Marx et les théories marxistes de la peine : Abstraction du droit ou de la critique ?

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Sommaire de l'article

Olivier Chassaing

Malgré l’image d’un Marx éloigné des questions juridiques, la tradition marxiste a fourmillé d’études sociologiques, historiques et critiques sur la justice pénale, les règles de fond et de procédure qui encadrent les poursuites et les condamnations, comme les institutions concrètes qui exécutent les châtiments. Cet article vise à identifier et à évaluer certains traits communs à ces critiques de la peine en clarifiant les enjeux parfois contradictoires qui les animent : la justice pénale dévoile la violence de l’État capitaliste ; il faut l’abolir au nom de l’émancipation collective ; mais les luttes doivent malgré tout investir l’arène judiciaire et retourner la violence de l’État contre les classes qu’il protège. Malgré leur profusion et leur hétérogénéité disciplinaire, les théories marxistes de la peine partagent en effet une même méthode – la critique de l’idéologie masquant d’un côté la finalité des peines et conditionnant de l’autre leur application – et défendent une même thèse – le droit pénal, en raison de son contenu propre ou au contraire de son abstraction, autorise des pratiques punitives qui contribuent au maintien des rapports de domination et d’exploitation des sociétés capitalistes. Cet article revient tout d’abord sur les différentes conceptions, épistémique et pratique, de l’idéologie juridique et sur leur pertinence pour aborder la matière pénale. Il aborde ensuite la tension logée au cœur des théories marxistes de la peine : l’abstraction supposée du droit tend à rejaillir sur la critique que l’on en fait ; aussi ces théories doivent-elles prendre congé des définitions monolithiques et négatives des idéologies qui imprègnent selon elles le système pénal. Sont enfin analysés les arguments qui, au sein de la tradition marxiste et à partir de Marx lui-même, résistent à la tentation de faire de l’institution pénale une figure univoque de la domination sociale : les conflits normatifs internes au droit et l’autonomie relative de la justice peuvent en effet offrir des leviers stratégiques aux groupes en lutte. 

Pour citer cet article :
O. Chassaing, « Marx et les théories marxistes de la peine : Abstraction du droit ou de la critique ? », Droit & Philosophie, no 10 : Marx et le droit, 2018 [http://www.droitphilosophie.com/article/lecture/marx-et-les-theories-marxistes-de-la-peine-abstraction-du-droit-ou-de-la-critique-244].

 

D

ans un article récent, Tor Krever résume un argument courant contre la tendance de la procédure pénale, en droit international, à isoler les actes individuels des facteurs sociaux qui les ont engendrés. Selon lui, les faits jugés sont abstraits des conditions historiques qui ont présidé à leur commission et sont imputés à des foyers de crise ou à des groupes d’individus aux délimitations arbitraires. Le droit pénal international cherche ainsi à rendre raison des « violences conjoncturelles et de leur caractère anormal, plutôt que des forces […] qui se cachent en-deçà et de leur caractère normal[1] ». Sont ainsi à l’œuvre, pour Krever, deux procédés idéologiques : l’abstraction des actes jugés hors du contexte causal qui les a fait survenir ; leur construction comme événements conjoncturels et exceptionnels, occultant le fait qu’ils possèdent un caractère structurel et régulier. Ces deux procédés idéologiques ont été mis en évidence par différentes pensées critiques sur le droit, et en particulier par la tradition marxiste.

L’analyse du droit dans la perspective d’une critique de l’idéologie est en effet une démarche qui s’enracine dans plusieurs écrits de Marx et Engels. Chez le premier, l’application du matérialisme historique à la sphère juridique est posée dès la « Préface » de la Contribution à la critique de l’économie politique :

les rapports juridiques – ainsi que les formes de l’État – ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain, mais prennent au contraire leurs racines dans les conditions matérielles d’existence[2].

De cet axiome a dérivé toute une série de théories qui ont tenté d’analyser l’institution pénale comme l’une des conditions, voire comme l’expression, des rapports de domination et d’exploitation des sociétés capitalistes. Ces théories se sont intéressées à l’utilité et aux finalités matérielles des politiques criminelles et de l’action répressive de l’État, dans le droit fil de l’évocation par Marx des « bénéfices secondaires du crime[3] ». Les œuvres de Georg Rusche et Otto Kirchheimer[4], d’Evgeny Pašukanis[5], de Michel Foucault[6] ou de Nicos Poulantzas[7] formulent des arguments devenus classiques au sein des théories critiques du droit.

Dans la constellation que forment les théories marxistes ou post-marxistes, de nombreux travaux se sont concentrés sur le droit pénal, interne ou international[8]. La richesse de ces débats n’est pas due au hasard. On peut l’expliquer de trois façons. D’abord, en raison de sa nature d’atteinte aux libertés et de véhicule au ressentiment collectif, la sanction pénale semble concentrer la contrainte juridique en son plus haut degré et mettre à nu la violence intrinsèque de l’État. Ensuite, étant donné son statut de menace, la peine se présente comme une condition de l’obéissance aux règles communes, ce qui fait de son maintien sous une forme réformée ou de son abolition une question décisive pour toute pensée de l’émancipation collective. Enfin, la justice pénale constitue un enjeu stratégique de taille dans le déroulement des luttes – au plan matériel, les condamnations neutralisent les porteurs de la contestation ; au plan symbolique, les poursuites et les accusations désamorcent la charge politique de leurs discours ; mais, au plan tactique, le procès pénal peut inversement offrir une scène publique pour exhiber et dénoncer la domination de l’État et sa collusion avec des intérêts particuliers.

