« Le droit ne ment jamais, puisqu’il est là précisément pour obscurcir la vérité sociale en laissant jouer la fiction du bon pouvoir. »

P. Legendre, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Paris,
Minuit, 1976, p. 157.

« Dans la texture du droit s’impriment ainsi tout à la fois ce que les sociétés affrontent, ce qu’elles rêvent et ce qu’elles redoutent. »

A. Supiot, Grandeur et misère de l’État social, Paris, Collège de France/Fayard, no 231, 2013, p. 41.

« On a aussi en France une conception de la philosophie comme institution, à laquelle correspond une idéologie professionnelle très puissante, qui se caractérise à la fois par une définition étroite, rigide et souvent passéiste de ce que doit être la vraie philosophie et par des illusions assez extravagantes concernant le rôle que peut jouer la philosophie et les pouvoirs qu’elle détient. »

J. Bouveresse, Le philosophe et le réel. Entretiens avec J-J. Rosat, Paris, Hachette Littératures, 1998, p. 234.

Quel sens donner à la question proposée ?

De l’enseignement contemporain du droit administratif en France on peut dire qu’il montre, dans l’ensemble, une belle indifférence à la dimension philosophique de ce corpus juridique. Cette attitude est, il faut le reconnaître, parfaitement assumée, quand elle n’est pas fortement revendiquée. Si ce choix n’est bien sûr pas celui de tous les juristes de doctrine, il n’est pas abusif d’affirmer qu’il bénéficie d’un sérieux ancrage institutionnel. Les arguments pourtant ne manquent pas, qui invitent à se détourner d’une telle orientation, c’est-à-dire à ne pas partager la ou les conception(s) de ce droit qu’elle suppose.

Il existe en effet de bonnes raisons de parler du droit administratif comme d’une entité juridique indissociable d’une philosophie de l’administration, du fait notamment de sa profonde insertion dans la culture politique française. C’est que le droit administratif fait partie intégrante de cette dernière à laquelle il apporte toutes les ressources légitimantes de la juridicité. Tel était bien le sens qu’au milieu du xixe siècle déjà Tocqueville donnait à la construction en cours de la discipline qui prenait forme sous le nom de « droit administratif ». On en veut pour preuve la teneur de son « Rapport sur le cours de droit administratif de M. Macarel » présenté en 1846 devant l’Académie des sciences morales et politiques. De sa réflexion, retenons notamment les quelques remarques suivantes :

Notre droit administratif a déjà donné lieu à de savants et utiles commentaires : il n’a point encore été étudié et jugé dans son ensemble par un grand publiciste qui pût et voulût se placer tout à la fois en dehors des préjugés de l’esprit judiciaire et des préjugés de l’esprit administratif ; il faut le regretter, car il n’y a peut-être pas, à tout prendre, de notre temps, un sujet qui fut plus fait pour attirer et retenir l’attention des philosophes et des hommes d’État.

L’exercice en forme interrogative proposé ici n’aurait guère de raison d’être s’il n’était admis que le droit ne peut seulement se comprendre comme un système de règles. Cette qualité constitutive du droit ne saurait sérieusement être mise en doute, mais elle ne doit pas faire oublier pour autant qu’il est aussi un mode de « saisie » de la société dans laquelle il agit. Technicité singulière d’un côté, prisme de lecture de la réalité de l’autre. Les mots du droit n’ont pas pour propriété exclusive de porter des normes, une fois leur interprétation arrêtée. Ils sont l’objet de sollicitations permanentes à des fins narratives. Ces mots-là n’ont pas pour seule fonction d’alimenter les registres de la technicité juridique, ils sont aussi chargés – et parfois même lourdement – d’images, de fictions et de tout ce qui participe d’une entreprise plus générale de représentation. Avec la lecture du droit et plus largement encore celle de la littérature juridique, on se trouve emporté, combien même on s’en défendrait, par la logique du Récit, au sens que reçoit cette notion dans un travail récent de l’historien J. Chapoutot :

dans ce que peut la langue, le récit est ce type de discours qui donne sens, dans sa double acception de signification et de direction, et cohérence au monde en ordonnant des évènements sur un axe temporel pour y distribuer les qualités (causes, conséquences), y démêler l’essentiel de l’accidentel, et transmuer le hasard en nécessité.

C’est que le droit, indépendamment de ce que le positivisme universitaire choisit d’en retenir et d’en faire pour le théoriser, est une manière parmi d’autres de raconter le monde ; il est, dit Tocqueville, « une des formes de l’État nouveau du monde ». Une manière très intéressée en l’occurrence, puisqu’il s’agit ainsi d’obtenir l’acceptation de ce monde à travers son redoublement – autrement dit, sa représentation – juridique. Car le récit du droit ne nous fait pas sortir de la réalité : loin de nous la faire oublier, il a pour fonction de nous y ramener, une fois cette réalité transformée par la fiction. Ce bref détour par la notion de récit trouve ici toute sa raison d’être : pour autant que la matière juridique sur laquelle on se propose de revenir se fasse porteuse d’une philosophie, c’est dans ces mises en récit du droit qu’elle trouve ses expressions propres.

On sait que les concepts organisateurs du droit de l’action publique – celui-là même que l’on s’accorde à appeler « droit administratif » – sollicitent invariablement, pour s’en prévaloir, la catégorie du public : puissance publique, intérêt public, utilité publique, ordre public, service public, domaine public, fonction publique, sans oublier les travaux publics et les marchés publics, etc. Par cette rhétorique s’accomplit et se répète une célébration de l’universel que ces mêmes concepts font exister. De ce discours juridique propre au droit administratif dans lequel il se fait entendre, l’État tire une part de sa force matérielle. Pour donner forme à l’expression philosophique de ces relations croisées entre le droit de l’action publique et le service de l’universel, tournons-nous vers P. Bourdieu. S’interrogeant sur la genèse du champ bureaucratique, l’auteur suggère l’explication suivante :

Fictio juris, l’État est une fiction de juristes qui contribuent à produire l’État en produisant une théorie de l’État, un discours performatif sur la chose publique. La philosophie politique qu’ils produisent n’est pas descriptive, mais productive et prédictrice de son objet et ceux qui traitent les ouvrages des juristes [...] comme de simples théories de l’État, s’interdisent de comprendre la contribution proprement créatrice que la pensée juridique a apportée à la naissance des institutions étatiques […]. Tout permet de supposer que les écrits par lesquels les juristes visent à imposer leur vision de l’État, notamment leur idée de l’« utilité publique » (dont ils sont les inventeurs) sont aussi des stratégies par lesquelles ils visent à faire reconnaître leur préséance en affirmant la préséance du « service public » avec lequel ils ont partie liée.

Comment répondre à la question proposée ?

Si l’on veut bien admettre qu’avec cette première série de considérations, la finalité et les enjeux du sujet proposé trouvent un début d’explication, reste à se demander de quelle(s) manière(s) il peut être répondu à la question posée. Sans doute convient-il de prévenir par avance toute ambiguïté sur le statut qu’il convient de reconnaître à la philosophie dans les développements à venir. On ne pourra pas non plus faire l’économie d’un retour, aussi rapide soit-il, sur les propriétés de la matière juridique traditionnellement ordonnée sous la dénomination de « droit administratif ».

L’exercice envisagé ici ne prétend en aucune façon présenter une quelconque philosophie du droit administratif français, pas plus d’ailleurs qu’une philosophie de l’administration ! Sa visée est tout autre, qui consiste à identifier les éléments de la seule philosophie de l’administration dont le droit de l’action publique est ou serait porteur. C’est là un tout autre sujet : une chose serait d’élaborer un discours philosophique sur l’expérience française d’un droit administratif, une autre est de voir dans ce dernier un corpus juridique sensible au travail philosophique et informé par les thèses qui y sont exposées. Il ne sera donc pas ici question des différents modes d’approche possibles du droit administratif. Plutôt que de prendre une position en surplomb dans le but de dessiner, de l’extérieur, une voie d’accès à la matière juridique, il s’agit de se mettre à son écoute, afin de l’entendre penser – si l’on peut ainsi s’exprimer. C’est à une pareille démarche que semble nous inviter P. Legendre lorsqu’il écrit :

Il convient donc d’attirer l’attention vers l’examen du Droit administratif passé car c’est bien là qu’il faut chercher en premier lieu l’expression d’une pensée administrative révélatrice d’un état de civilisation lié à l’avènement du système libéral industriel.

