L'erreur de Hume
La loi de Hume est le lieu d’enjeux considérables. Selon un philosophe américain de tradition aristotélicienne, le meilleur de la philosophie pratique récente a consisté à surmonter, souvent avec beaucoup de succès comme dans le cas d’Anscombe, cette erreur. Néanmoins la loi de Hume continue d’imprégner nombre de théories et d’esprits.
Pour un continental, se libérer de la loi de Hume, c’est aussi surmonter tout le positivisme et spécialement le positivisme normativiste kelsénien. Mon propos consistera à donner quelques éléments de réflexion afin de contribuer à la démarche libératrice entamée par les tenants de l’éthique néo-aristotélicienne.
La loi de Hume pose à la philosophie du droit au moins trois catégories de problèmes. Les premiers concernent son application éventuelle au domaine juridique. Les seconds regardent la logique, car la loi de Hume implique que l’on ne puisse pas déduire par raisonnement d’énoncés impératifs ou normatifs à partir des énoncés catégoriques assertoriques. Enfin, la loi de Hume repose sur une séparation étroite entre des domaines du réel, c’est-à-dire qu’elle repose sur une ontologie, et probablement aussi une théologie, qui sont problématiques.
Avant d’aborder la discussion de ces trois points, il est bon de se rappeler précisément le contenu de cette loi, le contexte de sa découverte et de son succès.
I. Origine et expansion
Selon ce qu’indique son nom, cette loi est formulée par Hume dans son Traité de la nature Humaine. Hume explique qu’en lisant les philosophes il a été très étonné de constater qu’après des raisonnements qui établissent l’existence de Dieu ou des considérations sur les affaires humaines les auteurs passent brusquement de propositions où l’on trouve la copule classique « est » ou sa négation « n’est pas » à des propositions où le sujet et le prédicat sont toujours unis par « doit » ou bien « ne doit pas ».
Hume poursuit ainsi : « ce changement est imperceptible, mais il est pourtant de la dernière conséquence. Car puisque ce “doit” ou “ne doit pas” exprime quelque nouvelle relation ou affirmation il est nécessaire qu’elle soit observée et expliquée ; et qu’en même temps qu’une raison soit donnée pour ce qui semble en même temps inconcevable, à savoir comment cette nouvelle relation peut être une déduction des autres qui sont complétement différentes d’elles. »
En résumé, Hume constate un passage courant entre « est » et « doit », ou leur négation, une absence d’explication de cette transition, et finit par affirmer que l’explication de cette transition est illégitime et impossible parce qu’il est impossible de déduire ce qui doit être de ce qui est. En affirmant cette impossibilité, Hume établit donc bien une cloison étanche entre deux domaines : le domaine constatif et le domaine déontique.
L’idée de Hume se diffusera tant dans le monde anglo-saxon que dans le monde germanique. Dans le monde anglo-saxon, c’est l’anglais Moore au début du xxe siècle qui va se faire le protagoniste le plus important de la coupure établie par Hume. Les intentions de Moore sont très honorables, il cherche à s’opposer à la réduction du bien soit à l’utile soit aux phénomènes physiques. Quoi de mieux pour éviter cette réduction que de défendre l’idée que le domaine du bien est séparé de celui du fait par une cloison étanche ? Si on néglige la séparation fait/devoir, fait/bien on commet la naturalistic fallacy, l’erreur naturaliste. Selon Moore, le bien est une propriété sui generis. Elle est originelle et indéfinissable. Elle ne peut être découverte même avec le plus fin des instruments scientifiques. Moore est en fait un véritable platonicien, il pense donc avoir l’intuition du bien. Ce bien se situe en dehors de tout contexte empirique.
Afin d’établir ce point, Moore utilise l’argument suivant. Admettons que le bien soit ce que l’on désire désirer, qui pour Moore est la définition la plus plausible du bien. Si nous pensons que A est bon, nous pensons donc que A est ce que nous désirons désirer. Mais si nous demandons encore « est-il bon de désirer désirer A ? » Nous nous posons en fait exactement la même question que la question originelle « A est-il bon ? ». Mais, poursuit Moore, on ne peut analyser la seconde question en la paraphrasant ainsi « Le désir de désirer A est-il l’une des choses que nous désirons désirer ? ». Il est inexact que nous ayons dans l’esprit une formule si complexe lorsque nous demandons simplement « A est-il bon ? ». En fait, il est clair que le prédicat « bon » est différent de la notion « désirer désirer ». Donc on peut douter de l’équivalence entre « bon » et « désirer désirer ». Il en va de même pour toute autre équivalence entre « bon » et autre chose.