Malgré la diversité des travaux qui ont investi ces questions, un point d’accord émerge toutefois, qui peut offrir un critère pour justifier leur identification à l’œuvre de Marx et aux traditions qui l’ont prolongée : ces théories ont pour point commun d’aborder le droit sous l’angle d’une critique de l’idéologie juridique, et de son pendant – une conception matérialiste de la réalité sociale. Appliquée au droit, l’idéologie peut désigner d’une part les effets des règles et institutions juridiques sur les consciences individuelles, les représentations collectives ou les normes sociales et, d’autre part, la nature même du phénomène juridique. C’est pourquoi les approches marxistes du droit se sont ramifiées, selon leurs objets, en une critique du légalisme inspirant l’application des catégories formelles du droit à la réalité sociale[9], une critique de l’institution judiciaire comme instrument d’oppression des classes inférieures, ou encore, de manière plus monolithique, une critique du droit lui-même comme structure à abolir. Appliquées à la matière pénale, ces théories présentent la même richesse de méthodes ou d’objets : elles portent autant sur les prétentions du droit pénal à être la technique de régulation sociale hégémonique, sur le contenu particulier de certaines législations et politiques criminelles, que sur le fonctionnement et les biais de la justice pénale ou de l’institution carcérale ; elles empruntent leurs outils à la science juridique, à la philosophie ou à la sociologie, remettant parfois en cause ces frontières disciplinaires.

De manière générale, les théories marxistes ont en commun de contester le fait que l’État dénonce certaines conduites comme mauvaises et prive leurs auteurs de leurs droits à partir de critères de justice idéaux ou consensuels. Elles affirment que cette prétention masque le plus souvent une forme de violence exercée contre les classes inférieures de la société. Insistant sur les corrélations entre punition et exploitation, elles soutiennent que l’institution pénale criminalise certaines conduites afin de légitimer les rapports d’exploitation et d’en garantir la pérennité. Pour ces théories, le droit pénal constitue donc l’une des conditions d’effectivité du mode de production capitaliste des sociétés contemporaines : les catégories juridiques uniformisent les rapports sociaux selon le modèle du rapport marchand entre individus libres. C’est ce que soutient par exemple Sonja Buckel : la prégnance du droit dans les sociétés capitalistes se reconnaît historiquement à une certaine forme de subjectivation et à un certain type de cohésion sociale[10] ; il fournit les cadres légitimes à la généralisation de l’échange économique et à sa diffusion comme norme d’action universelle[11]. La tentation est alors grande de faire du droit pénal l’une des figures, avec le travail salarié, l’armée et la police, de la domination en régime capitaliste.

Cependant, tout le problème est alors de savoir ce qui distingue la peine de ces autres leviers de domination et si, en cours de démonstration, on n’a pas escamoté l’historicité, les ambivalences et les contradictions internes du droit et de la justice pénale. Les théories marxistes de la peine soulèvent en effet plusieurs problèmes : en quoi se démarquent-elles d’une critique en bloc du droit, qui présuppose que toute sanction (pénale ou non) est une condition du maintien des structures économiques et des hiérarchies sociales des sociétés capitalistes, et semble s’imposer comme une pétition de principe ? Offrent-elles des arguments attentifs aux spécificités et à la complexité interne du droit pénal et de ses procédures ? Distinguent-elles par exemple la peine prise en son principe légal (règle de sanction prévue a priori), les peines prononcées par les tribunaux ou bien celles réellement exécutées par les condamnés ?

En réponse à ces questions, nous voudrions nous intéresser dans cet article aux usages de la conception marxienne du droit en philosophie pénale, champ situé au croisement de la philosophie politique et morale, du droit et des sciences sociales. Il ne s’agira pas d’évaluer certains phénomènes marquants de l’évolution contemporaine du droit pénal – comme la mise en lumière de biais dans l’application des peines, l’administrativisation de la sanction pénale ou encore les aménagements législatifs et procéduraux motivés par l’état d’urgence et la lutte anti-terroriste[12] – à la lumière de l’œuvre de Marx ou du marxisme. Nous souhaitons plutôt ici revenir sur les présupposés communs aux travaux traitant de ces questions et aux théories déjà mentionnées. Ces présupposés nous paraissent en effet faire leur singularité parmi les approches critiques de l’institution pénale. Pour le dire de manière synthétique, les théories marxistes partagent une même méthode : la critique de l’idéologie masquant d’un côté la finalité des peines et conditionnant de l’autre leur application. Elles défendent en outre une même thèse : les lois pénales, soit en raison de leur contenu déterminé soit en raison de leur abstraction, autorisent des pratiques punitives qui concourent au maintien des rapports de domination et d’exploitation des sociétés capitalistes.

Nous nous proposons de revenir sur la pertinence de cette méthode et la validité de cette thèse sous l’angle, toutefois, de leurs aspects positifs : au sein des théories marxistes du droit, l’institution pénale n’a pas été uniquement abordée du point de vue des excès et de la violence de sa mise en œuvre, elle a aussi donné lieu à une analyse des critères et des normes qui la soutiennent, afin d’en révéler la dimension idéologique (I). Néanmoins, certaines réceptions de Marx par les juristes et sociologues de la peine ont conduit la critique des normes pénales et de leur force symbolique à une impasse, l’analyse de l’abstraction du droit péchant elle-même par excès d’abstraction (II). Face à ce problème, certains auteurs ont décrit la justice pénale comme une institution ambivalente qui, en raison même de sa dimension idéologique et de sa force symbolique, est tout à la fois un instrument d’oppression aux mains de l’État et un levier pour en contester la légitimité (III).

