu, peut-être encore plus déserté, de la philosophie du droit: d’ailleurs, comme aristotélicien et thomiste, il était perçu comme une sorte, un peu curieuse, de survivance antique ou médiévale. Au sein du monde philosophique en général, c’était bien pire encore : rappelons que nous étions, en ce temps-là, dans les années immédiatement postérieures à 1968 ; et le réactionnaire doctrinal qu’il était au sens propre - qualité qu’il revendiquait d’ailleurs hautement (on pense ici, notamment, à son livre sur les droits de l’homme) - ne bénéficiait, en dehors de la compagnie restreinte de ses élèves et de certains de ses collègues, d’aucun succès, ni même sans doute d’aucune attention. À la vérité, il semble qu’il ait été quasiment ignoré par une certaine intelligentsia, qui, l’aurait-elle connu, l’eût encore, à cette époque, vraisemblablement méprisé. Certes, il s’en tenait aussi soigneusement à l’écart. Mais, tout de même, son isolement l’affectait. Ce qui le contristait davantage, non par blessure d’amour-propre, mais pour le sort de la vérité qu’il défendait lumineusement, était cette sorte d’exil intérieur au monde juridique, ce bannissement sans jugement et sans trace qui frappait ses idées, et surtout les effets que cet abandon emportait au détriment du droit en général. Il en ressentait même une certaine amertume, qu’il n’exprimait ici ou là qu’avec une discrétion de bon aloi, voire une sobre dérision, en se plaignant seulement, de façon simplement allusive, mais bien symbolique, de devoir enseigner au sous-sol de ce bâtiment, dans une petite pièce sans fenêtre, c’est-à-dire privée de cette lumière naturelle dont il voulait qu’elle fût son unique source d’inspiration…
Il était ignoré surtout par tous ceux qui, d’une tout autre veine philosophique que la sienne, ont néanmoins commencé, quelques années plus tard, à partir d’un autre grand établissement situé tout près du Panthéon, à le découvrir enfin et le reconnaître pour son apport à la compréhension de l’histoire de la pensée juridique – et assurément de la compréhension du droit lui-même. Il faut dire que, pendant près de deux cents ans depuis un certain décret de la Convention, ce temple voisin de la philosophie, qui se mettait à lire son œuvre, s’était auparavant presque complètement désintéressé, non pas certes de l’histoire, mais du droit dans son ensemble, y compris de la philosophie du droit, car ce monde fut assez tôt dominé par une philosophie générale très profondément anti-juridique. Les juristes, de leur côté, manifestaient en général un singulier dédain à l’égard de toute réflexion du droit sur lui-même, souvent tenue - spécialement lorsqu’elle prenait, comme il convenait assurément, un langage et une posture philosophiques - pour un vain passe-temps, propre à n’occuper que d’inutiles songe-creux.
Mais le plus étonnant n’est pas tant que ce soit un autre bord que le sien qui ait finalement reconnu sa valeur ; le plus surprenant ne réside pas non plus dans la circonstance que ceux qui étaient de cette rive l’aient fait dans des livres qui, de façon mi-ingénue mi-condescendante, se donnaient l’air d’avoir eux-mêmes découvert la matière, l’histoire de la pensée juridique ; le plus inouï ne tient pas dans le fait que ces livres, bien loin du sort qu’avait initialement connu le grand ouvrage de M. Villey, « La formation de la pensée juridique moderne », ont fait l’objet d’innombrables comptes-rendus, même au sein de revues destinées au grand public, y compris dans ‘Modes et Travaux’ ! Le plus ahurissant est que Michel Villey semble n’avoir été reconnu chez les juristes eux-mêmes, dans leur ensemble – dans leur ensemble seulement, car il y a eu tout de même de remarquables exceptions - , qu’à partir du moment où les philosophes en général se sont intéressés au droit : à partir de cette époque-là, qui se situe surtout dans les décennies 1980 et 1990, il semble que la philosophie du droit ait enfin commencé à être reconnue, à nouveau, comme une approche nécessaire à la compréhension du droit lui-même, y compris dans ce qu’il a de plus positif, et qu’elle ait cessé peu à peu d’être tenue pour ce discours un peu oiseux, dépourvu d’intérêt pratique ou même intellectuel, en tout cas bien marginal et fort inutilement abscons…
Et si je vous livre ces considérations, c’est aussi parce qu’elles nous conduisent à notre thème d’aujourd’hui, le comparatisme en droit.
En effet, pendant très longtemps, même depuis 1900 (date de naissance, en France, du droit comparé, grâce au Congrès international que lui consacra la Société de législation comparée – ou plutôt renaissance depuis l’avènement des droits étatiques modernes, car, antérieurement et dans d’autres contextes, le droit comparé eut une bien plus longue histoire, cette date marquant plutôt une mutation, car les paradigmes sous l’empire desquels le droit se posait désormais avaient profondément changé), la discipline du droit comparé s’est vu traitée, au fond pour les mêmes raisons que celles qui expliquaient le déclin de la philosophie du droit, comme une matière elle aussi marginale et gratuite : comme une sorte d’objet de curiosité ‘purement intellectuelle’ (comme on dit curieusement, car la formule signifie nécessairement qu’il y aurait, dans l’université, des curiosités non purement intellectuelles… !), une manière de dérivatif que l’on peut réserver, pour les dimanches ou les vacances, aux sujets un peu exotiques, pittoresques, voire folkloriques. Et si j’ai cru utile d’évoquer la mémoire de Michel Villey comme historien et comme philosophe du droit, c’est aussi parce que si l’histoire compare dans le temps, le droit comparé compare surtout dans l’espace, tandis que la philosophie tente d’inférer logiquement, de ces comparaisons, quelques vérités plus fondamentales, plus nécessaires, et donc plus permanentes et plus universelles ; c’est enfin parce que le sujet même que j’ai à aborder invite à nous interroger non pas seulement sur le droit comparé, mais bien sur le droit lui-même, en général, selon une approche par conséquent un peu philosophique. Car comment pourrait-on affronter la question qui est la nôtre : « Le droit comparé est-il du droit ? » sans au moins devoir frôler cette question plus générale, mais effrayante, de savoir ce qu’est le droit exactement ?
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« Le droit comparé est-il du droit ? », question tout de même un peu étrange, néanmoins, pour ne pas dire naïve; et je le dis d’autant plus volontiers qu’il paraît que c’est moi-même qui l’ai proposée, il y a quelques mois, ce qui est tout à fait plausible. Elle est singulière et quelque peu candide, en effet, comme toutes les questions dont la réponse paraît tellement évidente qu’elles ne devraient jamais se poser - ni la réponse s’énoncer, pour cette même raison. Mais l’évidence, on va le voir, tient surtout au fait, comme c’est fréquemment le cas, que l’on ne l’a pas réellement interrogée. Il se trouve en effet que, si l’on prend la peine de la questionner, l’évidence se prononce précisément, à propos de cette question particulière, dans deux sens exactement opposés ; et c’est bien cela qui justifie que la question soit posée – à moins qu’il ne faille considérer que les questions suscitant des désaccords aussi profonds ne doivent pas se formuler...
Ainsi, estimant qu’ils n’ont pas à y réfléchir plus avant, certains donneront d’emblée une réponse positive en disant : « Quelle question ! Bien sûr que le droit comparé est du droit, dès lors qu’il s’appelle ainsi : pourquoi lui disputer cette qualité qui ressort de son nom même et que tout le monde accepte ? Et, surtout, pourquoi compliquer les choses et instiller ainsi un germe d’incertitude lorsqu’elles sont si évidemment certaines». Mais d’autres, tout aussi spontanément, fourniront la réponse opposée : « Bien sûr que non: le droit comparé n’est pas du droit en dépit du nom qu’il se donne un peu abusivement : ce n’est certainement pas du droit car ses énoncés n’ont jamais été posés par une autorité normative habilitée à produire des actes prescriptifs : le droit comparé n’est qu’une simple étude comparée de droits différents et ne comporte aucune portée ni prétention normatives ».
La plupart des juristes français contemporains opteraient certainement pour cette réponse négative, en argumentant sans doute davantage, mais de façon plus ou moins approfondie et différente. Il feraient d’abord tous observer que, certes, il y a bien des normes de droit français, des normes de droit allemand, des normes de droit italien…, mais pas de norme de droit comparé. Et ils ajouteraient certainement qu’il ne suffit pas que le droit comparé s’appelle ‘droit comparé’, pour être vraiment du droit au sens positif du terme, car un savoir sur le droit ne confère pas le pouvoir d’édicter des règles de droit. Un nombre non négligeable de partisans de la thèse négative préciseraient encore cette idée commune selon laquelle le droit comparé, avant d’être un savoir, et afin même de pouvoir prétendre en être un, se présente surtout comme une méthode permettant d’accéder à la connaissance d’autres droits au sens d’ordres ou de systèmes juridiques, spécialement comparés au nôtre, afin que nous comprenions mieux ces autres droits. Les plus conscients expliqueraient que le droit comparé nous permet non seulement de mieux comprendre les autres droits, mais aussi, par là même, d’accéder à une meilleure intelligence de notre propre droit national. Et les plus lucides oseraient peut-être avancer que le droit comparé nous fait mieux saisir le droit en général, pour ce qu’il est essentiellement. Mais, en général, ces derniers n’insisteraient pas trop sur cette idée de l’unité du droit et de son essence, car elle pourrait remettre en cause les implications initiales ou les origines fondamentales de cette façon de comprendre le droit positif, selon lesquelles il n’y a et ne peut y avoir, au fond, que des droits positifs comparés les uns aux autres, mais pas, au sens propre, un droit comparé. Il reste que si l’épithète ‘positif’ est nécessaire pour identifier le substantif ‘droit’, cela suppose nécessairement que le droit peut ne pas être ‘positif’, sinon l’adjectif serait pléonastique. Par conséquent surgit à nouveau cette question d’une dualité possible entre le droit et le droit positif et, s’il échet, celle de leurs rapports comme celle de la nature et de la portée de ce droit qui ne serait pas positif...
D’autres réponses complémentaires, non moins importantes pour nous, feraient valoir qu’à cette finalité de simple connaissance, s’en surajoute une autre, plus intéressée, consistant à perfectionner les droits, au sens de corpus juridiques, en recueillant le meilleur de ce que les autres peuvent leur offrir, ou à les rapprocher en proposant des normes communes pour les appliquer dans les différents ordres juridiques. Certes, l’édiction proprement dite de ces normes meilleures ou communes reste l’apanage d’autres instances, seules habilitées à exercer un pouvoir normatif, puisqu’en lui-même le droit comparé tend non pas à la production, mais simplement à la connaissance du droit. Mais la possibilité, la désirabilité et même l’effectivité de telles finalités pourraient suggérer que le droit, en lui-même, même si on ne le conçoit qu’en tant que droit positif, gagne toujours quelque chose à être meilleur, plus homogène ou plus unifié, comme si, en son essence et comme pour accomplir celle-ci, le droit devait tendre à une unité ou à quelque valeur se situant toujours au-delà de son horizon actuel…
Quoi qu’il en soit de ces perspectives - bien incertaines dans le contexte théorique contemporain qui leur tourne plutôt le dos -, l’idée et la vérité centrale du propos de la thèse négative envisagée ici sont que le droit comparé serait au mieux une forme de la science du droit, peut-être spécifique, mais sûrement pas du droit véritable.
Mais le langage, à nouveau, pose question: toutes ces assertions qui affirment la dualité du droit comme savoir et du droit comme pouvoir ou qui insistent sur la pluralité irrécusable des droits nationaux ou étatiques, utilisent cependant constamment le même mot ‘droit’ et l’emploient ordinairement au singulier. On est donc fondé à poser la question de savoir si l’unicité du mot n’implique pas une certaine unicité de la chose : ce singulier commun à tous ces droits ne suppose-t-il pas la reconnaissance, de la part du seul langage au moins - mais c’est en lui que se coule notre pensée -, de l’existence réelle d’une entité unique appelée ‘droit’ qui subsumerait donc en elle non seulement l’ensemble des droits positifs étatiques ou nationaux, mais aussi, en même temps, cette dualité du droit comme pouvoir et du droit comme savoir : il n’y aurait bien, en réalité, qu’un seul droit et celui-ci, dans son unité - qui serait sans doute d’une autre sorte que le ‘droit positif’ ou plutôt que ‘les droits positifs’ -, les absorberait tous en une catégorie unique, comprenant également la connaissance de ces droits comparés et du droit en général. Mais, si c’était le cas, quelle serait alors la nature de cette entité subsumante ?
Serait-elle un concept purement nominal, un simple mot, ne correspondant donc à rien de tangible – et sous-entendu à rien qui existerait réellement ? Serait-elle, plus sérieusement, l’un de ces « concepts purs de la raison » spécifiés par Kant, qui les reçoit néanmoins dans une modalité spécifique de l’être ? Mais ce concept pur ne rendrait compte au fond que de lui-même et pourrait rester parfaitement étranger à la réalité juridique elle-même ; à tout le moins, sa ‘pureté’ le déconnecterait des faits concrets du droit, alors que ceux-ci, considérés dans leur ensemble, n’attestent au contraire que l’extrême diversité des droits effectivement posés, et conduiraient plutôt à devoir admettre l’inexistence réelle d’un droit unique. Cette entité serait-elle au contraire une vraie réalité de l’être du droit, saisi d’une autre façon et appelant, comme toutes les réalités de l’être et quel que soit leur statut, sa formulation conceptuelle ? Serait-ce, en d’autres termes, une simple stipulation des esprits cherchant à discuter entre eux d’une chose commune, mais qui ne serait admise que conventionnellement, pour permettre cette discussion, tout en la rendant vaine, d’ailleurs ? Ou se manifesterait-elle, au contraire, comme une donnée ontologique s’imposant réellement à notre esprit commun comme au droit lui-même en son existence pratique, pour qu’il puisse être tel qu’il est ou devenir ce qu’il doit être, et dont l’observance serait nécessaire à son déploiement effectif ?
Et puis quelles seraient, sous l’empire de cette entité subsumante, les relations exactes entre ce savoir et ce pouvoir relatifs au droit : ce pouvoir serait-il l’instrument par lequel ce savoir serait mis en œuvre pour accomplir le droit ? Cette perspective impliquerait donc que ce savoir soit la référence au regard de laquelle le pouvoir se déterminerait. Dans ce cas, c’est le savoir qui serait, en droit, prééminent ; et ce serait lui, le vrai droit. Plus exactement, la référence ne serait-elle pas, plutôt que le savoir en lui-même, ce que l’acte de connaissance saurait, ce que la démarche cognitive tendrait à savoir ? La référence serait donc alors, non pas ceux qui savent ou qui le prétendent, le savoir actuel, mais ce qu’ils rechercheraient sans cesse et sans fin, et qui les instituerait comme instance de savoir, tandis qu’elle érigerait également, en même temps, l’instance de pouvoir. Cette référence ne serait donc pas simplement objet de la connaissance : c’est la connaissance qui serait l’objet de cette référence, en cela que cette dernière susciterait cette connaissance comme une dimension nécessaire de l’être référentiel, aussi nécessaire que son pouvoir : le droit serait indissolublement et ontologiquement pensée et action, connaissance et production, theoria et poïesis. Cette référence serait alors le vrai sujet, c’est-à-dire le maître du verbe ou de l’action consistant à penser et à agir en droit: le droit se produisant lui-même, comme pensée et comme acte, comme pensée nécessairement agissante et comme acte nécessairement réflexif.
Ou bien, dans une configuration des choses radicalement différente, mais correspondant à celle que nous connaissons aujourd’hui, et qui nous semble exprimer le fond de la vérité de l’être du droit, le savoir se contenterait-il, au contraire, d’étudier simplement ce que fait le pouvoir, ce que fait le pouvoir étant l’accomplissement même du droit ? Cette hypothèse suppose, tout au contraire de celle qui précède, que le pouvoir en droit jouisse de la primauté et de la qualité exclusive de source du droit, le savoir étant dans ces conditions cantonné dans un rôle de simple commentaire du droit déjà décidé par le pouvoir et déjà parfait, tendant à le décrire, mais certainement pas à le produire ou à le juger, puisque la vérité du droit, sa validité comme sa valeur résideraient dans la seule volonté d’un pouvoir.
On comprend donc bien que, selon la réponse, le droit serait vraiment bien différent , et que la question demandant si le droit comparé est ou non du droit recevrait une réponse positive dans la première hypothèse et négative dans la seconde.
Mais faut-il même poser cette question des relations entre ce savoir et ce pouvoir en postulant, comme on vient de le faire, que leur articulation serait ou devrait être réglée par une instance tierce, cette entité subsumante ? Tout au contraire, ne peut-on pas soutenir que cette entité tierce ne serait nullement nécessaire pour régler la question des rapports entre ce savoir et ce pouvoir, ces rapports devant ou pouvant être déterminés respectivement par le premier ou le second de ces deux termes. Dans le cas où ce serait donc le savoir qui réglerait lui-même ses rapports avec le pouvoir, les sachants, et non ce qu’ils savent ou qui dicte leur savoir, jouiraient sans doute eux-mêmes de la souveraineté en droit – car, au fond, c’est là la question décisive; et, oracles ou grands prêtres, ils revendiqueraient bientôt la force ou chercheraient à l’assujettir comme leur instrument propre. Dans le cas où ce serait à l’inverse le pouvoir qui déterminerait ces rapports, la souveraineté appartiendrait à la force des puissants ou à la puissance des faits. C’est leur toute-puissante qui déterminerait l’existence et le statut d’un savoir juridique et imposerait, tout ensemble, son contenu en même temps que l’existence de ceux qui savent, lesquels seraient donc là à son service. Mais cette toute-puissance aurait encore à imposer à ses légistes de savoir convaincre les esprits du bien-fondé de ce pouvoir, de sa justification, car c’est là, sans doute, la première condition de leur obéissance à toutes formes d’énoncés, peut-être plus puissante encore que la force du pouvoir. Mais un tel contexte pourrait-il admettre que cette justification puisse encore relever du droit ? Ne serait-il pas invinciblement conduit à rechercher une justification simplement … politique. Cela serait la confirmation du congé que le politique entend toujours délivrer à un droit qui se voudrait autonome, en cherchant à se réapproprier enfin, comme un maître, ce qu’il tient pour son propre monde, le dominus rappelant tout de même le droit, mais cette fois comme servus, car en tant que tel, il rend en effet bien des services, spécialement pour potentialiser encore le pouvoir.
Mais si ces relations devaient au contraire se voir réglées par la référence tierce ci-dessus envisagée, qui serait donc comme le droit en son ontologie, le droit fondamental, le droit tel qu’en lui-même, par delà la pluralité de ses manifestations et de ses acteurs, s’imposeraient alors aux uns comme aux autres les lois de son ontologie qu’ils devraient ensemble connaître ou interroger et, dans les deux cas, observer, pour être tels qu’en eux-mêmes, savoir ou pouvoir, selon le droit.
On comprend donc bien que la réponse à la question : « le droit comparé est-il du droit ? » dépend essentiellement de la réponse à cette autre question consistant à déterminer le statut de la science du droit par rapport au droit comme normes, qui serait donc le seul vrai droit selon la thèse négative dominante. On pourrait tenter d’affronter la question qui sert de titre à cet exposé en procédant simplement comme on le fait d’ordinaire en droit comparé, c’est-à-dire en raisonnant sous l’empire du paradigme qui dicte la thèse négative non autrement examinée. La méthode serait alors essentiellement empirique et descriptive : elle consisterait, dans un premier temps, à établir les différentes façons possibles dont les divers systèmes juridiques, considérés dans leurs matérialités positives ou dans leurs inspirations doctrinales, tendent à résoudre la question des rapports entre savoir et pouvoir en droit ; et, assez immanquablement, elle conclurait dans un second temps sur ce constat selon lequel les réponses sont naturellement très diverses, et que la vérité est donc relative. Il semble donc nécessaire de se démarquer de cette méthode qui n’aboutirait à rien d’autre qu’au point de départ de l’entreprise. Ainsi, pour tenter de donner une réponse à la question de savoir si le droit comparé est du droit, on ne ‘fera’ pas du droit comparé au sens ordinaire (qui est cependant indispensable lorsqu’il s’agit de découvrir des faits ou des règles de droit positif que l’on ne connaissait pas, ou des pensées relatives au droit que l’on ignorait) : on en appellera au droit comparé d’une autre façon consistant à inférer, par delà l’extrême et nécessaire variété des règles de droit d’un système juridique à l’autre, l’existence de constantes qui paraissent objectivement gouverner la détermination de ces règles de droit, et que l’on pourra désigner comme les règles du droit. On s’efforcera donc de réfléchir à ce que le droit peut être en lui-même, en tant que science comme en tant que pouvoir, au regard des rapports qui s’établissent entre ce qui paraît devoir constituer les deux dimensions indissociables de son être même et au regard de ce que permet d’en inférer logiquement la science comparée des droits positifs.
Dès lors que la thèse de la séparation, voire de l’opposition entre le droit comme connaissance et le droit comme normes est certainement, aujourd’hui, la plus commune et la plus argumentée, on commencera par l’examiner en tant que fondement de la thèse qui nie que le droit comparé soit du droit véritable. On l’exposera donc tout en la discutant de manière plus raisonnée. Cette appréciation nous conduira progressivement à devoir envisager la plausibilité et sans doute même la nécessité d’une autre façon de comprendre le droit et d’articuler - plutôt que de séparer et, pire encore, d’opposer - le droit comme normes et le droit comme science. C’est sur cette base qu’il conviendra d’exposer ensuite la thèse positive qui est, elle, convaincue de la pleine et entière juridicité du droit comme savoir et donc du droit comparé en particulier et qui, à ses yeux, sont aussi juridiques que le droit positif des systèmes ou des ordres juridiques étatiques, mais d’une juridicité autre, qui ne se confond pas avec la normativité positive, même si c’est là, au regard du contexte doctrinal ou théorique contemporain, la thèse la plus invraisemblable et la moins défendue. On montrera néanmoins qu’elle est certainement la mieux fondée, mais relativement, et que la démonstration de ses bonnes raisons exige de changer le paradigme sous l’empire duquel on peut aussi penser le droit.
I. La thèse négative
On veut bien admettre d’emblée, pour commencer, la valeur de cette dénégation générale, qui refuse de reconnaître au droit comparé, comme à la science du droit en général, le statut ou la nature de droit au sens positif du terme. De nos jours, en effet, le mot ‘droit’ recouvre incontestablement deux sens ou deux objets bien différents, qu’il faut nécessairement distinguer, du moins si l’on entend se placer délibérément sous l’empire de la conception du droit aujourd’hui dominante, qui précisément détermine cette dualité : - d’une part, ce premier sens que le mot ‘droit’ présente dans cette formule, prise pour exemple, de ‘règles de droit’, qui désigne le droit en tant qu’ensemble organisé de ces règles, en tant qu’ordre juridique par conséquent, ce corpus de règles de comportement, obligatoires et sanctionnées, qui forme ce que l’on appelle couramment ‘le droit positif’ et qui, pour cette conception, est le seul vrai droit ; - d’autre part, ce second sens que ce mot revêt dans les expressions tout aussi courantes telles que ‘faculté de droit’, ‘professeur de droit’, ‘faire son droit’… qui ne signifient évidemment pas que la faculté, les professeurs et les étudiants ‘font’ le droit ou le produisent comme ensemble normatif, alors qu’ils se contentent de l’étudier : selon cette deuxième acception, le mot ‘droit’ désigne donc simplement un objet d’étude, de savoir, d’enseignement, de doctrine, de recherche peut-être, voire de science - dont le droit comparé n’est qu’un simple chapitre.
Mais les doutes apparaissent rapidement, d’abord sur la méthode du raisonnement, ensuite sur le fond.
Ainsi, quant à la méthode, est-ce que la conclusion du raisonnement - qui consiste à dire que le savoir en droit, et donc le droit comparé, n’est pas du droit - n’est pas déjà entièrement inscrite dans le prédicat de ce raisonnement ? En effet, si le vrai droit est seulement le droit positif, il est clair et nécessaire que ce qui n’est pas du droit positif n’est pas du vrai droit : le raisonnement et sa conclusion n’ajoutent donc rien au prédicat et se contentent de le redire autrement ou de l’illustrer. La méthode tendant à établir ce résultat ne suffit donc pas : il faut considérer le fond du prédicat.
Sur le fond, se pose cette question première, elle aussi naïve, de savoir pourquoi il faudrait réserver la qualification de vrai droit au seul droit comme pouvoir, et la dénier au droit comme savoir. Pourquoi le droit devrait-il être, par essence et exclusivement, un ensemble de commandements, de prescriptions, de décisions ou de jugements, sans pouvoir être aussi, et peut-être surtout, la science ou l’art s’appliquant à déterminer ce que ces commandements, ces règles, ces décisions ou ces jugements pourraient ou devraient prescrire ? Pourquoi la science du droit devrait-elle se borner à dire ce que sont ces normes, ces décisions, ces règles, telles qu’elles ont été posées effectivement, sans être habilitée à se prononcer sur leur validité ou même sur leur valeur et pourquoi pas sur leur juridicité: le droit ne peut-il donc avoir une existence indépendante de ce que l’on décide en son nom ? Pourquoi est-ce que ce seraient toujours ceux qui ont le pouvoir d’imposer matériellement leur volonté qui auraient nécessairement raison en droit – si la raison doit avoir sa part dans le droit ? Et si la raison doit avoir sa part, pourquoi la justice n’aurait-elle pas aussi la sienne ? Et si la raison et la justice devaient avoir leurs parts dans le droit, serait-ce pour que le pouvoir qui fait ce droit ait la maîtrise de l’une comme de l’autre ? Quelle serait donc cette raison débile subordonnée au fait d’un pouvoir ? Et quelle serait cette pauvre justice qui ne pourrait dire son fait au pouvoir ?
Qu’est-ce qui justifierait – qu’est-ce qui fondrait en droit, rendrait conforme au droit ou ferait droit - le fait que ceux qui ont ce pouvoir aient le monopole de la production du droit ? Et si le pouvoir est la source du droit, comment ce monopole, s’il doit être fondé lui-même en droit, pourrait-il découler lui aussi du pouvoir lui-même ? Car, dans ces conditions, ce serait le pouvoir qui s’auto-attribuerait ce monopole, lequel ne serait donc nullement justifié, mais simplement affirmé et imposé en fait ? Quelle valeur et quelle portée ce monopole aurait-il donc dans ces conditions ? Il n’aurait sans doute aucune valeur ou portée autres que celles du pouvoir lui-même. Mais si ce monopole devait être vraiment justifié, et si une justification était possible, est-ce que cela ne devrait pas impliquer qu’il y ait un autre droit, suprême et ultime, qui ne serait pas le pouvoir, mais qui serait dispensateur et justificateur de pouvoir ? Pourquoi cela serait-il impossible ? Les faits auxquels le devoir-être du droit devrait s’imposer en tant que tel auraient-ils donc toujours l’ascendant sur ce devoir-être ? Mais à quoi ce dernier devrait-il donc être réduit, s’il ne pouvait plus s’imposer à l’être des faits et du pouvoir ? De quel droit, après tout, le souverain s’érige-t-il en souverain et décide-t-il souverainement que ce qu’il décide serait du droit et qu’il serait seul à pouvoir en décider et à savoir comment il convient d’en décider ? Le droit lui-même ne serait donc pas autre chose que du pouvoir, c’est-à-dire du fait ? La justification ne serait donc plus juridique, mais politique : on irait la chercher nécessairement en dehors du droit, en particulier du côté de ce que l’on appelle la légitimité ; mais si le pouvoir se faisait ainsi maître du droit, au point que l’on ne puisse plus opposer celui-ci à celui-là, pourquoi le pouvoir ne serait-il pas maître aussi de la légitimité ? Mais n’est-ce pas le droit lui-même qui devrait demeurer la source de la légitimité - comme ce dernier mot, d’ailleurs, paraît l’imposer de lui-même ?
On ne peut donc qu’examiner les raisons pour lesquelles ces conceptions aujourd’hui dominantes du droit en sont venues à admettre, sans plus s’interroger sur leur validité, ces assertions selon lesquelles le seul vrai droit est le droit positif, le droit comme pouvoir, et qui dénient donc au savoir juridique, et au droit comparé en particulier, toute possibilité de participer de la nature de ce qui serait le droit véritable.
A. Exposé de la thèse selon laquelle la science du droit, et donc le droit comparé, n’est pas du droit.
Dans cette brève présentation d’une question aussi immense, on ne saurait restituer, comme l’a fait Michel Villey dans toute son œuvre, la longue histoire, fort sinueuse et très emmêlée, des diverses façons de concevoir et de pratiquer le ‘droit’, qui ont en définitive accouché, à partir d’une dualité entre le droit décidé et sa connaissance, sur cette stricte séparation entre le droit comme science et le droit comme norme, le droit comme description et le droit comme prescription, auquel seul serait réservée la qualité de vrai droit. Mais on n’est loin d’avoir toujours raisonné de cette façon-là.