Cette philosophie ne saurait bien sûr se présenter à la façon d’un ensemble de propositions organisées, comme un manuel ou un traité ne manquerait pas de le faire. Elle ne peut qu’être diffuse. Parce qu’elle est loin de s’affirmer toujours explicitement dans des formes visibles et des raisonnements structurés, il est nécessaire, pour en rendre compte, de procéder à des recoupements, à des reconstitutions comme à des interprétations. En l’occurrence, cette philosophie ayant le droit de l’action publique pour support « matériel », elle en exploite toutes les ressources rhétoriques et tire profit d’un lexique qui joue de sa propre neutralité. La technologie juridique constitue un véhicule d’autant plus efficace qu’il se déplace sur un registre censé offrir toutes les garanties de la neutralité, sinon celles de la « naturalité ».

À sa manière, le droit parle donc philosophie. Même s’il le fait la plupart du temps de manière indirecte, il active, pourrait-on dire, une sorte de sous-texte philosophique. On ne s’en étonnera pas : la langue juridique développe une propension particulière à produire des effets de réalité. Or, c’est dans le cours même de ce processus de production qu’une philosophie de l’administration est à l’œuvre. Si l’existence de cette dernière ne fait guère de doute, les moyens qui permettent d’y accéder ne sont pas donnés par avance. Aussi convient-il d’identifier les « scènes » où elle trouve de façon préférentielle ses expressions. Ce sujet justifierait à lui seul une étude spécifique, on devra s’en tenir ici à quelques indications sur sa topographie. Commençons par regarder du côté des principaux producteurs du droit administratif : le législateur, les administrations publiques et les juridictions administratives composent un espace marqué par des pratiques intellectuelles diverses et multiples mais dont il est permis de dire que toutes donnent à l’État des occasions de se penser. C’est dans tout ce travail qu’il effectue ainsi sur lui-même que s’élabore cette philosophie de l’administration par laquelle se trouve informé le droit de l’action publique. Il en est ainsi, par exemple, lors des travaux de préparation des lois et autres textes réglementaires intéressant l’action publique et la réforme de l’administration : voilà des moments privilégiés au cours desquels on entend se fissurer le discours technicien, tandis que, mise à nu, la machinerie juridique donne à voir ses composantes philosophiques. Pensons aux débats auxquels ont pu donner lieu en leur temps les politiques dites de modernisation du service public et de la fonction publique, dans le cadre de la RGPP, ou à ceux ayant entouré la mise en œuvre de la fameuse LOLF. N’oublions pas non plus les enseignements que livre le processus de fabrication de la jurisprudence : les conclusions élaborées par les commissaires du gouvernement et les rapporteurs publics ne manquent pas de prendre des appuis dans la philosophie latente du droit administratif, tout en lui donnant une expression écrite. Remarquons encore tout l’intérêt que présentent pour notre sujet les mouvements de contestation dont le droit administratif français a pratiquement toujours été l’objet. Voilà une conflictualité fort édifiante : ce ne sont pas alors les techniques propres à ce droit qui sont mises en débat, mais bien les finalités qu’elles servent ; celles-là même où s’énoncent les options philosophiques portées par la matière juridique, comme d’ailleurs par la discipline qui en tient l’inventaire et en réalise les mises en forme.

Si la notion de philosophie administrative (ou de philosophie de l’administration) est lourde d’ambiguïté, c’est à un constat du même genre qu’oblige la notion de droit administratif, ou de droit de l’action publique. Et dans l’exercice proposé ici elle est, et restera, une des sources principales de difficulté. Évitons tout d’abord de croire – et de faire croire ! – que le droit administratif – puisque telle est toujours sa désignation académique – aurait une réalité objective dont le juriste se bornerait lui-même à constater l’existence. C’est que ce droit-là fait entendre plusieurs voix. Celles des producteurs de textes et de jurisprudences s’y donnent certes pour dominantes, mais elles sont loin d’être toujours audibles. Cette qualité, elles la doivent aussi au travail de décryptage de la doctrine, dans l’acception la plus large de ce terme. C’est reconnaître que ce droit administratif n’est donc pas réductible au droit positif, qu’il est indissociable des récits, des histoires qui lui donnent des formes et du sens. Tocqueville avait en son temps fort bien identifié ce pouvoir doctrinal dont il estimait alors devoir dénoncer les risques :

Je ne sais si à la longue, les commentaires des lois n’exercent pas plus de puissance que les lois mêmes, car les lois ne règlent que certains faits, elles sont bornées dans leur portée et dans leur durée, tandis que les principes généraux que les légistes créent à propos des lois, sont éternels et féconds ; ils arrivent tôt ou tard à être comme une source commune dont toute la législation vient peu à peu découler.

Bien sûr, les agencements que réalisent les acteurs à l’intérieur du champ juridique auquel ils appartiennent peuvent lui donner une apparence d’unité ou d’homogénéité. Les différences n’y sont pas gommées pour autant. Elles servent même de ressources à la compétition théorique à laquelle se livrent les juristes sur la scène doctrinale. Parler du droit administratif relève donc pour beaucoup de la convention : ni ses contours ni son contenu ne sont fixés, qui restent objet de débats et de controverses. Il ne s’agit pas par ces remarques de sous-entendre qu’il n’y a pas de réponse obligée à la question tenant lieu de titre au présent exposé. Mais il vaut mieux, pour donner cette réponse, en savoir par avance toutes les limites : on est contraint de faire de la chose appelée le droit administratif une sorte de texte composé à partir de plusieurs voix qui entrent en résonance pour faire entendre un discours commun où elles se retrouvent à défaut de se confondre. Reste que dans la longue durée, à force de se croiser, de s’opposer mais aussi de s’accorder, ces voix finissent par partager une certaine identité intellectuelle.

De ce droit administratif, il est admis grosso modo que la discipline a commencé à se construire dans le cours du xixe siècle et qu’elle a trouvé ses codes modernes d’organisation dans les œuvres croisées de L. Duguit et M. Hauriou. Quant au droit positif, il a eu depuis cette date tout le temps de se transformer en connaissant maints avatars. Reste que l’entité juridique qui reçoit aujourd’hui le nom de « droit administratif » ne saurait être aussi facilement considérée comme un pur produit de la Modernité. Les travaux historiens montrent pourquoi cette matière juridique nous renvoie aux lointains de notre histoire : elle s’est élaborée lentement dans la longue durée. S’interroger à présent sur le droit de l’action publique comme possible vecteur d’une philosophie administrative ne peut se faire qu’en prenant la mesure de cette durée. S’il est raisonnable, dans les limites obligées du présent exercice, de questionner la période contemporaine, il serait pour le moins hasardeux d’ignorer le poids d’histoire dont le droit administratif se trouve lesté : tel qu’il s’offre à l’analyse aujourd’hui, ce droit-là demeure bel et bien informé par la longue durée dont il procède. Ainsi que le notait P. Legendre en 1974, « Survit encore de nos jours, non seulement le droit monarchique, mais un fonds antique revu par les médiévaux ».

Mieux vaut donc se garder de considérer le droit administratif comme un modèle d’invariance et de stabilité. Cela, il ne l’a jamais été. N’est-il pas d’ailleurs régulièrement célébré pour ses aptitudes à la métamorphose ? Une propriété qu’il pourrait avoir développée au point de se rendre à présent méconnaissable ! Mais, aussi mouvant soit-il, il n’a pas cessé d’être ce « territoire » privilégié où l’État se met en scène pour se faire Gendarme, Providence ou Stratège, quand il ne joue pas tous ces rôles à la fois, en puisant dans le répertoire du droit administratif. Aussi informé soit-il par l’évolution des certitudes et autres croyances dominantes du temps présent, ce dernier garde en mémoire sa propre histoire : ainsi s’impose la coexistence de mouvements d’idées, et d’idéaux, fortement contrastés dont la philosophie administrative ne manque pas de porter les marques.