 

I. Deux concepts d’idéologie, deux critiques de la peine

 

Nous distinguerons dans un premier temps les différentes manières de concevoir l’idéologie juridique et les modèles de critique qui en résultent au sein des théories marxistes de la peine. Le concept d’« idéologie » peut revêtir plusieurs sens. On crédite Engels d’en avoir fixé la définition typique. Chez lui, l’idéologie désigne l’ensemble des phénomènes de « fausse conscience » qui masquent la réalité sociale :

L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute avec conscience, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique[13].

Selon cette définition, le droit, en tant que structure idéologique, recouvre les processus réels d’un écran de fumée et masque les antagonismes sociaux. Ici, l’idéologie n’est qu’une croyance, une vision du monde, qui échoue à modifier le plan de la réalité elle-même. Tout se passe comme si le langage juridique laissait cette dernière inchangée et se nourrissait uniquement de l’égarement de ceux qui en usent. Au xxe siècle, de nombreux auteurs ont pourtant cherché à rompre avec la dichotomie de la représentation et du réel que suppose cette définition : Antonio Gramsci, les théoriciens de l’École de Francfort ou encore Louis Althusser. À plusieurs égards, Marx lui-même s’en écarte : dans l’Idéologie allemande, cette dernière ne se réduit pas à une « conscience fausse » qui voilerait la vraie réalité, mais est l’expression adéquate d’une réalité sociale insatisfaisante[14]. Cette manière de prendre au sérieux le contenu de l’idéologie est manifeste lorsque Marx théorise la règle juridique, y compris la règle pénale[15]. D’une part, il insiste avec Engels, toujours dans l’Idéologie allemande, sur le fait que le contenu des règles juridiques est dérivé de l’état de fait des divisions d’une société, et que les règles ne peuvent être à ce titre que le reflet des intérêts dominants :

La vie matérielle des individus, qui ne dépend nullement de leur seule “volonté”, leur mode de production et leurs formes d’échanges, qui se conditionnent réciproquement, sont la base réelle de l’État […]. Ces conditions réelles ne sont pas du tout créées par le pouvoir d’État, ce sont au contraire elles qui créent ce pouvoir. Les individus qui exercent le pouvoir dans ces conditions ne peuvent donc […] que donner à leur volonté déterminée par ces conditions précises, l’expression générale d’une volonté d’État, d’une loi – et le contenu de cette expression est toujours donné par les conditions d’une classe, comme il ressort très clairement de l’examen du droit privé et du droit pénal[16].

D’autre part, Marx analyse la manière dont le droit façonne les pratiques sociales et contribue à l’exercice de la domination. Cette thèse apparaît à plusieurs reprises dans Le Capital[17] : à l’occasion de l’analyse du procès d’échange, de la journée de travail ou encore du salaire comme mystification de l’exploitation – trois institutions à l’égard desquelles le droit formel joue le rôle de condition réelle. Marx offre donc une double critique du droit : de l’idéologie légaliste, et des conditions juridiques du travail et de l’échange marchand.

À partir des arguments d’Engels et de Marx, on peut distinguer deux conceptions de l’idéologie : une conception statique et épistémique, définie comme expression faussée d’une réalité sociale, et une conception dynamique et pratique, comme condition de possibilité, de réalisation et de généralisation d’un type de rapport social – l’échange marchand. Faisant suite au renouvellement des recherches sur les rapports entre droit et idéologie dans les années 1970 et 1980[18], Susan Marks s’appuie sur une telle conception pratique de l’idéologie et analyse le droit comme une structure cognitive et un ensemble de stratégies discursives. Elle insiste moins sur les textes et les procédures qui masquent de manière négative la réalité sociale, que sur les pratiques que le droit façonne de manière positive. Pour elle, l’usage de la catégorie d’idéologie permet de saisir les différentes « manières par lesquelles le sens sert à établir et à consolider des rapports de domination[19] ». La mise en œuvre du droit s’accompagne ainsi de plusieurs opérations idéologiques : la légitimation, qui fait « apparaître l’autorité comme valide et adéquate[20] » ; la dissimulation, qui occulte, masque ou nie les rapports de domination ; l’unification, qui subsume les divers rapports sociaux sous une forme harmonieuse et cohérente ; la réification, qui transforme le produit des rapports humains en formes éternelles ; et, enfin, la naturalisation, qui a pour effet de donner aux normes sociales une apparence d’évidence, de naturalité et de nécessité.