1°) Très spontanément, les convictions contemporaines imputeraient à Kelsen, essentiellement, cette séparation entre le droit comme savoir et le droit comme pouvoir.
a) Mais, d’une part, Kelsen n’a pas posé cette séparation comme une idée qui lui aurait été propre, et qui aurait interdit aux tiers de s’en saisir et de la comprendre à leur guise. S’est donc constituée une sorte de vulgate kelsénienne, qui ne lui appartient plus mais dont la paternité lui est attribuée, et qui, fort répandue, est devenue un élément diffus de la culture juridique, française spécialement. Et les concepts vernaculaires du droit, par opposition à ceux qui seraient pensés un peu plus rigoureusement, se sont accrochés à cette séparation comme à une vérité aussi immanente au droit que transcendante par rapport à toute pensée de droit. En tout cas, elle imbibe intimement cette culture ; et cette vérité paraît d’autant plus indubitable qu’elle reste généralement floue, car d’ordinaire impensée ou superficiellement pensée. Puis ceux qui l’ont délibérément pensée en partant de Kelsen ont abouti, pour certains d’entre eux, à des conclusions qui accentuent encore bien davantage cette dualité, pour en faire un véritable dualisme, une dichotomie ou même une opposition, en s’éloignant néanmoins considérablement de la pensée-mère, mais tout en demeurant sous l’empire des mêmes paradigmes, simplement outrés.
D’autre part, si Kelsen a systématisé cette séparation, il ne l’a pas découverte ni inventée. Car on la trouve déjà chez Kant, sous d’autres modalités. Plus haut encore dans le temps, cette dualité, mais non la primauté contemporaine du pouvoir sur le savoir, remonte à des origines bien plus anciennes - mais dont les implications se sont vu inversées - que l’on pourrait trouver dans les divers dualismes que la pensée philosophique a conçus tout au long de cette histoire, dualismes cartésien, augustinien, platonicien… D’une façon générale, cette dualité imprègne toute la philosophie grecque en ce qu’elle distinguait et d’ailleurs hiérarchisait généralement le logos et le nomos, respectivement le juste naturel, que la raison s’efforce d’inférer de l’harmonie du cosmos, que l’on appellera la nature, d’une part, et, d’autre part, le juste décidé ou ordonné, le vrai droit étant plutôt, ici, du côté du logos – qu’il soit science ou art du droit, selon le cas, mais, dans les deux cas, droit naturel et droit suréminent consistant à déterminer le juste en soi, pour que le juste en lois s’y conforme… Mais, contrairement à ce que l’on rapporte trop souvent de cette pensée antique, ces lois sont aussi du droit, du vrai droit, qui doit être observé, car déduit du droit naturel.
Cependant, cette vision du droit inspirée de cet amour de la sagesse n’exclut pas du tout qu’une certaine sagesse de l’amour ait exercé, jusqu’à l’époque contemporaine, une influence peut-être plus profonde, mais progressivement détournée. Il faudrait en effet, en ‘remontant’ encore plus loin dans le temps puis en ‘descendant’ jusqu’à nos jours, appréhender d’un seul mouvement près de quarante siècles d’histoire, et considérer les effets, sur notre culture en général - morale, intellectuelle et juridique -, et sur la question ici en cause, de toute la tradition biblique, de l’Ancien au Nouveau testaments. Cette tradition établit bien, elle aussi, la primauté d’une Parole, le Verbe divin, qui était au commencement. Et cette Parole œuvre absolument, en cela qu’elle est la seule vérité, la seule justice et la seule souveraineté, le seul vrai droit - que celles-ci ou celui-ci soient ou non humainement concevables. Il est même dit que cela ne peut être concevable, car cette Parole, cette vérité, cette justice sont insondables et inaccessibles, quant à leur fond, à la raison humaine : l’homme ne saurait lui-même cueillir les fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, cet interdit - paradoxalement institutif de sa liberté fondamentale, puisqu’il pouvait être transgressé - signifiant que l’homme ne peut décider par lui-même ni de l’un ni de l’autre, de ce qu’ils sont essentiellement. Le vrai droit est donc ici aussi une Parole, un discours – un logos comme on l’a traduit en grec. Mais cette vérité ne se dégage plus du tout, ici, d’une opération rationnelle qui, comme chez les Grecs, discourrait de ce que, en contemplant le cosmos, elle estimerait devoir ou pouvoir dire ce qui est beau, bien, vrai ou juste – le juste signifiant d’abord que les choses doivent être ‘ajustées’ les unes aux autres: la vérité biblique ne se prête pas à ce genre d’investigation : elle est révélée aux hommes par Dieu qui a parlé par les prophètes d’Israël, inspirés par son Esprit, et qui est Lui-même venu enseigner par son Verbe incarné: elle n’est donc pas décelée, produite ou posée par la raison de ses créatures elles-mêmes. Celles-ci, pour y accéder en plénitude, n’ont qu’à suivre Celui qui dit être le chemin, la vérité et la vie.
La foi n’exclut pas que cette Parole puisse faire l’objet d’une appréhension rationnelle. Mais celle-ci ne saurait tendre ni à sa production ni à la vérification de son bien-fondé : seulement à son élucidation, au moins partielle. Par ailleurs, ce droit divin n’institue aucune séparation, ni organique, ni fonctionnelle, ni hiérarchique, ni substantielle, entre une toute-puissance et une omniscience divines, entre une volonté et une clairvoyance, l’une et l’autre parfaites et parfaitement accordées. Mais, paradoxalement, cette volonté est à la fois toute-puissante, en cela que son seul énoncé est par lui-même performatif (« Que la lumière soit ! Et la lumière fut »), et en même temps transgressible, là où cette toute-puissance a créé, à l’image de la liberté divine, la liberté de l’homme co-créateur et procréateur, qu’elle ne contraint pas et qui peut donc désobéir, spécialement en mangeant du fruit défendu. L’obligatoriété n’est donc pas, ici, celle qui s’appuie sur la force, ni même celle du commandement, contrairement à ce que l’on crut pouvoir traduire depuis si longtemps, car le ‘décalogue’, le lévitique, le livre des nombres, veulent être une parole d’amour, une invraisemblable prière de Dieu adressée à ses propres créatures.
b) Il est donc étonnant que ces deux immenses fleuves, gréco-latin d’une part et, d’autre part, judéo-chrétien, aussi profondément étrangers l’un à l’autre, aient pu confluer d’abord assez factuellement, à Rome, dès avant, mais surtout à partir de la conversion de l’empereur et de tout l’empire, le droit devenant plutôt l’instrument normatif d’une morale qui, stoïcienne initialement, est devenue chrétienne à ce moment-là. Mais cette confluence a comporté des effets remarquables. Dans un tel contexte, en effet, la juridicité d’un dispositif se reconnaissait à son aptitude à servir la justice: pour cette forme de jusnaturalisme – qui connaîtra bien d’autres retournements -, le critère du droit et du vrai droit est donc la justice : le droit, en effet, est ce qui est juste (« jus est quod justum est ») ; et le droit est essentiellement une question de justice, et non une question de loi, ni de pouvoir. La justice, quant à elle, consiste en une adéquate répartition des biens, des richesses, des avoirs, des titres ou des avantages ; mais elle ne peut être conçue à l’avance que d’une manière fort générale et encore bien abstraite (« honeste vivere, alterum non laedere, suum cuique tribuere »). En tout cas, selon ces vues, la loi est impropre à déterminer a priori les exigences pratiques et concrètes de la justice. D’une part, elle ne distribue ni ne répartit les biens, pour donner à chacun ce qui lui revient : elle règle plutôt les comportements, impose des actes, les permet ou oblige à les accomplir ; et, d’autre part, dès lors que la justice n’est pas définissable a priori en son contenu précis et concret, la loi n’est pas en mesure de dire elle-même le droit, par avance et pour tous les cas : elle doit bien plutôt s’y soumettre ou y être soumise, par les prêteurs notamment ; et, dans ces conditions, la justice, comme le droit, se détermine au cas par cas, par approches successives et prudentielles, ponctuellement, à l’occasion de chaque espèce, et plus généralement par la mise en ordre des fils combinés de toutes les espèces, dûment analysées, commentées, ordonnées et synthétisées puis appréciées au regard de ce qu’impose essentiellement la justice, hic et nunc, compte tenu d’une pluralité de facteurs circonstanciels évolutifs et non nécessairement reproductibles, tandis que cette justice concrète est perfectible, et que ses verdicts ne prétendent pas dire absolument la vérité : un verdict n’est que « pro veritate habetur » : comme le droit, la justice est juridictionnelle et jurisprudentielle ; elle est donc pratique et tâtonnante ; et les jurisconsultes comme les prêteurs sont habilités à tenter de l’approcher et d’en formuler les exigences concrètes. Dans ces conditions, le vrai droit est essentiellement un savoir ; ou plutôt, c’est une connaissance en formation, tendue vers son perfectionnement indéfini, mais non plus un pouvoir, lequel n’est plus qu’un instrument propre à faire prévaloir dans les faits la justice. Certes, l’instrument se laisse difficilement dominer ; mais ce qu’exprime quant au droit cette connaissance évolutive et perfectible est suffisamment fort - d’une force qui n’est pas celle de la contrainte, mais celle de l’autorité -, pour exercer un ascendant sur le pouvoir. Car, à cette époque, c’est encore l’auctoritas qui fait la potestas.
Cette confluence a débouché, au Moyen Age, sur un intime mélange des eaux, une véritable compénétration réciproque, très rationnelle cette fois, dans laquelle l’Eglise a depuis lors trouvé sa doctrine officielle, qui s’est donc imposée pendant des siècles à la totalité du monde connu, à l’époque : sur le plan des fondements, cet intime fusion des deux courants, opérée plus spécialement par Saint Thomas, revenait à voir dans l’œuvre de Dieu, à la fois sa Création, dont les lois divines ne peuvent être reçues que par la Révélation et par la grâce, d’une part, et, d’autre part, la Nature, dont les lois éternelles et universelles sont quant à elles accessibles à et par la raison humaine, la loi positive, si elle veut atteindre le Bien commun et le bien de chacun, devant se soumettre aux lois naturelles.
Cette synthèse gréco-latino-judéo-chrétienne et cette doctrine jusnaturaliste se sont imposées pendant des siècles comme l’expression même, mais générale, de la vérité juridique fondamentale et de la vérité tout court, la philosophie du droit ayant même été, pendant très longtemps, l’autre nom de l’étude du ‘droit naturel’. Mais, fort étonnamment, l’émergence des conceptions modernes du droit, avec la Renaissance, puis l’affirmation concrète des conceptions contemporaines du droit, à partir de la Révolution, ont fait largement prévaloir, sur la culture gréco-latine, la tradition judéo-chrétienne, mais en réalisant cette séparation substitutive au prix de révisions et d’inversions radicales, d’ailleurs dictées, pour certaines, de la culture grecque : à la révélation d’une Création théocentrée s’est substituée une conception anthropocentrée de la Nature ; par suite, l’Alliance originaire, qui assurait entre les hommes ce lien social universel qui en faisait ‘le peuple de Dieu’, s’est progressivement délitée dans les consciences, les croyances ou les représentations, de sorte que ce lien a dû se chercher d’autres principes, trouvés plus tard dans un contrat social que les hommes auraient conclu entre eux, sur la base de l’autonomie de leur volonté ; la souveraineté et la toute-puissance de Dieu ont bientôt laissé place à la souveraineté du Prince ou du monarque absolu, puis plus tard du peuple lui-même ; l’omniscience divine a été relayée par le rationalisme - l’homme se posant même, par sa pensée, « comme le maître et possesseur du monde » ; la loi comme commandement de comportements a investi tout le champ du droit, la loi naturelle s’est vu évincée par le droit naturel des sujets de droits, et la loi de l’amour par l’amour de la loi, posée par le pouvoir ; mais, bientôt, le critère même de la juridicité des énoncés s’est cherché dans l’effectivité de la loi, et donc dans l’usage de la force publique et de la contrainte, sinon de la violence ; l’homme rené pour devenir homme nouveau a pris la figure, selon le rationalisme nouveau, de l’homme à venir, de l’homme régénéré puis de l’homme désaliéné ; le paradis perdu des origines s’est trouvé reporté, au contraire, au terme de l’histoire, car les lendemains devaient chanter ; à la Parousie espérée, s’est substitué le projet d’une société sans contradiction, dont l’avènement devait abolir toute lutte, toute guerre, toutes choses se réconciliant avec toutes choses.
2°) Cependant, la Modernité, qui devait ériger le sujet de droits, a également promu, dans le même temps et par construction nécessaire, le subjectivisme du corps collectif, qui ne cherche la vérité qu’en lui-même, et bientôt ne la cherche plus lorsqu’il prétend l’incarner intégralement. Et c’est sous l’empire de cette Modernité, spécialement sous ses prolongements les plus contemporains, que se sont développées les plus terribles barbaries: c’est elle qui, d’abord, au moment même où elle s’affirmait, a rétabli l’esclavage, un esclavage bien plus radical que celui que connaissait l’Empire romain, lorsqu’il l’eut transformé en servage ; c’est elle encore qui, plus tard, a inauguré les totalitarismes que les pires tyrannies d’antan n’auraient pas imaginés. Or ces totalitarismes ne se reconnaissent pas tant au nombre de morts qu’ils ont provoquées, qu’aux raisons pour lesquelles ils les ont causées : elles tiennent essentiellement, et simplement, à cela que ces régimes sont certains d’avoir trouvé en eux-mêmes la vérité absolue, en faisant de leur vérité absolue, selon un cercle infernal, le critère de validité de leur propres vérités et de toutes les autres vérités, même scientifiques, au lieu de soumettre la leur à celles-ci. Pour tenter de contrer les entraves à la liberté, puis ultérieurement les totalitarismes, la Modernité a laissé se renforcer, au nom de cette liberté, d’autres subjectivismes, individuels ceux-ci ; mais ces derniers peuvent s’avérer tout aussi absolus, spécialement celui du Sujet : prenant sa liberté pour une souveraineté, confondant sa liberté et ses droits, il entend se conférer à lui-même, librement, tous ses droits, et fait de toute altérité l’instrument de ses propres aspirations, prétendant juger de tout par lui-même, à commencer par le droit en général conçu à partir de ses seuls droits.
a) Sur le plan du droit, les transformations que cette histoire des cinq derniers siècles a engendrées se résument à cela que la loi, dont l’office est de régler les comportements, s’est trouvée entièrement investie du pouvoir non pas seulement de ‘dire le droit’, qui aurait pu se trouver encore en dehors d’elle, mais de ‘faire le droit’ ; et, dans le même temps, elle s’est vu imputée à la volonté d’un organe souverain, monarque, nation, peuple ou État – ou Parti –, tandis que la souveraineté a été pensée non pas seulement comme le pouvoir d’un organe suprême auquel il revient de statuer en dernier ressort, dès lors qu’il faut bien trancher en définitive, mais comme le pouvoir d’un organe délié de toute obligation qui aurait pu être antérieure ou supérieure à celles qu’il pose : un organe originaire, dont la volonté, initiale, inconditionnée, n’a strictement rien à reconnaître, ni rien à connaître pour faire le droit : l’exercice du pouvoir en droit, par la loi, est donc devenu le seul vrai droit.
Toute cette évolution ne s’est évidemment pas accomplie en un seul mouvement, ni sur le plan des faits, ni sur le plan des doctrines, des philosophies, des théories ou des représentations. Avec les Lumières, les droits de l’homme ont certes incarné la figure ancienne de la Justice – ils le demeurent largement comme contre-pouvoirs des autres pouvoirs, ceux de la loi ou des faits, économiques notamment ; et ces droits de l’homme « naturels » ont pu fonder rationnellement et juridiquement – selon le droit naturel moderne –, l’anéantissement de l’ordre ancien comme l’avènement d’un ordre nouveau, c’est-à-dire la Révolution, qui doit être tenu pour le fait le plus anti-juridique qui soit, du moins selon ce qui sera plus tard le positivisme, celui-ci ratifiant cependant aussitôt le fait de toute révolution, pourvu qu’elle réussisse. En droit constitutionnel positif ces « droits naturels » se trouvent au fondement même de la formation, par le contrat social, de « l’association politique » , comme de ses moyens et de ses fins, ainsi que le proclame l’article 2 de la Déclaration : ils se tiennent donc au fondement de la puissance publique normative de la loi, comme de la puissance publique coercitive de la force publique, celles-ci étant toutes ordonnées, par la Déclaration, à la « conservation » de ces « droits naturels et imprescriptibles », à «la garantie des droits de l’homme », à la « garantie des droits » en général. Et le pouvoir de la loi leur était encore subordonné, comme l’implique assez nettement, ici ou là, la Déclaration des droits de l’homme, spécialement ses articles 5 et 8 ou encore ses articles 12 et 16.
Cependant, sous couvert de sa souveraineté, la loi a rapidement et radicalement changé de sens, en même temps que le rationalisme lui-même, qui l’avait initialement portée : le rationalisme, développant ses gènes propres, ne cherchait plus à faire parler la Nature, ou à justifier un naturalisme des droits de l’homme, désormais inutile, puisque la Révolution des droits de l’homme était faite et la souveraineté du législateur démocratique instituée : ce rationalisme, de plus en plus sûr de lui, était moins celui de la raison d’antan fondant les droits de l’homme, que celui de la Raison nouvelle et novatrice, dont l’ambition dépassait largement la fondation des droits de l’homme : la raison ne cherchait plus désormais à vérifier l’existence, en dehors d’elle-même, d’une objectivité s’imposant à elle et qu’elle s’était donné pour tâche de découvrir et d’énoncer, en se mettant donc à son service : discours d’elle-même et sur elle-même, la Raison a fini par prétendre incarner par elle-même le réel, l’histoire passée et à venir ; elle a prétendu démonter la vérité de tous les faits pour la reconstruire selon ses propres vues : la raison simplement connaissante et délibérante est alors devenue transformante et toute-puissante. En conséquence, au lieu de se tenir en dehors ou au dessus de la loi, pour en délibérer les termes afin de peser le pour et le contre, et faire accéder les raisons individuelles qui débattent, qui se frottent et se confrontent les unes aux autres, à la Raison universelle, celle-ci a prétendu finalement s’incarner dans la loi elle-même, tandis que cette dernière s’est identifiée à la raison, à la vérité, à la justice, au droit. Pour atteindre le droit et la justice, il suffisait donc d’appliquer la loi, objectivement, c’est-à-dire la volonté du pouvoir souverain qui l’avait posée.
La loi elle-même est donc devenue la vérité écrite, la ratio scripta, mais, cette fois, absolument sainte, parfaite, infaillible : c’est ainsi qu’elle est devenue le droit lui-même, n’ayant besoin de s’inspirer à aucune autre instance qui pourrait établir une autre vérité, un autre droit : elle a donc pu se dispenser de se référer à autre chose qu’elle-même, la souveraineté de la loi étant devenue la propre justification de son contenu. Dans ces conditions, il n’y avait plus lieu de penser que le droit pourrait se trouver en dehors des dispositions législatives, le législateur pouvant en droit décider de tout, sous le seul contrôle politique du corps politique : le droit était éjecté de la question des fondements de la loi : c’est la loi qui, au contraire, est devenue la source du droit : le droit et la nécessité de sa connaissance ne conservaient leur place que sous l’empire de la loi, pour sa seule application ; mais ce n’était plus qu’un droit légal, au lieu que la loi fût encore une loi soumise au droit. Le législateur souverain, devenu inventeur du droit, n’avait aucun droit à connaître en dehors de celui qu’il posait lui-même. Le seul savoir juridique concevable nécessaire au législateur ne pouvait plus être que le savoir du législateur sur la loi elle-même, sur ce qu’elle a déjà décidé, pour éviter les contradictions légales ou plutôt les antinomies législatives, dont le droit – même positif et même souverain – a horreur, comme si c’était un trait de son ontologie. Et l’exigence de ce savoir pronominal se manifeste plus particulièrement à l’occasion de l’adoption de ces extraordinaires combinaisons de normes que constituent d’une part les constitutions toutes faites, pleines d’elles-mêmes et d’un seul bloc, pour poser et régler tous les grands principes et ériger les institutions majeures d’une société, et, d’autre part, les codes, postulant eux-mêmes, pour assurer leur autorité, leur intégrité et leur monopole, un principe de complétude, de clarté et de perfection, en excluant naturellement que le roi, les juges ou les jurisconsultes aient part à la formation du droit.
b) Ainsi, s’il peut encore exister un savoir relatif au droit, extérieur à la loi, ce savoir juridique ne peut être qu’un savoir sur la loi qui, seule et souverainement, dit le droit, tandis que le juge la répète dans le cas particulier. Non seulement ce savoir n’a pas à se préoccuper de ce que d’autres lois, étrangères, qui n’expriment pas la souveraineté nationale ou populaire du pays considéré, peuvent énoncer – le droit comparé ne présente aucune portée propre à déterminer les solutions du droit national ou domestique, puisque la vérité est dans la souveraineté et celle-ci dans la volonté nationale – , mais encore, le savoir n’a pas à rechercher quelque autre vérité extérieure ou supérieure à la loi : la philosophie du droit devient radicalement inutile au droit. Le savoir en droit est annexé au pouvoir du droit légiféré. Non seulement il n’exerce plus aucun ascendant sur la loi, mais il n’a plus d’autonomie réelle pour dire le droit par rapport à la loi : il est devenu autre chose que le vrai droit : un simple « méta-discours » sur le droit, descriptif des normes de ce dernier.
Toutefois, le légicentrisme et le principe démocratique n’interdisaient pas, par eux-mêmes, que la raison ou la justice pussent rechercher leur autonomie par rapport à la loi et, le cas échéant, la juger; mais ce ne pouvait plus être au nom du droit puisque c’était elle, la loi, qui était devenue le seul vrai droit. Cette instance de jugement ne pouvait plus être, le cas échéant et par exemple, que la morale, la politique, la philosophie, la religion, les croyances – aujourd’hui l’économie –, qui, à l’évidence, ne sont pas du droit. La Raison universelle pouvait encore prétendre assurer un ascendant sur la loi, lorsque celle-ci était conçue comme le fruit d’une délibération sublimant les raisons individuelles. Depuis qu’elle est perçue comme le produit d’une délibération essentiellement intérieure à une simple majorité politique, la représentation que l’on en a s’est fortement dégradée – ainsi que la valeur puis la portée du droit qu’elle prétend exprimer : la loi comme le droit ne sont plus essentiellement qu’une question de pouvoir politique, mais certainement pas une incarnation de la justice; et, depuis que l’obéissance qui lui est due est comprise comme l’effet non d’une obligation juridique, mais celui d’une contrainte ou du risque d’une coercition physique, c’est-à-dire comme le moyen d’échapper à une sanction quelconque, elle se voit de moins en moins obéie – sauf, pour elle, à en appeler à des valeurs qui ne sont pas spécifiquement celles du droit, comme la République, le civisme, la sécurité, l’environnement…
Il aura donc fallu de puissants facteurs d’évolution et de vigoureuses doctrines ou théories pour imposer aux convictions que le droit, au lieu d’être essentiellement une justice, c’est-à-dire une attribution à chacun de ce qui doit lui revenir, soit désormais compris comme un ensemble de règles de conduite ou de comportement fixées par la loi (et qu’il soit décrit ainsi, c’est-à-dire comme un corpus de normes de comportement, même par ceux-là qui refusent que le droit soit une morale – ce qu’il ne doit pas être, en effet, car, dans le contexte pluraliste contemporain, la morale doit être essentiellement privée tandis que le droit est public – même le ‘droit privé’ – en cela qu’il est délibéré pour tous et s’applique à tous) ; il a fallu une extraordinaire institutionnalisation du pouvoir, puis une formidable concentration de ce pouvoir, puis enfin une Révolution, qui n’a pas changé le pouvoir, mais seulement ses organes et ses fins, pour que le vrai droit ne soit plus essentiellement un savoir, pour que les juridictions, se voient ainsi cantonnées dans un rôle de simple lecture de la loi, et que le savoir en droit soit relégué dans une sphère extérieure aux lieux où se dise le droit. Même les facultés de droit, jusqu’au cœur du XIXème siècle, n’enseignaient plus le ‘droit civil’, mais le Code civil, tandis que les autres branches du droit n’étaient présentées que comme des ‘législations’ - la première institution française s’intéressant au droit comparé, à compter de 1869, était donc également dénommée, dans cet esprit, « Société de législation comparée » ; et même si une ‘doctrine’ a pu subsister, il était dit définitivement qu’elle n’avait pas part - en droit interne du moins - à la formation du droit, tandis que les juges étaient censés, non seulement ne pas avoir de doctrine propre, mais même ne pas avoir matière à interpréter la loi pour déterminer plus exactement son sens : quelle confusion dans les esprits a dû se produire pour que la constitution et la formulation d’un savoir en droit soit tenue pour une fonction extérieure à l’acte de juger, pour que la connaissance du droit soit ainsi conçue comme une activité séparée de la production des règles ou des décisions de droit !
B. Appréciation de la thèse selon laquelle la science du droit, et donc le droit comparé, n’est pas du droit
L’affirmation de la thèse négative selon laquelle le droit comparé n’est pas du droit, pas plus que n’en seraient, d’une façon générale, le savoir en droit, la connaissance du droit, la science, la théorie ou la philosophie du droit - procède d’extraordinaires approximations et d’invraisemblables confusions – extraordinaires parce que la langue du droit et la pensée juridique exigent en principe un degré de précision et de certitude qui devrait nous prémunir contre ces approximations ; invraisemblables, parce que ces confusions perdurent depuis plusieurs siècles, sans que l’on s’en émeuve, tout au contraire. Cette situation tient au fait qu’elles ne sont précisément pas perçues comme telles et qu’on les désire même, ou alors que l’on s’en accommode - sauf tout de même à s’inquiéter un peu des implications les plus extrêmes que comportent les fondements de cette thèse, qui se sont manifestées au cours des dernières décennies sous la forme des divers « réalismes ». Mais le fait qu’il ne s’agisse que de « théories » a considérablement tempéré l’inquiétude des juristes. Car, sous l’empire de cette même conviction d’une séparation radicale entre un certain discours sur le droit et le vrai droit, ils ont pu penser que de telles vues extrêmes, précisément en ce qu’elles sont ‘purement théoriques’, n’auraient heureusement aucun effet sur le vrai droit. Une vue un peu plus attentive de la façon dont le droit s’élabore, comme savoir ou se conçoit en son essence puis se pose comme règles ou comme décisions, ne débouche pas sur des conclusions aussi sereines.
Si en affirmant que le savoir en droit n’est pas du vrai droit, on veut simplement dire que les facultés de droit ou les professeurs de droit ne sont ni des juridictions ni des législateurs, on ne peut que souscrire à la thèse en cause. Mais si, en la soutenant, on veut signifier que la connaissance en droit ne serait pas impliquée dans l’activité de détermination du droit ou en serait exclue, ou si l’on ne se rend pas compte du fait que cette thèse négative non autrement rectifiée implique bien cet effet, cette thèse apparaît comme une sorte de monstruosité intellectuelle et pratique : comment imaginer, en effet, qu’il serait inutile de savoir quoi que ce soit en droit pour élaborer une constitution, poser une loi, adopter un règlement, prendre une décision individuelle, rendre un jugement ? Et, si l’on admet au contraire que la connaissance du droit, de la part des autorités, doit bien faire partie nécessaire du processus d’édiction des normes, comment soutenir que ceux qui élaborent le savoir juridique, mais sans prendre eux-mêmes les décisions juridiques, n’auraient aucune part, tout en restant à leur place, à l’émission du droit ? C’est cependant ce qu’implique la thèse négative, sachant que certaine version du réalisme qui ne fait que prolonger jusqu’à leurs implications ultimes les fondements de la thèse négative va logiquement bien plus loin, en cherchant à démontrer que même les actes d’édiction des normes n’exigent pas, juridiquement, la moindre connaissance préalable du droit.
Le sens commun ne peut pas comprendre comment la thèse négative est parvenue à faire admettre son bien-fondé apparent auprès de ceux qui savent du droit. Car le commun ne peut en retracer la généalogie qui, de demi-vérités en demi-erreurs successives, mécaniquement articulées les unes aux autres, a progressivement établi des idées reçues que les sachants ne discutent plus mais qu’ils se transmettent benoîtement, sans s’étonner d’une telle énormité qui voudrait que le droit, le seul vrai droit, ne soit que pur pouvoir, pure décision, pure volonté, pure liberté. On pourrait peut-être le concevoir d’une façon idéelle, sur le fondement des idées restituées ci-dessus, pour un acte initial de souveraineté - si celle-ci doit être considérée comme réellement inconditionnelle ; mais dès que cet acte comporte une pluralité de normes, il faut encore bien savoir, juridiquement, comment les combiner les unes aux autres, ne serait-ce que pour éviter les non-sens ou parvenir aux objectifs visés.