Quelle que soit la valeur de cet argument et de quelques autres de même type, la conclusion de Moore est que le bien est indéfinissable, soit en termes de plaisir, soit en termes de fait scientifique. Le bien n’est pas la propriété naturelle d’une chose existant dans l’espace ou le temps. Le bien est donc une notion originelle, inanalysable, et irréductible en tant qu’elle est séparée de tout autre domaine.
Ce qui est bien est bien et rien de plus. Le bien échappe ainsi à toute enquête empirique, mais aussi à la raison. On peut au mieux avoir une inclination qui est une attitude vers telle ou telle action.
Le monde germanique adoptera également la séparation is/ought. Traduit en allemand, cela donne l’opposition Sein/Sollen qui est centrale dans la philosophie pratique de Kant. L’un des points sur lesquels se fonde l’action humaine est la liberté. Une action humaine selon Kant doit être non seulement rationnelle mais aussi libre. Or la nature est régie et pensée grâce à la causalité et au déterminisme qui permettent à la science d’intégrer les données de l’expérience. L’action humaine, morale doit échapper à la causalité de la nature. Elle doit donc trouver son origine en elle-même, dans sa liberté et dans son autonomie. En outre, pour être morale, elle doit être accomplie par devoir justement parce qu’elle trouve en ce devoir l’accomplissement de son autonomie et de sa rationalité, obéissant ainsi d’ailleurs aux exigences de l’impératif catégorique. L’impératif catégorique est lui-même porteur d’une nécessité inconditionnelle, donc absolument libre de toute considération empirique. La morale est donc principalement déontique, « principalement » parce qu’il y a discussion sur la place de la finalité du bien chez Kant.
Ces éléments ne se limitent pas chez Kant à l’action individuelle. Ils sont aussi présents dans sa philosophie du droit et sa politique. On y retrouve clairement la liberté et le devoir accompli pour lui-même. Les règles de droit énoncent ces devoirs, mais elles sont elles-mêmes reconduites à la volonté libre de l’individu à travers le contrat social ou autre. La séparation de l’être et du devoir être se diffuse largement dans le monde de la politique et du droit de langue allemande. Un cas intéressant en la matière est celui de Max Weber. La distinction entre le savant et le politique est directement inspirée de Kant. Au savant correspond l’objectivité, la neutralité et la rationalité, au politique le charisme et la conviction. Il est probable que la promotion de l’irrationalisme dans la politique allemande n’a pas eu que des effets bénéfiques.
Évidemment, l’adoption de la dichotomie Sein/Sollen est l’un des aspects importants des emprunts de Kelsen à Kant. Même si on peut discuter éventuellement de la complète fidélité ou non de Kelsen à Kant, il est indéniable qu’il hérite de cette disjonction. Kelsen est persuadé de l’impossibilité d’une découverte objective et rationnelle du juste. Pour lui, il s’agit d’un jugement de valeur et un tel jugement ne peut être que subjectif. C’est une question de goût personnel. Dès lors le domaine du droit, comme celui des valeurs en général, doit échapper à ces jugements subjectifs. Il y aura bien une sorte de rationalité, mais elle sera toute interne. Elle consistera en la déduction logique d’une norme à une autre. La rationalité est possible en ce sens et uniquement en ce sens qu’il ne peut être question ici que d’une déduction entre normes, sans jamais franchir la barrière qui isole le domaine normatif du domaine constatif.
Il est bien connu que Kelsen a évolué vers une théorie de la libre interprétation. Loin de constituer une rupture avec le principe de la séparation de l’être et du devoir, cette évolution est plutôt une radicalisation. En effet, la liberté de l’interprétation ainsi invoquée signifie la liberté par rapport à la connaissance de la norme primaire, aussi et évidemment, par rapport aux indications juridiques qui pourraient être fournies par la nature.