Ces deux conceptions de l’idéologie relèvent de deux modèles concurrents parmi les théories qui se sont réclamées du matérialisme historique pour étudier l’institution pénale. Pour le premier modèle, instrumentaliste, l’analyse du système pénal doit permettre de découvrir les fonctions réelles que la peine assume dans un contexte social et économique déterminé. Cette fonction peut par exemple être de participer indirectement, par la menace, à la formation d’une main d’œuvre adéquate aux impératifs de la production. Par exemple, le sort réservé au lumpenprolétariat, délinquants et individus inemployables constitués en « armée de réserve industrielle[21] » du patronat, sert de repoussoir pour dissuader la population ouvrière d’enfreindre les lois. Dans ce cas, les individus se soumettent à la loi pénale par crainte des châtiments[22]. Le second modèle, expressiviste, prétend au contraire que les infractions du droit pénal visent à protéger les injonctions morales et les normes de conduite, ainsi que, indirectement, les mœurs propres aux sociétés capitalistes : indépendance souveraine des individus, origine contractuelle des obligations, identification du sujet de droit à un homme blanc hétérosexuel[23]. Selon ce second modèle, le droit pénal des sociétés capitalistes donne force et autorité aux conditions morales du salariat et de l’échange marchand et renforce leur emprise symbolique sur les pratiques sociale. Les peines appliquées tout autant que le système pénal – à l’instar de la famille, de l’école ou de l’usine – expriment ainsi les grandes tendances des sociétés capitalistes, à savoir une morale individualiste et la consécration de la valeur marchande dans les rapports sociaux. Pour assurer cette fonction correctrice et expressive, l’institution pénale ne se contente plus d’exercer un pouvoir de coercition externe. Elle contribue aussi à individualiser les parties en conflit, en garantissant la reconnaissance du préjudice subi par les victimes et en modelant la culpabilité du prévenu sur sa personnalité et ses antécédents.

Ces deux modèles, instrumentaliste et expressiviste, font jouer l’articulation de la peine aux structures sociales sur deux plans différents : celui de la distribution des peines, qui répond alors à une stratégie d’exploitation, et celui des valeurs exprimées par l’institution pénale, qui entretient la morale individualiste et égoïste des sociétés capitalistes. La dépendance du droit aux intérêts matériels des dominants se manifesterait donc non seulement à travers les pratiques judiciaires, mais aussi dans l’idéal de correction et de réadaptation des délinquants qui s’est développé aux xixe et xxe siècles. Le sociologue Dan Kaminski a par exemple cherché à analyser la manière dont l’administration pénitentiaire promeut l’image néolibérale d’un condamné qui non seulement purge sa peine, mais est aussi responsable de sa réinsertion, cherchant à « faire du sujet coupable un sujet capable[24] » de gérer son parcours de peine. Le travail des services de réinsertion en détention constitue selon lui le corrélat de l’instrumentalisation des droits au nom de la sécurité individuelle[25].

Le modèle expressiviste paraît néanmoins plus pertinent d’un point de vue heuristique que le modèle instrumentaliste. L’utilité des pratiques punitives pour maintenir le prolétariat au travail a en effet perdu de son évidence au sein des démocraties libérales. Dire que le régime des peines n’est qu’un rouage du système productif n’est pas une hypothèse valable partout et tout le temps. C’est seulement dans le contexte protectionniste des xviiie et xixe siècles que l’État intervient en faveur de l’économie nationale, maintient une forte pression sur les revenus au profit des propriétaires et des marchands, cherche à fixer les individus à des tâches productives peu rémunérées et dangereuses, et réprime en priorité et avec sévérité les infractions sur les biens et la propriété[26]. Il faut donc reconnaître les limites du modèle instrumentaliste, qui assimile toute peine à une mesure de contrôle social destinée à assurer la mise au travail des individus. Dans le cadre du capitalisme contemporain et d’une société de travailleurs formellement libres, les peines ne visent plus à absorber les fluctuations du marché du travail et les surplus de main-d’œuvre, a fortiori lorsque l’État dispose d’un système de protection sociale et de mesures vouées à endiguer, même de manière minimale, le chômage et la paupérisation des classes inférieures. La corrélation entre peine et marché du travail ne possède pas de validité universelle[27] : la grande variété des affaires qui font l’objet de poursuites et de condamnations le dément, tout comme l’hétérogénéité du droit pénal spécial, qui inclut bien d’autres infractions que les délits contre les biens et la propriété[28]. En outre, les phénomènes tels que la délinquance en col blanc[29] (par exemple la fraude fiscale), les infractions sans victime directe (comme l’immigration irrégulière) ou encore les crimes d’État (comme les violences policières) résistent aux analyses économicistes en termes de conflit de classe[30].

Le second modèle, expressiviste, permet au contraire de saisir les effets pratiques de l’idéologie juridique, et notamment des justifications légaliste et rétributiviste de la peine, selon lesquelles non seulement on peut punir l’auteur d’une infraction parce qu’une règle légale le prévoit, mais il le faut parce que ce dernier le mérite[31]. Or, pour montrer que le caractère formel et abstrait du droit peut servir à légitimer des pratiques punitives abusives, il faut abandonner la conception de l’idéologie comme représentation fausse et mystificatrice du réel et saisir ses effets pratiques sur les représentations, les discours et les conduites. C’est tout l’écart qui réside entre les deux modèles de critique que nous avons distingués, le modèle instrumentaliste et le modèle expressiviste, qui mobilisent chacun un usage différent du concept d’idéologie. Néanmoins, en insistant autant sur l’abstraction du droit et sur ses effets pratiques, la critique de l’idéologie juridique en matière pénale affronte le risque de substantialiser son objet et de partir, précisément, d’une définition abstraite de la peine.

 

II. Critique de l’abstraction et abstraction de la critique en matière pénale

 

Plusieurs des auteurs étudiés jusqu’à présent ont affronté le reproche de s’appuyer sur une conception abstraite et stipulative de la peine : leur théorie serait coupable de manquer de distinction dans l’analyse de la complexité de l’institution pénale, et de présupposer la nature rétributive des peines. Or, ce reproche a été au cœur de l’opposition entre deux grands projets théoriques au xxe siècle : la théorie pure du droit de Hans Kelsen et la théorie marxiste du droit d’Evgeni Pašukanis. L’argument selon lequel la critique de l’abstraction juridique pèche elle-même par excès d’abstraction a une histoire, et il s’agit à présent d’évaluer les réponses que les théoriciens marxistes ont tenté d’y apporter.