Les effets de cette séparation entre le droit comme pouvoir et le droit comme connaissance, entre le droit décision et le droit proposition sont innombrables et ne paraissent pas épuisés, et elle reste encore grosse de surprises. Elle s’avère d’ailleurs tellement prégnante dans les esprits juridiques européens que la Cour européenne des droits de l’homme s’est crue fondée à adopter cette malheureuse jurisprudence selon laquelle constitue une violation du droit le fait, pour une juridiction placée sous son contrôle, de laisser s’exprimer publiquement, à l’audience, un membre de cette juridiction sur les questions de droit que celle-ci doit affronter dans la cause, sur les solutions qui leur ont été données dans le passé ou sur celles que, selon lui, elles appellent dans l’espèce en question, dès lors que ce magistrat - qui ne s’exprime cependant que lorsque l’instruction est close et donc que les moyens et arguments des plaideurs ont été échangés - assisterait à son délibéré et risquerait ainsi d’influencer la juridiction sans que les parties puissent à nouveau intervenir ! La séparation entre la connaissance du droit et le pouvoir en droit a fini par acquérir une telle force d’évidence, de légitimité et de nécessité qu’elle a ainsi fini par investir le cœur des règles procédurales les plus éprouvées, et qu’elle y est sanctionnée comme telle, au nom des exigences du « procès équitable ». Certes, la raison invoquée pour fonder cette règle tient à cela que le fait, pour ce membre de la juridiction, de s’exprimer publiquement avant que ne statuent les magistrats qui délibèrent effectivement, pourrait affecter leur impartialité ou leur neutralité ou encore donner l’impression, en toute apparence, que ces deux vertus juridictionnelles nécessaires courent un risque ! Mais c’est d’abord bien sous-estimer l’aptitude des membres d’une juridiction, quels que soient leurs rôles spécifiques dans l’instance, de ‘rapporteur public’ ou de juge, à se prononcer en toute objectivité juridique ; c’est surtout déconsidérer totalement la valeur et la portée que cet acte de connaissance du droit doit comporter au regard de la prise de décision juridique, alors que celle-ci serait, selon ces vues, le vrai droit lui-même : comment faire de l’arbitrium d’un organe souverain la seule source ou l’expression du vrai droit, lorsque l’on craint tant qu’il ne soit influencé par le droit qu’il a déjà appliqué ou par la solution qu’on lui propose, en toute connaissance du droit et de cause ? Tout se passe comme s’il fallait désormais étendre à l’acte juridictionnel souverain le mythe selon lequel la décision de droit n’est ou ne devrait être qu’un acte de pure volonté, comme si la décision devait s’affranchir, au moins publiquement, de tous les déterminants extérieurs à cette libre volonté, susceptibles de conduire à devoir la prendre dans tel sens : comme si les juges devaient faire comme si ces déterminants n’existaient pas ou ne devaient être révélés que dans le secret du délibéré, comme si cette décision devait et pouvait, pour les tiers, demeurer immune vis-à-vis d’un droit cependant déjà formé et déjà posé ; comme si les juges devaient se prémunir contre cette infection que représenterait pour eux toute proposition raisonnée qui pourrait les convaincre, tenue par conséquent pour du non-droit. Certes, dans cette proposition, peut s’introduire toute la subjectivité d’une personne, le rapporteur public – mais, en toute hypothèse, les juges aussi sont des personnes, et leur subjectivité de personnes qui décident, elle, ne serait pas autrement sujette à caution ? Faudrait-il aussi qu’ils se taisent, pendant le délibéré, pour ne pas s’influencer les uns les autres, alors que les parties ne peuvent plus s’exprimer ? Mais dans le fait que la proposition de droit, présentée par le rapporteur public, s’appuie sur une vraie connaissance du droit et soit argumentée en raison, il y a aussi toute l’objectivité dont est capable un discours juridique, toute l’objectivité du droit pratiqué, discuté, raisonné. Si cette règle procédurale devait avoir quelque valeur pour protéger la souveraineté du juge qui doit trancher entre des intérêts en litige, pourquoi ne faudrait-il pas l’appliquer aussi à la souveraineté du législateur – qui doit lui aussi souvent prendre parti entre intérêts profondément opposés - en imposant la neutralité et l’impartialité aux parlementaires et interdisant à tout membre du parlement de se prononcer, avant le vote, sur les données de droit constitutionnel conditionnant selon lui la solution à adopter… L’existence d’un litige dans un cas, et d’un conflit d’intérêts dans l’autre, ne devrait pas changer ces données, dès lors qu’il s’agit de se prononcer en droit ! Quelles peuvent donc être les causes de cette situation, et quels effets généraux engendre-t-elle ?
1°) Deux causes déterminantes paraissent avoir contribué à opérer dans les esprits cette césure entre la connaissance et la fonction de détermination du droit, césure que l’on doit bien analyser comme une forte contribution à l’enfermement de l’édiction du droit dans la liberté d’un pouvoir. L’une doit être trouvée dans les avatars du rationalisme juridique, l’autre dans ceux du positivisme juridique.
a) Le rationalisme, tel qu’il s’est constitué à partir de ses origines essentiellement cartésiennes, s’est exprimé, sur le plan du droit, dans une pluralité de pensées dont celle de Kant constitue l’une - mais non la seule - des figures parmi les plus emblématiques. Là encore, la pensée imputée à Kant n’est pas nécessairement celle de Kant lui-même, mais on peut certainement attribuer au kantisme en général, et à la façon dont il a été reçu et diffusé, l’une des origines de cette assignation du droit à la volonté souveraine d’un pouvoir. Mais, pour autant, la séparation entre le droit comme savoir et le droit comme pouvoir n’était pas encore totalement accomplie à ce stade. Elle s’est simplement réalisée un peu plus tard, lorsque le positivisme juridique a accentué et verrouillé toutes les orientations antérieures.
Le rationalisme juridique prend donc sa source dans le rationalisme général, à la façon dont Descartes lui-même, sur d’autres bases encore, l’a institué comme vérité, et dont nombre de ses descendants l’ont installé dans les esprits, très profondément, car il exaltait l’humanité et servait deux grandes valeurs et facultés humaines, la liberté et la raison. Néanmoins, ce rationalisme-là va opérer toutes les dichotomies qui vont conduire immanquablement à la séparation entre l’activité de connaissance du droit et l’activité d’édiction des normes juridiques. Mais, avant même de poser la séparation entre la matière et l’esprit, le cartésianisme pose le principe même qui permet de postuler et formuler cette séparation : ce principe, que synthétise bien, en effet, la formule cartésienne « cogito ergo sum », est celui qui déduit l’existence du sujet qui pense de sa capacité à se penser lui-même rationnellement, et, d’une façon générale à penser la totalité rationnellement. Car si celui qui pense est capable, par sa pensée, de poser sa propre existence, c’est évidemment non pas lui seulement qui se déduit de sa pensée, mais le monde entier, au sens le plus général qui puisse être, y compris la pensée de sa pensée... Ainsi, la pensée rationnelle se voit instituée comme l’instance créatrice du sujet, et par-delà le sujet – mais à partir de lui et autour de lui -, de la vraie totalité et de la vérité totale ; et tout ce qui est réel pourra être dit rationnel, et même tout ce qui est rationnel pourra être dit réel - pour transcrire une autre formule bien connue, de la descendance cartésienne. Ainsi, la totalité du monde pourra se saisir, s’analyser et se reconstruire au regard de ce qu’en fait l’homme pensant ou la raison humaine, qui sera le pivot à partir duquel le monde sera pensé, décomposé et recomposé. C’est encore du nom de ‘nature’ que l’on appellera ce monde, mais ce sera dans un sens très différent de celui dans lequel les Grecs, spécialement Aristote, l’entendaient. Car, dès lors, la nature n’est plus législatrice, et la raison ne se contente plus d’être l’instrument grâce auquel on peut en découvrir les lois : c’est la raison humaine qui constitue cette nature en même temps qu’elle en formule les lois. Les mots sont les mêmes, mais leur substance et leur sens changent totalement ; et l’infortuné jusnaturalisme, qui, de classique devient moderne, va inverser entièrement son propos.
Descartes s’en tient, pour l’instant, à instituer dans le monde une dualité qui prend toute sa signification au regard de son rationalisme : il y a d’une part la « substance étendue », c’est-à-dire la matière qui, inerte, est régie par des lois naturelles que les sciences peuvent formuler, que l’esprit peut, par le calcul, réduire et recomposer en formules, ces lois scientifiques jouissant de toute la rigueur de la mathématique, de toute son universalité et son éternité, de toute sa rigidité et sa fixité ; puis il y a l’esprit, qui est vie, et qui, plus encore que la matière, est objet de raison en tant que pensée et en tant qu’action : bien davantage, l’esprit et sa liberté est un produit de la raison comme pensée et comme action, dès lors que la pensée - en pouvant se penser elle-même - peut établir, en même temps que son existence, les lois de son fonctionnement, comme Kant l’entreprendra plus tard, au nom d’un rationalisme plus pur et plus systématique encore. Descartes se contente de formuler le principe selon lequel, si le monde de la matière est régi par des lois que la raison peut découvrir, mais non poser, le monde de l’esprit peut lui-même formuler librement les lois qui le gouvernent : l’esprit et son être, son existence et sa vie, et tout ce qui en relève, sont donc le domaine par excellence de la volonté et de la liberté, pour la liberté même du sujet pensant, à partir duquel tout le monde humain se voit lui-même reconstruit. C’est ainsi que se posent les principes du rationalisme juridique qui, combiné à la doctrine de l’École du droit naturel et des gens, élaborée concomitamment par Grotius qui en fut le fondateur, nourrira, par l’apport d’autres pensées encore, l’École dite moderne du droit naturel. Ultérieurement, par conjonction ou par réaction selon les cas et mêlé à d’autres filiations, il conduira à l’idéalisme, à l’historicisme, au positivisme. Mais c’est ce dernier fil qu’il faut suivre, car c’est lui qui va définitivement scinder le droit de sa propre connaissance, et donc le droit comparé du droit.
Ce fil est repris par Kant, autre dualiste, qui, dans la ligne cartésienne, sépare strictement l’être du devoir-être : il instaure une véritable dichotomie entre l’ordre des faits tels qu’ils sont (le Sein), d’une part, et, d’autre part, l’ordre des faits tels qu’ils devraient être (le Sollen), ordre de l’idéal que nous enseigne précisément notre raison, notre morale, nos valeurs, nos aspirations, notre esprit… Comme la morale, le droit se situe naturellement dans l’ordre du devoir-être ; et l’un et l’autre se présentent comme objets de « sciences normatives », c’est-à-dire de sciences de ce qui doit-être : le savoir de ce qui, au nom d’un certain idéal dicté par notre raison, doit s’imposer à l’ordre des faits. Certes, le droit se distingue de la morale, par cela que, à la différence de cette dernière, il est posé par le pouvoir politique - comme Hobbes l’avait déjà démontré -, et donc sanctionné par lui : ce sera là le critère de distinction du droit et de la morale. Le positivisme reprendra cette différence, essentielle pour lui, car cette philosophie - qui veut se transformer en science - n’a d’intérêt que pour les faits, lesquels sont à ses yeux la seule source ou le seul siège de la vérité. Mais il prendra ce critère de distinction, tiré de la coercibilité du droit, pour l’essence même du droit - comme si, à partir de la formule selon laquelle ‘le rire est le propre de l’homme’, qui permet en effet de distinguer l’homme des animaux (puisque d’ordinaire ceux-ci ne rient pas), on pouvait en induire que l’homme est un être essentiellement riant ou rieur ! Mais cette confusion, commise à partir de la distinction de la morale et du droit, afin d’identifier celui-ci par rapport à la morale, va ruiner la première distinction, établie entre l’être et le devoir-être, sur laquelle reposait précisément le droit : elle va saper sa spécificité même. Car si le droit se reconnaît à ce qu’il est effectivement sanctionné et s’il est défini par une telle spécificité, il se distingue peut-être de la morale, mais se caractérise alors essentiellement par sa factualité, et non plus par sa seule déonticité : l’essence de ce devoir-être est au fond de se confondre avec l’être puisqu’il n’y a de droit que s’il est effectif : la déonticité du droit disparaît lorsque la factualité ne confirme pas les prétentions du droit.
Mais Kant institue, à propos du droit, un autre dualisme qui est plus directement relatif à la question générale qui nous occupe, et qui conduit irrésistiblement à devoir rejeter la connaissance du droit hors de lui-même. Car, au moment où se forme sa « doctrine du droit », il est dit, à peu près définitivement, que le droit est essentiellement pouvoir. Ce dualisme s’exprime par la différence que Kant établit justement entre les deux questions qui selon lui se posent relativement au droit : les fameuses interrogations du quid juris ? et du quid jus ? La première formule exprime la question de savoir quelle est la solution du droit applicable dans tel ou tel cas, la seconde pose la question de savoir ce qu’est le droit en lui-même. Mais, là encore, selon l’esprit cartésien et dualiste, il va couper l’une de l’autre les deux questions, alors que l’on pourrait très bien devoir répondre à la question de la solution juridique en prenant en considération la question de savoir ce qu’est essentiellement le droit ou, inversement, devoir éclairer la seconde question en résolvant d’abord la première. Kant, en effet, consent à abandonner la question du quid juris ? à la science du droit, donc aux juristes, c’est-à-dire au droit de ceux qui le pratiquent, comme pouvoir ou comme décision. Mais il réserve la question du quid juris ? aux philosophes, à ceux qui savent dégager l’ontologie du droit à partir de leur raison instituée désormais en « Raison pure ». Car c’est bien de la seule « Raison pure » et non de la « raison pratique » que Kant entend déduire non seulement ce qu’est le droit, impératif catégorique moral, qui fait du droit un bras de la morale, mais encore toutes les grandes catégories du droit positif et tous les grands principes du droit. Dans cette pensée, le droit comme connaissance et le droit comme pouvoir sont déjà bien séparés. Certes, en tant que pratique, le droit comme connaissance et comme pouvoir est laissé aux praticiens de sa propre raison ; mais, en tant qu’essence, et dans toutes ses catégories et principes structurants, il est déduit d’un savoir a priori qui, selon Kant, n’est pas le droit lui-même, mais qui s’impose à lui. Certes encore, la connaissance a donc toujours le pas sur le pouvoir pour établir l’ontologie du droit, mais la détermination de ses solutions pratiques s’opère déjà, selon Kant, extérieurement ou indépendamment de ce que la connaissance peut dire du droit en son essence et en ses catégories fondamentales.
Toute dépendance du droit comme pouvoir par rapport au droit comme savoir se verra complètement évincée par le positivisme, qui s’impose d’abord en philosophie, puis bientôt en droit : lorsqu’il aura pénétré les convictions juridiques, la connaissance du droit se mettra complètement à la remorque du droit comme fait du pouvoir ; et lorsque le positivisme épistémologique aura imposé sa méthode à la détermination de ce qu’est censé être le droit, la science du droit ne pourra plus que se couler dans ce que le pouvoir en aura déjà décidé : la raison se sera amputée elle-même de la détermination de son objet. Une partie de la pensée se réclamant du positivisme juridique pourra encore déterminer, sinon le droit, du moins ce que doivent ou devraient être les règles de droit. Mais, pour une autre branche du positivisme, plus radicale, et qui se dit plus réaliste, la science du droit ne pourra qu’expliquer les raisons pour lesquelles la raison ou la connaissance n’a même plus à intervenir pour déterminer les normes juridiques.
La situation actuelle semble donc être la suivante, quant aux rapports du droit et de sa connaissance. Pour bien identifier le droit comme un ensemble normatif, cette façon moderne et générale de penser le droit le saisit donc d’abord en ce sens de corpus d’énoncés prescriptifs, comme un devoir-être, ce qu’il constitue sans aucun doute, au même titre que la morale, qu’il faudrait, aujourd’hui, encore mieux distinguer du droit. Selon cette façon de le concevoir, le droit pose donc comme ce qui doit être, par opposition à ce qui est ou, plus exactement, à l’étant, comme le dirait plus exactement la phénoménologie (l’être exprimant la réduction éïdétique ou l’essence de ce qui est, spécialement de l’étant, lequel, en première appréhension, est saisi plutôt dans sa simple existence et non immédiatement en son essence…): ainsi, le droit prescrit ce qui, dans l’étant, doit se plier à la norme, alors que l’étant – ‘l’être’ des choses si l’on veut, auquel on oppose ce ‘devoir-être’ - tendrait plutôt à persévérer dans l’être, ce que le droit peut précisément vouloir changer (par exemple, ‘le droit’ du plus fort ou du plus prédateur) ; mais, à l’inverse, le droit peut aussi vouloir conserver ce qui, dans l’étant, pourrait tendre à changer spontanément ou par l’effet de facteurs non juridiques, factuels à cet égard, et que le droit entend précisément maintenir (spécialement lorsqu’il organise, par exemple, le ‘maintien de l’ordre’).
On voit donc bien en quoi le ‘droit positif’ s’affirme comme un ensemble d’énoncés imposant généralement des comportements par des normes, formellement organisées et en pratique sanctionnées, le plus souvent, tandis que le droit au sens de science, de connaissance ou de savoir, n’est qu’une glose, qui décrit ou qui explique ce qu’est le droit en tant qu’ensemble de formules prescriptives posées, au moins à leur origine, par le pouvoir souverain. Et, dans cette perspective, cette entreprise de connaissance du droit a pour fonction de répondre à la question de savoir ce que décident les règles de droit (le quid juris ?), la question de savoir ce qu’est essentiellement le droit étant réservée non à la dogmatique juridique, qui se préoccupe du contenu des règles de droit et qui les déduit d’énoncés posés a priori (dès lors que le droit dérive de la souveraineté), mais à la philosophie, elle aussi involontairement sortie du droit, dans un tel contexte, et plus encore à la « théorie du droit », qui se veut une théorie scientifique, mais qui repose en réalité sur une certaine philosophie – ce qui ne devrait naturellement pas suffire à la déconsidérer, mais ce dont elle devrait davantage tenir compte pour justifier sa propre scientificité.
b) Ce courant de pensée très général auquel appartiennent généralement l’ensemble des auteurs qui exposent cette séparation, s’alimente donc aujourd’hui au positivisme philosophique en général, qui implique lui-même une épistémologie dite ‘positiviste’ ou un ‘positivisme épistémologique’, selon lequel les objets de la connaissance doivent être traités comme des faits, et comme des faits qui préexistent à l’activité de connaissance que l’on peut vouloir en avoir : selon cette façon de comprendre les choses, ces objets sont censés jouir d’une indépendance, d’une autonomie d’être, d’une existence ou d’un déjà-là, avant que ne commence l’entreprise cognitive que l’on peut entreprendre à leur sujet. On dit encore que cette philosophie et cette épistémologie produisent une démarche de type ‘cognitiviste’, par opposition à d’autres façons de concevoir la connaissance qui estiment au contraire que ce sont les actes de connaissance qui contribuent à constituer leurs objets, lesquels ne jouissent plus alors de ce déjà-là, de cette indépendance, de cette autonomie d’être par rapport aux entreprises de connaissance qui les construisent, autres façons de penser que l’on désigne justement par le nom commun de ‘constructivisme’.
Il semble bien que, dans l’ordre des sciences de la nature ou de la matière, l’épistémologie positiviste doive être admise, au moins à cet égard : les mouvements respectifs de la terre, du soleil et de la lune, par exemple, sont bien là avant Copernic et Galilée : ce ne sont pas ces derniers qui en ont créé les mécanismes : ils les ont simplement découverts ; plus exactement encore, ils n’ont fait qu’en formuler scientifiquement les lois ; et s’ils ne l’avaient pas fait, ces lois existeraient tout de même, tout comme la condamnation de Galilée n’a pas empêché que la terre tourne autour du soleil en une année et autour d’elle-même en 24 heures. De même si Newton n’avait pas énoncé les lois de la gravitation, celle-ci existerait tout de même, quelles que soient les novations apportées à cet égard par les thèses ultérieures de la relativité générale : toutes ces lois jouissent bien, par rapport au savoir que l’on peut en avoir, de cette autonomie, de cette indépendance d’être, de ce déjà-là, ce qui est aussi certainement vrai pour toutes les lois de l’astronomie, de la thermodynamique, de l’aérodynamique, de la mécanique, de la biologie, de la génétique, etc., c’est-à-dire pour toutes les sciences de la matière, de la nature ou de la vie.
Or l’épistémologie positiviste appliquée aux sciences humaines et sociales (que l’on appelait autrefois « les sciences de l’esprit »), qui est pour elle le gage de la scientificité de ces sciences, implique le même type de démarche que celle qui s’applique à la nature comprise comme matière inerte ou animée, alors que les données à observer sont de nature bien différente. En effet, si lois il y a en psychologie, en sociologie, en science politique, en économie… elles sont précisément humaines et sociales, de sorte que leurs observateurs, êtres humains situés en sociétés, sont déjà nécessairement très impliqués dans l’existence même de ces lois, qui ne peut plus être tenue pour indépendante de leur observation ou de leur formulation : elles sont d’ailleurs évolutives, alors que la rigueur de la méthode scientifique appliquée à la matière, quelles qu’aient été à cet égard sa déception – et son évolution bénéfique – ne paraît pas adaptée à son objet lui-même changeant, infiniment plus incertain que l’objet tiré de la nature purement matérielle, car cet objet comporte cette dimension qui lui est bien spécifique et qui est la liberté. Appliquée au droit, la manière de procéder de l’épistémologie positiviste apparaît encore infiniment plus problématique, car les lois ici en cause sont toutes, semble-t-il, des lois explicitement voulues et posées par l’homme, sous réserve de l’incidence des lois tirées de ces autres sciences sociales – c’est en tout cas ce que prétend le positivisme juridique lui-même : ce sont donc tous, apparemment, des artefacts purs qui n’existeraient pas s’ils n’avaient d’abord été pensés et désirés par les hommes ou par leurs sociétés – quelles que soient ici aussi la possibilité de faire ressortir diverses objectivités, sociologiques, économiques, politiques, qui s’imposent à la constitution de ces artefacts.
2°) En tentant maintenant d’appréhender l’effet général de ces conceptions du droit, on doit d’abord observer que c’est bien pour s’affirmer le plus possible comme une véritable science que la science moderne du droit, marquée par le positivisme, entend maintenir cette césure si tranchée entre le droit comme normes et le droit comme savoir. De même que c’est la fin de la philosophie positiviste qui détermine sa méthode (ne tenir compte que des seuls faits), on voit ici la méthode imposer la détermination de son objet, au lieu que ce soit l’objet qui détermine la méthode : pour le positivisme juridique ou pour cette science positiviste du droit, le droit comme normes est et doit être indépendant du droit comme connaissance de ces normes ; et le droit comme connaissance de ces normes doit, réciproquement, ne pas se mêler de la détermination de ces normes : ce sont deux discours dont la nature et la fonction sont essentiellement différentes : le droit comme science ne constitue pas son objet, car il est déjà là lorsqu’elle se met à l’étudier ; le droit comme science ne peut au mieux qu’identifier son objet préconstitué, afin de le dépeindre, mais non pas le former, ni même contribuer à cela.
Par ailleurs, comme toutes les sciences, la science du droit entendue en ce sens s’interdit naturellement d’énoncer des jugements de valeur sur son propre objet, car, selon elle, cela n’aurait scientifiquement aucun sens, pas plus que ne présenterait le moindre sens un jugement de physicien sur la valeur de la loi de gravitation et dont il dirait ainsi qu’elle serait bonne ou mauvaise ! La science du droit ne saurait non plus dire que ses objets sont vrais ou faux en eux-mêmes, car cela n’aurait pas plus de sens que de dire, pour un astro-physicien, que le mouvement des astres est vrai ou faux ! En revanche, cette épistémologie admet très bien que les énoncés mêmes de telle science considérée, puissent s’avérer quant à eux - mais seulement eux - vrais ou faux, en fonction de leur correspondance ou leur non-correspondance à la réalité des objets qu’ils prétendent analyser et décrire, en se bornant à cela.
a) Mais cette façon de concevoir la science du droit soulève ce premier problème : celui de l’identification de son objet quant à son existence et quant à sa spécificité. Si l’on devait obéir au postulat de départ, qui instaure donc une dichotomie entre la science et son objet, au point que celle-là n’interférerait pas dans la constitution de celui-ci, il faudrait en conclure que cette science ne serait même pas habilitée à décider elle-même du point de savoir quel est son propre champ d’étude, puisque ce dernier est censé être déjà-là, tout constitué, avant l’acte tendant à sa connaissance. L’objet juridique étant saisi comme un fait dont l’existence est indépendante de l’acte qui consiste à le connaître, c’est ce fait comme droit (ou ce droit comme fait) dont l’existence doit s’imposer à la science : autrement dit, quant au droit, c’est le pouvoir qui dit fondamentalement ce qu’est le droit.
En réalité, tous les tenants de la science juridique positive ne soutiennent pas exactement ce point de vue: dans la meilleure des hypothèses, cette science positiviste s’applique à re-connaître cet objet factuel comme étant du droit ; à cet effet, elle se donne à elle-même les critères de reconnaissance qu’elle estime appropriés, ce en quoi elle a parfaitement raison; mais alors on voit qu’elle est ainsi conduite, au seuil même de son entreprise, à contredire sa position de principe initiale puisque la détermination de son objet est nécessairement fonction, dans ces conditions, d’une démarche cognitive qui consiste à discriminer elle-même entre ce qui relève du droit et ce qui n’en relève pas - si c’est bien elle qui décide de ce qui est droit et de ce qui n’en est pas. Or cela constitue bien une implication considérable de la connaissance dans la détermination de son objet : la soi-disant science n’est donc plus tout à fait neutre par rapport à son objet: mais elle gagne alors en vérité ce qu’elle perd en neutralité.
Dans la pire des hypothèses, et pour éviter cette contradiction, cette science, en certaines de ses tendances contemporaines, dites réalistes, considère comme du droit tout ce qui se dit comme tel en fait, sans qu’elle exerce à cet égard le moindre acte de connaissance ou de reconnaissance : en ce cas, la séparation totale entre la science et son objet se trouve bien respectée ; et la connaissance est tout à fait extraite de la question de la détermination du contenu du droit, qui n’est plus du tout une question de connaissance, mais de volonté ; mais c’est alors la spécificité de l’objet qui n’est plus du tout assurée, car le droit est alors absolument rabattu sur toute sorte de fait qui se prétend comme du droit, du simple pouvoir à la menace, de la voie de fait à la contrainte, ou de la coercition à la violence pure et simple, de la liberté la plus souveraine à l’arbitraire le plus total. Et, tant qu’elle veut rester absolument distincte de son objet, cette science ne dispose plus alors d’aucun titre pour se déterminer elle-même quant à ce qu’elle se propose d’étudier et quant à la façon dont elle doit le faire : paradoxalement, à force de vouloir se penser en termes dichotomiques par rapport à son objet, elle perd toute autonomie par rapport à la détermination de celui-ci: non seulement son objet lui est imposé de l’extérieur par ceux-là qui disent ce qu’est le droit ; mais encore, elle se prive radicalement des moyens de saisir et de s’intéresser à la spécificité de son objet. Car si le droit est, comme elle le dit, un devoir-être prétendant s’imposer à l’être, il faut bien qu’il se distingue de ce à quoi il prétend s’imposer, l’être ou l’étant. Or si le droit est un pur fait de l’étant, dont la détermination comme droit échappe à la science du droit, celle-ci n’a plus les moyens de s’assurer de la spécificité de ce droit comme devoir-être. Quant à la question de la validité de ce devoir-être, elle se pose encore moins, car elle est entièrement résolue par l’inutilité même de la formulation de cette question : cette question ne se pose pas, en effet, car elle est dépourvue de sens : la question de la validité de ce devoir-être se résout dans celle de la réalité de l’existence du droit comme fait, elle-même renvoyée au seul arbitraire des instances prétendant dire le droit. Selon la façon dont cette science se conçoit, ce sont donc ces seules instances de pouvoir qui posent cet objet factuel comme droit, et qui, en même temps, l’imposent à la science, en lui dictant, au demeurant, ses propres fins et ses propres méthodes, puisque, par hypothèse, elle ne peut discuter ni la réalité ni la validité juridiques des faits qui sont assignés à son étude, l’ordre de la validité se diluant dans l’ordre de la factualité.