Nous sommes désormais en mesure de discuter la version kelsenienne de la dissociation humienne, tout d’abord en la confrontant au langage du droit.
II. La loi de Hume et le langage du droit
Si l’on comprend bien la loi de Hume et sa reprise kelsenienne, en principe le domaine des normes ne doit être constitué que de normes. Les normes ne pouvant être constatives, elles doivent être impératives. Ce doit être des commandements sous une forme ou une autre.
Le moins que l’on puisse dire est que cette exigence est plutôt étrangère au domaine du droit. En droit romain, force est de constater que la très grande majorité des textes du Digeste sont à l’indicatif. Certes il existe bien des impératifs, mais ce sont des conclusions qui constituent un ordre adressé au juge par le prêteur dans le cas où une hypothèse de droit ou de fait s’avère réalisée : Si paret…. On a donc bien ici encore un passage du constatif « S’il apparaît que… » à une décision normative. D’une manière plus générale, le droit romain connaît la distinction entre le fait et le droit, mais il n’en fait pas une séparation étanche. Au contraire, il organise le passage de l’un des domaines à l’autre. D’ailleurs, la règle n’en est pas la source mais c’est plutôt l’inverse jus non a regula sumatur, sed a jure regula. En effet, le droit pour les romains est une connaissance des choses notitia rerum. Par ailleurs, il prévoit clairement des cas où le fait produit du droit, par exemple avec l’usucapion ou les contrats qui se forment « re », c’est-à-dire par la remise de la chose.
C’est la raison pour laquelle le droit savant résume la question en deux adages. Tout d’abord da mihi factum, jus tibi dabo. Cette courte phrase résume l’office respectif des parties et du juge. Elle est un contre-exemple direct de la loi de Hume puisqu’elle indique que le juge va extraire le droit à partir des faits à lui fournis par les parties. Il opère lui-même l’articulation en principe interdite par Hume. Le second adage s’accorde parfaitement avec le premier puisqu’il dit que ex facto jus oritur « c’est du fait que naît le droit ». Sur la base de cette même idée, Saint Thomas pourra écrire que le droit est ipsa res justa, la chose juste elle-même.
En passant au droit français, on devra constater également la très large domination des expressions constatives, contrairement au désir de certains. Le code civil déclare que « les biens sont meubles ou immeubles » et que « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».
L’obligation n’est pas ordonnée elle est constatée. Le droit pénal que l’on pourrait penser plus impératif ne l’est guère plus. Ainsi, il n’interdit pas le vol, mais il le définit et ensuite édicte la peine.
On pourrait remarquer que les indicatifs ici évoqués sont des performatifs. Mais justement les performatifs ont été mis en lumière par Austin et Searle pour montrer qu’il n’y a pas de frontière rigide entre constatif et prescriptif. Ce sont des descriptions à effets normatifs.
Une des illustrations les plus manifestes du principe ex facto jus oritur est le cas de l’usucapion (ou prescription acquisitive selon une terminologie plus imprécise) qui, outre ses effets procéduraux, permet au possesseur d’acquérir éventuellement un fond (art. 2226 C. civ. ancien et 2260 nouveau) indépendamment même de sa bonne foi. On a vraiment ici un état de fait, la possession, qui produit de lourds effets de droit.
Un partisan de la séparation is/ought pourrait arguer du fait que, s’il y a bien ici des conséquences juridiques attachées au fait, c’est qu’il existe des normes qui définissent la possession et ses effets. Mais cette argumentation n’est pas très convaincante. D’une part, en disant cela, le normativiste reconnaît en effet par son argument même que la norme prévoit le passage du fait au droit et il doit donc admettre ou que le passage est rationnel ou que la norme est absurde. En outre, il reconnaît par son argumentation même qu’il est nécessaire de connaître et la norme et les états de fait qu’elle décrit pour obtenir des effets de droit : ainsi il concède la thèse qu’il voulait combattre.