C’est par la mise en valeur délibérée des transformations en cours de l’« esprit » du droit administratif français que l’on peut chercher une réponse à la question nous tenant lieu de titre. On se demandera, dans une première période, ce qu’est la philosophie administrative dont le droit administratif a tiré sa force et qui lui vaut aujourd’hui, les temps ayant changé, de servir de cible politique. Il y aura lieu ensuite de s’interroger sur la portée de la mutation que connaît le droit administratif : sa figure nouvelle – celle d’un droit de l’action publique – signifie-t-elle la liquidation du vieil héritage philosophique auquel le droit administratif devait sa prospérité ?

I. Sur l’« ancien » répertoire philosophique du droit administratif français

« L’État n’est ni une institution de police, comme le voulait Smith, ni un bureau de bienfaisance ou un hôpital comme le voudraient les socialistes. C’est une machine de progrès. Tout sacrifice de l’individu qui n’est pas une injustice, c’est-à-dire la spoliation d’un droit naturel, est permis pour atteindre cette fin ; car dans ce cas le sacrifice n’est pas fait à la jouissance d’un autre, il est fait à la société tout entière. C’est l’individu sacrifié antique, l’homme pour la nation. »

E. Renan, L’avenir de la science. Pensées de 1848, Paris, Calmann-Levy, 1890, p. 378 (Cité par J. Bouveresse
Le mythe moderne du Progrès
,
Marseille, Agone, 2017, p. 73)

A. Éléments de problématique générale

Rappelons qu’on cherche ici à identifier le genre de philosophie de l’administration que produit et transmet le droit applicable à l’action publique. Cette production est pour l’essentiel implicite : le droit qui en est porteur n’a pas pour vocation d’élaborer un quelconque programme philosophique ; mais le fait que le droit administratif ne peut se voir reconnaître pareille ambition ne l’empêche pas de promouvoir des idées et des thèses philosophiques se rapportant à l’administration qui est sa cause première. Mieux, il y a nécessairement, au principe de la construction de ce droit, une représentation de ce qu’est la « bonne administration ». Un peu à la manière de cette fresque que peint Lorenzetti sur les murs du palais communal de Sienne au xiiie siècle, sous le titre Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement, le droit administratif tend aux responsables et autres agents de l’action publique comme un miroir où se donne à lire le « bien administrer ». Telle est après tout la vraie raison d’être du contentieux administratif : en même temps qu’il sanctionne les travers de la décision et de l’action publique, le juge dit ce qu’il en est de la bonne administration. Là se dessinent les contours et s’affirment les composantes d’une action publique idéale, d’un modèle que l’administration doit s’efforcer de reproduire. Nul ne doit ignorer que les notions d’ordre public et d’intérêt général, par exemple, sont aussi des formes philosophiques dans lesquelles la droite administration indexée sur la régularité juridique vient se loger.

Il va s’agir, à présent, d’évoquer brièvement une sorte de premier état du droit administratif, sachant qu’au moment où il commence à se constituer comme tel – les « choses sérieuses » datent ici de la seconde moitié du xixe siècle –, il n’a rien d’une création nouvelle ou d’une pure invention. Il a déjà une histoire longue et son propre horizon philosophique, celui dont P. Legendre notamment a décrit les composantes. Voilà qui invite à se déprendre de certaines attitudes académiques qui peuvent laisser croire – ce sont là des facilités pédagogiques que l’on peut expliquer à défaut d’y adhérer – à la création d’un droit administratif « premier » à la faveur d’un contexte rendant possible pareille éclosion ! Telle n’est sûrement pas la vérité : certes, un droit nouveau s’édifie, mais sur des fondations juridiques héritées. Ce n’est pas parce qu’un droit nouveau s’élabore, en relation avec ce que l’époque elle-même apporte de neuf – on ne peut s’empêcher d’évoquer ici le mythe du progrès et son avatar : la Croissance –, que le fond ancien du droit de l’administration, ses lointains héritages romano-canoniques, cesse d’« agir ». C’est comme si des vérités et des croyances nouvelles venaient recouvrir des vérités et des croyances anciennes qui ne s’en trouvent pas pour autant neutralisées ou « désactivées ». La nouvelle époque du droit administratif qui advient à partir de la seconde moitié du xixe siècle ne s’impose pas selon la logique de la table rase. Son identité et son existence, ce droit les doit encore au jeu persistant de forces venues des profondeurs de son histoire. Il est la résultante d’expériences accumulées plus que le produit d’une invention géniale.

La figure « classique » du droit administratif – disons celle qui prend forme à partir des œuvres croisées de Duguit et d’Hauriou – ne saurait faire oublier cette lente constitution sédimentaire de la matière juridique. S’il faut maintenant convoquer cette figure, c’est parce qu’elle est une référence récurrente des discours accompagnant les transformations du droit administratif. Référence, cela veut dire que les œuvres concernées fonctionnent comme des points de repère nécessaires dans le travail permanent de « révision » du droit administratif ; elles sont comme des instruments de mesure et de jugement des changements juridiques accomplis ou à réaliser. Pour nous, l’intérêt d’y faire ici retour réside en ceci : elles se développent dans une configuration bien particulière, celle d’un État providence en cours de constitution, du moins au sens que F. Ewald a pu donner à ce phénomène : « l’institutionnalisation d’une nouvelle rationalité politique et juridique. » Cet État providence, précise l’auteur, « est porté par une philosophie qui n’est plus du tout celle que la Révolution française héritait du xviiie siècle. Il dépend d’une conjoncture épistémologique originale ».

Ce moment est essentiel. Tributaire de cette nouvelle donne, le droit administratif, sans cesser d’être dépendant de sa trajectoire antérieure – celle de la « Royauté du droit administratif » pour reprendre la caractérisation de
P. Legendre – se charge de valeurs nouvelles et construit un nouvel imaginaire qui prend la Solidarité pour emblème. Il participe à sa manière de la promotion d’un droit social auquel cette même notion de solidarité tient justement lieu de paradigme. La part prise dans cette affaire par le droit administratif peut être mesurée de différentes façons. La première méthode est globale, qui montre l’inscription du droit administratif dans cette nouvelle rationalité dont relève et que fait prévaloir le droit social : une rationalité qui n’est pas étrangère à la montée en puissance de la sociologie dont les œuvres de Duguit et d’Hauriou donnent elles-mêmes à voir deux expressions différentes. Avec l’autre démarche, on prend en compte la place centrale que réserve le droit positif à la notion de service public, et celle que lui fait la doctrine administrative dans les montages juridiques, pratiquement jusqu’aux années 1980, même si, bien entendu, les principes intellectuels constitutifs de l’École du service public n’échappent pas aux débats doctrinaux.

B. Illustrations

Le mythe du « bon pouvoir » auquel il a déjà été fait référence va principalement servir, on n’en sera pas surpris, la cause de l’État. Porteur de ce mythe, le droit administratif se fait langage de l’État : il est un outil de légitimation des choix opérés par ce dernier tout en affichant les valeurs supérieures au nom desquelles l’administration agit sur les rapports sociaux, en interdisant, autorisant, réglementant, contrôlant, etc. En faisant ainsi parler les catégories du droit administratif, l’État façonne les rapports sociaux. À y regarder de plus près, il le fait de deux manières en exploitant les ressources que ce droit met à sa disposition : non seulement il lui permet de relativiser le statut des intérêts privés et particuliers face aux nécessités de l’utilité publique et de l’intérêt général, mais il lui assure par ailleurs les facilités d’un traitement mineur du « local » pour agencer les rapports centre/périphérie.

1. La tendance à une relativisation juridique des intérêts privés et particuliers

De l’administration – dans sa double acception de système institutionnel et de fonction politique – qu’il contribue à régir, le droit (administratif) fait « la garante de l’utilité publique ». La formule est de P. Legendre. Elle désigne ainsi « un scénario qui joue comme mythe fondateur, c’est à dire comme garant. Garant de la raison d’être de l’État, garant de sa légitimité... ». Se faisant analyste des « ressources de la culture politique française », dans laquelle il inscrit le droit administratif, l’ancien vice-président du Conseil d’État, J-M. Sauvé, fait, lui aussi, usage de la même formule symptomatique : « L’État, en France, s’est construit comme le garant de l’intérêt général. » Quelque chose ainsi perdure, dont le droit administratif aura longtemps été le transmetteur. Souvenons-nous : l’un des traits communs aux principaux objets dont ce droit s’est saisi, c’est de n’avoir pas été indexés sur la notion, devenue si pressante, de marchandise. Il en va ainsi, on le sait, pour le service public, la domanialité publique, les travaux publics, sans omettre la fonction publique : autant de « choses » qui échappent – du moins l’ont-elles fait principalement – aux lois générales de l’échange marchand. L’ordre dans lequel le droit choisit de les faire entrer obéit à des valeurs non marchandes qui ont pour point commun la satisfaction de l’intérêt général, entendu comme le bien commun ou bien-être collectif. En tout cas, « des valeurs [qui] sont aux antipodes des idéaux marchands de recherche du profit et de maximisation des utilités individuelles ».