Néanmoins, la science positive du droit qu’incarne essentiellement la représentation kelsénienne du droit, parvient à distinguer partiellement les deux ordres de la réalité, d’une part, et de la validité, d’autre part: globalement, un ordre juridique est valide, selon Kelsen, lorsqu’il est effectivement appliqué dans son ensemble, l’effectivité factuelle de la globalité de cet ordre juridique étant le critère de sa validité générale, laquelle n’est pas autrement examinée (sauf à en référer, comme hypothèse logiquement nécessaire au bien-fondé et à la cohérence d’ensemble de la construction, à une norme fondamentale, mais dont l’existence n’est pas démontrée, en ce qu’elle est hypothétique, tandis qu’elle est dépourvue de contenu, parce que d’une part le normativisme ne saisit pas les contenus normatifs substantiels, mais seulement les structures normatives en tant que sources d’habilitation, et que, d’autre part, personne ne peut déterminer le contenu de cette norme parce que personne ne l’a jamais lue, ni même vue, dès lors qu’elle est purement hypothétique). Mais, au sein même de l’ordre juridique considéré, la question de la validité juridique retrouve son autonomie par rapport à la question de l’effectivité-validité de l’ordre dans son ensemble, qui est elle purement factuelle, ce qui ne peut être le cas des normes particulières, car il faut bien rendre compte de ce que leur violation, que l’on peut constater en fait, ne les invalide pas. Cependant, au sein d’un ordre juridique effectif, la validité de chaque norme se confond avec celle de son existence factuelle : la norme n’existe effectivement que si elle est valide juridiquement. En effet, chaque norme particulière au sein de cet ordre juridique peut faire l’objet d’un jugement de validité proprement juridique, dans la mesure où cette dernière s’apprécie par rapport à cet ordre lui-même globalement valide : pour être valide, et donc pour exister, la norme doit être prise conformément à l’habilitation produite par l’ordre juridique et conférée à l’auteur de la norme : celui-ci, en édictant la norme en cause par un acte de volonté propre, ne peut que se plier aux termes de l’habilitation, qu’il lui faut donc connaître et respecter ; et la science du droit peut donc ainsi s’autoriser à se prononcer sur la question de la validité juridique de telle ou telle norme : c’est le seul jugement qui soit permis à cette science du droit. Mais ce jugement lui-même ne saurait prétendre à la moindre portée normative ou positive, dès lors que ses auteurs ne sont précisément pas habilités à dire le droit comme normes.
b) Mais, pour ce qui concerne maintenant la détermination du contenu des normes de droit, les versions du positivisme dites ‘réalistes’ vont bien plus loin dans la dichotomie entre le droit et sa connaissance : elles la poussent jusqu’à l’opposition, voire à l’antithétie complète : elles estiment qu’il est sans intérêt de se demander dans quelle mesure les normes inférieures appliquant les normes supérieures respectent ces dernières. Car la validité des normes, dès lors qu’elle est appréciée in fine par un organe souverain, le juge essentiellement, dépend seulement de la volonté de cet organe, qui, étant souverain, n’est pas lié par quelque obligation d’avoir à observer quelque norme que ce soit, que pour interpréter il faudrait connaître et respecter: la connaissance n’a pas sa place dans l’exercice du pouvoir de poser les normes. En effet, dès lors que le juge parle en dernier et qu’il dispose donc du vrai pouvoir, il n’exerce, quant à lui, sur toutes ces normes, et en raison même du fait qu’il a le pouvoir de parler en dernier ressort, que des actes de pure volonté, complètement libres juridiquement, puisqu’il n’y a, par hypothèse et en fin de compte, pas de recours possible contre ses jugements (ce qui est conforme aux principes du positivisme, selon lequel le droit, quant à son existence, dépend de sa sanction, et non la sanction de ce qui serait le droit en son essence) : au fond, selon cette théorie dite réaliste, le droit se ramènerait au pouvoir de le dire souverainement, en étant dégagé de toute obligation de respecter des normes supérieures ou de tenir compte du sens qu’elle pourrait présenter ou même de le connaître: il n’y aurait à cet égard aucune norme supérieure, aucun droit, aucune obligation à connaître et à respecter, dès lors qu’il n’existerait précisément aucune norme avant toute interprétation et que c’est celle-ci qui fait advenir la norme: délié de toute obligation juridique, le pouvoir de dire le droit ne serait donc plus qu’un simple fait.
Selon cette dichotomie, le droit-décision n’a alors plus aucun lien avec le droit-connaissance, pour autant que ces deux entités puissent, dans ces conditions qui les rendent étrangères l’un à l’autre, subsister comme telles. En effet, selon ce type de théorie, une autorité souveraine, comme une juridiction suprême, est l’auteur réel de l’énoncé qu’elle interprète : c’est l’interprétation seule qui fait naître la norme ; et la conclusion étant déjà dans le prédicat, cette interprétation est libre de poser la norme qu’elle veut, puisqu’il n’y a pas de norme avant l’interprétation. Ces autorités peuvent donc décider exactement selon leur arbitraire, sans avoir à connaître quoi que ce soit, pas même le contenu ni le sens des normes qu’elles font en réalité advenir elles-mêmes lorsqu’elles interprètent les énoncés - ou d’ailleurs l’absence d’énoncés, qui n’a en réalité aucune importance ni quant à son sens, ni quant à son existence. La dualité sombre alors dans une contradiction et une négation dialectique générale, car il n’y a plus de droit : le droit décidé n’est même plus du droit, puisqu’il s’est autorisé à décider arbitrairement en tout, tandis que la science du droit, puisqu’il n’y a plus de droit, n’a plus rien à étudier, si ce ne sont les raisons pour lesquelles elle n’a rien à étudier. Dans cette conception du droit, non seulement la connaissance du droit ne fait pas partie du droit, mais il n’y a donc même aucune place concevable pour l’existence d’un droit comparé, car il n’y aurait plus rien à comparer en droit, sauf ces données purement factuelles selon lesquelles les auteurs des normes font ce qu’ils veulent.
Selon cette théorie réaliste, la science du droit elle-même, en général, se réduirait donc à expliquer pourquoi le pouvoir de dire le droit ne serait qu’un simple fait. Certes, les actes du juge seraient subordonnés à diverses ‘contraintes juridiques’. Mais, dans le contexte de cette théorie, celles-ci ne sont en réalité que des contraintes factuelles imputables au système juridique, sans qu’elles soient elles-mêmes des normes. Dans ces conditions, si le juge lui-même peut se prononcer sans égard au droit en raison du simple fait qu’il intervient en dernier lieu, et si, sur le plan juridique, il peut donc librement, en raison même de ce fait, ratifier ou commettre lui-même toute forme de violation du droit (ce qui, selon cette théorie, est d’ailleurs impossible de la part d’un organe souverain), c’est le droit dans son ensemble qui se voit, par cette théorie, radicalement liquidé dans ses exigences particulières comme dans le principe même de son existence ou de sa possibilité d’existence, tandis que la science du droit se voit privée d’objet et de toute raison d’exister puisque le droit, comme ensemble de normes liées les unes aux autres, disparaît complètement de façon nécessaire dès lors que tout interprète final n’est lié par aucune règle de droit : le seul propos que puisse encore avoir cette théorie du droit consiste simplement à rendre compte de cette disparition, tout comme la science du droit comparé consisterait à montrer que ce phénomène est général, et s’observe dans tous les systèmes juridiques.
Néanmoins, de ce naufrage général, surnage l’idée selon laquelle la mise en œuvre du droit obéit à des « contraintes ». Si cette idée ne conduisait pas, par elle-même, à permettre l’évacuation de toute la normativité juridique propre des règles de droit, elle mériterait tout de même d’être retenue en tant qu’elle reconnaît que certaines objectivités s’imposent à la production du droit. Toute la question est alors de se demander si ces objectivités relatives au droit sont simplement factuelles ou si elles ne sont pas déjà juridiques. Nous pensons pour notre part qu’elles sont juridiques, selon une juridicité d’ailleurs variable, qu’il faudra déceler.
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Même si l’on met de côté cette hypothèse tout à fait extrême de la liquidation du droit comme ensemble normatif et la disparition de la science du droit suite à la suppression de son objet, la cause paraît entendue: selon ce qu’une certaine science ou théorie du droit plus classique dit d’elle-même, la connaissance du droit, dont le droit comparé constitue de nos jours un élément majeur, n’est qu’une entreprise de description qui, n’étant aucunement normative, ne participe en rien à la détermination ni à la production de son objet : le droit comparé n’est donc pas du droit au sens véritable du mot. Toujours selon cette science, ce ne serait du droit qu’au sens second, dérivé, et, à tout dire, impropre, que lui confère, sans s’en rendre compte réellement, un langage relâché. Celui-ci confondrait en effet ce qu’est cette science, une activité intellectuelle, avec son propre objet – ce sur quoi elle porte –, c’est-à-dire des normes juridiques comparées ; et cette pensée finirait par prendre le discours qu’elle tient sur cet objet pour cet objet même, en sorte que ce discours, qui ne veut pas se distinguer de son objet, pourrait en fin de compte, mais tout à fait abusivement, se dire être du droit véritable. Et, lorsque cette science ou cette théorie, pour laquelle le droit ne peut être qu’un ordre juridique fondé sur une souveraineté, entreprend de comparer des ordres juridiques, elle devrait bien n’être qu’une science des droits comparés. Car si cette science ou cette théorie peut être une, ses objets juridiques, quant à eux, doivent nécessairement – selon la nécessité qu’elle a elle-même affirmée – rester indépendants des uns des autres – à moins de considérer, sans craindre la contradiction par rapport aux prémisses de la démarche, que la science est constitutive de son objet et qu’il n’y en a plus qu’un. Or, comme on va le voir, cette même science ou théorie du droit parvient même, paradoxalement, et sans qu’elle le reconnaisse volontiers, à poser, concernant spécialement la hiérarchie des normes, des énoncés à portée universelle et, selon elle, non démentis par les ordres juridiques positifs, mais au contraire nécessairement suivis par leurs règles, alors que ces énoncés ne peuvent être des normes de droit positif, puisqu’aucun ordre juridique positif unique ne commande aux ordres juridiques étatiques, tout au moins quant à leurs structures normatives. Or, s’ils ne sont pas positifs, alors qu’ils s’imposent aux droits positifs, ces énoncés ne peuvent exister que sur un autre mode, que l’on peut qualifier d’objectif. Cette constatation tirée du droit comparé devrait permettre de penser qu’il peut exister un seul droit, par delà la diversité des droits étatiques, mais que ce droit, sans pouvoir être positif, puisque non posé par quiconque, comporte néanmoins des effets juridiques réels.
Il semble donc bien que le droit comparé offre, en effet, un lieu d’observation plus privilégié que les autres branches de la connaissance du droit pour accéder à l’idée et à la réalité de cette juridicité objective. Certes, selon ses propres principes, cette science ou cette théorie n’est pas normative, mais c’est seulement selon ses principes positivistes qui dissocient précisément l’un de l’autre la connaissance et son objet. Or, plus encore que la science du droit ordinaire, le droit comparé permet de douter d’une façon encore plus générale que le droit dans son ensemble se réduise aux normes positives ou que l’on puisse assimiler juridicité et normativité positive. Son étude attentive confirme constamment, de manière empirique, le jeu de ces objectivités que l’on relève dans les ordres juridiques : elles n’ont jamais été posées par quelque autorité que ce soit, mais leur observation est nécessaire à l’édiction des règles de droit ou des décisions juridiques. Et la connaissance du droit à laquelle permet d’accéder le droit comparé pourrait révéler ces objectivités d’une manière plus générale. En sorte que la connaissance du droit pourrait ne pas être seulement cognitive d’un objet préexistant, mais aussi constitutive de cet objet.
Ces mêmes perspectives s’évincent directement de la méthode même du comparatisme: si la science comparée des droits – droit français, droit allemand, droit anglais… – ne permet pas, par elle-même, sans autre construction conceptuelle, de postuler l’existence d’un droit dont elle serait la science, ni d’inférer l’existence d’une entité qui serait à la fois objet d’un discours cognitif et l’objet d’un discours normatif, il n’en est pas moins nécessaire, pour que la comparaison même de ces droits soit possible, qu’ils aient quelque chose de commun qui les fasse droits, et qui justifie précisément la comparaison. Or ce quelque chose de commun ne peut pas être les volontés souveraines considérées sous le rapport de leurs contenus ou de leurs produits, puisqu’elles sont justement différentes et essentiellement séparées les unes des autres : pour que la comparaison soit concevable, il faut qu’ils soient tous des droits, et donc que leurs identités nationales ou étatiques spécifiques, dans lesquelles une certaine conception du droit comparé pourrait les réduire et les enfermer, n’excluent nullement qu’ils jouissent d’une identité générique commune, qui serait donc le droit, et qui interdirait justement de penser que l’essence du droit devrait s’imputer exclusivement à des volontés étatiques souveraines et séparées, qui en seraient l’alpha et l’oméga, l’horizon indépassable, et l’essence même.
D’ailleurs, en irait-il ainsi qu’il faudrait encore reconnaître que le fait d’imputer le droit, dans tous ces cas, à des volontés souveraines séparées constitue - par delà la séparation nécessaire de ces souverainetés, et par delà leurs capacités à produire des règles de droit différentes, voire hétérogènes dans leurs contenus - ce point commun qui permet de parler de la science du droit comparé et interdit conséquemment d’utiliser la formule envisagée plus haut de ‘science des droits comparés’. Mais il semble que l’on tienne là, paradoxalement, dans ce principe commun de différenciation par le contenu, le principe de leur identité générique commune : si les volontés souveraines qui les posent sont toutes différentes et séparées, elles ont toutes en commun d’être des souverainetés. Et, s’il n’en a pas toujours été ainsi, il s’est fait aujourd’hui, précisément parce que la pensée juridique l’a voulu, que les droits s’imputent tous à des souverainetés ou à des accords de souverainetés, quelles que soient la nature et la portée juridiques qu’il faudra reconnaître à ces souverainetés, qui ne peuvent pas être seulement des faits. Pour l’instant, et pour commencer à fonder la thèse selon laquelle le droit peut et sans doute doit exister selon un autre mode que le mode positif, et que la réflexion cognitive peut déceler ou construire, il suffit d’observer que l’identification même de ce point commun constitue une opération qui échapperait par essence à la compétence de chaque souveraineté. Car si chacune peut sans doute décider, pour elle-même, qu’elle produit du droit et qu’elle peut arrêter les conditions auxquelles elle en produit, elle ne saurait se prononcer pour ce qui concerne les autres souverainetés, puisque celles-ci, étant souveraines par hypothèse, n’entendraient pas se voir dicter par d’autres la question de la définition du droit. On aperçoit alors que l’impuissance normative relative dans laquelle la thèse séparant le droit comme normes et le droit comme science voudrait enfermer cette dernière, se retourne au contraire contre la primauté alléguée du droit comme normes. Car, si tel ordre juridique positif peut bien poser des énoncés qui pour lui sont des normes et s’il peut bien fixer les conditions de la validité des normes posées en son sein, il ne pourrait lui-même décider, pour tous les autres ordres juridiques, du point de savoir ce qui fait que ces normes par lesquelles ces ordres fixent ces conditions sont du droit ou n’en sont pas : ce qu’un ordre juridique en dirait n’aurait ici, par soi-même, pas de portée juridique, à moins de considérer que le fait soit par lui-même du droit, ce qui ne se peut si l’on admet la distinction entre l’être et le devoir-être : le pouvoir repasserait alors dans l’ordre de la connaissance de ce qu’est le droit, où il prendrait cependant les traits d’une autre sorte de pouvoir. Car, au fond, ce n’est pas la connaissance qui exercerait ce pouvoir, mais le droit lui-même qui détermine la connaissance que l’on doit en avoir pour le poser. Au total, par conséquent, la séparation dichotomique entre le droit comme science et le droit comme normes ne saurait s’imposer.
Et si en outre la comparaison permet d’établir empiriquement, quant aux contenus ou quant aux formes des règles de droit, et plus encore quant aux modes de détermination de ces règles – la hiérarchie des normes, par exemple – des similitudes voire des identités, il faut bien s’interroger, théoriquement ou conceptuellement cette fois, sur le point de savoir si ces identités sont nécessaires selon une nécessité objective, au lieu de procéder de quelque imitation volontaire ou de quelque mimétisme culturel, toujours possibles. Car, si elles sont nécessaires en ce sens, cela implique bien que cette nécessité peut s’imputer non pas à ces volontés souveraines, par essence et nécessairement séparées, mais, par delà ses diverses incarnations, à la souveraineté elle-même en tant que telle, à ce qu’elle est essentiellement en elle-même, et non à ce qu’elle veut, et qu’elle manifeste malgré elle, même lorsqu’elle s’exerce souverainement : en effet, il se peut que, en droit, la souveraineté elle-même ne soit pas totalement souveraine – ce qui, en fin de compte correspond à la thématique si ordinaire aujourd’hui de l’État de droit. Il se trouve, précisément, que la souveraineté, qui pourtant peut déjà beaucoup en droit, et qui peut définir nombre de catégories juridiques, ne pose pas la définition de ce qu’elle est juridiquement et qui ne peut s’exprimer que conceptuellement: la souveraineté s’affirme bien en fait tout en posant en droit ses attributs, mais elle n’a que faire de se définir conceptuellement. Le ferait-elle d’ailleurs, qu’elle ne le pourrait sans doute pas, parce que sa définition conceptuelle est une matière de raisonnement, et que si elle peut dominer nombre de choses, elle ne peut pas dominer la raison, même si elle le prétendait comme elle l’a fait dans l’histoire sous ses formes les plus monstrueuses : la définition de la souveraineté se dérobe donc à la souveraineté. Il en va ainsi, simplement, car sa propre ontologie lui échappe, comme il en va sans doute, fondamentalement, de toutes les données constitutives de l’être, qui, même conceptuelles, présentent des définitions toujours imparfaites et toujours perfectibles. Il y aurait ainsi une objectivité qui serait en quelque sorte ontologiquement normative pour elle-même, comme pour l’ensemble du droit dont on veut la faire découler. On voit bien, alors, que la réponse positive à la question de savoir si le droit comparé est du droit a peut-être quelque chance de révéler sa vérité et de fonder sa thèse.
II. La thèse positive
La science comparée des droits permet d’aller bien plus avant dans la connaissance du droit lui-même, en tant que tel - du moins si l’on peut présupposer que le droit n’épuise pas la totalité de sa substance ou de son être dans ses différentes incarnations étatiques ou nationales, car celles-ci, qui ne sont pas nécessaires dans leur contenu, mais le sont néanmoins quant à la diversité de leur être, doivent toutes avoir ce quelque chose en commun, quelques dimensions, particulières ou générales, qui restent certes à identifier. Car, aussi bien, toutes ces incarnations nationales ou étatiques expriment du droit et sont même du droit, de sorte que, par-delà l’extrême diversité de contenus de tous les ordres juridiques positifs, cette science comparée permet de saisir, au moins de façon fragmentaire, et de penser, au moins de façon hypothétique, que le droit, du fait même de ce quelque chose de commun, auquel l’intuition au moins permet de parvenir, jouit d’un mode d’existence qui n’est pas réductible à ses manifestations positives et particulières, mais qui les détermine néanmoins, d’une façon ou d’une autre : transcendant cette diversité, le droit comparé devrait faciliter le dévoilement de cet être commun.
Le droit, en général et indépendamment de ses manifestations positives, correspondrait donc à une réalité essentielle, résorbant toutes les différences que l’on peut relever d’un ordre juridique à un autre, et en permettant sans doute d’en rendre compte, accédant ainsi à son unité ontologique. Celle-ci devrait aussi éclairer les rapports entre la connaissance et son objet, qui se distinguent bien l’une de l’autre, mais tout en demeurant néanmoins très solidaires. Cette unité, masquée dans un premier temps par le caractère apparemment irréductible, les unes aux autres, de ses manifestations diverses, serait au contraire, dans un second temps, révélée par l’étude comparée et approfondie des droits positifs : une certaine élaboration ou une certaine systématicité de la comparaison, en dépassant les différences substantielles entre les ordres juridiques nationaux, permettrait d’accéder, le cas échéant, au véritable et unique droit en soi, que n’affectent pas la multiplicité et la diversité des lois nationales : « jus unum, lex muliplex », pour reprendre la formule que la Société de législation comparée s’est donnée comme devise depuis 1869, même si le nom propre de cette institution paraît vouloir résorber l’ensemble du droit en cette seule ‘législation’.
Dans un autre esprit, mais au fond pour conclure dans le même sens à partir cependant de prémisses bien plus positivistes, une certaine science du droit qui se plaît à se désigner elle-même comme « théorie du droit » s’attache à démontrer que le droit, au-delà de ses incarnations étatiques particulières, n’est en réalité, et ne peut être, dans son essence pure, qu’unique et non pluriel. Certes, ce droit unique n’est certainement pas du droit au sens normatif du terme, qui correspond au seul vrai sens du mot ‘droit’, tout au moins aux yeux des tenants de cette opinion qui ne veulent pas distinguer entre le juridique et le normatif, pas plus qu’ils n’entendent distinguer entre le normatif et le prescriptif. Mais cette théorie parvient, en quelque sorte malgré elle, à établir l’unité du droit en tant que structure de validité normative, capable d’opérer à l’identique d’un ordre juridique à l’autre. Leurs contenus eux-mêmes, d’inspiration dogmatique et purement aléatoire, n’ont pas d’intérêt sur le plan de la science du droit, du moins aux yeux de cette théorie et compte tenu de son objet, car ils ne jouissent quant à eux d’aucune portée universelle qui serait pertinente et saisissable scientifiquement, alors qu’au contraire les conditions selon lesquelles les normes de ces ordres sont valides ou non s’avèrent constantes et universelles d’un ordre à l’autre, constance et universalité qui sont le gage même de la scientificité des observations que l’on peut présenter à leur propos et donc de la vérité d’être de ces conditions.
Ainsi, paradoxalement, ce droit unique serait à certains égards plus que du droit au sens normatif positif, dès lors qu’il révèle les règles selon lesquelles les normes elles-mêmes se déterminent, se prennent, s’appliquent, s’engendrent, s’articulent les unes aux autres et affirment leur validité. Ce droit unique serait ainsi constitué, en quelque sorte, des normes des normes. Si telle devait être la teneur de ce droit unique, ce point de vue remettrait en cause la dichotomie de départ sur laquelle repose cette théorie, celle qu’elle établit entre science du droit et droit, car les lois de cette science seraient alors elles-mêmes normatives, mais d’une manière objective et non positive, prenant un peu au piège les pensées qui, se fondant sur cette différence ontologique entre le droit et sa science, en viendraient en définitive à reconnaître une valeur normative non pas à leurs propres constructions, mais aux lois qui les déterminent. Ainsi, la normativité des lois de cette science ne serait plus l’effet d’actes de volonté, mais celui d’objectivités auxquelles la production des normes positives ne pourrait pas échapper. Cette idée semble elle aussi devoir être retenue mais en même temps dépassée, car les conditions de la hiérarchie des normes et de leur articulation ne constituent certainement pas la seule objectivité normative relative au droit : le droit comparé suggère que ces objectivités doivent être infiniment plus nombreuses.
La première raison tient au langage et aux mots eux-mêmes : le droit comparé s’appelle lui-même « droit comparé », et non ‘science comparée des droits’. Or les mots que notre langage se donne font plus que refléter le fond de notre pensée : ils la structurent, l’informent et la constituent même. Et ils s’imposent à elle, à certains égards, en même temps qu’aux objets qu’elle se donne : ils s’ordonnent, dans les deux sens du mot, à la réalité des objets que nous pensons : ils se conforment à cette réalité, mais ils s’y imposent en même temps. Et si ces objets n’ont d’existence qu’autant que nous les pensons, les mots doivent traduire le plus souvent la vérité même de notre pensée et de ses objets. Sans doute pouvons-nous être dupes de notre pensée comme de notre langage, lequel peut donc nous tromper bien que nous en soyons les auteurs. Mais notre langage, lui, ne se trompe pas sur notre pensée qui est langage, ni sur la vérité des objets que notre pensée fabrique : il dit le plus souvent les mots justes au regard de cette pensée et de ses objets.
Or la langue française, comme toutes les langues européennes au moins, disent bien toutes : « le droit comparé », et non ‘la science comparée des droits’. C’est d’ailleurs le premier enseignement du droit comparé que de montrer qu’il s’appelle partout, dans ces langues, d’une façon similaire. Or, si l’on analyse le sens que cette expression nous révèle, elle signifie bien que ce droit tient son existence – ou la révélation de celle-ci – de la comparaison elle-même, entreprise entre des objets identifiés comme communs : on compare des droits pour en faire du droit comparé. Autrement dit, ce droit n’est pas réellement déjà-là avant la comparaison : il naît, en un certain sens, de la comparaison ; avant elle, il n’y a que des droits plus ou moins disparates ; et ceux-ci n’avaient pas à penser leur communauté d’être car cette dernière, chacun pour ce qui le concerne, n’est pas strictement nécessaire à leur existence, dès lors que, dans la pensée dominante qui les pose et les analyse, leur fondement d’existence et de validité ne procède précisément pas d’une vérité ou d’une ontologie qui s’imposerait à la conscience, à la connaissance ou à la volonté, mais découle de pures volontés existentielles qui entendent, par leurs souverainetés postulées, s’imposer à toute autre objectivité . Au contraire, dans la perspective ici ébauchée, après la comparaison ou grâce à elle, il y a certes encore des droits, mais il y en a un autre, qu’elle révèle ou qu’elle fait naître, selon le point de vue, car cette comparaison mêle intimement le donné au construit. Certes, ce ‘droit’ dit ‘comparé’ reste de la connaissance ; mais il en est autant le produit que l’objet : la comparaison trouve bien des droits disparates et autonomes à comparer ; mais, en s’exerçant, la comparaison élabore ce qui permet de dégager, de ces droits, une essence commune, laquelle permet de les désigner comme autant de manifestations particulières de ce qui est nommé comme un même et unique ‘droit’, dont l’existence est indubitable, quand bien même elle ne serait pas du même ordre que ceux de ces droits. La science qui dégage cette essence n’a pas d’indépendance par rapport à son objet, dont elle est l’auteur, soit qu’elle le crée ex nihilo en le pensant, soit qu’elle en révèle la présence selon ce mode d’existence dont il était jusqu’alors dépourvu tant qu’il n’était pas pensé, mode d’existence et existence même qui, si la démarche comparative n’avait lieu, n’affleureraient pas à la conscience ou à la réalité que celle-ci se donne à elle-même. La conscience agissant sur son objet, celui-ci rétroagit sur elle : il se constitue selon la conscience que l’on en a ; mais, en même temps, il s’impose à elle comme une donnée objective du réel pensé. Ainsi, loin que la connaissance se borne à trouver son objet tout fait, elle devient ainsi la cause de l’existence de cet objet, qu’elle ne peut plus nier, tant qu’elle le pense encore.
C’est la deuxième raison de la thèse que l’on se propose de soutenir.
On a en effet, avec le droit comparé, une science qui est bien à elle-même son propre objet : son objet est de comparer ce qu’elle entend comparer ; et ainsi la comparaison, qui est son objet, ne peut être antérieure ou indépendante, dans son existence, de l’entreprise de comparaison. C’est en quoi cette science est bien constitutive de son propre objet. Mais, au fond, il n’en va sans doute pas différemment du droit en général : du point de vue de chaque juriste pris individuellement, le droit existe certainement avant que ce juriste n’entreprenne ses propres études – encore qu’il en aille certainement d’une autre façon lorsque ce juriste entreprend une vraie recherche, dans la mesure où cette dernière, pour être une vraie recherche, est condamnée à constituer elle-même son propre objet (sinon, le chercheur ne ferait que répéter ce qui est déjà dit par ailleurs et il ne s’agirait plus de recherche, mais de simples descriptions d’objets déjà connus ou à tout le moins recensés). Mais, en toute hypothèse, si l’on considère maintenant d’un point de vue plus global et transhistorique la totalité de la réflexion juridique, on voit bien que le droit comme ensemble normatif ne s’est jamais constitué indépendamment des pensées qu’il a suscitées autant qu’elles l’ont elles-mêmes fomenté, avant ou après qu’il n’ait posé telles ou telles de ses normes : le droit comme obligation juridique (et non comme simple acte de pouvoir, c’est-à-dire comme simple fait) peut-il être antérieur à - ou indépendant de - la pensée qu’on a du droit comme obligation ? La naissance des constitutions, par exemple, a-t-elle été antérieure au constitutionalisme ? N’est-ce pas plutôt la pensée constitutionnaliste qui a accouché des constitutions ou tout au moins les a pensées avant qu’elles ne soient posées ? Auraient-elles pu être posées si elles n’avaient été préalablement conçues comme des sources de droit ? Le droit constitutionnel et les constitutions elles-mêmes auraient-ils jamais évolué si, étant posés, ils n’avaient pas continué à être pensés. Pour prendre un exemple plus particulier, le principe de séparation des pouvoirs est-il né en France le jour où il a été proclamé comme norme – dont la portée normative peut d’ailleurs susciter nombre de questions au moins relativement à l’époque où la proclamation est intervenue – ou n’a-t-il pas dû, préalablement à sa proclamation, être imaginé et élaboré intellectuellement, sinon pris effectivement, comme principe normatif ? Et a-t-il épuisé toutes ses interprétations agissantes au moment même où il a été normativement posé ? La pensée juridique n’a-t-elle pas continué, après ce moment, à soutenir son existence normative et à lui conférer un contenu et une portée qui ont pu s’éloigner considérablement de ce qu’il avait prétendu poser lui-même, à l’origine.