L’approche marxiste des juristes et sociologues du droit de la première École de Francfort, comme le travail de Michel Foucault dans Surveiller et punir – fortement influencé par cette même tradition – ou encore la théorie du juriste soviétique Evgeni Pašukanis, ont été à différents égards les cibles de cette critique au second degré. Nous avons abordé le modèle instrumentaliste de l’articulation entre peines et structures sociales. D’après ce modèle, que l’on a attribué notamment à Georg Rusche et Otto Kirchheimer, la manière dont les peines sont effectivement appliquées en fonction des infractions prévues contribue au maintien des rapports d’exploitation dans les sociétés capitalistes. Or, ce modèle présuppose une conception formelle et statique du droit, qui sépare règles juridiques et phénomènes sociaux et pense les premières comme un instrument au service des seconds. Pour Rusche et Kirchheimer, le régime des peines obéit ainsi à la nécessité d’intimider ceux qui, en raison de leur misère, sont tentés de transgresser la loi[32]. C’est la raison pour laquelle le droit pénal ne pourra jamais se passer de sanctions menaçantes et que toute réforme pour améliorer le sort des détenus ne pourra jamais aller en deçà d’un certain seuil de sévérité. Ce faisant, la fonction dissuasive des peines est toutefois traitée comme un trait de la définition de la peine elle-même et non plus de sa justification.

Le même reproche a également été fait au travail de Foucault sur la prison et l’institution pénale. Dans Surveiller et punir, ce dernier tend à s’appuyer sur une définition fondamentale de la peine. Il sépare le plan formel du châtiment légal du plan matériel des disciplines, et insiste sur la nature rétributive du premier par distinction de la fonction correctrice des secondes. À l’inverse de Rusche et Kirchheimer néanmoins, sa thèse sur la discipline comme « contre-droit » repose sur une conception rétributive, et non pas dissuasive, de la définition de la peine :

[…] une chose est singulière dans la justice criminelle moderne : si elle se charge de tant d’éléments extra-juridiques, ce n’est pas pour pouvoir les qualifier juridiquement et les intégrer peu à peu au strict pouvoir de punir : c’est au contraire pour pouvoir les faire fonctionner à l’intérieur de l’opération pénale comme éléments non juridiques ; c’est pour éviter à cette opération d’être purement et simplement une punition légale ; c’est pour disculper le juge d’être purement et simplement celui qui châtie […][33].

Dans ce passage, le « strict pouvoir de punir » est identifié au châtiment rétributif, dont la mesure fait ressortir par contraste l’excès des mesures disciplinaires. Le modèle du pouvoir disciplinaire conserve en creux la référence à la conception juridique du pouvoir qu’il est censé dépasser[34]. Ainsi, pour Thomas Lemke, la primauté accordée aux disciplines dans l’analyse du pouvoir suppose paradoxalement de maintenir les dichotomies loi-norme et droit-discipline[35] : le pouvoir se formule officiellement dans les termes de la loi alors qu’il s’exerce officieusement au travers de normes. Le fait que Foucault définisse la discipline par distinction de la loi entraîne, tout à la fois, que celle-là requiert celle-ci. C’est ce qui conduit Foucault à maintenir la thèse selon laquelle la peine authentique est rétributive. Ce rétributivisme latent, et purement stipulatif, est-il un présupposé non interrogé – et, partant, non fondé – de son raisonnement ? Les deux pôles de la rétribution et de la discipline sont en effet conservés, comme si la première incarnait le fondement historique de toutes les peines. Or, l’enjeu n’est pas purement spéculatif ; il engage la capacité de l’analyse et de la critique à porter sur des pratiques répressives qui ne s’exerceraient justement pas sous une forme rétributive.

Antérieurement à Foucault, le juriste soviétique Pašukanis affirme aussi l’irréductible rétributivisme de la peine. Cependant, dans la Théorie générale du droit et le marxisme, il en fait l’objet de sa démonstration, expliquant que la peine est inévitablement rétributive en raison de la fonction générale du droit moderne. Appliquant la notion marxienne de fétichisme au droit[36], Pašukanis affirme que les institutions juridiques contribuent à façonner l’ensemble des rapports sociaux, y compris le traitement des nuisances, des torts ou des offenses, sous la forme de l’échange marchand. Le fait que le mérite individuel soit devenu un critère pour justifier l’imputation de responsabilité pénale n’est pour lui pas un hasard historique ; il est le produit de la généralisation des rapports marchands et de la contractualisation des activités de production. Aussi, le droit, et a fortiori l’institution pénale, n’échappent-ils pas au mouvement de marchandisation du monde social. Davantage, ils le nourrissent, le conditionnent et le rendent possible, en donnant force et autorité aux normes requises par l’exploitation capitaliste : de l’équivalence réciproque dans l’échange dérivent, selon Pašukanis, le principe de proportionnalité et la corrélation entre sévérité des peines et intention mauvaise. Le rétributivisme de la peine et l’isomorphie entre droit pénal et circulation marchande sont des phénomènes inhérents aux sociétés capitalistes : les règles juridiques assurent les modalités réelles du travail, elles dérivent du système productif et appartiennent à ses conditions sociales de possibilité. Même si Foucault s’intéresse plus aux disciplines qu’à la rétribution, la thèse de Surveiller et punir est finalement compatible avec celle de Pašukanis : les politiques criminelles peuvent bien s’arc-bouter sur la défense de la société ou l’amendement des délinquants, elles peuvent bien édulcorer en apparence le châtiment en l’hybridant à des mesures de défense sociale ou de correction, mais elles ne feront jamais disparaître le caractère essentiellement rétributif de la peine.