En fait, il existe une justification tout à fait rationnelle à l’existence de la très ancienne usucapion. Si les propriétaires devaient absolument remonter toute la chaîne de transmission des propriétés jusqu’à l’origine, ils se heurteraient très vite à une impossibilité, à la probatio diabolica. L’usucapion, même de mauvaise foi, assure, même si elle a pu paraître immorale à certains canonistes, la stabilité des propriétés et donc la paix civile. Le passage du fait au droit est ici à la fois manifeste et rationnel, et donc finalement juste.
Les jugements et les arrêts des tribunaux et des cours, y compris de la cour de cassation, comportent un exposé des faits et en tirent des dispositions juridiques. Il en va de même en matière de procédure législative. La procédure législative prévoit un exposé des motifs qui est une explication rationnelle des nouvelles dispositions législatives et qui contient de nombreuses références aux faits. Il en va de même encore pour certains décrets. D’une manière générale d’ailleurs, l’administration prépare ses décisions à l’aide de multiples rapports qui dressent des états de fait conduisant à la décision et la justifiant.
Ces remarques conduisent naturellement à la conclusion que le langage du droit et la pratique des juristes méconnaissent largement l’idée d’une séparation étanche entre le fait et le droit, entre constatation et décisions. Au contraire il semble y avoir un constant passage de l’un à l’autre et une justification rationnelle des décisions par les constatations.
Faut-il donc alors, pour préserver la logique de la déduction de normes à normes, soit exclure du droit ce qui n’affiche pas d’impératif, soit réformer le langage du droit ? Il semble difficile d’accepter l’idée que la tâche de la philosophie du droit soit de réformer le langage du droit ; elle est plutôt d’expliquer la réalité du droit.
La loi de Hume n’établit pas seulement une séparation de l’être et du devoir être, mais elle prétend qu’il est impossible de déduire par un raisonnement correct le devoir être de l’être. Il ne peut y avoir de déduction correcte qu’entre normes impératives. Il nous faut donc examiner cette dimension logique de la loi de Hume.
III. La logique de la loi de Hume
Une remarque préliminaire tout d’abord. Si nous prenons la formulation kelsenienne des normes, P Q se lit normalement : « Si P, alors Q ». Elle débute donc par une conditionnelle, donc le déclenchement de Q nécessite que la condition soit remplie, autrement dit qu’un fait soit accompli.
Ainsi, par exemple « L’obligation est conditionnelle lorsqu’elle dépend d’un événement futur et incertain. » art. 1304 C. civ. L’évènement est une modification de l’état de fait. « La condition est suspensive lorsque son accomplissement rend l’obligation pure et simple. Elle est résolutoire lorsque son accomplissement entraîne l’anéantissement de l’obligation. » C’est donc bien le fait de la réalisation, ou non, de la condition qui rend, ou non, applicable la loi contractuelle et donc la norme des parties. La norme dépend ici nettement du fait, et c’est finalement peut-être aussi ce que dit Kelsen un peu malgré lui.
Si nous revenons de manière plus générale à la logique de la loi de Hume, ce qui permet de contrôler la validité logique de la déduction en matière normative est une branche particulière de la logique que l’on appelle logique des normes. Celle-ci est une sous-branche d’une autre partie de la logique que l’on appelle logique modale parce que ses propositions contiennent des modalités, à l’inverse des propositions de la logique assertorique ou catégorique qui n’en contiennent pas.
Traditionnellement, depuis le Traité de l’Interprétation (Peri Hermeneias) d’Aristote, il y a une articulation sans réduction entre la logique catégorique et la logique modale. Enfin, puisque la logique normative dépend de la logique modale, la négation ou la réduction de celle-ci entraîne nécessairement la disparition de la première.
Or les nominalistes comme Hume ou Quine ont toutes les raisons pour nier ou réduire la logique modale. La logique modale en effet demande d’une part de distinguer le nécessaire et le contingent, et d’autre part cette distinction repose elle-même sur ce qui est identique à soi-même malgré les changements superficiels et qui est ainsi nécessaire, et ce qui peut changer et qui est donc contingent. Cela sous-entend en fait une distinction entre l’essentiel nécessaire et l’accidentel
contingent (traditionnellement, l’accident est défini comme « ce qui peut être ou ne pas être »). Mais les nominalistes ont beaucoup de mal à utiliser ces distinctions. De fait, ils sont empiristes, discontinuistes (le monde est pour eux une mosaïque), et actualistes, pour qui tout est en acte. Or si tout est en acte, si la connaissance est uniquement une connaissance sensible par acquaintance, on ne peut que constater des objets ou des faits au présent sans avoir aucune possibilité de connaître leur futur et donc le développement de leurs potentialités. La logique ne peut donc pas tenir compte du possible développement ou changement. Elle ne peut pas s’occuper de ce qui sera peut-être autrement ou non. Le possible est précisément le domaine de la logique modale. Si ce domaine est inaccessible, ou bien il ne peut y avoir de logique modale, ou bien elle doit être réduite à la logique non modale.