Si ces assertions expriment des vérités, elles remettent en cause l’un des principes essentiels de l’épistémologie positiviste selon lequel l’objet de la science serait autonome par rapport à la démarche scientifique elle-même et serait déjà-là avant que celle-ci ne s’en saisisse. Mais cette remise en cause, qui constitue la deuxième raison pour laquelle nous sommes portés à adopter la thèse de la pleine juridicité du droit comparé implique nécessairement de s’entendre sur ce qu’est le droit.
En effet, si le droit comparé constitue par lui-même son propre objet, et si donc l’objet n’est pas déjà-là avant que ne se développe cette entreprise cognitive, cela implique que la dichotomie entre le droit comme norme et le droit comme connaissance résulte d’un véritable « forçage différentialiste », pour reprendre la formule du rapporteur précédent, Mme Colliot-Thélène, en l’appliquant à notre sujet : cette dichotomie recouvre certainement une part de la réalité, car il est vrai qu’un traité de droit constitutionnel, par exemple, n’est pas une constitution ; mais cette dichotomie doit se voir rétrogradée au statut de simple distinction et de simple différence, qui devient tout à fait relative lorsque l’on observe empiriquement le mode de formation effectif, sur le long terme et en général, du droit comme normes et du droit comme savoir, qui atteste l’imbrication en pratique très étroite de l’un et de l’autre sur le plan du déroulement des processus, et leur interdépendance considérable quant à la détermination des contenus. Cette dichotomie apparaît même probablement inspirée non pas seulement par des considérations pédagogiques ni même « scientifiques », mais en réalité assez largement doctrinales, voire téléologiques ou politiques, qui tendent à concentrer le pouvoir normatif entre les seules mains des autorités légales ou constitutionnelles, démocratiques ou non, pour les retirer en tout cas à tous autres pouvoirs - plus douteux sur le plan des valeurs dominantes qui ont inspiré les positivismes philosophique et juridique -, celui du roi, des juges et de tous ceux qui se poseraient en ‘auteurs’.
Et si l’objet n’est pas déjà-là avant la connaissance que l’on en a, alors l’idée ou le principe selon lequel la science du droit ne pourrait que décrire son objet sans rien n’y apporter de plus, en dehors de cette description, se délite complètement, au moins en matière de sciences humaines ou sociales et donc de droit. Car, si l’on veut bien que la formulation scientifique des lois de la thermodynamique n’ajoute strictement rien à la thermodynamique elle-même, on n’a jamais vu qu’un traité de droit civil, par exemple, soit la simple transcription d’un code civil : il y rajoute toujours quelque chose, nécessairement, sinon il serait absolument inutile. Et ce qu’il rajoute, c’est du sens, sinon un supplément de sens, du moins des moyens pour le mieux déterminer. A moins que ce ne soit le code qui ajoute de l’effectivité au sens déjà-là auquel il entend obéir.
Et c’est-là la troisième raison pour laquelle nous adopterons la thèse exprimée par la première réponse à la question posée comme titre à cette réflexion, réponse la plus spontanée et, comme il semblait initialement, la moins réfléchie, selon laquelle le droit comparé est pleinement du droit. Le discours sur le droit rajoute toujours du sens à l’objet, parce que l’objet – spécialement l’objet juridique – ne peut être que partiellement déterminé et reste toujours partiellement indéterminé, alors qu’il faut tout de même le déterminer pour le mettre en œuvre pratiquement – ce qui est déjà une de ces données objectives, irrécusable et universelle. Il rajoute du sens également, car même si les normes particulières ont reçu leur sens particulier, elles s’insèrent nécessairement dans un ordre qui peut lui aussi chercher le sien globalement, le sens de celles-là et le sens de celui-ci interagissant constamment. A cela s’ajoute aussi le fait que l’interaction de l’objet avec la connaissance que l’on en a n’est pas évitable lorsque, comme c’est le cas dans toutes les sciences humaines et sociales, les sujets de la connaissance participent à la formation de l’objet tout en en faisant eux-mêmes partie, en cela que leur propre contribution à la détermination du sens s’agrège à l’objet dont ils discutent. La situation du droit au sein des sciences humaines et sociales s’avère même bien spécifique lorsque l’on observe que les règles de droit positif, à la différence des lois sociologiques, par exemple, sont le plus souvent de pures productions de la volonté et de l’imagination humaines, de purs artefacts de la pensée (sauf lorsqu’elles reprennent, comme elles le peuvent, des objectivités normatives). Ces productions peuvent être très différentes d’un ordre juridique à l’autre, même si la pensée juridique imaginative se coule dans des objectivités qui la lient plus ou moins, et dont certaines sont liées à la consistance même de ces artefacts : le droit obéit à des objectivités qui s’imposent à ses propres normes positives.
Dans ces conditions, s’il y a bien une science du droit parce qu’il y a du droit comme normes, il n’y a de droit, en ce dernier sens de normes positives ou objectives, que parce qu’il y a une connaissance du droit et, plus encore, des pensées du droit et des pensées de droit : des pensées du droit qui, réfléchissant à son être, contribuent à le constituer comme objet, car c’est un objet purement humain ; et des pensées de droit qui, cherchant à déterminer la signification des énoncés, la consistance des concepts ou leurs spécificités, ajoutent du sens, du contenu et de la portée aux normes, sachant que ces pensées sur les normes, en s’y mêlant d’une multitude de façons, sont elles-mêmes sujettes à discussion, autant que les normes. Même si ces vues ne coïncident pas nécessairement à celles que défend un certain positivisme juridique, dont elles contrarient les présupposés et les intentions, elles prétendent reposer sur une certaine observation des faits qu’impose un certain positivisme méthodologique. Et c’est encore une telle méthode positive, mais non positiviste, qui ferait apparaître que la façon dont se fabrique le droit ne permet pas de l’imputer entièrement à la volonté des auteurs des normes, contrairement à ce que pense le positivisme juridique proprement dit : il s’impute aussi à ces nécessités objectives, qui s’imposent à ces volontés. Ce sont même sans doute celles-là qui contribuent à instituer celles-ci comme sources de droit. Et ce n’est pas le moindre paradoxe de soutenir que, bien que le droit soit le produit de pensées, dont on pourrait croire qu’elles sont libres autant que la volonté qui pose le droit, cette pensée comme cette volonté se trouvent néanmoins tenues par ces diverses objectivités normatives, au premier rang desquelles se tient certainement l’existence même du droit : la volonté est certainement source de règles de droit, mais pas du droit en lui-même : elle n’y suffirait pas. Car c’est bien plutôt le droit tel qu’il est pensé et tel qu’il est aujourd’hui qui institue la volonté comme source de droit.
C’est donc au regard de ces idées générales que l’on voudrait maintenant établir la pleine juridicité du droit comparé, en montrant que le droit comparé, tout comme la science du droit en général, dont il relève, est un inventeur des catégories participant à la production du droit comme normes, et ensuite que le droit comparé, comme la science du droit en général, est un révélateur de ces normativités objectives, qui s’imposent au droit et quelquefois en droit.
A. Le droit comparé comme producteur de concepts impliqués dans le processus de production normative.
1°) L’idée générale que l’on voudrait esquisser ici est la suivante : il ne s’agit pas d’expliquer – car la chose est déjà établie depuis longtemps et ne suscite aucune discussion – que le droit comparé est du droit comme science : on voudrait faire valoir que la science du droit est nécessaire à la normativité même du droit : sans compter qu’elle a sans doute elle-même inventé le concept même de norme ou d’obligation, quand le pouvoir ne pratiquait et ne connaissait que la contrainte et, au mieux, que l’injonction ou la sanction, la science du droit contribue en effet à l’élaboration du droit comme normes, en participant à la détermination de la signification de celles-ci comme du sens de celui-là ; elle travaille à la complétude cohérente du droit comme corpus normatif, et contribue en même temps à son effectuation pratique.
a) Cela est dû à une raison fort simple: le droit positif, lorsqu’il pose ses normes, ne peut que se référer à des catégories, des notions ou des concepts, selon le cas, mais qu’il ne définit pas toujours ou pas toujours très nettement ou très complètement. Or, pour que ces normes en soient réellement au lieu de n’être que l’expression de vagues et incertaines représentations, et pour qu’elles présentent quelque chance d’être obéies, il faut que les entités auxquelles elles se réfèrent soient suffisamment élaborées et compréhensibles. Or, elles ne le sont pas toujours si l’on considère les seules normes positives, car ces dernières ne sont pas toujours en mesure de définir parfaitement les concepts correspondants, et d’en épuiser les possibles matérialisations, parce que cela ne serait guère possible en pratique. Et si le droit positif peut tout de même fournir ces définitions, celles-ci s’avèrent souvent sommaires, approximatives, vagues, voire floues ou contradictoires – ce qui n’est pas nécessairement inacceptable compte tenu des méthodes inévitablement empiriques de la production normative, ni insurmontable compte tenu de l’existence d’une science du droit et d’une jurisprudence. En tout cas, plus une norme statue par voie générale, moins les concepts auxquels elle se réfère se trouvent déterminés, quant à leur contenu, quant à leur portée ou quant à leur sens (et, paradoxalement, plus une norme est importante dans la hiérarchie des normes, plus l’abstraction de sa formulation, qui lui retire par elle-même de son caractère opératoire, paraît nuire à sa normativité, alors que celle-ci peut au contraire revendiquer, à raison du rang de cette norme, son degré le plus élevé) : lorsqu’une norme générale détermine son propre sens, cette détermination demeure nécessairement incomplète, précisément parce que la norme est générale et que le concept demeure, par nature, abstrait et ouvert à une incertitude relative. Pour cette double raison, les normes positives ne peuvent épuiser toutes les implications de sens que les concepts qu’elles utilisent peuvent comporter ou exclure.
Pour prendre un exemple tiré d’une disposition parmi les plus importantes du droit constitutionnel français positif, l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 selon lequel : « Toute société dans laquelle la garantie de droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution », on observe que les mots, les catégories ou les concepts les plus importants du droit public sont presque tous là. Or aucun de ces mots n’est ici défini. On pourrait en dire autant, pour prendre un autre exemple, des termes de l’article 1382 du Code civil. Mais les illustrations seraient en réalité innombrables.
Or un énoncé ne peut prétendre à la normativité que si le sens dont il est porteur permet de le comprendre et de lui obéir – c’est une objectivité normative parmi les plus simples. S’il ne sait pas se faire comprendre, il se prive de toute portée opératoire, et reste vain : il n’est pas appliqué ou il l’est de façon aléatoire ou aberrante, à l’encontre même de ce qu’implique la notion de règle. Certes, le juge compétent peut finir par trancher les difficultés liées à l’indétermination plus ou moins partielle de la signification et du sens des dispositions. Mais, avant qu’il ne tranche, il faut bien appliquer la règle et conférer une portée à l’énoncé. Par ailleurs, il n’y a pas toujours de juge compétent pour trancher les difficultés d’interprétation : la séparation des pouvoirs a été appliquée pendant deux siècles en France sans qu’aucun juge n’ait été spécifiquement investi de la compétence propre à produire ses interprétations sur ce principe ou à régler les litiges auxquels il pourrait donner lieu. Et, en toute hypothèse, lorsque le juge statue, il est lui aussi, d’une façon générale, plus ou moins tributaire du sens des mots. Car, s’il dispose bien d’un pouvoir souverain d’interprétation, le sens des mots, pour ce qu’ils veulent dire effectivement, est objectif pour le juge, comme pour tous les acteurs du droit et tous les sujets de droit. Tous forment ensemble, informellement, une communauté partagée autour de sens communs ; et le juge ne peut trop arbitrairement ou trop durablement s’en affranchir sans dommage pour lui et pour le droit lui-même. D’ailleurs les juges, lorsqu’ils ont le temps de s’y consacrer et lorsqu’ils ont conscience de cette nécessité pour eux de s’inscrire dans un sens commun, se montrent souvent avides des éclairages que la communauté des juristes peut leur fournir à cet égard. Tout, dans le droit, ne s’impute pas entièrement à la volonté, du constituant, du législateur ou, selon le cas, du juge souverain : il y a des objectivités qui s’imposent à eux, dont le sens des mots fait partie, et qu’ils doivent respecter pour avoir prise sur le comportement des sujets de droits.
Nous n’évoquons ici que les mots ; mais, en réalité, derrière les mots, se trouvent les concepts qu’ils désignent, eux-mêmes saisissables par d’autres mots et d’autres concepts. Or il se trouve que le droit comparé, sans doute aussi parce qu’il doit surmonter nombre de difficultés linguistiques, constitue une école conceptuelle de premier ordre, peut-être la meilleure, avec la philosophie du droit. Mais si cette dernière est en mesure d’assurer la rectitude et la cohérence des concepts, le droit comparé lui fournit une extraordinaire quantité de matériaux, d’une variété quasi-infinie, qu’il faut interroger profondément pour les bien comprendre et dont il faut savoir transcender les différences pour pouvoir comparer réellement : il convient alors de mêler l’expérience la plus concrète et empirique à la réflexion la plus généralisante et transcendante. C’est ainsi que le droit comparé s’affirme comme un excellent laboratoire conceptuel, soit qu’il doive élucider les concepts qu’offrent les droits positifs, à ceux qui les découvrent avec leurs propres prénotions, soit qu’il doive élaborer ceux qui manquent pour bien comparer tous ces droits ou simplement leurs règles.
b) Quand un juriste dont la culture juridique relève d’un certain ordre juridique se trouve confronté à une institution juridique de droit étranger qu’il ne connaît pas, qu’il s’agisse d’un principe, d’une notion, d’un organe…, sa réaction immédiate consiste à tenter de rapporter ce qu’il ne sait pas à ce qu’il sait déjà : spontanément, il cherche à comprendre l’inconnu par le connu : il cherche à connaître, précisément, par comparaison. Car c’est là, en effet, la démarche cognitive la plus élémentaire, que l’on suit dans tous les champs de la connaissance, et certainement pas seulement en droit ou en droit comparé lui-même. Mais cette démarche peut aboutir à des contresens radicaux, spécialement lorsqu’à partir de ce rapport de l’inconnu au connu, la pensée passe insensiblement à cette autre opération qui consiste à réduire l’autre au même, en niant ou occultant les différences. Inversement, elle peut se laisser aveugler et obséder par les différences, sans savoir relever l’analogie, ni révéler la loi de cette analogie, ni d’ailleurs celle des disparités. Mais, bien conduite, en particulier si elle confronte les deux droits (ou plusieurs droits) non pas seulement de règle à règle, mais de corpus juridique à corpus juridique pris dans leur ensemble et considérés dans leurs contextes culturels généraux et respectifs, la démarche comparative permet souvent de procéder à une réelle élucidation du concept étranger, surtout lorsqu’elle sait recourir à des méthodes comparatives plus élaborées et plus critiques, qui se gardent donc de confondre le similaire et l’identique, en résorbant le singulier dans le commun ou en ne voyant pas la communauté par delà les différences, en prétendant qu’elles sont absolument irréductibles.
Mais le plus remarquable tient à ce que l’élucidation présente assez couramment une double dimension, directe et réflexe : le comparatiste croyait éclairer un concept étranger ; or, par le même processus, il éclaircit également son propre droit relativement à tel concept similaire, dont il n’avait pas nécessairement la clé de compréhension, sans en avoir toujours réellement conscience. Dans ces conditions, le processus de la connaissance devient circulaire et cumulatif. Plus exactement, il se forme en spirale amplifiante : plus je comprends l’autre système et plus je comprends le mien, et réciproquement ; et mieux je comprends les éléments particuliers constitutifs du tout inconnu avant la comparaison, mieux je comprends ce dernier, naturellement; mais plus je comprends la totalité, mieux je comprends aussi les parties. Et plus nous sommes nombreux à comprendre les mêmes données et à les décrire dans le même sens, plus celui-ci s’objective, doctrinalement, scientifiquement, performativement : plus le corpus de connaissance et de compréhension des concepts prend de consistance objective, pour informer à son tour toute la pensée juridique commune, qui forme cette instance où les autorités jurislatrices en général ne peuvent que s’inspirer. De la sorte, la pensée commune se pose en actes, et donc bientôt en normes.
2°) Les illustrations abondent. On peut en fournir quelques-unes, en s’arrêtant sur elles de manière nécessairement plus longue.
a) Pendant trop longtemps, je n’ai pas vraiment bien compris le mot anglais de ‘discretion’, qui revient constamment dans les livres relatifs au contrôle juridictionnel. D’abord parce qu’en tant qu’administrativiste français, je pensais spontanément qu’il présentait sans doute le même sens et la même portée que ce qui me paraissait être son équivalent français, ‘le pouvoir discrétionnaire’ : j’étais alors sur la voie du contresens, si commun dans un tel cas de figure. Néanmoins, l’observation selon laquelle il y avait une sorte de contradiction entre les implications françaises du pouvoir discrétionnaire et les implications anglaises de la discretion m’a dissuadé, mais instinctivement, d’aller plus avant dans cette voie. Mais je ne parvenais pas à lever cette contradiction.
En effet, pour moi, comme pour la plupart de mes semblables administrativistes français, le pouvoir discrétionnaire est cette marge de pouvoir d’appréciation qu’une norme générale supérieure, loi ou règlement, laisse – ou impose - très fréquemment à l’autorité d’application de cette norme générale pour déterminer plus précisément les cas ou conditions dans lesquelles il convient, le cas échéant, d’appliquer la règle dans un sens ou dans un autre à propos de telle espèce particulière. Or, lorsqu’il se trouve face à une situation semblable, le juge français de la légalité s’abstient en principe de contrôler l’exercice, par l’autorité d’application, de sa marge de pouvoir discrétionnaire : en principe et traditionnellement tout au moins, plus le pouvoir est légalement discrétionnaire, moins il est juridictionnellement contrôlé (même si les choses ont bien changé à cet égard depuis plusieurs décennies, pour des causes que l’on impute souvent – à tort d’ailleurs, me semble-t-il - à des données extérieures au droit strictement français). Au contraire, en droit administratif anglais, lorsqu’il y a discretion, intervient, depuis très longtemps (on cite à cet égard un Rooke’s case de 1598 à propos d’une décision de répartition du coût de réparation d’une rive fluviale qui, à tort, avait été mis à la charge d’un seul riverain), un contrôle juridictionnel assez étroit et qui est devenu, depuis lors, apparemment complet, du moins lorsqu’on le compare au contrôle juridictionnel administratif français.
La chose était très étonnante à mes yeux, car le contrôle juridictionnel des décisions des autorités administratives est d’une manière générale et traditionnellement plutôt moins poussé en Angleterre qu’en France. Par conséquent, lorsqu’il y avait discretion, je pensais qu’il devait y avoir encore moins de contrôle juridictionnel qu’en France, alors que cela tendait à être plutôt le contraire. Ainsi, il me semblait d’abord que, lorsqu’aucun texte supérieur n’autorise tel pouvoir, l’acte doit non seulement être contrôlé, mais surtout, en principe, jugé illégal pour simple incompétence. Or, en Angleterre et dans ce cas, non seulement l’acte n’est pas nécessairement illégal pour incompétence, mais il est le plus souvent ratifié bien qu’assez étroitement contrôlé, alors qu’aucun texte n’a ni habilité l’auteur de l’acte, ni prévu les conditions de légalité de l’acte, ni ouvert cette marge de pouvoir discrétionnaire – ce qui peut aussi se produire en France, mais dans des hypothèses bien plus particulières, alors que c’est le principe en Angleterre.
Mais, en Angleterre, le degré de contrôle juridictionnel n’est pas essentiellement déterminé par l’absence ou l’existence d’un texte. On doit même observer que c’est souvent l’existence d’un texte conférant à l’autorité administrative le pouvoir d’agir qui va plutôt inciter le juge à limiter son contrôle juridictionnel. Cela ajoute à la perplexité du juriste continental, qui comprend alors de moins en moins cette situation hautement paradoxale et bizarre, tant qu’il ne prête qu’une attention insuffisante aux sens des mots se rapportant à ces concepts et surtout au contexte global, culturel, politique, linguistique et juridique. En effet, en Angleterre, le contrôle juridictionnel peut s’avérer plus restreint lorsque l’acte est pris en vertu d’un texte de loi. Et cette restriction ne s’explique pas vraiment par égard du juge pour l’autonomie de décision de l’autorité administrative – qui, outre-Manche, n’est pas une valeur en soi : elle s’explique surtout par révérence à la souveraineté du Parlement qui a voulu délibérément conférer ce pouvoir, et qu’il convient donc, selon le juge, de ne pas trop contrarier, car cela pourrait mettre en cause une question de « policy », dans laquelle le juge ne saurait trop s’immiscer et entend marquer son auto-restriction, son fameux self-restraint. Autrement dit, dans ce cas où un texte intervient et paraît inciter le juge à restreindre son contrôle, le pouvoir discrétionnaire – au sens français - de l’autorité administrative peut être entier ; mais le droit anglais le désignera alors non par le mot de ‘discretion’, mais par ceux d’unfettered discretion (littéralement ‘pouvoir d’appréciation libéré de ses entraves’ ). Mais là où la formule pourrait paraître pléonastique pour un Français, elle ne l’est pas du tout pour un Anglais, car elle suppose que la discretion est par essence fettered, c’est-à-dire entravée – comprenons limitée par des règles et contrôlée par le juge. Cela se comprend parfaitement si l’on garde présent à l’esprit que l’absence de texte, en Angleterre, n’implique pas du tout absence de règles, au contraire, dès lors que le droit, dans ce pays, est d’abord absence de textes, comme l’implique le common law, et, subsidiairement, au moins dans l’ordre des principes, présence de textes, comme cela se produit avec le statute law, le droit législatif – dont le caractère obligatoire, d’ailleurs, procède certainement d’une règle de common law. Or la discretion est d’abord une institution du common law, qui confère lui aussi des pouvoirs importants, mais sous conditions, dont le respect doit se voir naturellement vérifié.
En effet, dans ce système juridique, les autorités peuvent intervenir et interviennent fréquemment sans texte particulier, dès lors que la source primaire du droit en Angleterre n’est pas la loi au sens de statute law, mais le droit au sens de common law (le common law à cet égard n’est évidemment pas cette sorte de coutume qui viendrait se surajouter, pour compléter ou déroger au statute law : ce serait plutôt le contraire, le statute law intervenant lorsqu’il convient, selon le Parlement, de se départir des règles du common law), de sorte que l’habilitation à agir peut parfaitement et couramment ne pas résulter d’une norme écrite. Ainsi, certains actes non expressément prévus par un texte mais imputables à la Prerogative – qu’il n’est pas nécessaire de qualifier comme prérogative royale, car elle ne peut être que royale – peuvent intervenir sans texte. À ce titre, c’est le common law qui en prévoit le principe, et c’est lui qui en règle l’exercice, même lorsque le pouvoir en cause correspondrait en France à une prérogative de puissance publique, dès lors que le common law ne restreint pas du tout son champ d’application au seul droit privé, mais recouvre tout le droit, et donc aussi le droit public. C’est également le cas, par ailleurs, pour d’autres pouvoirs qui, tout en ne s’imputant pas à la Prerogative (par exemple le pouvoir de contracter qui appartient naturellement à toute entité capable de disposer d’un bien qui justifie le recours à ce pouvoir), peuvent parfaitement se fonder, eux aussi, sur le seul common law (tout en pouvant être des pouvoirs que l’on qualifierait en France, le cas échéant, de pouvoirs administratifs). Or le droit de common law implique un contrôle juridictionnel assez poussé dans un certain nombre de cas ; et ce sont l’existence et l’étendue relative de ce contrôle qui soulevaient pour moi une vraie difficulté de compréhension, car je ne concevais pas clairement la notion de discretion au sens anglais.
Pour cela, j’aurais dû, notamment, revenir immédiatement à l’origine latine du mot, et observer que les Anglais l’avaient mieux conservé que nous, au moins en matière juridique – comme c’est le cas d’ailleurs pour nombre de mots d’origine latine qu’ils ont repris en droit, tandis que nous les avons souvent délaissés, comme l’ultra vires, par exemple. En effet, dans la langue française générale, le mot ‘discrétion’ présente un autre sens, fort classique, que l’on paraît avoir négligé dans la langue du droit public, singulièrement administrative, qui est celui qu’il revêtait aux origines. Mais on tend aussi à l’oublier dans la langue française ordinaire, du moins lorsque l’on n’est pas un gentleman français – du moins si l’association de ces deux mots de ‘gentleman’ et de ‘français’ est concevable et ne constitue pas une sorte d’oxymore. En effet, en français, la ‘discrétion’ ne désigne pas originairement un pouvoir de décision prévu en son principe par un texte supérieur mais pouvant rester délié par celui-ci de toute condition légale sur tel ou tel point : le mot signifie primairement ‘discernement’, ou ‘faculté de décider avec discernement’, ce qui, par extension, s’applique à ‘cette réserve avec laquelle on ne fait que ce qu’il convient de faire’ – ce qu’il faut être anglais pour bien comprendre. Ainsi, là où le Français croit spontanément, aujourd’hui, que le mot ‘discrétion’ désigne un pouvoir permettant de faire ce que l’on veut, quasi-arbitrairement (les deux notions de discrétionnaire et d’arbitraire sont d’ailleurs bien souvent confondues dans le langage courant, en France), l’Anglais comprend encore que l’on ne doit user de cette faculté de décider qu’avec discernement, c’est-à-dire avec mesure, selon ce qu’il convient et qu’il faut donc considérer : les trois ou quatre concepts importants sont là. Et, de fait, la langue française comporte encore des expressions dans lesquelles ce sens originaire est présent; mais des raisons essentiellement culturelles tendent désormais à évacuer complètement ce sens originaire : ainsi, lorsque les convives invités à un buffet peuvent se servir ‘à discrétion’, cela veut dire aussi et peut-être surtout, ce qui leur arrive de ne pas vouloir comprendre, que l’on compte sur la discrétion de leur comportement – autrement dit qu’ils doivent se servir ‘avec discrétion’...
Or la langue juridique anglaise – au moins elle – n’a pas oublié ce sens originaire et essentiel: de même que s’exerce un contrôle social (très discret, très mesuré, comme il convient là aussi, mais très présent quoique muet…) quant au respect de cette nécessaire discrétion au sens de mesure, peut aussi s’exercer un contrôle juridictionnel de cette mesure, qui détermine assez exactement ce qui convient. Et là où un Français ne verrait dans la nécessité de respecter cette mesure qu’une exigence de la morale ou de l’opportunité, et en évacuerait aussitôt toute implication ou conséquence juridique, l’Anglais tend à ne pas établir de frontière étanche entre ces deux mondes ou plutôt à prolonger assez naturellement les exigences du premier dans le second, parce que, pour lui, ces deux concepts, bien que distincts, ne sont certainement pas antithétiques. De sorte que, dans son esprit, la notion de discretion implique nécessairement l’idée de mesure adéquate, de proportion convenable, d’appréciation de ce qui est approprié (le mot ‘appropriate’ est d’ailleurs assez normatif en anglais ; l’est encore davantage, sur le mode négatif, le mot ‘inappropriate’, qui signifie plus inopportun qu’inapproprié, et qui recèle moins implicitement qu’il n’y paraît pour un Français, une part de réprobation, assez forte, tandis qu’improper correspondrait moins à ‘impropre’, qu’à franchement ‘déplacé’ ou ‘inconvenant’ voire ‘indécent’ et, en termes juridiques - au moins dans un milieu qui comprend le sens des mots - , à ‘abusif’ et donc ‘tout à fait interdit’ et même franchement condamnable). L’exigence de ce qui est ‘raisonnable’ est, elle aussi, assurément, impliquée de façon nécessaire par le mot même de discretion, alors que le droit administratif français classique paraît avoir évacué cette implication, tout au moins pour ce qui touche le degré de contrôle du pouvoir discrétionnaire conféré par un texte, dès lors qu’il n’y a pas, en France, traditionnellement, à l’égard de ce pouvoir, de contrôle de la reasonableness, ni de ce que les italiens, par exemple, tendraient à appeller la ragionevolenza. Au contraire, le sens originaire mais rémanent en Angleterre du mot ‘discretion’ appelle parfaitement bien un contrôle de fond assez étendu. En effet, lorsqu’il y a discretion en Angleterre, le juge, très normalement, contrôle l’acte assez étroitement. Il vérifie ainsi, aujourd’hui, que cet acte n’est ni unreasonable, ni irrational ni disproportionate, selon une infinité de subtilités (mais encore, ici aussi, de self-restraint judiciaire car le juge, lui aussi, est et doit être mesuré…) qui peuvent, en France, nous échapper assez légitimement, mais qui en jurisprudence anglaise évoluent de plus en plus vers le sens commun européen, lequel travaille fortement au rapprochement des modalités de contrôle juridictionnel des actes des autorités publiques, spécialement ceux qui affectent les droits dits fondamentaux.