Voilà pourquoi il a pu être question ci-dessus de la contribution spécifique du droit administratif français à l’expérience historique de l’État social. N’est-il pas partie prenante de la construction des solidarités humaines portées par les idées d’égalité et de justice sociale ? S’il n’est pas la seule discipline juridique à soutenir cette fonction, il a pris toute sa part à son exercice. Voyez, au soutien de cette thèse, l’œuvre majeure d’un Duguit. Ce droit-là est bien, à sa manière, du droit social, et c’est cette qualité même qui explique une bonne part du débat d’idées dont il a été et reste l’enjeu. Cette discussion a été immédiate. On a de bonnes raisons de la faire remonter à la période où le droit administratif commence à se constituer vraiment comme discipline académique. On en veut pour preuve le fameux « Rapport de M. de Tocqueville sur le Cours de droit administratif de M. Macarel », déjà évoqué ici à plusieurs reprises. Il faudrait encore convoquer toute une doctrine civiliste peu disposée à admettre un processus de socialisation du droit dont le droit administratif apparaît comme un agent privilégié. Mais la doctrine publiciste n’est pas en reste. Dans une très large mesure, le commentaire rageur que livre Hauriou sur l’« affaire canal de Gignac » constitue une sorte de bréviaire de ce que sera plus tard la critique (néo)libérale du droit administratif. Avec cette décision, les associations syndicales de propriétaires se voyant reconnaître le caractère d’établissement public, il en résulte par voie de conséquence une extension du champ d’application du droit public. C’est, en l’occurrence, contre la logique de cette révision du partage public/privé que s’insurge Hauriou. Il le fait dans des termes que l’on retrouvera lors des discussions relatives au fameux service public dit « à la française », c’est-à-dire à la compatibilité de notre système de pensée administrative avec les standards du droit communautaire de la concurrence : « Ce qui est grave, écrit l’auteur, c’est d’incorporer à l’administration de l’État des entreprises qui ne sont pas d’intérêt public, mais seulement d’intérêt collectif, parce que la confusion du collectif et du public est proprement le fond de la doctrine collectiviste. » Et avec cette confusion-là, c’est le partage juridique entre l’économie et le politique que l’on brouille :

Les intérêts dont l’administration publique a pris la charge jusqu’à maintenant étaient bien ceux d’une collectivité, mais ils se présentaient comme étant les intérêts publics de cette collectivité, et non pas comme étant ses intérêts purement collectifs. Or les intérêts publics d’une collectivité sont d’ordre politique, tandis que ses intérêts purement collectifs sont d’ordre économique ; voilà la différence.

Et Hauriou d’insister : « Jusqu’à présent, toute l’organisation de l’État a été ainsi politique, non point économique. » C’est que « l’État n’est pas une association pour travailler ensemble à la production des richesses, il est seulement pour les hommes une certaine manière d’être ensemble, de vivre ensemble, ce qui est essentiellement le fait politique ».

La démonstration d’Hauriou a valeur exemplaire. S’y expose tout l’intérêt pour notre sujet de la contestation libérale du droit administratif. Car celle-ci ne se limite pas à l’examen, fût-il critique, d’une technologie juridique singulière ; s’il s’attache à cette dernière, c’est parce qu’elle est indissociable de la philosophie qu’elle sert et qui la sert. Le droit administratif y est vu comme une arme politique aux mains de responsables publics pour imposer le modèle étatiste. Ainsi a-t-on pu écrire à propos de l’évolution du droit des contrats : « La difficulté contemporaine réside précisément dans la conviction des hommes de l’État d’être les seuls interprètes de l’utilité publique et d’avoir ainsi le droit de réglementer les contrats au nom d’une imaginaire équité sous prétexte de “protéger le faible” ». Ce raisonnement visant la catégorie de l’utilité publique trouve évidemment avec celle de l’intérêt général un autre terrain de prédilection. Ainsi, chez L. Cohen-Tanugi :

Le mythe de l’intérêt général est tellement puissant qu’il exerce son empire sur la société elle-même. La dénomination péjorative réservée en France aux intérêts particuliers composant la société civile est révélatrice à cet égard. Face à la pureté immatérielle de l’intérêt général incarné par l’État, les intérêts exprimés par la société civile sont dénommés « intérêts catégoriels » et « corporatismes ».

2. La tendance à une dévalorisation juridique du « local »

Ainsi, dans une configuration marquée par l’émergence de l’État social, le droit administratif entre dans cette période que l’on a qualifiée de « classique ». Il n’agit pas alors seulement pour déplacer d’anciennes lignes de partage, entre le public et le privé, le politique et l’économique, il continue d’imposer dans le même temps la vieille représentation d’un Territoire pensé depuis son Centre. C’est par ce droit, dit P. Legendre, que s’accomplit la « transmission centraliste ». De la même manière qu’il porte le discours de la Modernité et du Progrès, jusque dans sa forme la plus contemporaine – celle de la Croissance –, le droit administratif contribue encore à la propagation d’un autre grand récit bien français, l’Unité et l’Indivisibilité de la République. Voilà une autre « affaire » des plus sérieuses où le juridique – du moins celui dont il est ici question – permet de se mettre à l’écoute d’une philosophie administrative construite dans le temps long de la construction étatique. C’est qu’avec le droit administratif, on a en quelque sorte accès à l’archive de toute cette histoire qu’il garde en dépôt. La lecture du même P. Legendre nous y conduit :

Nous sommes rentiers d’un secret de fabrication, lâché en style militaire par une loi de 1789, que personne ne lit plus. En faisant voler en éclats le territoire traditionnel remplacé par la géométrie des départements, conçus comme ils disaient pour « l’augmentation du patriotisme général », les Révolutionnaires de 89 ont installé l’État patriote au cœur de la gestion. Un orfèvre de l’époque, l’abbé Sieyès – encore lui – a craché le morceau de la magie centraliste : « La France ne doit point devenir un État fédéral, composé d’une multitude de Républiques. »

Mais, continuons dans le même temps à solliciter Tocqueville. Il montre lui aussi, avec d’autres mots, comment les jeux de la fiction égalitaire ont contribué à façonner le territoire de l’État :

Assurément vous ne croyez pas plus que moi que notre système administratif soit né d’un accident, ait été créé par les volontés arbitraires d’une assemblée ou par le génie égoïste d’un grand homme. Non, il a été le résultat nécessaire de la révolution sociale qui s’est opérée en France à la fin du siècle dernier, et qui se continue avec des phases diverses dans le reste du monde. On s’étonne à la vue de la singulière et imposante uniformité qui règne dans toutes les parties de notre administration, et l’enchaînement rigoureusement logique qui lie chacune d’entre elles à toutes les autres, et de la puissante unité qui rattache à un même centre les moindres parcelles d’autorité répandues sur la surface du territoire. Mais ceci est le fait des évènements antérieurs bien plus que de la volonté préconçue des hommes […]. Pourquoi eût-on varié la forme des différents pouvoirs, puisqu’il s’agissait de régir de la même manière des citoyens devenus égaux et pareils ? Pourquoi eût-on créé une législation à part pour chaque partie de la nation, puisque toutes se ressemblaient ? Tous les privilèges qui donnent à certains particuliers ou à certaines corporations un droit au gouvernement étant abolis, où pouvait-on aller chercher la source des pouvoirs, sinon dans le grand centre où résidait la puissance de la nation entière ?