Cette thèse est l’indice que Pašukanis reconduit le préjugé du caractère intrinsèquement rétributif de la peine. C’est du moins ce qu’affirme Hans Kelsen à l’encontre du juriste soviétique. Dans The Communist Theory of Law[37], il reproche à Pašukanis d’essentialiser le rétributivisme, pour en faire le fondement du droit pénal, sans se rendre compte qu’il ne s’agit là que d’une idéologie, c’est-à-dire pour Kelsen d’une justification du droit[38]. En se concentrant sur l’efficacité du droit pénal comme instrument de répression, les juristes soviétiques en restent selon lui à une analyse sociologique des pratiques judiciaires en régime capitaliste, et passent à côté de la normativité juridique[39]. C’est la raison pour laquelle, selon Kelsen, Pašukanis rend bien compte du statut hégémonique qu’a pris le droit dans les sociétés capitalistes ; mais lorsqu’il affirme que, dans la société communiste affranchie de l’appareil juridique, le droit pénal rétributif doit avoir été remplacé par un système de défense sociale, il réintroduit subrepticement la référence à la norme juridique et contredit inévitablement la thèse du dépérissement du droit.

Analysons ce point. Pour Pašukanis, la résolution du crime n’engage pas un problème juridico-moral mais scientifique, auquel seules des mesures préventives ou correctrices peuvent répondre. En lieu et place d’un système rétributif, Pašukanis préconise donc de lutter directement contre les causes du crime : misère, indigence, perversion morale ou folie. Ces mesures prétendent neutraliser les facteurs criminogènes à l’origine des actes nuisibles et assurer la rééducation des sujets inadaptés : délinquants réels ou individus à risque. Outre la profonde méfiance que peut susciter un tel programme de défense sociale, Kelsen met en doute la prétention de Pašukanis à affranchir la régulation du crime de la contrainte juridique. Tout se passe comme si, simplement, d’individuelle, la responsabilité était devenue collective : des mesures coercitives sont toujours prévues en réaction à des faits définis a priori comme nuisibles ; seul leur point d’imputation a été étendu. Pour Kelsen, dire qu’il ne s’agit pas là d’un système pénal relève d’une pétition de principe, qui repose sur le présupposé, entretenu par Pašukanis, d’une nature essentiellement rétributive de la peine. Or, poursuit Kelsen, le droit pénal ne s’apparente pas à autre chose qu’à un ensemble spécifique de relations d’imputation[40] : « le droit, s’il n’est pas perçu à travers les yeux d’un bourgeois ou d’un prolétaire, d’une idéologie capitaliste ou socialiste, est dans sa nature même une technique[41] ». Rien n’empêche donc d’élargir les conditions d’imputabilité des peines et la responsabilité à l’ensemble des phénomènes, intentionnels ou structurels, qui participent du contexte causal des infractions. Selon Kelsen, un système de mesures de défense sociale ne fait pas autre chose que punir. Alors qu’il postule le dépassement du droit dans la société révolutionnaire, Pašukanis ne s’aperçoit donc pas qu’il en maintient le principe : les mesures préventives perpétuent les fonctions de la peine et leur défense aboutit même à étendre dangereusement la sphère de la répression étatique[42]. Pour Kelsen, Pašukanis est ainsi pris, sans le vouloir, au jeu de l’idéologie libérale bourgeoise, qui naturalise et stipule l’essence rétributive de la peine.

Néanmoins, affirmer que la peine est inévitablement rétributive et qu’il y a là une preuve du caractère idéologique du droit pénal permet à Pašukanis d’ouvrir la voie à une appréhension positive de la justice pénale : c’est parce qu’elles sont générales et abstraites que les normes pénales, de fond comme de procédure, peuvent fournir un répertoire de règles pour la formulation des luttes sociales.

 

III. Continuer les luttes par le droit, ou comment exploiter les normes pénales

 

Le premier intérêt de la critique livrée par Pašukanis réside dans le fait qu’il récuse explicitement le dualisme kelsenien entre structure normative et fonction sociale du droit. La position de Pašukanis repose sur deux arguments : l’un découle du matérialisme, l’autre de l’historicisme de la tradition marxiste sur laquelle il s’appuie. Tout d’abord, Pašukanis insiste sur le fait que la connaissance des règles valides en matière répressive dérive de l’observation de l’activité des tribunaux : l’effectivité des jugements et décisions constitue selon lui une condition nécessaire et suffisante de la validité des lois pénales. Ensuite, le juriste soviétique soutient que si l’on retrace la généalogie du droit pénal moderne, il apparaît être une forme avancée du droit coutumier des systèmes vindicatoires, forme qui s’est stabilisée et structurée en réponse à la libéralisation progressive de la production et du travail dans les sociétés capitalistes. Néanmoins, si le droit coutumier attachait selon lui une place centrale à l’intégrité du groupe et à la responsabilité collective, le droit moderne a dissout les liens traditionnels entre individus et a fait de la protection de la sphère privée et de l’intérêt personnel des principes de fond. Dès lors, dans le contexte capitaliste, la répression pénale ne peut pas ne pas prendre la forme d’une rétribution par laquelle l’infracteur paye sa dette envers la société : l’égalité formelle entre les individus est rétablie en diminuant le criminel à hauteur de l’avantage qu’il s’est indûment arrogé sur les autres. Selon Pašukanis, le rétributivisme pénal est donc certes un préjugé, mais un préjugé inéliminable, une idéologie inhérente à la morphologie moderne du droit pénal.