Dans ces conditions, l’extension du contrôle juridictionnel par le juge administratif français à des actes légalement discrétionnaires, spécialement lorsqu’ils mettent en cause des valeurs aussi essentielles que ces droits fondamentaux, trouve, dans les considérations qui précèdent, une meilleure explication et surtout un meilleur fondement que ce que pourraient fournir ces idées si trivialement répandues en France, pour ne pas dire si bassement et si complaisamment, selon lesquelles le juge chercherait toujours soit à protéger l’arbitraire de l’administration lorsqu’il ne contrôle pas ou peu son pouvoir discrétionnaire, soit, dans le cas contraire, à étendre constamment son contrôle juridictionnel, dans l’unique but d’amplifier son propre pouvoir. L’autre variante de l’explication, plus juridique, insiste sur les implications de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette cause est réelle, certainement ; mais en dehors de cette ‘contrainte normative’, il y en a une autre, qui est celle-là même qui a inspiré la Convention européenne, et surtout la Cour européenne des droits de l’homme lorsqu’elle impose ce contrôle, et qui est exactement celle selon laquelle tout pouvoir, même discrétionnaire, doit observer une certaine mesure et établir sa capacité à se justifier autant de son usage que de ses limites : s’en justifier, c’est-à-dire fonder en droit une pratique du droit, en reconnaissant que toute source de droit est elle aussi objet de droit, lequel attribue toute compétence et mesure l’étendue de toute attribution ; ce que révèle bien le langage du droit lorsqu’il désigne lui-même ses actes comme des mesures, ce à quoi nous ne sommes pas assez attentifs, car ce mot implique par essence l’ajustement et la proportion et peut-être même le rythme et l’harmonie…
Le comparatisme permet donc, par cette réflexion sur les concepts qui structurent le droit et ses normes, de mieux comprendre non pas seulement les droits, les ordres juridiques tiers et le nôtre, mais aussi le droit en général dont l’essence ne se limite certainement pas aux seuls points communs qu’il présente dans ces diverses incarnations nationales. Car il jouit aussi, ce que nous révèle encore le droit comparé, d’un mode d’existence qui les transcende et les détermine, et qui n’est donc pas seulement intellectuel, mais déjà normatif en un certain sens qu’il ne faut pas aller chercher dans ces incarnations positives. En effet, celles-ci nient farouchement, par la souveraineté des ordres juridiques où elles se manifestent et par les conceptions qui ont précisément confié à cette souveraineté le pouvoir exclusif de produire le droit, que le droit qui y règne puisse procéder d’autres sources que de la souveraineté, cette liberté initiale et inconditionnelle, prétendument déliée de toute obligation. Il faut donc aller chercher ce sens dans cette autre dimension du droit, qui justement dépasse ces incarnations nationales et qu’elles ne voient pas, mais qui cependant les oblige déjà, ne serait-ce que parce qu’elle les institue, le plus souvent à leur insu, et selon des conditions dont elles ne perçoivent pas spontanément la normativité propre, tout occupées qu’elles sont à affirmer leur liberté, sans en voir d’emblée ni les contraintes ni, paradoxalement, la nécessité même.
Pour y accéder, il faut donc se déprendre de l’emprise sur notre conscience de ces incarnations, qui, encouragées en cela par les conceptions du droit qui les ont fait naître, se posent toutes, chacune de son côté, comme l’essence même du droit, comme si toutes les catégories, toutes les notions, tous les concepts, tous les principes de tel droit national étaient, eux, dotés d’une nécessité irréductible et irrésistible, qui devrait nous les faire tenir pour évidentes, tout en nous dispensant et nous détournant même d’y réfléchir. Or, pour nous conduire à cette réflexion, le droit comparé est certainement la meilleure école, car elle nous offre d’inépuisables occasions d’étonnements et fournit à notre pensée critique toutes les références nécessaires, la stimulant ainsi pour une meilleure compréhension de notre propre droit, et, au-delà de notre droit, du droit en général.
b) Pour prendre un autre exemple, je n’ai jamais mieux compris le mot ‘Administration’, en français, avec un A majuscule, depuis que j’ai observé que le mot ne s’emploie pratiquement pas en anglais avec cette majuscule et que l’on ne s’y réfère pas, sous ce même sens organique ou institutionnel, pour désigner, comme le fait le mot français, une entité unique, cet ensemble d’institutions dites administratives qui aurait trouvé en Angleterre son unité juridique en même temps que cette majuscule. Il existe bien des institutions administratives anglaises, comme un droit administratif anglais, qui ne cesse de se développer ; mais il reste bien différent du nôtre, précisément parce qu’un concept organique unique d’Administration ne s’y est jamais réellement imposé comme il l’a fait en France, pour des raisons structurelles, historiques, politiques, sociales, culturelles et juridiques : il n’y a pas de droit administratif au sens français, car il n’y a pas d’Administration au sens français, et réciproquement.
Et c’est précisément cela qui m’a fait mieux comprendre mes origines juridiques, si je puis dire, en m’invitant à y faire retour : je ne les voyais même plus, tant elles me semblaient évidentes, naturelles et même nécessaires, universellement, tandis que la situation anglaise m’était apparue, initialement, non pas simplement difficile d’accès, mais bizarre, impénétrable, si ce n’est inconcevable. En réalité, sous ces évidences apparentes relatives à la France, je n’avais même pas saisi la vérité de ma culture juridique, qui m’était trop proche. En la mettant à distance, j’ai mieux compris jusqu’à quel point la France est un État administratif, tandis que le Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord (c’est son vrai nom) serait plutôt un État judiciaire principalement, et un État parlementaire plus subsidiairement. Mais l’appel au mot ‘État’ pour l’appliquer à des réalités britanniques est encore une manière française de dire, qui trahit déjà lesdites réalités : le mot ‘État’ ou ‘state’, qui est certes concevable dans ce pays, ne s’y emploie pas non plus vraiment dans la langue juridique dominante, et ne paraît pas vraiment convenable pour ce pays, lequel se désigne toujours, de la manière la plus ordinaire possible, par la formule ‘in this country’. Lorsqu’il faudrait y désigner le principe d’organisation, d’unité et de continuité des institutions politiques et juridiques, on parlerait plutôt de ‘la Couronne’, sachant que les notions de Government, de Rule of law, de souveraineté du Parlement, de common law, pourraient aussi faire l’affaire, selon le contexte…). Un État judiciaire essentiellement et un État parlementaire, mais en second rang seulement, car tout montre que ‘la souveraineté du Parlement’(qui est réelle et dont tout le sens et toute la portée ne sont pas du tout exprimées par la formule traduite en français) est au fond, authentiquement, un principe de common law, pris dans sa branche constitutionnelle, qui ne s’applique que parce que le pouvoir judiciaire l’a admis et dans toute la mesure où il l’admet : c’est d’ailleurs pourquoi - autre paradoxe - les lois, dans ce pays de droit non écrit, sont si longues et si précises (bien plus qu’en France, État de droit écrit où cependant le droit administratif demeure essentiellement un droit… non écrit, alors même que les codes deviennent maintenant innombrables et fort complets…). L’explication est simple : le statute law est compris comme un droit essentiellement dérogatoire par rapport au common law , même si la dérogation, en pratique, devient fort répandue; et le Parlement, tout souverain qu’il est selon le common law, doit constamment se justifier devant le juge, pied à pied en quelque sorte, de ce qu’il convient impérativement de s’écarter du droit fondamental ou premier que pose la substance de ce common law, pour éviter que le juge n’interprète les lois dans le sens et selon l’inertie propre à ce droit premier, proprement fondamental.
Pour des raisons générales analogues, je comprends mieux également le mot français ‘administration’ avec un ‘a’ minuscule, entendu cette fois comme activité française publique. Je le saisis mieux dans toute l’amplitude de ses objets comme dans toute la consistance et la portée de ses procédés, lorsque je le confronte à cette distinction anglaise - que les juristes anglais aiment à rappeler fréquemment, car elle est aussi une marque de l’importance du judiciaire en Angleterre - qu’ils établissent entre les notions ‘d’administration’ et ‘d’adjudication’, entendues naturellement au sens anglais. Car c’est cette distinction qui exige que certaines décisions unilatérales à prendre en Angleterre à l’égard des particuliers, soient précisément édictées par un juge ou au moins en la forme juridictionnelle, alors qu’en France elles pourraient l’être naturellement par l’Administration elle-même sous le couvert du privilège du préalable. Il y a longtemps, en effet, que cette distinction - cependant fondatrice, y compris en France, de la notion même d’ ‘administration’, puis d’‘Administration’ - n’a plus vraiment cours en France, tant l’une et l’autre de ces deux dernières notions, fonctionnelle et organique, ont pu s’imposer comme norme de l’action publique, au sens de standard ou de référence paradigmatique, à l’encontre de la fonction d’adjudication, en tant que fonction propre d’une autorité judiciaire consistant à dire le droit ou plutôt à assigner à chacun, selon le droit, ses droits et obligations. L’Administration française, en raison même de ce qu’elle se tient au sein d’un tel État, et du sens qu’elle y revêt, peut en effet modifier unilatéralement l’ordonnancement juridique, c’est-à-dire les droits et obligations des sujets de droits : c’est même la fonction de l’administration par excellence, saisie juridiquement. C’est ainsi qu’en France, l’autorité judiciaire a pu se voir évacuée, depuis deux siècles au moins, de la sphère des pouvoirs publics, tandis que la notion d’adjudication y présente désormais un tout autre sens, purement procédural, qui n’exclut pas du tout que l’Administration elle-même puisse ‘adjuger’- ‘adjuger un marché’ par exemple, ou, selon une autre modalité de sens, ‘s’adjuger’, c’est-à-dire se conférer en droit, à elle-même, certaines prérogatives que le juge – administratif – a aussitôt ratifiées…
c) Mais je comprends mieux aussi pourquoi, par une sorte de retour historique assez extraordinaire, l’importation en France et au sein même du droit administratif, du concept de ‘procès équitable’ - qui se veut, comme on le sait, une traduction assez littérale du concept anglais de ‘fair trial’ - a pu fort curieusement conduire le juge administratif français, cherchant à respecter le droit conventionnel européen, mais en anticipant, semble-t-il, sur ses exigences, à imposer l’application des règles du ‘procès équitable’ là où il n’y a précisément pas de procès, mais simple processus ou procédure conduisant à une décision administrative prise néanmoins par une autorité administrative indépendante. Dans ces conditions, l’Administration doit ainsi se mettre en quelque sorte à ‘adjuger’, mais encore dans un tout autre sens, non pas organique, mais procédural et bien plus juridictionnel…
De même, il est clair que l’on comprend mieux les implications, pour la France elle-même, des règles du ‘procès équitable’ lorsqu’on rapporte ce concept aux exigences du ‘fair trial’, et surtout au sens du mot ‘fair’, pratiquement intraduisible en français si l’on veut en faire ressortir toutes les implications culturelles, sauf à se référer tout à la fois à l’équité, à ce qui est juste, à ce qui est convenable moralement, humainement et socialement, à ce qui respecte les parts et les rôles de chacun en toute bonne foi, à ce qui est régulier au sens de franc-jeu (comme dans fair play), à ce qui est impartial, propice (et même beau – comme dans fair weather) et qui appelle autant l’égalité des droits dans une partie de jeu, que l’égalité des armes dans un procès, laquelle nous était si étrangère en droit administratif français, qui naguère encore pouvait se présenter comme le droit de l’inégalité par excellence.
d) Mais, pour autant, la leçon de l’expérience historique anglaise ne devrait pas nous conduire à opposer, un peu naïvement, comme on le fait en France maintenant depuis quelques années, le droit, la loi ou la justice, d’une part, à l’équité d’autre part et à les penser séparément. Certes, l’Angleterre est censée le faire depuis le Moyen-Âge, lorsqu’elle a admis que le Chancelier, statuant au nom du roi et de sa conscience (on sait que le Chancelier a pu être le confesseur du roi), pouvait adopter, à l’encontre des solutions du common law appliquées par les juridictions ordinaires statuant également au nom du roi, des solutions dictées par l’équité au sens ordinaire du terme. Mais, à force d’être appliquée et de devoir reprendre des solutions similaires ou identiques, l’Equity est précisément devenue, in that country, un droit comme un autre, une branche du vrai droit qui tente même, depuis plusieurs siècles, d’achever de diverses façons sa jonction avec le common law, alors que nous sommes en train, en France, de les dissocier, car après avoir cru que le droit de la loi était la justice même, soit en lui-même (jus est quod justum est) soit par la loi qui l’incarne, de façon nécessairement sainte et impeccable, nous voudrions maintenant corriger le droit par l’équité, quand ce n’est pas substituer celle-ci à celui-là. Il vaudrait donc mieux, en France, réfléchir d’abord aux rapports qui s’y sont établis entre les notions de justice, de droit et de loi ; et il serait plus judicieux de nous demander pour quelles raisons nous avons, depuis la Révolution, délibérément confondu le droit et la loi, la loi et la justice, en récusant l’idée que celle-ci pourrait conserver une existence juridique autonome par rapport à la loi. Ainsi, on mettrait au clair les raisons pour lesquelles ce dernier mot de ‘justice’, finit par ne plus avoir, dans la littérature juridique française, de sens juridique propre - si ce n’est pour restreindre son objet aux seules institutions judiciaires censées cependant rendre la justice, alors même que celle-ci n’est pratiquement plus jamais une référence, dans les ouvrages de droit, comme dans la loi, pour caractériser ou définir le droit.
C’est sans doute pourquoi cette revendication d’équité, qui s’élève de toute part aujourd’hui, voudrait maintenant se détacher de la loi ou du droit, quand ce n’est pas pour s’y opposer franchement, afin de satisfaire la vraie justice, qui serait donc ailleurs, en dehors du droit décidément bien dévalorisé. Cette tendance de fond observée récemment en France paraît bien singulière lorsque le mouvement va en sens exactement inverse en Angleterre depuis plusieurs siècles. Car, sur ce point, son droit présente quelqu’avance sur notre propre évolution, en impliquant très fortement qu’il ne peut pas y avoir d’équité ou de justice sans régularité, c’est-à-dire sans règle et donc sans droit. Ainsi ces deux notions de droit et d’équité, qui apparaissent si imbriquées en Angleterre, ne devraient pas, en France, se penser en termes d’opposition… Et l’explication historique ne devrait pas suffire à y constituer une justification conceptuelle et bientôt normative de cette séparation…
Ces divers exemples montrent donc bien que l’on ne saurait pratiquer le droit, même comme activité normative, quand on le connaît mal, précisément comme objet de connaissance : il ne peut être que l’un et l’autre à la fois, indissociablement, comme une même médaille comporte deux faces ou plutôt comme toute forme présente une substance et réciproquement. Par quelle aberration peut-on penser pouvoir maîtriser une technique en se dispensant d’en comprendre le sens, quand c’est celui-là même qui a forgé la technique pour le servir ? Comment ne pas voir que cette dichotomie entre le droit comme normes et le droit comme savoir est également impossible et même aussi mortelle pour l’un que pour l’autre ?
Le droit comparé ne fait pas qu’élucider les concepts pour leur meilleure mise en œuvre : il contribue à les élaborer, contribuant ainsi davantage à la production même du droit.
2°) Le droit comparé ne se contente pas de rendre plus intelligibles les catégories du droit : il lui arrive de les construire par lui-même, dans une visée qui peut être simplement cognitive ou explicative, mais qui comporte le plus souvent de puissantes implications normatives, car le droit en tant que normes ne peut pas se passer du droit comme raison et comme sens.
On peut certes se demander d’abord comment le droit comparé, qui est essentiellement une méthode d’accès intellectuel à des droits différents, dont il forme une science, pourrait bien procéder pour construire lui-même des catégories juridiques à implications normatives, alors qu’il n’a pas, par lui-même, de pouvoir normatif direct. Il est déjà remarquable qu’il permette de comprendre les concepts relevant des différents droits positifs, qu’il se donne comme objets d’étude ; mais on voit mal que, ne correspondant en tant que tel ou par lui-même à aucun ordre juridique positif et transcendantal par rapport à ces ordres juridiques étatiques, et ne mettant en œuvre, par lui-même, aucun pouvoir normatif, il puisse élaborer lui-même des catégories propres présentant des utilités voire des nécessités pratiques. Comment les concepts qui les spécifient émergent-ils sur ce double plan cognitif et normatif, et comment peuvent-ils accéder à une telle portée ?
a) Sur le premier plan, cognitif, l’utilité ou la nécessité de ces concepts construits par le droit comparé apparaît tout à fait essentielle, car ce sont eux, et eux seuls, qui permettent la comparaison et donc la connaissance et la compréhension.
Cela se comprend aisément lorsque l’on observe que les concepts juridiques de droit positif, d’un ordre juridique à l’autre, ne sont pratiquement jamais exactement identiques : ils présentent toujours une part, plus ou moins grande, d’irréductibilité, d’incommensurabilité et d’incomparabilité, dès lors que tous les ordres juridiques apparaissent plus ou moins spécifiques les uns par rapport aux autres, même lorsqu’ils désignent leurs concepts par les mêmes mots, traduits d’une langue à l’autre et transposés d’un ordre à l’autre, et lorsqu’ils sont donc apparemment identiques – l’identité des mots suscitant souvent le pire des risques de contresens. Or le propre de la comparaison est qu’elle ne peut confronter que des entités comparables, tandis que la comparabilité de celles-ci exige qu’elles se tiennent dans une sorte d’entre-deux, fait de différences et de similitudes. En effet, pour que la comparaison soit possible, ces entités ne doivent être ni absolument identiques (à quoi bon comparer deux gouttes d’eau qui proviennent du même bocal, sauf à dire qu’il y a deux entités matériellement distinctes mais qu’elles sont identiques chimiquement, physiquement, bactériologiquement…), ni absolument différentes (comment comparer deux choses qui n’ont aucun rapport, sauf à dire simplement qu’elles n’en ont pas) : toute comparaison implique l’existence autant des dissemblances, plus ou moins accusées, que des ressemblances, plus ou moins marquées. Mais si la présence de différences entre deux entités est presque toujours assurée en pratique, et assez visible, le plus souvent, celle de ressemblances ne l’est pas nécessairement. Car, pour accéder à l’idée même de ressemblance et à la perception de sa réalité, il faut précisément être capable de penser les deux entités comme susceptibles d’être subsumées par une catégorie unique, plus générale, qui seule justifie leur comparaison et permet d’accéder à cette ressemblance et de traiter des différences comme telles, et non comme des étrangetés : on ne marie ni ne compare une carpe et un lapin, car ils sont trop différents, sauf à dire que ce sont deux animaux – le concept ou la notion d’animal permettant seule la subsumation et donc la possibilité d’une comparaison et la conclusion d’une comparabilité entre les deux entités, par delà des différences, qui ne sont donc plus insurmontables pour autoriser une comparaison.
Or, par hypothèse, aucun des systèmes juridiques en cause dans une comparaison n’a en principe quelque raison d’élaborer, parmi ses concepts de droit positif, cette catégorie générale unique rendant possible la comparaison avec d’autres systèmes, car cela ne leur est en principe pas nécessaire, dans une société internationale peu intégrée juridiquement - cela du moins sous l’empire de certaines conceptions du droit, car celles-ci sont loin de toutes postuler les mêmes implications. Si en effet les contenus respectifs de ces systèmes juridiques s’imputent, selon la conception du droit qui y prévaut, à des volontés autonomes et souveraines intervenant dans des contextes culturels originaux, leurs concepts sont nécessairement spécifiques et étrangers d’un ordre à l’autre, plus ou moins ; et chaque ordre juridique, dès lors que sa fin n’est pas de se comparer aux autres, n’est pas conduit à élaborer quelque catégorie subsumante. Il n’en va différemment que lorsque tel système juridique ne repose précisément pas sur une telle conception volontariste du droit, mais se fonde sur une pensée du droit entendu comme une substance, au demeurant nécessaire, et non comme le produit d’un acte libre de la volonté souveraine. Dans ces pays, le droit positif, en particulier le droit juridictionnel peut alors invoquer la comparaison des droits comme source substantielle du droit que les juges entendront connaître, pour l’appliquer aussi fidèlement que possible, comme on peut le constater par exemple, dans nombre de pays d’Amérique latine, au Brésil singulièrement où les arrêts des plus hautes juridictions se réfèrent très couramment et explicitement aux droits étrangers. Quelle que soit leur conception du droit, les États peuvent aussi chercher à établir, entre eux, une articulation ou une harmonisation, ce qui peut s’avérer nécessaire lorsque les ordres juridiques considérés entrent en contact par leurs droits internationaux privés respectifs, ou par l’effet d’un droit supranational ou par le droit international public, régional ou général, comme on l’observe en pratique de plus en plus. Alors, seul le droit comparé – auquel ces autres branches du droit recourent le cas échéant – est en mesure de se livrer à cette élaboration.
Mais la nécessité de cette construction conceptuelle n’est évidemment pas propre au droit : pour entreprendre toute comparaison en général, y compris pour l’appréhension la plus commune des connaissances, l’esprit est tenu, s’il entend connaître les choses, de se donner ces catégories englobantes, purement abstraites à certains égards, bien que fortement utiles en pratique. Ce sont elles seules qui rendent possible l’opération même de comparaison, car seules elles établissent les points communs, par-delà les différences, et des différences, par-delà les ressemblances : il faut en effet une identité générique commune pour accéder à la constatation de spécificités singulières qui ait quelque sens ; sinon, on n’a, au moins apparemment, que des entités étrangères les unes par rapport aux autres, comme celles de la puissance publique et de la Prerogative, ou des identités trompeuses, comme celles de la discretion et de la discrétion, du contrat et du contract, par exemple, qui est toujours conclu en Angleterre au regard d’une consideration – on pourrait dire d’un intérêt à le faire, car on n’y connaît pas les contrats conclus à titre gratuit, alors que cette notion n’est nullement incompatible avec la conception française du contrat. Il n’y a aucune raison pour que le droit comparé échappe à cette loi de l’entendement et de la connaissance qui exige toujours le recours à ces catégories généralisantes et abstraites pour connaître et reconnaître, confronter et comparer, différencier et assimiler : il doit même, pour être lui-même, élaborer ces concepts généraux.
Cependant, l’élaboration conceptuelle ordonnée à cette fin est susceptible de bien des degrés, et la connaissance comme la compréhension sont elles-mêmes susceptibles de s’inscrire à des niveaux très variables. Pour montrer qu’il s’agit bien d’une élaboration conceptuelle – on devrait même dire ‘élaboration méta-conceptuelle’, puisqu’il s’agit de transcender des concepts propres à tels et tels ordres juridiques – et pour établir que la formation de ces méta-concepts constitue elle-même la condition indispensable de toute comparaison et pour enfin illustrer cette donnée que l’élaboration méta-conceptuelle, comme la comparaison elle-même, est susceptible de degrés, on peut faire… une comparaison.
Supposons que le rouge et le bleu soient chacun deux concepts propres à deux systèmes ou ordres juridiques distincts et séparés. Si l’on s’en tient à constater ici l’existence du bleu et là du rouge (à supposer que l’on puisse déjà les nommer, car l’identification du bleu comme tel suppose que l’on connaisse déjà le rouge ou une autre couleur, car, à défaut d’en connaître une autre, on n’accéderait sans doute pas au concept même de couleur), ces deux concepts restent incomparables, car le rouge et le bleu n’ont rien à voir ensemble: ils sont incommensurables l’un à l’autre, incommunicables l’un avec l’autre, car radicalement étrangers l’un par rapport à l’autre, tant que l’on en reste à ce mode d’appréhension: la comparaison demeure alors inconcevable ou impossible.
Néanmoins, dès que l’on est capable, au-delà de la perception soit du bleu soit du rouge, de dégager la notion générale de couleur – c’est-là le premier méta-concept, au delà du rouge et du bleu observés –, alors la comparaison devient possible. Car ces deux objets, jusque-là radicalement étrangers l’un à l’autre, se voient reconnaître un point commun : ils ne sont plus alors que différents au lieu de demeurer étrangers. Leur différence reste sans doute irréductible, à certains égards, mais il n’empêche que l’un et l’autre accèdent à cette identité commune et relative tenant à ce qu’ils sont tous deux des couleurs.
Une élaboration méta-conceptuelle plus poussée pourra ensuite révéler que ces deux couleurs sont, parmi toutes les couleurs, deux couleurs primaires, en cela que ni l’une ni l’autre ne sont le résultat d’un mélange. Elles restent sans doute différentes en tant que couleurs, mais elles participent néanmoins de la même identité renforcée en tant que couleurs primaires. Mais, pour accéder à ce mode de connaissance et pour appréhender cette réalité, il faut être capable d’élaborer la notion de primarité des couleurs. Puis, de façon encore plus élaborée, on pourra aller jusqu’à un troisième niveau d’élaboration méta-conceptuelle, en rendant compte de toutes ces différences par une mesure commune et générale: la longueur d’ondes, qui est différente selon la couleur, mais qui les différencie selon une même échelle, une même gradation, de l’infra-rouge à l’ultra-violet, en donnant le cas échéant un numéro propre à chacune de toutes les couleurs, comme on y parvient maintenant, au sein d’une palette conventionnelle mais scientifiquement établie et généralement admise. Ce troisième méta-concept ouvre donc la voie à une comparaison semble-t-il complète, universelle et objective, qui permettra même d’intégrer en son sein toutes les autres couleurs de tous les autres systèmes concevables : la science comparée devient pratiquement opératoire ; et la pratique des opérations concrètes ne peut plus se passer de cette science.
La contradiction intrinsèque à toute comparaison est alors levée : tout en restant distinctes et inassimilables, les choses peuvent être comparées, car elles deviennent commensurables les unes aux autres, dans la mesure même où l’on tient à la fois le principe de leur analogie et l’étendue de leurs différences par rapport à cette dernière. Car c’est l’analogie qui peut seule transformer l’étrangeté respective en différences réciproques, tandis que ce sont ces différences, analysées comme telles, qui permettent, quand on les pense, d’accéder à l’analogie. L’une et l’autre permettent de procéder à une véritable identification, au double sens que revêt le mot identité, qui s’applique autant à ce qui est identique qu’à ce qui est spécifique. C’est bien là le propre de la comparaison : élaborer les instruments propres à permettre cette identification.
À l’intérieur même des systèmes juridiques autonomes, la science du droit se livre déjà à l’élaboration de ces méta-concepts, par exemple pour dégager une notion de contrat, une notion de responsabilité, une notion d’acte unilatéral, qui soit valable et compréhensible en droit privé et en droit administratif, par exemple. Le droit comparé procède à la même élaboration pour saisir d’un même mouvement de la pensée deux ou plusieurs systèmes juridiques, ou diverses entités qui en relèvent. Il s’affirme ainsi, essentiellement, comme un droit de méta-concepts. Et ceux-ci peuvent porter autant sur la structure normative des ordres juridiques, qui est un aspect important de la réalité juridique, mais qui ne l’épuise pas, que sur le contenu dogmatique de ces normes, à propos duquel l’élaboration méta-conceptuelle apparaît sans doute plus difficile, en raison de l’infinie diversité des contenus normatifs propres à tels ou tels systèmes juridiques.
Mais, dans un cas comme dans l’autre, cette élaboration exige de gros efforts intellectuels de distanciation, d’abstraction, d’invention, et une grande puissance de travail, au sens physique du terme, qui appelle des transformations profondes de la pensée. Cela tient à ce que ce travail d’élaboration implique de procéder à des ruptures paradigmatiques, c’est-à-dire à des changements assez radicaux quant aux références par rapport auxquelles toute pensée se construit – références dont les auteurs de la pensée considérée ne sont pas toujours conscients ; et ces remises en cause s’avèrent souvent douloureuses ou insurmontables, car il y va de l’identité non pas seulement des concepts ordinaires, mais de ceux-là mêmes qui les pensent et les portent avec eux comme un élément intrinsèque à leur culture et donc à leur identité de personnes.
Ainsi, par exemple, pourrions-nous admettre que les Britanniques - et les Britanniques eux-mêmes pourraient-ils concevoir – qu’ils ont une véritable Constitution, si nos pensées juridiques respectives en étaient restées à une conception ‘continentale’ de la constitution qui veut qu’une constitution soit un acte écrit et formel, et donc volontaire, émanant du souverain, et plus ou moins exhaustif sur toutes les questions relatives à l’organisation des pouvoirs publics. Et si nous n’avions pas admis en France, à la suite de révisions déchirantes, résultant notamment d’une prise en considération du droit anglais, que le droit peut ne pas être écrit, et qu’il peut ne pas émaner à proprement parler d’un souverain, qu’il peut donc procéder de pratiques d’acteurs divers, que ces pratiques peuvent ne pas être le moins du monde formalisées, qu’elles peuvent néanmoins être parfaitement connues et obligatoires et même sanctionnées, nous n’aurions pas pu reconnaître l’existence d’une Constitution au Royaume-Uni.