C’est à tout cela que décrit ici Tocqueville, que le droit administratif se trouve pratiquement et intellectuellement rattaché. Il donne ses traits juridiques à un modèle d’administration territoriale avec lequel il avait fini par se confondre, et cela jusqu’au début des années 1980 où, à la faveur de politiques se réclamant de la décentralisation, de nouvelles représentations du territoire finissent par s’inscrire dans l’imaginaire juridique. Nombre de réformes, en cours de réalisation ou projetées, sont comme autant de réactions aux effets les plus visibles de la religion française du centralisme : la dévalorisation du « local » en tant que tel. L’actuelle montée en puissance des discours célébrant les vertus de la proximité ne saurait occulter le traitement mineur auquel un droit largement produit par et pour le Centre a soumis le local ; ce dont le système juridique propre aux collectivités territoriales, malgré ses récentes transformations, continue d’ailleurs aujourd’hui de porter témoignage.

Ce n’est évidemment pas un hasard si, plus que jamais depuis les années 1980, la doctrine est remuée par des questionnements récurrents sur le rôle, la place, voire la légitimité même du droit administratif dans l’ensemble des dispositifs de régulation des rapports sociaux. Ce phénomène fait très précisément écho, dans le champ du droit, aux discours que font entendre sur l’État et l’action publique ces « milieux dirigeants » où l’on partage une même croyance : le néo-libéralisme est le système de pensée le mieux adapté aux exigences du nouvel espace-temps issu de la globalisation et de la construction européenne. Bref, ces « inquiétudes » doctrinales disent en termes juridiques ce que sont désormais les certitudes et croyances nouvellement dominantes dans les arènes politiques, là où se croisent décideurs publics, entrepreneurs et financiers, hauts fonctionnaires, sans oublier ces cabinets-conseils dont l’expertise informe de plus en plus les entreprises de l’administration. Les espaces où interagissent ces différentes catégories d’acteurs sont, pour le juriste aussi, un observatoire de choix : les orientations philosophiques prises par le discours juridique, celles-là mêmes que la technicité du droit recouvre la plupart du temps d’un voile de neutralité s’y laissent pleinement observer. Là, le droit administratif se montre comme agent philosophique, comme manière singulière de saisir le monde dans lequel il est à l’œuvre.

II. Sur le renouvellement du répertoire philosophique du droit de l’action publique

« Depuis une quarantaine d’années, l’État s’est affaibli. Moins par le transfert de compétences vers l’Union européenne ou les collectivités territoriales que par la réduction, de ses capacités et de ses ressources en matière de conception, et de stratégie. La capacité de projection de l’État a été victime de la doxa libérale, qui a conduit à réduire, voire à sacrifier, des services d’études, de prospective, de stratégie. »

J-M. Sauvé, « Entretien » de l’ex-vice-président du Conseil d’État avec Le Monde, 5 juillet 2019, p. 7

Se demander en 2023 ce qu’il en est, maintenant, de la philosophie administrative à laquelle s’offre le droit administratif – que ce soit dans ses expressions textuelles ou jurisprudentielles, ou encore dans ses mises en forme doctrinales – oblige, c’est du moins la thèse retenue ici, à faire travailler la notion de « changement juridique ». Une notion trop souvent prise à la légère. Ses usages les plus courants sont très loin de lui rendre justice, laissant croire à une sorte de banalité et d’évidence de ce changement. Eh bien quoi, fait-on facilement valoir, le droit change, et alors ? Ne serait-ce pas là sa raison d’être ? Il évolue fatalement avec le temps qui le traverse et auquel il ne saurait échapper, comme il lui faut s’adapter aux transformations de l’espace où il s’applique. Aussi fondés qu’ils puissent paraître, de tels constats ne nous avancent guère : une fois posés, ils laissent ouverte la seule question qui compte, relative à la nature propre du changement juridique. Les réponses habituellement données à cette interrogation sont bien connues : le changement sera imputé ici à un texte nouveau, là à un revirement de jurisprudence. Mais jusqu’où ces modifications ponctuelles de la composition du droit positif sont-elles assimilables à un changement juridique ? Le recours à cette notion n’est-il pas alors abusif ? Ni l’avènement d’un texte introduisant un nouvel outil juridique pour répondre à un besoin social récemment reconnu, ni la relecture par le juge de sa propre jurisprudence afin de l’adapter à l’évolution des circonstances dans lesquelles elle s’est formée ne sont, en tant que tels, des évènements juridiques qui permettraient d’affirmer qu’avec eux le droit change. Pour qu’il en aille autrement, il faut pouvoir constater qu’au cours d’une période déterminée qui peut être plus ou moins longue – car en cette matière, comme dans bien d’autres, le changement ne se manifeste souvent qu’au terme de « transformations silencieuses » dont la perception est toujours différée –, ce sont les codes mentaux de la discipline juridique qui changent. Entendons par ces termes les modes de saisie juridique de la réalité, les découpages auxquels le droit procède pour organiser, classer et, pour tout dire, pour qualifier les faits afin de leur conférer un statut. Autant d’opérations mentales qui, pour être menées à bien, impliquent une sélection de valeurs. C’est dans l’accomplissement de ces exercices que le droit dévoile la philosophie administrative qui l’anime. Bien entendu, cette dernière peut demeurer en accord avec une longue tradition comme elle peut se poser en rupture avec elle.

Dans les développements qui vont suivre, un double objectif est poursuivi. Le premier suppose un retour sur la jurisprudence du Conseil d’État – du moins sur certaines de ces décisions les plus significatives. Car on voit là un juge inaugurer, en situation et à partir de cas concrets, des manières inédites de penser l’action publique. Le second objectif vise à « dégager » le substrat philosophique du droit propre à cette dernière.

A. Comment la jurisprudence a donné corps à une nouvelle philosophie administrative

Les remarques à suivre ne prétendent nullement au statut d’analyse générale de la jurisprudence. C’est dans une tout autre opération que l’on s’engage ici, à partir de quatre décisions du Conseil d’État, bien connues et amplement commentées, qui ont marqué la période 1970-2000. Il s’agit avec elles de reconstituer un « moment » décisif et proprement inaugural à partir duquel le juge donne forme à la réorientation intellectuelle de sa propre jurisprudence. Les quatre arrêts retenus font sens ensemble : ils ne modifient pas simplement des façons de juger, des techniques de contrôle, ils déplacent la pensée juridique elle-même, du moins celle qui commande le droit applicable à l’action publique.

Dans les transformations de la philosophie administrative, telles qu’elles sont révélées par la jurisprudence du Conseil d’État, un rôle déterminant revient à la décision d’Assemblée rendue le 28 mai 1971. Désigné sous le nom de « Ville-
Nouvelle-Est », cet arrêt définit les composantes de la méthode de contrôle que résume la formule dite du bilan coûts-avantages. La manière dont la doctrine s’est immédiatement emparée de cette affaire ne laisse guère de doute sur son apport juridique. Pour autant, c’est à l’aide de ses outils d’analyse habituels qu’elle s’est employée à décrire le nouveau cours jurisprudentiel. Elle s’est longuement interrogée sur le partage légalité/opportunité dans l’édiction des actes administratifs – en l’occurrence, une déclaration d’utilité publique –, ainsi que sur la singularité d’un contrôle par le bilan coûts-avantages au regard du contrôle éprouvé de l’erreur manifeste d’appréciation. Certains commentaires sont pourtant apparus en marge de ce registre cher aux techniciens de la juridicité. On pressent là qu’avec l’arrêt du 28 mai 1971, une tout autre partie se joue, sur le terrain de la philosophie implicite du droit administratif. C’est tout particulièrement ce qu’expose
Mme Lemasurier : « Ce qui est nouveau, c’est le principe au nom duquel le juge se reconnaît le droit de censurer (les défaillances de l’administration) : aux libertés traditionnelles, il préfère invoquer le principe “bilan coût-avantages”, reflet d’une époque dont l’idéologie évanescente s’efface devant l’économie qui décide de tout ou presque. » Certes, on peut s’en tenir à faire valoir qu’en l’occurrence le Conseil d’État passe d’un contrôle abstrait de l’utilité publique qui était alors le sien à un examen in concreto des usages qu’en réalise l’administration. Ainsi désignée, cette évolution sera valablement explicitée par les procédés les plus courants de l’exégèse juridique. Bref, l’outillage technique que manient habituellement les juristes fera fort bien l’affaire. Mais ce faisant, on écarte toute interrogation sur la signification du passage relevé plus haut. Or, il y a dans cette jurisprudence comme une dimension prémonitoire. Elle formalise un « modèle » de jugement des décisions administratives qui sort de l’espace jusqu’alors reconnu au droit pour se retrouver du côté du management. Comme si le droit se sentait à l’étroit dans l’univers mental qui était jusqu’alors le sien. Ce qui se joue là semble pouvoir être ainsi résumé : un acte administratif – il s’agit ici, rappelons-le, d’une déclaration d’utilité publique – est considéré comme légal dès lors que le bilan de l’opération qui en est l’objet peut être considéré comme globalement rentable. Pour cela, il a fallu procéder au déplacement des référentiels du droit : le raisonnement du juge s’ouvre au calcul. Ainsi voit-on le juge faire sienne, avant même qu’il en soit encore question, la rationalité propre à ce qu’on appellera la « gouvernance par les nombres ».