Le rétributivisme est autrement dit l’idéologie qui sous-tend les catégories, la logique et l’application du droit pénal, la gangue dans laquelle la résolution des conflits sociaux est inextricablement prise dès lors qu’elle est assurée par l’État. Or, si Pašukanis souligne bien les rapports de force antagonistes que le droit pénal a pour effet de masquer, il ne fait pas pour autant de l’abstraction des normes pénales une stricte marque de fausse conscience. Son attention se porte plutôt sur les effets pratiques de cette abstraction : le droit pénal entretient une autonomie relative à l’égard des conflits sociaux, c’est pourquoi il peut tout autant constituer le versant institutionnel le plus violent de la domination étatique que fournir des ressources pour la contester[43]. Certes, pour le juriste soviétique, dans le contexte des sociétés capitalistes, la gestion du crime fait l’objet d’un monopole d’État, ce qui confère au droit un statut hégémonique dans l’expression et la résolution des conflits sociaux[44]. Cependant, le droit est conjointement devenu l’institution par laquelle les contradictions de classes comme celles qui les divisent de l’intérieur peuvent être formulées et dénoncées publiquement. Comme le rappelle le juriste soviétique, « la lutte des classes s’accomplit à travers la jurisprudence […], la juridiction pénale n’est pas seulement une incarnation de la forme juridique abstraite, mais aussi une arme immédiate dans la lutte des classes[45] ».

Pour soutenir cette thèse, Pašukanis insiste sur l’ambivalence de l’application des normes pénales[46] : une fois que l’on a admis que le champ juridique n’est ni systématique ni cohérent, l’institution pénale peut, sous certaines conditions, devenir un levier stratégique pour relayer les luttes sociales et permettre de contester les rapports de domination. Les institutions pénales des démocraties libérales sont par exemple soumises à des règles qui protègent les droits individuels. Ces droits, mobilisables à différentes échelles juridictionnelles, sont censés garantir l’individu du pouvoir arbitraire et invasif de l’État. La justice pénale ne se dissout donc pas dans la reproduction aveugle des rapports de domination existants et les luttes sociales peuvent s’exprimer au sein de l’arène judiciaire pour y faire jouer droits contre droits. C’est ainsi que l’œuvre de Pašukanis a donné lieu à toute une série de réappropriations parties d’un même constat – l’hypothèse de la captation univoque du droit par les intérêts des classes supérieures pèche par excès d’abstraction[47] – et qui se sont au contraire concentrées sur l’« agentivité[48] » propre du droit.

Pour approfondir cette thèse, il faut néanmoins chercher à savoir comment le droit pénal peut fournir une grammaire à la formulation des luttes sociales : prise entre une responsabilité fortement individualisée et des sanctions à valeur rétributive, comment l’institution pénale peut-elle offrir un levier à la continuation des luttes par le droit ? Comment peut-elle traduire concrètement les demandes et les exigences normatives qui sont en jeu dans les conflits sociaux ? Pour répondre à ces questions, deux manières d’orienter la politisation de la sphère pénale doivent d’abord être distinguées : la première vise le détournement de l’institution de ses fonctions premières, la seconde la réalisation du contenu des droits[49].

La première stratégie requiert d’importer dans l’arène judiciaire les motifs de lutte et de résistance, et d’user de son autorité publique pour remettre en cause le pouvoir d’État. Cette approche débouche au plan judiciaire sur la stratégie dite « de rupture », qui tire profit de l’issue ambivalente du procès pour l’investir comme un opérateur de qualification (et non plus de disqualification) des luttes. Dans sa plaidoirie, la défense peut ainsi dénier à la juridiction la légitimité de juger, afin de discréditer l’ordre politique dont elle tire son autorité. Mise en œuvre à plusieurs reprises par l’avocat Jacques Vergès[50], cette stratégie a été initialement théorisée par Marcel Willard, également avocat, dans la continuité de la ligne forgée dès 1905 par Lénine à l’attention des Bolcheviks traduits en justice :

Il s’agit donc du détournement de la scène du procès à des fins politiques et non plus judiciaires[52].

Cette stratégie tend cependant à tenir la procédure pénale pour une forme neutre, malléable à merci, et à minimiser les contraintes qu’elle impose sur les discours, les comportements et les représentations de ses acteurs. Or, en réponse à ces contraintes, les tentatives pour retourner l’accusation contre elle-même se sont armées historiquement d’une seconde stratégie, qui relève de l’autre modèle de politisation du droit mentionné : lorsque l’effort pour faire de l’arène judiciaire le théâtre des luttes politiques achoppe, l’objectif consiste alors à manifester le contenu politique et moral latent des règles juridiques, et notamment des droits invoqués par les parties. Il s’agit d’exploiter l’écart possible entre les principes sous-jacents aux règles pénales de fond comme de procédure, et les raisons avancées par l’accusation ou les juges. La critique s’efforce ainsi de radicaliser l’interprétation des règles afin d’en rappeler ou d’en produire des significations divergentes.