Et, sans cette rupture paradigmatique qui, sous le même mot de ‘constitution’, nous permet d’accéder à un méta-concept de constitution comprise simplement comme norme suprême dont la forme et l’origine sont somme toute indifférentes, saurions-nous, en France, que nous y avons également des « conventions de la constitution » là où, à défaut de cette notion, nous n’aurions au mieux que des ‘pratiques politiques’ (et donc non juridiques) et, au pire, que des lacunes constitutionnelles, voire des violations de la Constitution. La science comporte bien ici des implications normatives pratiques, sans qu’aucune norme positive n’ait été prise pour changer du tout au tout des qualifications juridiques.
De même, les Français auraient peut-être accueilli différemment la “ Constitution européenne ” s’ils avaient entendu le concept de constitution non plus comme ils l’ont toujours conçu, à savoir comme une norme émanant d’une souveraineté organique, disposant d’un pouvoir originaire et inconditionnel relatif à tout objet que peut se donner la volonté de cet organe, mais comme norme émanant d’une souveraineté principielle, que ce soit en l’espèce le principe européen lui-même ou le principe des droits fondamentaux. Mais sans doute le mot n’était-il pas apte, en français, à représenter ce dernier concept de souveraineté principielle, car nous ne savons pas bien le penser de cette façon en France, tant le concept de souveraineté et sa représentation culturelle restent attachés, depuis plusieurs siècles, à un organe, quel qu’il soit, Dieu, roi, législateur ou constituant, qui exerce cette souveraineté et non à une norme fondamentale. Ou alors la souveraineté de ce principe, dans un ordre juridique où ne l’on ne conçoit pas qu’il puisse y avoir des principes qui s’imposent à une souveraineté organique, n’a pas semblé revêtue d’une valeur suffisante pour justifier qu’elle puisse prévaloir sur la souveraineté de cet organe. Il a même fallu, en France, que l’on se mette à chercher dans la Constitution une norme selon laquelle s’y impose directement les normes communautaires qui entendent précisément, par essence même, ne pas faire dépendre leur caractère obligatoire de la Constitution, mais d’un Traité international ayant fondé un ordre juridique propre. Comment admettre, dans ces conditions, que la constitution européenne puisse prétendre être une vraie constitution, alors que cela ne soulève pas ce genre de difficultés dans les pays où il est entendu que l’organe suprême est au service de principes souverains ?
On voit donc bien, avec ces exemples, que les concepts eux-mêmes, en tant que modes de façonnage intellectuel de la réalité juridique, peuvent présenter non pas simplement un intérêt cognitif ou interprétatif, mais emporter également des implications normatives, directes ou indirectes, quelquefois tout à fait déterminantes : ils contribuent bien à forger du droit qui agit sur la réalité.
b) Sur ce second plan, celui de la normativité, on doit ici se demander de façon plus approfondie, comment cette démarche essentiellement cognitive, dont l’objet est simplement d’élaborer ces concepts transcendantaux, peut justement comporter des implications normatives.
Pour cela, il faut naturellement que les autorités qui ont une compétence normative positive reprennent à leur compte ces concepts et leur confèrent cette portée normative en y faisant référence dans les énoncés qu’ils vont adopter. Mais si leur volonté demeure déterminante pour que le concept puisse prétendre à une telle portée, il reste que la volonté ne peut s’exercer que sur des objets correctement ou opportunément conçus : sans cette volonté, le concept n’est sans doute pas grand’chose sur le plan normatif, au sens positif du terme ; mais la volonté dépourvue de tout objet présentant quelque consistance rationnelle n’est absolument rien, sinon pure et vaine agitation. Et c’est bien l’objet présenté à la volonté de l’autorité normative qui, selon les qualités qu’il présente, peut déclencher la volition, l’acte de vouloir, car celui-ci est nécessairement transitif, en cela qu’il ne peut se passer d’objet (on doit toujours vouloir quelque chose). On peut ainsi avancer qu’un concept, en raison même de ses qualités rationnelles et de sa force de modèle non pas seulement explicatif et compréhensif, mais opératoire en pratique, se voit ainsi doté d’une sorte de normativité qui peut s’avérer bien plus agissante que la normativité d’une volonté qui serait dépourvue de la moindre raison et du moindre sens pratique.
Les modalités selon lesquelles un substrat descriptif ou, plus encore, constructif, se transforme en élément de contenu d’une règle authentiquement normative opèrent donc ici, de la même façon que précédemment, lorsqu’il s’agissait simplement de comprendre les concepts propres à tels ou tels ordres juridiques particuliers. En effet, à ce propos, on a vu que des concepts spécifiques à tels ordres juridiques pouvaient parvenir, grâce à leurs qualités soit explicatives soit constitutives des objets juridiques que se donne la pensée, à s’imposer, au sein des ordres juridiques où ils sont apparus, comme ingrédients nécessaires à la constitution de la norme ; et ils ont pu, dans ces ordres, s’imposer comme référence normative lorsqu’ils ont su s’y affirmer comme référence cognitive ou rationnelle, car, jusqu’à un certain point, le droit ne peut pas se dispenser d’obéir aux lois de la raison – ce qui constitue une autre objectivité normative. Pour les mêmes raisons générales, les concepts ainsi élucidés ou constitués peuvent alimenter d’autres ordres juridiques que ceux dans lesquels ils sont apparus. À cet égard, il n’y pas rupture mais continuité entre les effets éventuellement normatifs de l’élucidation et les effets éventuellement normatifs de la production conceptuelle. Mais l’opération est encore plus aisée, en principe, lorsque le concept considéré transcende différents concepts particuliers, c’est-à-dire propres à des ordres nationaux, et offre à chaque ordre un nouveau concept qui leur est commun, et dont l’adoption éventuelle par une norme renouvelée impliquera moins de novations et d’alignements purs et simples sur des systèmes étrangers.
Le droit comparé montre lui-même comment s’opère l’intégration, dans le tissu normatif de divers ordres juridiques, des concepts qu’il s’applique à élaborer. En effet, on ne saurait toujours raisonner comme si les auteurs qui pensent et les autorités qui décident évolueraient nécessairement, chacun de son côté, en vases clos, séparés les uns des autres : un ordre juridique est aussi un système culturel qui se constitue et s’organise sur des communautés de sens : lorsque le législateur pense, il pense avec les instruments de sa culture, tout comme les auteurs qui relèvent de celle-ci pensent aussi avec les catégories que le législateur a pu par ailleurs instituer ; lorsque le juge statue, il se prononce au regard des concepts du droit posé et des interprétations ou des constructions que les parties et leurs conseils ont pu lui suggérer et auxquelles il peut lui-même procéder, de son côté, en fonction du sens qu’il peut lui aussi apporter à l’ensemble des normes et de leurs interprétations... Car tous les phénomènes de sens s’alimentent les uns les autres et circulent selon des voies qui ne sont pas nécessairement normatives au sens positif du terme, mais qui comportent néanmoins des effets juridiques réels : le souverain peut lui aussi se placer sous un sens commun et y obéir. C’est d’ailleurs le plus souvent une obligation objective pour lui, sauf à se couper imprudemment de son auditoire, composé des destinataires de ses normes.
À cet égard, le concept de procès équitable, grâce aux transformations et adaptations qu’il a subies lorsque la Convention et la Cour européenne des droits de l’homme en ont fait un concept majeur de l’ordre européen, fait figure de concept global synthétisant et uniformisant les différentes règles institutionnelles et procédurales du procès en Europe. C’est alors la qualité de ce concept comme instrument de synthèse englobant tous les aspects du procès, et capable d’harmoniser de vastes disparités, qui conduit directement les autorités jurislatrices à l’adopter comme référence normative. Car l’obligation d’avoir à respecter la Convention n’aurait sans doute par elle-même pas suffi si l’objet de l’obligation ne s’était d’abord imposé en raison de sa valeur, rationnelle ou morale et politique.
Mais, par ailleurs, il peut se faire qu’il n’y ait pas de séparation organique entre les auteurs du concept général et les autorités jurislatrices directement concernées par l’intérêt de ce genre de concept. Il arrive même que ceux qui pensent et ceux qui décident soient les mêmes organes – hypothèse qui est en soi très heureuse, mais que l’expérience ne confirme pas toujours. Ainsi, dans toute convention internationale (conclue au sens propre entre États différents) ou dans un contrat transnational (au sens de contrats dont les parties appartiennent à deux ou plusieurs ordres juridiques et se sont données des références normatives propres, indépendantes du droit d’un ordre juridique national), il n’est pas indifférent de dégager un appareil conceptuel commun pour en élaborer les clauses : ce sera même, le plus souvent, la condition pour les parties de pouvoir s’entendre. Car, à défaut de savoir exactement à quoi elles s’engagent, elles peuvent renoncer à souscrire le moindre engagement - à moins, au contraire, qu’elles ne veuillent à tout prix la conclusion de la convention et ne se préoccupent pas trop de la façon dont elle sera exécutée. Et le fait d’une élaboration commune, par les parties elles-mêmes, de ces concepts communs, qui n’appartiennent en propre ni à un système juridique ni à un autre, mais qui cherchent à transcender les différences entre les concepts-souches des ordres juridiques particuliers dont relèvent les parties, permet de saisir une hypothèse dans laquelle il ne saurait y avoir de coupure entre le droit pensé et le droit décidé, puisque les parties qui étudient et négocient sont celles-là mêmes qui décident et s’engagent, et que ce sont les parties qui font leur loi, au sens propre.
Quelquefois même, le travail d’élaboration conceptuelle n’est pas l’œuvre d’une pensée comparative proprement dite, mais celle d’une pensée critique et constructive sur un seul droit national lui-même. Mais la qualité d’abstraction et de généralisation que présente le concept en cause lui conférera une valeur comparative et référentielle de premier plan, car il permettra, comme idéal-type le cas échéant, d’apprécier la façon dont les droits nationaux se déterminent au regard du problème considéré. Et la comparaison relative à la qualité, à cet égard, de chaque système juridique, les conduira souvent à évoluer eux-mêmes, en reprenant à leur compte, dans leurs normes, la référence au concept en question qui deviendra alors un archétype à portée normative.
Le principe de proportionnalité tel que le droit allemand l’a élaboré en fournit une bonne illustration. Mais, curieusement, le principe de proportionnalité n’est pas exactement désigné sous ce nom en langue allemande. Celle-ci utilise le mot de Verhältnismassigkeitsprinzip, qui signifie assez littéralement principe du rapport de modération ou de mesure. Cette formule évoque donc une autre appellation du principe de proportionnalité, mais assez peu technique, que la langue juridique française utilisait plus volontiers autrefois pour le désigner: le principe de l’économie des moyens ; et cette dernière formulation fait elle aussi écho à un autre principe, formulé, il y a quelques décennies, en physique moderne, par Richard Feynman (1918-1988), le principe de la moindre action, qui paraît avoir une portée tout à fait générale dans l’ordre de la matière, mais qui peut aussi trouver à s’appliquer dans l’ordre de la pensée et singulièrement du droit. De fait, ce principe de l’économie des moyens inclut bien l’idée de mesure, de restriction, de pondération, voire d’adéquation en cela que, si l’on doit économiser les moyens, il ne faut pas mettre en œuvre des procédés qui ne servent à rien pour atteindre le but désiré ou qui vont au-delà du résultat recherché ou qui n’y sont pas adaptés – puisqu’aussi bien l’idée d’adéquation implique ces divers sens. Or ce principe de l’économie des moyens évoque assez bien, verbalement, la formulation allemande du principe en cause, tandis que, en droit allemand, la proportionnalité au sens strict n’est en réalité que l’un des trois éléments du principe de proportionnalité en général, au sens du droit français, qui ne les distingue pas très nettement les uns des autres, mais peut tout de même les sanctionner.
En effet, le Verhältnismassigkeitsprinzip ou principe de l’économie des moyens exige, comme l’a bien montré la doctrine et le droit positif allemands que soient réunies trois conditions distinctes pour que la mesure soumise à cet examen puisse être considérée comme légale au regard de ce principe; il exige, comme on le sait, que le juge procède à la vérification des trois conditions suivantes : - l’aptitude, que doit démontrer le moyen utilisé, à atteindre la fin visée, à défaut de laquelle toute la mesure, pour ce seul motif, serait illégale ; - la nécessité de recourir à ce moyen et pas à un autre, moins exigeant, mais qui serait inefficace pour atteindre cet objectif, à défaut de laquelle la même sanction s’ensuivrait ; - enfin, l’adéquation, aux motifs ou aux fins qui les justifient, des sacrifices imposés aux droits considérés, ce qui représente, en droit allemand, la proportionnalité proprio ou stricto sensu, laquelle exige donc de procéder à une pesée du poids ou de la valeur des uns et des autres pour s’assurer du caractère mesuré ou pondéré de ces sacrifices, qui ne doivent pas être excessifs au regard de tout ce qui peut néanmoins les exiger dans leur principe, sinon dans leur gravité.
Cette analyse des éléments constitutifs du concept de proportionnalité (au sens large) tel que le droit allemand les articule formellement, conduit à y reconnaître toutes les implications de la nécessité en sa signification générale, dès que l’on a posé la liberté comme principe et sa restriction comme exception, qui constitue le sens fondamental du dispositif. En effet, si la mesure, par hypothèse restrictive de droits ou de libertés, n’est pas de nature à atteindre le but visé, elle n’est pas nécessaire à cette fin, en ce sens général, et il ne faut pas l’adopter ; s’il existe un autre moyen, moins exigeant mais tout aussi efficace pour atteindre ce but, celui qui a été choisi n’est pas non plus nécessaire et il convient de l’écarter ; et si les sacrifices imposés aux droits ou libertés en cause ne se justifient pas au regard des motifs ou des fins qui les fondent, car ils sont trop graves, la mesure n’est pas non plus nécessaire et elle appelle une condamnation. Or ce sont là, exactement, les principes qui imprègnent toute la Déclaration des droits de l’homme de 1789, qui n’a rien inventé à cet égard, car on les trouvait déjà, dits autrement, dans l’idée grecque et plus spécifiquement encore aristotélicienne de mesure, de proportion, d’adéquation, d’équilibre, de prudence, d’ajustement, de nécessité vérifiée. On les voit encore mis en œuvre dans tout le droit administratif français de la police au moins depuis les arrêts Abbé Olivier, de 1909, et surtout Benjamin, de 1933.
Si l’on se rend conscient de cela, on ne peut plus laisser dire que le droit français aurait, via le droit communautaire, emprunté au droit allemand le principe de proportionnalité, dès lors que le droit français l’a proclamé il y a plus de deux cents ans au moins, et l’applique couramment depuis plus d’un siècle. En revanche, il faut évidemment admettre que l’analyse conceptuelle à laquelle le droit allemand a procédé pour rationaliser les différents aspects de l’idée de proportion en droit et de ses implications présente des qualités telles que ce concept, tel qu’il a été élaboré, présente une valeur intellectuelle et une portée opératoire générales : elle permet de rendre compte rationnellement des différentes opérations qu’implique le respect de la proportionnalité ; et elle épuise, semble-t-il, les différents critères que porte en elle l’exigence de proportionnalité au sens général ; elle est en outre susceptible de s’appliquer dans tous les systèmes juridiques similaires ; elle présente enfin une intelligibilité et une clarté telles qu’il est relativement facile de la mettre en œuvre au plan juridictionnel : elle est parfaitement opératoire, pratiquement et donc normativement.
À ne pas penser le droit, on le méconnaît ; à le penser on le sert ; mais à l’appliquer tel qu’il est mis en œuvre ailleurs sans avoir réfléchi soi-même avec attention à ce que tel principe peut par lui-même exiger, on croit qu’on emprunte celui-ci au système juridique qui en a élaboré une analyse conceptuelle fine et exacte, et parfaitement universalisable, qui, par ces qualités mêmes peut accéder à la reconnaissance juridictionnelle. C’est de cette façon que le Conseil constitutionnel, bien après la Cour constitutionnelle allemande, vient d’y recourir plus formellement avec sa décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008 sur les rétentions de sûreté, ainsi que son service de communication le souligne fièrement, alors que le principe n’a peut-être pas été totalement mis en œuvre tel qu’il l’est à l’allemande.
Dans d’autres cas de figures, la fonction d’élaboration conceptuelle qu’assure le droit en général et le droit comparé en particulier peut s’avérer bien plus systématique et tendre délibérément à des effets normatifs relativement directs. Ce peut être le cas des entreprises de codification, au moins lorsque leur objet tend à élaborer la synthèse formalisée d’une multitude de normes particulières, dont il faut recueillir et sublimer les principes. On ne voit pas que l’on puisse y parvenir sans une forte production conceptuelle novatrice et fondatrice ou refondatrice, comme cela fut le cas avec les grandes codifications postérieures à la Révolution française.
Mais une situation analogue se produit lorsque, en dehors de tout projet de codification proprement dite, il s’agit de travailler à harmoniser ou, plus encore, à uniformiser, au moins partiellement, des droits nationaux différents. De tels objectifs passent d’abord par une connaissance et une compréhension commune approfondies des systèmes nationaux considérés, dans la branche du droit considéré. Et cette connaissance et compréhension ne peuvent que recourir à la comparaison, à une grande échelle très systématique. Il leur faut d’abord établir la possibilité de cette comparaison, en décelant le principe qui la permet en dépit des différences : il leur faut donc formaliser ce principe qui justifie la comparaison et le conceptualiser d’une façon claire et distincte, afin de transcender les différences : va-t-on, par exemple, comparer des ‘contrats’ ou des ‘conventions’, des ‘accords’ ou des ‘promesses’, des ‘engagements’ ou des ‘intérêts convergents’… ? Et, une fois le principe de la comparaison bien identifié, il faut ensuite procéder à la comparaison proprement dite, en soulignant les divergences ou les convergences ; enfin, pour atteindre le but visé, harmonisation ou unification, il faut encore élaborer des règles dont les concepts plus particuliers s’avèrent acceptables pour les uns et les autres.
C’est exactement ce à quoi se livrent, depuis plusieurs décennies, diverses institutions européennes, en matière de droit des contrats, pris en ses diverses branches et ses divers aspects. On pense plus particulièrement : - aux Principes d’Unidroit, qui intéressent les contrats du commerce international ; - aux travaux de la Commission Lando, qui a élaboré « Les principes du droit européen des contrats » ; - aux réflexions qui ont été conduites dans le « Cadre commun de référence dans le domaine du droit européen des contrats ». Plus spécialement encore, on ne peut pas ne pas mentionner ici les très récents et très importants « Projet de terminologie commune » en matière de droit des contrats, et « Projet de principes directeurs du droit des contrats », qui ont été conduits par l’Association Henri Capitant et la Société de législation comparée, et qui ont été récemment publiés par cette dernière, sous les titres : « Terminologie contractuelle commune » et « Principes contractuels communs ». Il s’agit là d’une intense production conceptuelle. Certes, elle ne va toujours jusqu’au bout de la démarche méta-conceptuelle, car son intention était d’abord d’élucider des concepts nationaux existants ; mais elle prépare cette démarche, en la rendant désormais infiniment plus aisée et à la fois plus nécessaire, et elle l’initie très fortement pour la conception même de ces principes communs qui ne peuvent guère se passer de ces méta-concepts. Certainement, la qualité du travail conceptuel devrait être de nature, avec d’autres causes, à rendre possible la volonté normative ou même à la provoquer. Car il est rare qu’un concept utile ne trouve pas son utilisation.
Sans doute, tous ces énoncés, dont on ne saurait plus dire qu’ils sont simplement descriptifs, ne jouissent-ils pas, par eux-mêmes, de portée normative au sens d’immédiatement et strictement obligatoire. Mais ce sont tout de même des énoncés juridiques dont les qualités substantielles sont une condition nécessaire pour que les autorités compétentes aient quelque raison de leur conférer cette portée normative. Car si un énoncé sans portée normative n’est pas une norme et n’a que la valeur intellectuelle de sa substance, une norme sans contenu conceptuel ne jouit vraiment d’aucune existence, car elle ne veut rien dire ; et elle ne peut accéder à l’existence que si son auteur et surtout ses destinataires ont quelque raison de lui donner tel contenu, raison qu’ils pourront trouver dans les qualités conceptuelles et opératoires de l’énoncé.
On voit donc comment le droit, et en particulier le droit comparé, par son exceptionnelle capacité à produire des concepts, si possible transnationaux, et mieux encore relativement universels, contribue fortement à la formation d’un droit que les segmentations nationales empêchent d’apercevoir, et qui cependant doit bien être objectivement identique, sinon dans son contenu, du moins dans sa nature, sa structure, son essence, ses modes opératoires… d’un ordre juridique à un autre. En effet, au-delà de cette fonction d’élucidation et d’élaboration conceptuelle, le droit comparé contribue à révéler l’existence de nombreuses objectivités, qui sont dotées d’une forme de normativité, comme on vient de le suggérer à plusieurs reprises.
B. Le droit comparé comme révélateur d’objectivités à portée normative.
1°) L’idée générale que l’on voudrait maintenant ébaucher s’affranchit assez largement, mais non totalement, des idées qui animent la doctrine contemporaine ‘continentale’ relativement au principe auquel elle impute le droit en général : au moins depuis l’aube de la modernité, cette doctrine considère généralement que le droit s’impute originairement et essentiellement à une volonté, et que celle-ci, étant souveraine, c’est-à-dire précisément initiale et inconditionnelle, n’est tributaire d’aucune autre sorte de normativité en dehors de celle qu’elle pose souverainement et qu’elle peut donc modifier à volonté: la volonté souveraine est la seule source du droit; seule une norme posée immédiatement ou médiatement par la volonté souveraine est du droit ; la volonté souveraine engendre tout le droit lui-même ; plus encore, elle est le droit lui-même, au lieu que ce soit elle, la volonté, qui soit placée sous l’empire du droit et qui l’érigerait comme source de droit. Cela signifie que l’objet même que la volonté souveraine vient de poser n’est aucunement normatif à son égard, dès lors qu’elle peut valablement changer ad nutum le contenu ou l’objet de sa volonté sans devoir, pour établir sa validité, s’en justifier autrement et sans avoir de compte à rendre à qui ce soit pour se décharger de toute responsabilité. Il n’y aurait donc pas d’autres normes s’imposant à la volonté souveraine elle-même, ni au droit dans son ensemble, ni à ses autorités, en dehors des actes de volonté imputables originairement au souverain. Simplement, une doctrine plus positiviste que les autres, qui se dénomme ‘théorie réaliste de l’interprétation’, estime que s’exercent sur les autorités habilitées à se prononcer souverainement en dernier ressort, des juridictions le plus souvent, lorsqu’elles ont été instituées, des « contraintes » qu’elle dit « juridiques », mais qui s’avèrent en réalité purement factuelles selon la façon dont elle les conçoit : la souveraineté, selon cette vue, reste juridiquement intacte ; mais, matériellement, elle est subordonnée à ces contraintes.
a) Or le droit comme science, en général, et le droit comparé en particulier, conduisent à observer qu’il existe, dans la réalité universelle du droit, non pas seulement des contraintes factuelles qui seraient extérieures au droit, mais des objectivités propres au droit et présentant une portée réellement juridique – à condition précisément de ne pas cantonner le juridique dans la seule normativité positive, au sens où l’entendent ces conceptions du droit contemporaines, dont certaines se sont mises en devoir d’élaborer la théorie de ces contraintes factuelles: il apparaît en effet que ces objectivités sont bien juridiques non pas en ce sens qu’elles s’imposent, en tant que faits contraignants, aux autorités souveraines, juridictionnelles ou non, mais en cela qu’elles s’imposent, en droit, à toutes autorités normatives, en tant que normes juridiquement obligatoires – du moins si l’on admet que l’obligation se distingue précisément de la contrainte par cela qu’elle s’adresse à la volonté des destinataires des normes, tandis que la contrainte, qui est la résolution ultime du droit et de l’obligation en actes matériels et donc en fait, comme la coercition, qui est elle un acte matériel volontaire, s’applique à la matière, à l’inertie des corps, à l’opposition physique, à la résistance animée par des volontés qui ont rejeté l’obligation ou qui agissent en toute indifférence à son égard.
Bien qu’elles n’émanent pas d’autorités disposant du pouvoir de poser des normes au sens positif du terme, la pleine juridicité de ces objectivités doit être admise car, sous réserve des implications que recèle cette différence d’origine, elles présentent une obligatoriété semblable à celle des normes positives – au point que le droit positif peut les accueillir et les respecter, sans le dire le plus souvent, ou même les consacrer, le cas échéant, comme normes de droit positif.
Cela tient à ce que le droit ne peut pas ne pas les observer s’il veut rester du droit, même si ce ne sont pas ses autorités qui les auraient instituées volontairement. Mais la conception dominante du droit, moderne et continentale, ne peut non plus admettre qu’elles sont porteuses d’une normativité juridique, dès lors que celle-ci, selon cette conception, est précisément réservée aux seules normes posées, directement ou indirectement, par la volonté souveraine. Néanmoins, ces objectivités s’imposent à ces autorités, en les obligeant véritablement à les respecter, si elles entendent agir en droit ou par le droit. L’idée d’obligation implique bien que ces objectivités normatives peuvent ne pas être obéies: elles sont en cela transgressibles, pour la plupart, tout comme les normes positives; mais leur non-respect comporte des implications à l’égard du droit lui-même, car celui-ci ne peut pas les méconnaître sans se dénaturer plus ou moins en tant que droit.
La recherche du fondement de cette idée générale passe par un examen critique de la conception ordinaire du droit qui en fait le produit exclusif de la volonté et qui empêche ou interdit que l’on puisse voir que la souveraineté elle-même est assujettie au droit. Le droit comparé conduit à ce réexamen dans la mesure où il révèle la grande diversité pratique des conceptions du droit, dont certaines ne trouvent pas du tout leur place dans la façon dont on le conçoit aujourd’hui en Europe continentale, alors qu’elles s’appliquent néanmoins fort concrètement dans de nombreux pays et qu’elles correspondent à des réalités tout à fait positives, depuis toujours. Sur un plan fondamental et général, cette conception ordinaire du droit qui domine au sein de la pensée occidentale contemporaine, en fait essentiellement un devoir-être, qui s’opposerait à l’être lui-même. Or c’est précisément cette opposition rudimentaire qui doit être interrogée, car elle paraît postuler que seul le devoir-être s’impose à l’être, alors que la réciproque est vraie également et qu’elle contient une profusion d’implications que révèle, plus que les autres, la science du droit comparé.
Lorsque la science du droit consent à comparer tous les droits, au lieu de s’enfermer dans l’un d’entre eux seulement, ou au lieu de limiter la comparaison aux seuls systèmes juridiques qui répondent aux présupposés conceptuels ou dogmatiques de cette science et en négligeant les autres, comme cela s’observe fréquemment, et lorsqu’elle recherche un concept de droit qui les transcende tous et permette précisément de les comparer, cette science conduit à reconnaître que le droit, en tant qu’ensemble de règles de droit, loin d’être le maître absolu de ses propres normes, sous couvert de la souveraineté, est lui-même soumis à des règles qu’il doit observer pour prétendre à la qualité de droit tel qu’une science globale du droit peut le concevoir.
b) On doit appeler règles du droit, celles qui s’imposent aux règles de droit pour que celles-ci puissent prétendre à la qualité juridique. Dès lors que ces règles du droit s’imposent au droit et se tiennent au principe même du droit – à son origine même –, on pourrait justement les appeler ‘principes du droit’, plutôt que ‘règles du droit’. Cependant, cette expression de ‘principes du droit’ comporterait quelques risques de confusion avec les principes généraux du droit ou les principes du droit international, notamment, ce qui serait dommageable à une claire représentation de ce qu’elles sont. Les règles du droit, en effet, ne sont nullement celles que le droit produit par ailleurs, et que l’on désigne ordinairement comme les règles de droit. Ce sont les organes que le droit positif désigne qui posent les règles de droit ; mais ce sont les règles du droit qui instituent le droit et le gouvernent, sachant que le droit positif peut parfaitement reprendre à son compte telles ou telles de ces règles du droit pour en faire également, par ailleurs, des règles de droit. Ainsi, par exemple, si ce que l’on appelle le droit positif ou le droit posé peut librement formuler les règles de droit, les règles du droit lui imposent de les respecter tant qu’il ne les change pas selon les formes qu’il a posées, sauf à s’auto-liquider. C’est cette règle du droit que reprend par exemple, en droit positif, le principe qu’exprime l’adage Tu patere legem quam fecistis.