Il va de soi aussi que, si le monde est tout en acte, la liberté ne trouve plus de place à s’y exercer. Si, selon l’hypothèse actualiste, la nature est ainsi une prison, la liberté ne peut consister qu’à s’en délivrer et elle le fait en se réservant le
domaine des normes. Moins celles-ci seront liées à la nature déterministe plus la liberté trouvera à s’épanouir.
Pourtant, c’est un fait qu’il existe bien une logique modale relativement autonome, avec ses foncteurs propres, différents de ceux de la logique assertorique. Une des façons de s’en sortir pour le nominaliste est de prévoir que le possible constitue en lui-même un autre monde séparé du monde présent, également tout actuel ; c’est la proposition de David Lewis. Il y a des raisons de douter que ce type de construction constitue une réponse satisfaisante et soit applicable à la logique normative (sauf comme instrument de contrôle sans portée ontologique). De fait, ce qui importe pour le juriste est tout de même de savoir ce qui, dans notre monde actuel, est possible, c’est-à-dire permis. En tout cas, malgré les vœux du nominaliste, l’existence réelle et constatable d’une logique modale et d’une logique normative est un fort démenti apporté à la séparation entre le constatable et le permis ou l’obligatoire.
Il faut ajouter que ce passage n’est pas seulement un fait mais qu’il est une exigence logique. Tout syllogisme pratique en effet comporte nécessairement dans sa seconde prémisse une proposition qui constitue une constatation de fait. Par exemple, pour entrer en voie de condamnation d’un vol, il est nécessaire d’établir le fait de la soustraction d’un bien et de son auteur.
Nous avons en français l’œuvre de Georges Kalinowski, qui a développé une logique normative parfaitement au point. Il ressort en autres choses de son système de logique normative une nette continuité entre logique catégorique, logique modale et logique normative. On peut aisément constater cette continuité à la lecture de son ouvrage. Cette logique normative montre qu’elle obéit à des lois logiques et permet de produire des thèses logiques et des inférences de manière parfaitement rationnelle et rigoureuse.
Autrement dit, elle montre par sa seule existence que les domaines de l’action et du droit sont loin d’échapper à la rationalité. Or cette rationalité se manifeste précisément dans le passage du constatif, régi par la logique assertorique, à l’obligatoire ou au permis régis par les logiques normative et modale. Il est possible de passer logiquement de l’existence à la permission ou à l’obligation sans paralogisme. Pour cette raison, la logique normative de Kalinowski est cognitiviste, c’est-à-dire que c’est une connaissance qui permet de dire quelle est la norme de ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Kalinowski tient ainsi une position relativement autonome comparée par exemple à celle de son interlocuteur von Wright, qui en est finalement resté à une position non cognitiviste, c’est-à-dire décisionniste ou volontariste, qui produit une logique déontique et non pas normative. Cette dernière position est sans doute plus acceptable pour le nominaliste, mais elle n’assure pas très fermement le passage du « est » au « devoir ».
Il existe en effet une ambigüité quant à la notion de connaissance fondant les normes inférieures. Quel est l’objet de cette connaissance ? Selon certains comme von Wright, ou même Gardies, il suffit qu’il s’agisse de la connaissance de la norme primaire (ou supérieure si l’on préfère). En ce cas, la connaissance est bien à l’origine des normes, mais cette connaissance reste dominée par une première volonté impérative. Elle ne permet pas de franchir véritablement le domaine du normatif et de l’impératif.