Rendue quelque temps après l’affaire Ville-Nouvelle-Est, une autre décision du même Conseil d’État mérite, elle aussi, examen. Toute entière absorbée par cet évènement qu’a été la pratique du bilan coûts-avantages, la doctrine de l’époque ne s’est guère attardée sur l’arrêt Ville de Sochaux daté du 21 juillet 1971. Le raisonnement du juge n’y manque pourtant pas d’audace :

C’est, fait observer A. Homont, plus que d’une évolution de la jurisprudence, d’une nouvelle façon de penser qu’il s’agit. C’est la traduction contentieuse, si l’on peut dire, de l’évolution de la société tout entière. C’est, qu’on s’en félicite ou qu’on le regrette, la jurisprudence du xxie siècle qui est en train de se faire.

De quoi s’agit-il ? La haute juridiction affirme, sur un mode que l’on peut dire catégorique, qu’il est conforme aux exigences de l’intérêt général de vouloir satisfaire, en le faisant bénéficier d’une procédure d’expropriation, les intérêts propres « d’un ensemble industriel qui joue un rôle important dans l’économie régionale ». Point de recours formel ici au bilan coûts-avantages. Mais c’est bien le même discours qu’au fond fait entendre le juge. C’est bien la même logique de rupture avec le système de représentation qui soutenait pour l’essentiel jusqu’alors l’architecture intellectuelle de notre ordonnancement juridique. L’affirmation de l’utilité n’est en rien exclusive de celle de certains intérêts privés, et l’atteinte à la propriété privée qu’implique toute expropriation peut prendre sa validité juridique hors de l’intérêt général tel que le droit le concevait jusqu’alors. On l’a dit, la solution de notre affaire ne doit a priori rien au bilan ; reste que la démarche qui y conduit nous renvoie très précisément à l’argumentation que développait le commissaire du gouvernement Braibant devant l’Assemblée du Conseil d’État pour donner un fondement théorique au modèle du bilan coûts-avantages :

Il n’y a plus seulement d’un côté la puissance publique et l’intérêt général et de l’autre la propriété privée, de plus en plus fréquemment divers intérêts publics se trouvent en présence derrière les expropriants et les expropriés ; et il peut même arriver que les intérêts privés qui bénéficieront de l’expropriation pèsent plus lourd dans le processus de décision que les intérêts publics auxquels elle est susceptible de nuire.

Cette jurisprudence Ville de Sochaux apparaît en somme comme l’expression juridique « à la française » de ce célèbre slogan américain de ces mêmes années 1970 : pourquoi ce qui a réussi à la General Motors ne réussirait-il pas à l’État ? Voilà de quoi donner entière confirmation à cette remarque désabusée de
P. Legendre : « L’État est vu comme une forme d’organisation comparable à une chaîne de montage industrielle ! »

Dans le nouveau cycle où est entré le droit administratif, un autre arrêt du Conseil d’État aura été décisif : avec sa décision Nicolo en date du 20 octobre 1989, c’est tout un processus d’européanisation du droit que le juge va initier. Il avait jusqu’alors refusé de s’engager pleinement dans ce mouvement, en continuant de faire prévaloir sur les traités internationaux la loi française postérieure à ces derniers. Ce revirement était attendu, c’est le moins qu’on puisse en dire, par une doctrine très majoritairement acquise au credo communautaire. Avouons-le : l’affaire se prêtait aux démonstrations virtuoses, comme à chaque fois qu’il est question de démêler les problèmes liés au traitement des rapports entre des ordres juridiques différents. Mais, en l’occurrence, ce n’est pas cette approche qui sera exposée. S’il semble impératif de revenir sur cet arrêt, c’est ici encore en raison de son caractère inaugural. Voilà une autre décision qui compte, parce qu’avec elle le droit administratif se donne une autre rationalité. Bien sûr, elle fait évoluer la technologie juridique, mais elle réalise plus que cela. Ce qu’elle met en mouvement, c’est, peut-on dire, l’idéologie même du droit ; les valeurs et autres croyances qu’il convoque au service d’une autre cause, d’une autre vérité. En faisant sauter les derniers verrous qui compromettaient l’entrée du droit administratif dans le jeu du droit communautaire, avec sa décision Nicolo, le Conseil d’État ouvre sa jurisprudence à de nouveaux codes intellectuels. Alors, il fait sienne la façon dominante de regarder la réalité sociale à travers le prisme de l’Entreprise et du Marché. Ce que les décisions précédemment évoquées avaient initié trouve ici un aboutissement, et celui-ci est à lire dans la transformation de la saisie juridique de l’État et de l’action publique. L’arrêt du 20 octobre 1989 libère un mouvement de dénationalisation d’un droit administratif dont il y a lieu de rappeler le vieil ancrage territorial. À compter de cette même date, la ligne de partage entre le système du droit français et celui du droit supranational s’estompe. Bref, le rattachement du droit administratif à un territoire matériellement organisé à l’intérieur de frontières ne peut plus être pensé comme constitutif de sa juridicité. Mais ce n’est pas tout, la jurisprudence issue de l’affaire Nicolo met également en tension une autre ligne de partage significative. En acceptant de se faire juge de la loi, le Conseil d’État modifie d’anciens équilibres institutionnels dont l’ordre politique lui-même est tributaire ; en changeant sa propre place dans le système institutionnel, c’est à un nouvel État du droit administratif qu’il donne corps. On se souvient que si le juge de l’action publique se refusait à faire prévaloir les normes internationales sur la loi française, c’était pour ne pas prendre dans les montages juridiques une place qu’il estimait ne pas lui revenir. En faisant en 1989 un choix contraire, il prend part, à sa manière, à l’édification du nouvel État de droit que la construction européenne rend nécessaire : un État qui s’engage à contenir sa propre souveraineté, pour s’accepter pour ce qu’il est vraiment, c’est-à-dire l’un des membres d’une entité institutionnelle à laquelle il appartient pleinement mais qui le dépasse. Voilà qui clôt, dans une large mesure, une longue histoire étatique et signe l’avènement d’un nouveau monde juridique.

Dans le mouvement de bascule considéré ici, il est une autre décision à ne pas ignorer, d’autant qu’elle n’est pas elle-même sans rapport avec la jurisprudence Nicolo. L’intérêt majeur de ce jugement de Section, rendu le 3 novembre 1997 à la requête de la Société Million et Marais, réside en ceci : on y voit le Conseil d’État contrôler l’action normative d’acteurs publics au regard des exigences, jusqu’alors neutralisées, du droit de la concurrence, tel qu’il résulte de l’ordonnance du 1er décembre 1986. Jusqu’à notre arrêt, l’état du droit positif était fixé par une décision du Tribunal des conflits du 6 juin 1989, connue sous le nom de Ville de Pamiers.
Il était alors entendu qu’à partir du moment où l’édiction d’un acte administratif ne constitue pas, par lui-même, une activité de production, de distribution ou de service, il ne peut être valablement contrôlé au regard de l’ordonnance de 1986. Or, en l’occurrence, ce qui était disputé devant la juridiction administrative en 1997 concernait l’acte de dévolution d’un service public. Pareille initiative est-elle de nature à empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la concurrence ? À cette question, la jurisprudence Ville de Pamiers donnait une réponse négative. Pour cela, on admettait donc que concéder un service public et confier à un opérateur privé des droits exclusifs de gestion était une activité indifférente au droit de la concurrence. Que cette lecture de la réalité soit problématique, ce n’est pas douteux ! Il est difficile de croire que le souci d’une autorité locale d’instituer un monopole de distribution de l’eau potable ou, par exemple, de certaines prestations funéraires, sur son territoire, est sans conséquences pratiques sur les relations marchandes qui s’y développent ! Oui, mais encore faut-il ne pas oublier que nous ne sommes pas ici dans le monde « réel » des rapports économiques, mais dans celui du droit ; c’est-à-dire dans un univers fictif dont l’organisation dépend de qualifications juridiques. C’est par celles-ci précisément que le juge procède à un partage – lequel ne vaut bien sûr que dans le monde du droit – entre l’expérience de la pure administration et celle de la véritable entreprise. Et, ce partage, il l’établit pour bien marquer toute la singularité de la puissance publique : elle peut, en tant qu’elle est puissance publique, être soustraite à l’application de l’ordonnance de 1986. Ainsi est-il admis – autre manière d’affirmer que l’on fait comme si – que l’expression juridique de cette puissance publique n’est pas de nature à fausser le jeu de la concurrence.