Les règles du droit correspondent donc à une autre sorte de règles que les règles de droit : celles-là ne sont pas posées positivement, mais elles régissent néanmoins de façon effective la formation du droit par les règles qu’il pose ; et c’est parce qu’elles s’imposent au droit pour que celui-ci soit tel qu’en lui-même que l’on doit les appeler règles du droit. Ce sont elles dont le respect conditionne l’existence et la viabilité mêmes du droit comme tel. Plus encore, ce sont elles qui font que le droit est droit. De ce point de vue, l’adage ci-dessus rappelé, s’il est une règle de droit positif, s’impute en réalité à une sorte d’obligation irrécusable plus générale, qui est bien l’une de ces objectivités normatives, dont il est l’une des manifestations : le droit ne peut méconnaître le droit : il n’y a de droit qu’à cette condition. Cela signifie que le droit ne peut changer ses normes qu’en respectant les règles, qu’il a posées, selon lesquelles il est possible de changer ces normes. Car on comprend bien que si le droit devait ne plus respecter les règles qu’il a posées à cet égard, il se ruinerait lui-même en tant que droit. Et même si le souverain n’est pas lié par sa volonté, en cela qu’il peut en changer l’objet à tout moment et que rien, en droit positif, ne lui interdit de changer de volonté tous les matins ou tous les soirs ou plusieurs fois par jour, il reste qu’il ne peut, en réalité, changer de volonté que dans certaines limites bien plus restrictives et tout à fait impératives, sauf à se détruire lui-même en tant que source de droit, car le droit, pour être tel, suppose une régularité temporelle minimale, autrement dénommée en droit positif par la formule de la ‘sécurité juridique’, qui est bien, elle aussi, l’une de ces règles du droit, l’une de ces objectivités normatives ou normes objectives qui déterminent le droit dans ce qu’il est comme dans ce qu’il porte, même si la sécurité juridique a pu se voir reprise, elle aussi, comme un principe de droit positif.
Ces règles ne relèvent donc pas d’une contrainte qui serait extérieure au droit, que tel fait lui imposerait de manière exogène : ce sont des règles endogènes au droit lui-même, qui l’instituent et le gouvernent comme tel ; elles ne relèvent donc pas de la nécessité physique comme celle qu’imposent les lois de la nature, car elles sont transgressibles jusqu’à un certain point, à la différence des lois naturelles, auxquelles on ne peut opposer que d’autres lois naturelles. Mais cela n’exclut pas qu’il y ait des lois de nature ou lois de nécessité qui s’imposent, sans transgression possible, aux lois de volonté. La normativité de ces règles du droit, qui n’est cependant pas morale ni déontologique, mais plutôt ontologique – ontologiquement juridique si l’on peut dire –, est semblable à celle des impératifs kantiens, à cela près qu’ils ne sont pas déduits d’une Raison pure a priori, mais de l’observation. Mais ces impératifs sont soit hypothétiques, soit catégoriques, selon la façon dont on les saisit : ils sont hypothétiques en ce sens qu’ils ne s’imposent que si l’on veut, d’un point de vue externe au droit, qu’il y ait du droit et qu’il subsiste comme tel ; du point de vue interne au droit, ils sont au contraire catégoriques pour le droit lui-même en ce sens que le droit n’est pas ou ne peut plus être en tant que droit s’il ne les observe pas : elles paraissent liées à son être même de devoir-être. La normativité de ces règles du droit ne procède donc pas de quelque contrainte semblable à celles que les théories réalistes prennent en considération, pour en faire des « contraintes juridiques », alors que celles-ci ne sont que factuelles, même lorsque ces théories expliquent qu’elles « résultent du système juridique » : ces règles du droit résultent non pas du « système juridique » saisi par le contenu de ses règles, mais bien du droit en tant que tel, pour ce qu’il est par lui-même, indépendamment donc de ce que les règles de droit peuvent ici ou là disposer, dès lors qu’au contraire les règles du droit s’imposent aux règles de droit ou aux organes qui les posent pour qu’elles puissent être de véritables règles juridiques.
2°) Pour parvenir à ces conclusions, que le droit comparé enseigne empiriquement mais constamment et universellement, il faut donc d’abord examiner de façon critique cette opposition, peu souvent interrogée et demeurant bien sommaire, que la conception aujourd’hui dominante du droit a établie entre le devoir-être et l’être. Car il apparaît bien, en réalité, que loin d’entretenir des relations de stricte opposition, le devoir-être est déjà inclus dans l’être dont cette conception dominante laisse penser qu’il prétend pouvoir le modifier à sa guise ; et que, si le devoir-être du droit peut bien agir sur certains éléments de l’être, il ne peut échapper ni aux lois de celui-ci, ni à ses propres lois qui le font droit, car il relève lui aussi de l’être et obéit à sa propre ontologie. On pourra ensuite en tirer les diverses implications que le droit comparé, qui peut être pris à témoin, permet de relever plus concrètement.
a) Les données que l’on va observer sont, en effet, non pas propres au droit français, mais communes à tous les ordres juridiques. Et, d’ailleurs, il n’y a d’ordre juridique – c’est aussi une leçon du droit comparé – que lorsque telle instance dispose de la liberté, conquise ou reconnue, de se donner les fins de son choix et de déterminer les moyens rationnellement et pratiquement propres à les atteindre. Et cet ordre juridique est souverain dans la mesure où cette liberté est humainement ou politiquement initiale et inconditionnelle.
Or, curieusement, en dépit de cette inconditionnalité, la souveraineté, qui dispose donc de tous les pouvoirs, n’a pas néanmoins, comme on l’a déjà suggéré, celui de se définir elle-même librement en droit – paradoxe qui illustre une autre de ces normativités objectives et qui n’est étonnant que si l’on ne voit pas que l’être s’impose aussi au devoir-être qu’est le droit aussi bien qu’à l’organe même qui le pose souverainement: la souveraineté, quant à la détermination de son être même, se trouve tributaire de données objectives qui sont pour elle normatives au sens indiqué, à défaut du respect desquelles elle ne saurait être une souveraineté, tandis que sa propre définition ne lui appartient pas normativement et souverainement : à supposer qu’elle se mette à courir le risque de se définir juridiquement ou positivement, la souveraineté ne peut pas imposer normativement une définition d’elle-même qui méconnaîtrait ce qu’elle est et doit être essentiellement, pour se poser comme une souveraineté positive : le droit positif dépend donc ici, radicalement, d’une donnée qui ne l’est pas au sens de la conception ordinaire du droit et la situation apparaît tout à fait remarquable dans la mesure où la normativité objective s’impose ici non pas à quelque autorité juridique subordonnée, mais au souverain lui-même. Un ordre juridique souverain, en effet, n’est pas simplement fondé par une liberté simplement reconnue ou affirmée comme telle en droit: il faut que cette liberté en soit une véritable, en fait ou en réalité – autrement dit objectivement – pour que l’ordre juridique présente ce degré minimal d’autonomie qui permette de le considérer, en droit comme savoir autant qu’en droit comme normes, en tant qu’ordre juridique souverain. Et c’est bien la science du droit qui le révèle, le démontre ou même l’établit lorsqu’elle invente le concept de souveraineté, de sorte que l’on ne saurait poser la dichotomie consistant à dire que la science du droit n’est pas du droit et donc que le droit comparé n’est pas du droit, alors que le droit positif n’est ici même pas apte à se définir positivement lui-même dans ce qu’il est essentiellement et pratiquement. Le droit dépend donc bien de l’être et de ses lois, au moins à cet égard, autant que de la raison qui les décèle. La diversité des objets du droit comparé confirme déjà les conditions auxquelles est subordonnée leur institution, et illustre dès l’abord l’existence de ces objectivités normatives ou juridiques.
La raison fondamentale de l’infirmité intrinsèque de cette dichotomie - et de la négation qu’elle implique relativement à la question de savoir si le droit comparé est du droit - tient au fait que, précisément, on ne saurait se contenter de dire simplement que le droit comme devoir-être s’oppose à l’être, en prétendant, par l’homothétie apparente de ces deux formules, pouvoir le modifier. La dualité de l’être et du devoir-être n’établit pas entre eux une coupure ontologique ; et la similarité de l’expression ‘devoir-être’ avec celle à laquelle la formule l’oppose, ‘l’être’, en lui surajoutant simplement ce ‘devoir’, n’autorise pas à suggérer que le devoir-être pourrait, par l’effet de ses seules prescriptions ou de ce seul ‘devoir’, modifier le tout de l’être : ce serait d’ailleurs un non-sens ou une monstruosité que seul empêche de percevoir cet habitus mental consistant à répéter depuis des générations et sans autre examen critique que le droit comme devoir-être peut s’imposer à l’être des choses.
Ce sont seulement les diverses modalités de l’être - qui sont aussi infinies que l’être est exhaustif - que l’on peut opposer entre elles, comme on peut le faire entre l’être ici et l’être ailleurs, l’être actuel et l’être passé, l’être présent et l’être futur, l’être futur et l’être possible, l’être probable et l’être virtuel, l’être observé et l’être désiré, l’être naturel et l’être voulu, l’être voulu comme désir et l’être voulu comme projet, l’être comme projection et l’être comme obligation… Si donc l’être absorbe la totalité de l’étant, il inclut nécessairement le droit lui-même, en toutes ses dimensions.
Ainsi, le droit comme ensemble de normes se manifeste d’abord par des énoncés qui, déjà en tant qu’ils se trouvent effectivement prononcés, font bien partie de l’être. Quant à la normativité de ces énoncés, qui se manifeste par leur prétention à régir tels éléments de l’être - dans la seule mesure où il s’y prêtent-, elle fait bien partie de l’être, elle aussi. Et, en tant que prétention, elle ressortit même de l’être actuel des choses. Ce qui, dans la norme, ne relève pas de l’être actuel des choses, c’est seulement le résultat escompté de cette prétention qui entend précisément les modifier quand ils voudraient rester ce qu’ils sont ou au contraire les conserver dans l’hypothèse inverse. La norme comme énoncé et comme prescription fait donc bien partie de l’être : elle est ; mais ce qu’elle dit de ce qui doit être n’est pas actuellement ou pas nécessairement; sinon, s’il était déjà-là, la norme ne le prescrirait pas. Cela implique bien que le droit, en sa souveraineté même, est enserré dans ces objectivités normatives que l’on rencontre à l’identique dans tous les systèmes juridiques. C’est en cela que le droit comme science, et donc le droit comparé, en élaborant les concepts du droit et en forgeant le concept même de droit par delà la diversité et l’hétérogénéité des systèmes juridiques, contribue à la formation du droit et porte lui-même le processus de sa production…
Par ailleurs, la possibilité même de ce résultat escompté dépend, comme le révèle le droit comparé et toute la science du droit en général, de conditions qui relèvent bien de l’être des choses, tandis que la perspective que les choses puissent être comme le veut le droit fait aussi partie de l’être potentiel. Et tout ce que les règles de droit peuvent exprimer lorsqu’on les saisit par leur contenu normatif, leur portée prescriptive ou leur vocation à l’effectivité fait bien partie de l’être, mais considéré cette fois en sa modalité déontique. Or le droit comme normes autant que le droit comme science relève de l’être ; et tout devoir-être qu’il est, prétendant s’imposer à certains éléments de l’être, il ne saurait s’affranchir de toutes les objectivités de l’être sur lesquelles il n’a pas prise : pour lui, elles sont donc normatives dans la mesure même où il ne saurait s’en libérer tout en voulant rester du droit.
En effet, si le droit fait ainsi partie de l’être, il est nécessairement tributaire de toutes les lois qui gouvernent l’être lui-même, et cela en dépit de la volonté souveraine que peuvent exprimer les règles de droit, en quelque sens que l’on puisse entendre ces lois de l’être : - lois de nécessité intransgressibles par les règles du droit lorsque cette nécessité est celle de la matière ou de la nature, sauf à jouer d’une loi de nécessité contre une autre ; - lois conditionnelles et transgressibles, mais à un certain prix pour le droit, lorsque ce sont des lois des ‘sciences de l’esprit’, pour reprendre la formule de W. Dilthey, qui forment la matrice de ce qu’on appellera bientôt les sciences humaines et les sciences sociales. La différence entre ces deux sortes de lois selon leur objet et la différence quant à leur portée se comprennent au regard d’une donnée objective : les lois qui régissent la matière ne laissent pas de place à la liberté ; certes, elles n’obéissent pas toutes à des déterminations pures, dans la mesure où la matière comporte également de l’indétermination, à propos desquelles seules des probabilités et non des certitudes peuvent se formuler, par exemple quant au point d’impact des électrons libres projetés sur un autre corps ; mais cette relative indétermination a priori relève plutôt de l’incertitude, sinon de l’aléa, mais certainement pas de la liberté. En effet, l’incertitude et l’aléa sont étrangers à la liberté, même si elle les subit elle aussi, dans la mesure où la liberté implique tout à la fois l’idée et la valeur, l’intention et la volonté, ce à quoi, sans aucun doute, n’obéissent pas les électrons libres ni l’aléa ou l’indétermination qui les meuvent. Or, tout au contraire, les sciences humaines ou sociales portent sur des objets qui n’obéissent pas à des déterminations, ou, en tout cas, pas à des déterminations de même nature que celles qui gouvernent la matière, car le rôle et la place de la liberté y sont essentiels, comme celle d’ailleurs des aléas que sont les circonstances et les événements. Pour ce fait même, les lois que tentent néanmoins de formuler ces sciences ne peuvent donc pas présenter la même portée que les lois des sciences de la matière. C’est donc bien vainement que les sciences humaines ou sociales singeraient les sciences de la matière. Quant au droit comme science, loin d’être une science sociale comme les autres, il présente, parmi ces dernières, cette spécificité tout à fait exclusive qui consiste dans le fait qu’il porte non pas sur des lois qui voudraient refléter l’étant social, mais sur des lois que ce dernier a produites et qui voudraient librement, délibérément puis résolument modifier l’étant social, lorsqu’il tendrait spontanément à rester tel qu’il est, ou à le conserver, lorsqu’il tendrait spontanément à changer.
Par suite, les lois qui constituent l’objet de cette science qu’est le droit - les lois juridiques s’il faut les appeler ainsi - forment un objet qui implique doublement la liberté: tout d’abord les lois juridiques s’adressent à la liberté de leurs destinataires, et sont même causées par elle, car il n’y a pas lieu de poser des règles de droit lorsqu’il n’y a pas liberté des destinataires ; mais, ensuite, ces lois juridiques sont elles-mêmes le produit de la liberté des organes qui les ont posées, car il n’y aurait pas davantage lieu de poser des règles si celles-ci devaient exprimer des nécessités ou des déterminismes. Et le droit qui étudie les règles de droit comme le droit qui pose ces dernières, s’il veut être ‘intégral’ au lieu de se contenter d’être « pur », ne peut pas ne pas prendre en compte le sens de ces règles comme le sens de la liberté dont elles émanent et à laquelle elles s’adressent. C’est cela qui explique que si un traité d’astronomie ne rajoute rien au mouvement des astres, et se contente de l’expliquer, sans en rechercher le sens, ni s’attacher à l’apprécier comme vrai ou faux, comme bon ou mauvais, tous les traités de droit civil de par le monde ne sont pas et ne peuvent pas constituer de simples transcriptions d’éventuels codes civils que les pays considérés peuvent se donner. Mais, pour écrire un traité de droit civil - ou un traité de droit constitutionnel -, on ne peut pas se contenter de saisir le droit simplement comme une structure normative qui serait indifférente à son contenu, à sa portée ou à son sens. Le droit est aussi, incontestablement, une structure normative, mais il n’est pas que cela ; et même en tant qu’il est aussi une structure normative, il dépend encore de la façon dont se détermine son contenu, de la matière dont celui-ci se compose, comme de l’inspiration des fins qu’il vise : si tous les ordres juridiques comportent bien une hiérarchie normative, substantielle au moins et souvent formellement organisée, la façon dont se hiérarchisent les normes qui la constituent est nécessairement fonction des contenus à hiérarchiser, qui expriment toujours des valeurs ; la connaissance de ces contenus est donc nécessaire à la connaissance de ces structures
b) Cette opposition radicale que l’on voudrait établir entre l’être et le devoir-être, et qui interdirait toute action des lois de celui-là à l’égard des règles de celui-ci, trouve un autre relais, aujourd’hui assez couramment invoqué, dans l’axiome de Hume. Ce dernier établit, quant à lui, une coupure ontologique entre le droit et la nature, en quelque sens que l’on doive entendre cette dernière, en sorte que, selon cet axiome, le droit ne saurait déduire aucune de ses lois de celles de la nature : les lois juridiques seraient toujours, intégralement et exclusivement, des lois régies par la volonté et donc par la liberté de ses auteurs.
Or, le plus étonnant tient à ce que la vérité même de cet axiome atteste sa fausseté – à tout le moins son inexactitude –, et cela dès qu’il s’énonce, car il comporte une contradiction in adjecto, qui ressort des termes mêmes de l’énoncé. En effet, si le droit, comme acte de volonté, ne saurait trouver aucune de ses lois positives dans la nature, cela atteste bien que la nature présente à l’égard du droit une portée pour le moins contraignante : elle ne lui permet pas de dériver ses lois de celles de la nature, qui sont d’un autre ordre dans la mesure où l’ordre de la nature comprise en un certain sens ne connaît pas la liberté. Ainsi, cette loi ou cet axiome interdit au droit de prescrire ce que la nature détermine comme nécessaire, car ce serait tout à fait vain, ce qu’il sait parfaitement ; et elle lui interdit d’imposer ce qu’elle démontre comme impossible, car cela ruinerait son effectivité et donc son crédit, et il ne s’y risquerait pas. C’est pourquoi le droit ne prescrit pas que le soleil se lève demain à son heure normale et que les abeilles aillent à leur travail quotidien, car cela n’aurait ni utilité ni sens; et il n’enjoint pas aux astres ou aux animaux de se coucher plus tôt ou plus tard, car il n’aurait aucune chance d’être obéi, ni même d’être entendu, et il se ridiculiserait ; il n’impose pas non plus, en principe, ni n’autorise le sommeil ou la respiration, car il n’a pas à le faire, dès lors que le besoin l’impose lui-même ; il ne décide pas davantage que, à partir du 1er avril prochain, la pauvreté, la méchanceté, la maladie ou la bêtise seront abolies, car ce serait absurde : quel que soit le sens dans lequel on l’entende, la nature enserre le droit dans ses objectivités, auxquelles il ne peut, pour des raisons ontologiques, échapper. Il peut bien les méconnaître, le cas échéant, mais c’est au risque de se dénaturer lui-même en liquidant sa nécessaire vocation à l’effectivité, qui est une autre règle du droit. La nature, en quelque sens que l’on doive l’entendre, impose donc bien au droit ses propres limites, d’une façon qui est pour lui objectivement normative. Mais elle ne se contente pas de cela : elle lui impose aussi d’exister selon certaines modalités. C’est en quoi l’axiome de Hume est inexact.
Ainsi, tout d’abord, si le droit ne peut donc rien contre la nature, que l’on peut étendre jusqu’aux dimensions de l’être lui-même, en général, cela implique que, négativement au moins, le droit est tributaire de la nature, en cela même que ses règles ne peuvent pas tout entreprendre, en raison même de ce qu’elle est. Dans ces conditions, c’est bien l’être qui s’impose au devoir-être, en lui assignant d’abord le champ de ses prétentions, qui se limitent à celui de la liberté. Car il n’y a de droit possible, en effet, que là où l’être nous laisse de la liberté, et dans la mesure où c’est celle-ci, qui se manifeste d’abord en tant que liberté de l’esprit, qui nous permet elle-même d’accéder à la conscience que nous en avons. Ainsi, le droit conserve bien tous ses titres pour se poser comme un devoir-être, car il a bien une action sur ce que doit être l’être ou l’étant en certains de ses éléments ; mais c’est l’être lui-même qui, ici positivement, pose la possibilité du droit, en même temps qu’il ménage ou nous impose notre propre liberté, laquelle est d’abord en elle-même un fait, dont l’existence s’impose au droit, et donc une objectivité normative, avant d’être éventuellement un droit, en droit positif. Et c’est aussi une donnée de fait, observable comme telle lorsqu’on examine l’étant, que la liberté, dans les rapports entre tous ceux qui en jouissent, ne survit à elle-même qu’en étant réglée, quelle que soit la nature de cette règle, morale et /ou juridique, interne ou externe à ses sujets. L’être des choses pose ainsi, conditionnellement, la nécessité du droit : si l’on veut que la liberté ait quelque chance de régir les rapports entre les sujets libres, il lui faut des règles de droit. La liberté, déjà objectivement nécessaire en son existence, dans la mesure où l’on ne peut s’en échapper ou y renoncer, est encore objectivement sujette, quant à son exercice et pour survivre, à une régulation quelconque, soit pour la garantir, soit pour la limiter (ce qui revient souvent au même). Il lui arrive aussi de la liquider comme droit, sans cependant pouvoir l’évincer totalement comme fait, ce qui le condamne toujours à terme.
Ce sont là les raisons pour lesquelles le droit existe là où il y a société, sans qu’il ait jamais été nécessaire de l’instituer comme tel – car même une constitution n’institue pas le droit: elle institue des institutions et elle pose simplement du droit, des règles de droit, sans pouvoir elle-même établir le droit en vertu duquel elle décide qu’elle est elle-même la source du droit, prétention qui irait au-delà de ses possibilités effectives, car, pour se poser comme une constitution, il faut déjà que le droit où l’idée que l’on en a admette la prétention d’une constitution à l’obligatoriété : la constitution n’est donc pas la source du droit, car ce n’est pas elle-même qui se rend juridiquement obligatoire, mais le droit en vertu duquel elle peut se poser comme une règle de droit : le droit et la règle du droit qui rendent nécessaire et obligatoire la constitution ou n’importe quel acte positif initial. Le droit dit simplement que le fait de l’effectivité de la constitution est nécessaire à sa juridicité, car le droit est nécessairement réaliste dans sa prétention à s’imposer autant qu’idéaliste dans le contenu même de ses prétentions. C’est pourquoi il la répute comme source du droit. Mais, pour filer la métaphore à laquelle nous invite le mot ‘source’, elle n’est donc certainement pas une source, au sens propre, mais une simple fontaine qui capture des flux qui sourdent bien en amont et à l’égard desquels la constitution ne peut rien essentiellement. Ce sont ces flux qui, au contraire, exigent cet ouvrage de collecte, car le droit a aussi besoin d’un certain ordre, que les règles du droit ne peuvent méconnaître, sauf à compromettre son existence même.
Mais, pour autant, ces objectivités normatives ne sont pas des décrets d’on ne sait quelle Nature toute-puissante qui dicterait à la volonté ce que doit être le droit positif, en son contenu ; elles ne sont pas de ces fulminations que quelque divinité cracherait du haut de son Olympe, impénétrables à ces pauvres humains qui tenteraient en vain d’en interpréter les oracles et qui devraient pour ce faire s’en remettre à quelques grands prêtres qui leur prêteraient leurs bouches, mais qui, en fait, en seraient les auteurs - et les vrais usurpateurs. L’existence de ces objectivités normatives s’impose aux délibérations de notre raison, laquelle peut d’ailleurs les découvrir ou ne pas les découvrir, les prendre en compte ou les négliger, en fonction de notre conscience, de notre culture, de notre histoire, de la liberté d’esprit que nous avons su ou pu conquérir.
Ces objectivités normatives témoignent de ce que le droit ne peut rien sur l’être lui-même en son entièreté, mais qu’il n’agit que là où l’être nous laisse une part de liberté, cette part de liberté étant elle-même celle que notre conscience, qui relève de l’être, est capable de déceler et de nous faire savoir exercer. Mais l’être lui-même comporte une consistance sur laquelle le droit ne peut rien. On ne saurait penser le droit comme s’il était un devoir-être capable d’établir l’être lui-même, sous prétexte qu’il est en mesure d’agir sur diverses données de l’être ou plutôt de l’étant. Il n’est même pas concevable d’admettre un droit qui ne ferait que prétendre, au nom du devoir-être dont il est porteur, agir sur la totalité de l’être lui-même, au motif qu’il a une prise sur diverses données de l’étant. Il est temps de guérir de la maladie infantile du volontarisme juridique qui, découvrant l’ivresse de la volonté libre agissant en droit, croit ou fait mine de croire ou laisse accroire que tout serait possible au droit, en vertu de sa liberté souveraine, et qui nous a conduit, dans l’histoire, surtout la plus récente, aux pires dérèglements et aux pires déconvenues.
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Le droit ne peut donc rien à l’égard de la vérité de l’être. Il en est lui-même un produit. Il ne peut rien à l’égard de l’histoire, à l’égard du temps, le temps qui coule, le temps passé ou le temps qui vient. Il n’a pas d’action sur la structure de l’entendement ou sur les lois de la raison ; il n’est pas le maître du langage, ni de la culture ni de la conscience et encore moins de la science. Mais il joue constamment, autant qu’il peut, avec toutes les objectivités que produisent ces instances, qui s’imposent à lui et que révèle la connaissance du droit, spécialement le droit comparé qui est bien du droit, plus encore que l’on ne pouvait l’imaginer spontanément : la vérité dépasse l’idée que l’on en avait sans y réfléchir. Ces instances agissent à l’égard du droit en l’enserrant de véritables normes qu’il ne peut pas ignorer s’il veut lui-même agir, et celles-ci ne cessent de produire en permanence ces objectivités quasi-inépuisables et renouvelables, au fur et à mesure que la connaissance de ces instances nous en révèle la consistance.
Mais il se trouve aussi que ces objectivités ne cessent, surtout les celles que nous révèle la science - toutes les sciences : physiques, sociales, humaines et juridiques - , de nous dévoiler en même temps les champs immenses de notre liberté. Et confronté à ces objectivités, agissant au milieu d’elles, le droit en est constamment tributaire, en s’appliquant, selon le cas, soit à en tenir compte pour y obéir simplement, soit à exploiter ou, à l’inverse, contrer les effets qui lui sont plus ou moins favorables. Mais le droit le plus conscient n’est pas dupe de ce jeu incessant de la liberté qui engendre le droit et de la normativité de ces objectivités, qui l’enserre.
Le langage, encore une fois, nous le révèle bien. Le verdict, ce verum dictum, est bien obligé, puisqu’il prétend en tirer les conséquences, de se fonder sur la vérité des faits, notamment sur celle d’une culpabilité ou d’une innocence, par exemple. Mais il sait bien, avec la procédure qu’il s’impose, qu’il ne fait pas la vérité mais qu’il cherche simplement à l’établir. Mais l’établir ne veut pas dire qu’il la construit : la procédure en instruit simplement le juge. Sinon, il pourrait et devrait se passer de toute instruction, et il procéderait comme ces lois qui, en obéissant à une logique foncièrement stalinienne, prétendent dire souverainement qu’un fait historique s’est ou non produit (ce qui ne justifie en rien ceux qui, à l’inverse, nient l’existence historique de ces faits). Or qu’une telle loi affirme l’existence de tel fait et oblige à le reconnaître ou à ne pas le nier ne change strictement rien au point de savoir si le fait s’est ou non produit, ou s’il doit ou non être qualifié de telle ou telle façon, car tout cela est une question non pas de droit, mais de vérité. Et lorsque le droit, eu égard aux fins qu’il se donne, se doit d’établir une vérité, il ajoute sagement, comme ce verum dictum, que la chose jugée doit être simplement tenue pour la vérité, ce qui implique bien que cette chose jugée peut être révisable, sous certaines conditions, au nom même de la vérité. ‘Tenue pour la vérité’, en effet, car le droit, s’il sait qu’il ne peut constituer la vérité, sait aussi, alors même qu’il n’a pas de prise sur elle, qu’il doit vraiment – agir comme si ce qu’il établit comme la vérité était bien la vérité : il doit se construire sa vérité pour parvenir aux fins qu’il s’est fixée.
À ce seul égard, il n’y a pas de différence entre un droit d’un État totalitaire et le droit d’un État de droit : la différence porte seulement sur les fins de l’un et de l’autre, sachant que celles-ci impliquent nécessairement des prétentions fort éloignées les unes des autres quant aux rapports entre la vérité selon le droit et la vérité vraie, l’un se donnant – autant qu’il le peut - la vérité vraie comme critère de sa validité, l’autre ayant déjà affirmé sa validité et ne la cherchant plus en dehors de lui-même, mais prétendant y soumettre toute autre vérité qui la contrarierait, à commencer par la vérité vraie. : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » dit notre Déclaration en son article 1er. « Ce n’est peut-être pas exactement vrai à tous égards », ajoute in petto la Déclaration qui n’est pas dupe ; mais, en le signifiant par l’indicatif de l’énoncé, qui fait figure par lui-même de formule exécutoire et performative, elle ajoute implicitement : « je veux qu’il en soit ainsi».
Étienne Picard
Professeur à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)
Rédacteur en chef de la Revue internationale de droit comparé