L’« Esprit de la Nation française révélé par ses structures ». L’Histoire de l’administration lue par Bertrand de Jouvenel
Préface à la réédition de L’histoire de l’administration
10 avril [19]69
Monsieur et cher Collègue,
vous avez lieu de me juger très discourtois puisque j’ai laissé sans réponse, depuis plusieurs mois, le très aimable envoi de votre « Esprit de la Nation française révélé par ses structures ».
C’est en effet un titre de ce genre qui me paraîtrait convenir à votre Histoire de l’Administration (française) La relisant à la faveur de l’interruption pascale, j’y ai trouvé un éclairage qui nonobstant l’extrême contraste des formes, s’apparentait à celui que Giraudoux, dans Bella, a apporté à l’égard de notre politique étrangère. Tout compte fait, l’attitude de Rebendart constitue la meilleure (hélas) référence pour l’intelligence et la prévision de la politique extérieure française.
Or ce qui fait l’originalité de votre ouvrage, c’est que vous dégagez ces constantes psychologiques qui se manifestent dans nos structures administratives, et qui impriment immédiatement un caractère tâtillon, vieillot, désuet, aux formations nouvelles.
J’ai goûté ce caractère philosophique de l’ouvrage (ce n’est pas sans motif d’affinité que vous citez Cournot) et je me suis félicité en le goûtant à loisir lors de ma relecture, de ne vous avoir point écrit plus tôt.
Je n’avais point tardé à lire votre livre. Au contraire je m’étais, comme on dit, « jeté sur lui », sitôt arrivé entre mes mains. Mais justement cette hâte, ou plutôt son principe, avait fait de moi un très mauvais lecteur.
À vous parler franc, ce livre m’a d’abord déçu… par sa hauteur de vues. J’attendais comme un film de croissance anatomique de l’Administration, mettant en lumière chaque naissance de Ministère, voire de Direction, en signalant l’occasion, montrant les nouveaux rapports intra et extra-administratifs en résultant. Enfin une série de « coupes » montrant d’une époque à une autre, les changements de volume et structure de l’ensemble administratif.
C’est une expérience psychologique commune que l’on est déçu si, croyant boire du cidre on rencontre le goût inopiné du champagne. C’est là ce qui m’est arrivé à la première lecture. Votre livre n’était pas celui que j’avais attendu.
Et c’est cela même qui a fait son charme à la seconde lecture. Car au lieu de regretter alors qu’il ne m’apportât pas les informations concrètes que j’avais attendues, je lui ai été reconnaissant de m’apporter toute sorte de réflexions inattendues et importantes.
C’est ainsi que, persistant d’ailleurs à sentir le besoin d’un ouvrage plus pédestre, plus terre-à-terre, je viens vous féliciter d’avoir écrit un livre qui se situe à un tout autre plan, l’étude des caractères politiques de la Nation et de leurs effets sur les structures de l’appareil public.
Veuillez agréer, Monsieur et cher Collègue, l’expression de mes sentiments de sincère estime et de mon désir de faire la connaissance d’un esprit avec lequel je suis entré en profitable contact par cette lecture.
Bertrand de Jouvenel (1903-1987)
Philosophe, économiste, politologue, juriste, journaliste et écrivain, Bertrand de Jouvenel est l’un des théoriciens pionniers de la prospective en France.
Il est également le fondateur de la revue Futuribles.