Éclairée par les conclusions du commissaire du gouvernement, la décision Million et Marais considère que l’ancienne partition du monde à laquelle le droit administratif classique avait tant contribué est désormais caduque et inopérante. La production juridique de l’administration cesse d’être jugée du seul point de vue de la légalité traditionnelle. Sa propre validité est aussi fonction de sa capacité à servir une libre concurrence devenue elle-même norme juridique. Certes, l’analyse de la jurisprudence montre que cette innovation n’est pas absolue. Ce qui fait date, c’est le changement d’échelle opéré en 1997 : les modes de jugement selon le droit se font raisonnement économique, alors même que l’administration contrôlée agit juridiquement et non pas en forme d’entreprise. En bref, le modèle si cher au droit communautaire de la libre concurrence de marché devient applicable et opposable à la production normative de l’administration. Telle était d’ailleurs la thèse défendue par le commissaire du gouvernement J.-H. Stahl devant la Section du Conseil d’État : il convient, affirmait-il, de « découvrir les voies d’une prise en compte du droit de la concurrence dans le droit des services publics et plus généralement dans le droit administratif français ».

B. Comment une nouvelle philosophie administrative a transformé le droit administratif

Pris au pied de la lettre, ce titre affiche une ambition démesurée, pour le moins difficile à satisfaire dans l’espace du présent article ! L’énoncé retenu ne peut qu’indiquer une orientation générale à suivre. On ne saurait ici parler pour le tout du droit administratif et l’ensemble des transformations qui le traversent. Pour décrire cette dynamique, on s’arrêtera sur deux mouvements d’idées : ils n’ont pas seulement fait sortir le droit administratif de son univers mental, ils lui ont apporté les matériaux théoriques nécessaires à la fabrication d’un récit nouveau. Ainsi en est-il avec le processus de déconstruction de l’espace-temps dans lequel et pour lequel notre droit s’était construit ; ainsi en est-il aussi avec cette entreprise au long cours engagée pour saper les résistances que ce même droit oppose à la logique marchande.

1. La déconstruction de l’espace-temps du droit administratif

Aussi convenue puisse-t-elle sembler, cette problématique doit être ici sollicitée. Après tout, ce que l’État peut attendre de son droit administratif, c’est aussi la garantie de certains repères spatiaux et temporels pour l’action publique. De fait, ce droit participe tant à la scansion du temps qu’au balisage de l’espace administratif ; il réglemente durées et périmètres de l’action publique. Tributaire du programme néo-libéral, et tout spécialement de « l’accélération du réel » comme le dit
P. Virilio, que l’on doit tout à la fois au culte contemporain de la vitesse et aux injonctions de la mondialisation, le droit de l’action publique se déploie sur un territoire en mouvements privé de ses vieux repères nationaux. Au fond, c’est de l’évolution concomitante de ces deux paramètres, l’espace et le temps de l’administration, que dépend largement la problématique du changement juridique.

Reprenons donc cette idée d’accélération du réel dont on sait qu’elle a été fortement investie par les sciences sociales. Sa déclinaison en droit est multiple et d’une grande diversité. On en retiendra surtout qu’elle agit directement sur notre perception de ce qui est juridiquement efficace. Pour ce qui concerne le droit administratif, la question de son adaptation à la nouvelle temporalité a tout d’abord visé le temps lent de la justice administrative. La grande réforme du contentieux mise en débat au milieu des années 1980 a d’emblée été placée sous le signe de l’accélération. Mais ce n’est là qu’un aspect parmi d’autres d’un phénomène plus général : la transformation en profondeur de la philosophie administrative implicite du droit de l’action publique. Pour n’être pas en déphasage aggravé avec une réalité sur laquelle il est censé agir, le droit change de texture. Confronté à un environnement en mutation accélérée, il adapte ses modes d’appréhension de la réalité, en relativisant ses propres prétentions à la faire changer. Il cesse de vouloir se saisir des faits et situations à l’aide de règles posées de manière unilatérale. Plutôt que de produire du commandement, il se recompose du côté de la recommandation. Au lieu de tendre à s’imposer par la force, fût-elle symbolique, il essaye de se faire comprendre en souplesse. Mais ce n’est pas tout : si les producteurs du droit de l’action publique continuent de proclamer des principes, ils sont tentés d’en limiter la rigueur par des dérogations. Et puis comme le montrent les études de science administrative et les analyses de politiques publiques, la voie conventionnelle est de plus en plus empruntée pour la conduite de l’action publique.

C’est donc bien de texture qu’il faut parler. Pour demeurer crédible, notamment face au management, une juridicité repensée a intégré des valeurs nouvelles ; son rapport à la réalité se veut plus souple. Mais pour répondre aux exigences de la nouvelle temporalité, les jeux avec et sur les techniques juridiques ne suffisent pas. Ce sont aussi les catégories de l’entendement juridique qui sont mises à l’épreuve. Il en est ainsi, par exemple, avec le droit si sollicité de l’expropriation : on voit là comment la notion d’utilité publique sert désormais le souci de la vitesse ; ne vient-elle pas donner fondement juridique et légitimité à des travaux d’équipement et d’aménagement (autoroutes, lignes de TGV, aéroports, etc.) qui ont en commun une même justification, celle des gains de temps ?

Nul besoin d’artifice, on en conviendra, pour passer de la temporalité à la géographie du droit. L’examen de la première conduit forcément à celui de la seconde. Que l’on soit entré depuis les années 1980 – cette césure n’en finit donc pas de s’imposer ! – dans un nouveau cycle juridique, les rapports qu’entretiennent désormais territoire(s) et droit de l’action publique en sont une expression de plus. La raison du nouveau se trouve en l’occurrence tant dans l’effacement des frontières nationales que dans la revalorisation du « local » que traduisent les politiques de décentralisation ; même là où elles restent l’affaire d’un Centre toujours agi par sa propre histoire, et d’autant plus soucieux de garder la maîtrise du Territoire unitaire du droit qu’il lui a fallu céder sur les territoires décentralisés de l’action publique. Mais qu’importe : il y a dans les valeurs qu’affiche à présent le droit de l’action publique, comme dans les représentations du territoire à partir desquelles il s’est redéployé, l’affirmation d’une nouvelle philosophie administrative.

Il peut en être rendu compte de deux manières. La première concerne le vieux fond nationaliste dont le droit administratif « classique » est resté longtemps tributaire. Il n’a pas résisté à la dynamique de la globalisation dans laquelle s’est inscrite la construction européenne. L’affaire Nicolo précédemment évoquée a eu un effet certain de déverrouillage sur lequel il n’est guère besoin de revenir. Aujourd’hui, d’aucuns voient même se constituer un « droit administratif global ». S’il est permis de montrer quelque réserve face à cette théorisation, elle n’est pas moins significative des mutations enregistrées par une « doctrine » administrative à laquelle le droit positif donne traduction. Mais il est une autre métamorphose décisive. On la doit au cheminement de l’idée de différenciation territoriale qui semble devoir s’imposer comme une composante logique de l’expérience pratique de la décentralisation. La notion n’est certes pas dépourvue d’ambiguïté, ne serait-ce qu’en raison des types de différence recherchés qui peuvent impliquer les institutions ou les normes ou l’ensemble de celles-ci, mais, avec elle, c’est comme la fin d’une époque qui est en cours de programmation. Une époque pendant laquelle s’est imposée la fameuse « Bureaucratie patriote » dont parle P. Legendre selon qui, « le patriotisme signifie, nous le savons, l’amour de l’unité, la loi simple d’une rationnelle uniformité, l’intérêt du grand tout national ». Là s’amorce un nouveau récit : si l’État a longtemps puisé sa force en luttant sans relâche contre les différences, le voilà maintenant résolu à les instituer afin d’y mobiliser les ressources d’une nouvelle légitimité.