Cependant, cette interprétation est loin de s’imposer. En tout cas elle n’est pas celle de Kalinowski. Pour lui, en tant que philosophe réaliste, les normes désignent et se réfèrent à des relations réelles qui existent entre les hommes concrets. Ce sont celles-ci, à vrai dire, qui sont l’objet de l’activité du juriste. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs la logique normative en constitue une analyse logique mais s’en distingue. Autrement dit, l’activité juridique et les relations réelles sur lesquelles elle porte existent avant l’analyse logique.
Cette dernière, pour intéressante qu’elle soit, ne consiste qu’à analyser la validité logique des activités du juriste. Elle en valide justement le caractère cognitif. Ainsi, pour Kalinowski, les normes sont le produit, non pas d’une construction volontariste, mais de l’activité cognitive de l’intellect et de la raison portant sur les relations réelles.
Quel est donc ce réel et comment autorise-t-il le juriste à en tirer du droit ? Telles sont les questions qui se posent à présent et qui relèvent de l’ontologie.
IV. Loi de Hume et ontologie
J’ai déjà esquissé les traits de l’ontologie nominaliste qui sous-tend la loi de Hume et je n’y reviens pas. Parvenu au point où nous en sommes, il est préférable de se pencher sur l’ontologie de ces relations réelles que prend en compte le juriste. Il les considère à fin d’y trouver du droit, c’est-à-dire de dire ce qui est juste les concernant. C’est en ce sens que, selon Thomas d’Aquin, jus est in re.
Tout d’abord, il faut remarquer que ces relations n’existent qu’en fonction de l’existence de leur origine et de leur terme, c’est-à-dire des hommes réels qui sont impliqués dans ces relations. Cependant, ces relations ne se confondent pas non plus avec les hommes qu’elles relient. Elles ont une certaine existence relativement autonome. Par exemple, le juriste s’intéresse à la filiation qui existe entre un individu et son père, mais non pas à ces individus en tant que tels ; et à un niveau plus élevé que celui d’un cas d’espèce, le professeur de droit s’intéresse à la relation de filiation en tant que telle dégagée de tout contexte particulier.
Parmi les raisons qui empêchent l’ontologie nominaliste de se prêter au passage de l’être au devoir être, la plus radicale est l’actualisme, c’est-à-dire le fait de considérer que les réalités sont toutes pleinement actuelles et donc figées dans leur état présent. En d’autres termes, elles sont dépourvues de tendances. Au contraire, une ontologie réaliste au sens d’Aristote et de Saint Thomas reconnaît la réalité de ce qui est en puissance. Pour cela, elle s’appuie sur la réalité du mouvement, elle reconnaît que les choses et toutes les réalités sensibles sont mouvantes et changeantes. Elles possèdent une tendance ou des tendances à se réaliser au mieux, et cette tendance résulte d’un principe interne, la nature. Le mouvement résulte d’un double aspect de la nature, à savoir que la nature est à la fois détermination ou forme, et déterminée ou matière. L’unité de ces deux dimensions de la nature induit un mouvement, parce que la matière est une potentialité activée par la forme, qui elle-même est acte. Dans les réalités dont s’occupe le juriste apparaissent ces deux aspects et ce mouvement de réalisation. Elles appartiennent ainsi au domaine de « ce qui tend à être ».
Un des meilleurs exemples de ce développement d’une nature grâce à son mouvement nous est donné par Aristote analysant le développement de la cité, qui n’est au fond qu’une sorte de relation. La cité, explique Aristote, est le fruit d’une histoire qui débute par la famille, passe par le village et s’accomplit dans la vie politique de la cité. Cette histoire, toujours selon Aristote, est le mouvement d’une nature dont la potentialité se déploie et s’actualise.
Parvenu à ce stade, il faut lever une grave ambigüité. Si le droit se nourrit de faits, si la nature se manifeste à travers un devenir, le droit ne se réduit-il pas à un enregistrement des faits ou de l’histoire ? Ne se résout-il pas en une sociologie plus ou moins historique qui se contenterait d’enregistrer une inéluctable marche du progrès ? L’accomplissement des tendances de la nature ne nous conduit-il pas à enregistrer purement et simplement tous les faits et toutes les évolutions ?