Cette seconde stratégie présente l’avantage de critiquer l’accusation et les poursuites en fonction du contenu des droits positifs eux-mêmes, sans avoir à justifier la critique à partir de critères moraux idéaux : les procédures de jugement ont tendance à s’appuyer sur une interprétation dominante des droits, alors que le répertoire des règles juridiques fournit lui-même des outils pour en étendre la portée politique. Il n’est en effet pas toujours possible de prévoir l’appropriation dont les normes juridiques peuvent faire l’objet : les droits peuvent être revendiqués à travers des usages et dans des contextes qui n’étaient pas prévus par celles et ceux qui les ont créés. Le caractère abstrait et général des signifiants énoncés dans les règles juridiques peut aider, de manière insoupçonnée, à la critique d’états de fait insatisfaisants ou inacceptables absents du champ d’application initial de ces règles[53].

 

 

En enracinant la peine dans un rétributivisme fondamental, inscrit au cœur des mœurs et des conventions des sociétés capitalistes, les théories marxistes étudiées ici nous ont – à première vue paradoxalement – permis de prendre congé de l’idée selon laquelle l’institution pénale, ses règles comme sa procédure, ne constituaient qu’un instrument de domination aux mains des groupes dominants et au service de leurs intérêts. Néanmoins, ces théories semblent en même temps insister sur les contraintes qui limitent a priori la capacité du droit à traduire et à relayer les luttes sociales : elles soulignent les obstacles matériels qui limitent l’espoir de voir l’institution pénale compenser, et non plus aggraver, les inégalités sociales. Dans un article de 1887, Socialisme de juristes, Engels et Kautsky soulignent déjà les limites structurelles que le langage juridique impose aux revendications des groupes opprimés : le droit dépolitise inexorablement l’antagonisme des conflits de classe en l’adaptant aux contraintes formelles du duel judiciaire[54].

Aussi, l’exigence de rétribution inscrit au cœur du droit pénal moderne paraît à ce point ancrée dans les mœurs et les conventions qu’il rend présomptueuse, aux yeux des théoriciens marxistes abordés ici, la tentative d’élaborer des critères de justice idéaux en matière pénale et d’y confronter les pratiques concrètes. Au sein des sociétés capitalistes, la subsomption réelle des pratiques punitives sous la forme générale de l’échange marchand donne à la version étatisée, centralisée et juridicisée de la peine le statut d’un statu quo indépassable. Toutefois, parvenu à cette conclusion, c’est moins le droit pénal lui-même qui est abstrait des maux et des souffrances réels auxquels il est censé répondre, que la théorie qui prétend en faire la critique.

C’est pourquoi on s’est tourné, à l’issue de notre examen, vers les arguments qui, au sein des approches marxistes du droit, prennent acte du caractère hégémonique de la justice pénale dans la régulation des conflits sociaux mais insistent conjointement sur les ambivalences, les contradictions et le potentiel inexploré de ses règles de fond ou de procédure. En jouant sur les effets pratiques et positifs de l’idéologie juridique, ces arguments mettent en valeur les raisons pour lesquelles la justice pénale, loin d’être un instrument aux mains des groupes dominants, demeure un enjeu stratégique décisif pour les luttes d’émancipation : entre les contraintes imposées par le langage juridique et la procédure d’un côté, et le contenu politique insoupçonné des droits mobilisables, les individus et groupes en conflit peuvent tirer profit de la force symbolique des accusations proférées au sein de l’arène judiciaire et des décisions rendues par la justice. Les théories marxistes de la peine paraissent ainsi confrontées à un défi du même ordre que celui qu’identifie Wendy Brown en conclusion de sa réflexion sur la lutte pour les droits :

Comment l’attention accordée à ce paradoxe peut-elle nous aider à élaborer une lutte politique pour les droits dans laquelle ces derniers ne sont conçus ni comme des instruments ni comme des fins, mais comme articulant dans leur usage le fait que l’égalité et la liberté excèdent toujours la portée des droits eux-mêmes ? En d’autres termes, dans un contexte d’émancipation, comment les éléments paradoxaux de la lutte pour les droits peuvent-ils dessiner un domaine de justice au-delà de « ce que nous ne pouvons pas ne pas vouloir »[55] ?

 

Olivier Chassaing

Agrégé et docteur en philosophie, Olivier Chassaing est chercheur rattaché au laboratoire Sophiapol de l’université Paris Nanterre. En 2017, il a soutenu une thèse intitulée « Réprimer les crimes, reconnaître les torts. La fonction normative de la peine ». Ses travaux portent sur les principes et les critiques de la justice pénale, la justice restaurative, la sociologie de la prison et, de manière plus large, la théorie du droit et la philosophie politique et sociale contemporaine. Il a publié plusieurs articles sur ces questions (« L’antériorité de la peine sur l’interdit. Deux critiques des normes pénales après Kelsen », in Magali Bessone (dir.), Méthodes en philosophie politique, 2018 ; « La portée normative des interdiction pénales », Rue Descartes, 2017 ; « Sur quelques problèmes posés par l’articulation entre peine et structure sociale », in Stéphane Haber (dir.), Le Capitalisme des philosophes, 2016) et se consacre actuellement à l’écriture d’un livre sur les fonctions de la peine dans les démocraties libérales contemporaines.

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