2. L’érosion des résistances du droit administratif à la logique marchande

On touche très certainement ici au cœur même du sujet. Écrit dans le milieu des années 1970, le texte suivant nous en donne l’assurance :

La théorie juridique offre une précision capitale en opposant le système du droit administratif au droit privé. Les hantises de la doctrine là-dessus peuvent apparaître, elles aussi, énigmatiques à ceux qui n’ont jamais circulé dans le dédale de cette scolastique remarquablement subtile et se renforçant sans cesse. Il est cependant assez facile d’en identifier le sens, par un bref résumé de tout cet effort de classement. Du côté droit public, on range les choses sublimes, les buts sociaux les plus nobles, la fonction de désintéressement, ce que sommairement les juristes décorent parfois du nom d’intérêt général. La moindre sociographie démontre l’énormité du quiproquo inclus en cette division. Mais, juridiquement, c’est absolument vrai : là où s’inscrit l’État et où s’instaure l’administration, on travaille au salut d’une humanité massive et indistincte. L’État nous aime sans faille, il ne fait que ça, nous aimer ; il est du côté du Bien, toujours. Sa tâche est l’amour universel, à l’adresse de ses sujets. Le service public stipule cette fantasmagorie : l’oblativité de l’État. À l’inverse, côté droit privé, règne le commerce sous toutes ses formes.

Que nous reste-t-il aujourd’hui de ce grand partage, dans les termes où il pouvait alors être « fantasmé » ? La réponse à cette question donne la mesure des transformations qu’a connues la philosophie administrative telle qu’elle est portée par le droit administratif. Il serait assurément difficile de prétendre que la Bureaucratie des temps actuels continue de se reconnaître dans la représentation de l’univers juridique donnée par l’auteur ! C’est que pour atteindre les hauteurs de l’intérêt général, il n’est aujourd’hui nullement besoin de suivre les voies désignées par les montages anciens du droit administratif. Comme le relevait en 2013 J-M. Sauvé : « L’État, s’il est le principal promoteur et garant de l’intérêt général, n’en est toutefois pas le seul. » Voilà quelque temps déjà que dans les milieux politico/administratifs auxquels se référait P. Legendre, on s’est tourné vers des vérités contre lesquelles le droit administratif s’était précisément construit. C’est le cas pour cette idée selon laquelle le droit du marché devrait être considéré comme un dispositif privilégié de réalisation de l’intérêt général. L’État lui-même ne se présente-t-il pas complaisamment comme le promoteur d’une « Start-up Nation » ? Confortés par la décentralisation, nombre de grands élus locaux ne se sont-ils pas affichés comme managers de villes-entreprises ? La place attribuée aux cabinets d’affaires jusque dans l’élaboration même des politiques publiques n’est-elle pas un autre signe de la grande transformation en cours ?

À présent, c’est bien l’ordre que garantissait le droit administratif – celui dont il est question dans le texte précité – qui se trouve en cours de déconstruction, car les conceptions néo-libérales de l’action publique impliquent l’adaptation du droit aux exigences de la marchandise et de l’échange marchand. La logique du « marché total », stimulée par la construction européenne et la globalisation, s’accommode mal de ces « zones de résistance » que laisse subsister un droit dont le système de valeurs est essentiellement conçu pour le seul service de l’intérêt général, c’est-à-dire pour soutenir des activités soustraites à la raison du marché. Dorénavant, le droit administratif – car c’est ainsi qu’on continue de l’appeler – est appelé lui aussi à partager et faire partager cette croyance selon laquelle le marché concurrentiel constitue la seule expérience où s’accomplissent de façon satisfaisante l’allocation et la distribution des ressources. Ce droit, il faut l’écouter parler pour percevoir son changement de registre : il s’est mis lui aussi à pratiquer la langue du capitalisme néo-libéral, laquelle passe donc par ses mots. Son lexique, à l’image de celui du droit de l’Union européenne, est de plus en plus indexé sur celui du Marché. Cheminant à son tour dans cette langue qu’il habite autant qu’elle l’habite, il s’est chargé de concurrence et d’évaluation, de gouvernance et de performance, de régulation et de rendement ; il s’est insensiblement déporté du côté du management et du « tout contractuel ». C’est ainsi que les valeurs qui faisaient la marque du droit administratif finissent par être vécues comme autant d’obstacles à la transformation marchande des rapports sociaux. « Maintenant [qu’]on est devant l’invasion de la gestion et le despotisme des marchés », force est d’organiser le repli du droit public de l’administration pour faire place au droit de l’économie concurrentielle de marché ! Telle est bien la fonction dont le droit actuel de l’action publique est en charge : il lui revient de se constituer en élément à part entière d’un nouveau modèle de développement auquel il fournit l’ingénierie juridique nécessaire à son fonctionnement.

Avec les métamorphoses qui viennent d’être décrites, c’est à un nouvel état du droit de l’action publique que l’on a accès. La transformation ainsi accomplie du droit administratif est-elle pour autant totale et définitive ? On devra se garder d’une appréciation aussi globale. L’examen du droit positif – notamment depuis la dernière crise sanitaire – montre que ses formes désormais dominantes s’imposent sans parvenir à totalement neutraliser la matrice dont elles procèdent. La période critique que nous traversons donne manifestement de bonnes raisons de puiser dans l’héritage du droit administratif. Voyez par exemple comment l’État de police se « renouvelle » en tirant parti de cette mémoire. Pensons aussi à la manière dont les expressions juridiques que prend aujourd’hui l’intervention de l’État dans l’économie réactivent la mémoire d’un droit public économique que le droit public des affaires cherche à faire oublier. Il faut croire que « la grande aventure française du service public », pour le dire à la façon de P. Legendre, n’est toujours pas achevée.

À la suite de ces trop brèves remarques, c’est, à n’en pas douter, toute une autre thèse qu’il faudrait développer : le corpus monumental du droit administratif n’a jamais été d’un seul bloc ; il a toujours été, bien au contraire, un matériau composé, fait des nombreuses strates que son histoire a générées en les superposant, sans faire disparaître les plus anciennes dont les empreintes sont conservées. En somme, le droit administratif – en tout cas, certaines de ses « machines » les plus édifiantes – semble capable d’exister au-delà de sa propre histoire ! Toujours est-il qu’il nous faut désormais apprendre à considérer le nouveau droit de l’action publique comme un nouvel avatar, le dernier en date, du droit administratif.

Aucune conclusion des développements précédents ne me semblant s’imposer absolument, je me bornerai donc, pour leur donner une fin, à exposer deux thèses sur le droit administratif dont dépend l’économie interne du texte qu’on vient de lire. L’une est d’ordre méthodologique et peut s’énoncer ainsi : ce que l’on appelle le droit administratif ne peut être considéré comme un simple compartiment, parmi tant d’autres, du droit positif ; partie intégrante des ressources constitutives de la culture politique française, il participe de ce que C. Castoriadis appelait « l’institution imaginaire de la société ». L’autre thèse intéresse la force du droit, son aptitude à produire des effets de réalité. S’agissant du droit administratif, son efficacité matérielle est, chacun le sait, grandement servie par l’« héritage » institutionnel dont il bénéficie. On désigne surtout ainsi l’ensemble du réseau des juridictions administratives qui assurent l’usage et la reproduction de ce droit et, plus spécialement encore, le Conseil d’État qui est en charge de sa défense et de sa promotion, qu’elle soit spécifiquement juridique ou de nature intellectuelle. Mais au-delà de cette puissante assise institutionnelle, la capacité du droit administratif français à nous faire voir et entendre l’administration procède encore d’une peu banale propriété : s’être constitué en une « machine à penser » tout à la fois son propre effacement – il se fait alors « droit de l’action publique » – et son incessante réaffirmation.

Jacques Caillosse

Professeur émérite de l’Université Paris Panthéon-Assas. CERSA-CNRS.