Pour répondre à ce problème il est nécessaire de préciser les contours de la potentialité. La potentialité ouvre plusieurs possibilités. Certaines de ces possibilités entraînent un appauvrissement, une dégradation, voire une destruction de l’objet changeant. Ainsi, si la plante manque d’eau ou de soleil, si le petit animal n’est pas nourri correctement, ils ne se développeront pas et même régresseront, au point de disparaître dans le pire des cas.
Inversement s’ils sont correctement nourris, ils se développeront au mieux et parviendront à leur maturité. Il y a donc dans la potentialité des possibilités négatives et des possibilités positives. Certaines possibilités sont un mal pour la réalité concernée, d’autres sont au contraire un bien. Le mal consiste à ne pas parvenir à son accomplissement, à manquer son but, le bien au contraire consiste pour une réalité à parvenir à son accomplissement. Le changement ou le mouvement ne sont pas axiologiquement neutres. Dans un cas, ils vont dans le sens de la fin et du bien, dans d’autres cas dans celui de la régression et du mal.
Autrement dit le bien, ou le juste, peuvent être détectés par la connaissance des mouvements et tendances de la chose en évolution. Certains mouvements ou tendances vont à l’encontre de ce qu’elle est, d’autres vont dans le sens d’un parfait accomplissement de ce qu’elle est. De cette façon se trouve satisfait le souci de Moore de préserver le bien, et se trouve aussi écarté le positivisme sociologique comme simple enregistrement des faits sans jugement sur la valeur des faits.
La tâche du juriste consiste précisément en cela qu’il est invité à connaître, à juger, à discerner ce qui va dans le sens du meilleur accomplissement des relations réelles entre les membres de la cité et à repousser ce qui va à son encontre, ceci avec une intelligence bénéficiant de toute l’expérience juridique, et donc humainement pensée.
Ceci vaut tant pour le juriste, et particulièrement le juge, au niveau des relations particulières, que pour le législateur au plan de la relation politique qui englobe toutes les autres. Ainsi le juriste aura, au niveau des relations particulières, à sanctionner, à repousser les actes punis par le droit pénal, mais aussi les relations civiles malsaines comme les contrats à objet immoral ou trop déséquilibrés, à corriger les torts causés. Inversement il aura à favoriser les contrats corrects, des relations de bon voisinage etc… Cette tâche n’est pas aisée, elle demande de la prudence et des discussions dialectiques, par exemple pour savoir où se trouve l’équilibre entre la sécurité fournie par le formalisme contractuel et la fluidité des affaires nécessaires au commerce.
Le législateur aura une tâche analogue au niveau des dispositions qui regardent toute la cité, par exemple en évitant le brouillage des filiations au détriment des enfants et des propriétés, ou en promouvant une certaine stabilité des familles et des propriétés, en veillant à un certain équilibre des salaires, à la sécurité et à l’ordre public, etc…
Toutes ces tâches se résument à connaître ce qui est juste ou injuste dans ces relations et à le mettre en œuvre (force exécutoire, volonté), c’est-à-dire à franchir sans cesse, et de manière parfaitement logique, rationnelle et ontologiquement fondée, la soi-disant barrière entre l’être et le devoir être. Comme l’a montré Anscombe au cours de nombreuses analyses, une bonne description contient ce que nous devons faire moralement et juridiquement. Ce qui est indique ce qui est bien et juste et nous fournit les raisons de l’agir juste et bon. La nature nous éclaire sur le droit. La liberté peut s’exercer dans et grâce à la nature.
Michel Bastit
Michel Bastit, après des études de droit et de philosophie du droit est désormais professeur de philosophie à l’université de Bourgogne (Dijon) et membre des Archives Poincaré (CNRS-Nancy). Sa thèse rédigée sous la direction de Michel Villey a été publiée sous le titre de Naissance de la loi moderne, P.U.F., Paris, 1990.
Parmi ses dernières publications on peut noter un article intitulé : « Veram nisi fallor philosophiam : l’expérience romaine du droit et de la philosophie », Rivista Internazionale di Filosofia del Diritto, 94, 21017,1 ; et un livre sur Le Principe du monde, le Dieu du Philosophe, P.U.I.PC., Paris, 2016.