La Bruyère et les « vertus du dehors »

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Sommaire de l'article

Charles-Olivier Stiker-Métral

En quoi les Caractères se distinguent-ils d’un traité de civilité ? En adoptant le modèle théophrastien, La Bruyère porte son attention moins sur les normes de la civilité que sur les conditions dans lesquelles il est possible de porter un jugement sur les comportements humains. La civilité, sous le regard du moraliste, devient objet de perplexité, mais aussi critère d’évaluation des conduites inciviles. L’indignation face à l’évidence qui se dégage alors est construite par le moraliste sur le modèle de l’expérience et vient justifier la prise de parole du moraliste.

 

 

 

 

 

 

 

 

La présence de la civilité dans la réflexion morale de la seconde moitié du XVIIe siècle est un fait culturel majeur, dont Emmanuel Bury a retracé les grandes lignes1. Les moralistes semblent partagés entre une valorisation mondaine de la civilité, lieu d’un accomplissement moral et esthétique de l’individu dans sa relation à autrui, et une dénonciation des apparences. Le débat du Misanthrope est à cet égard un reflet de ces lignes de force.

 

La culture chrétienne de La Bruyère, proche de la pensée du « petit concile », le fait dialoguer avec la tradition de la civilité chrétienne, théorisée par Nicole dans un certain nombre d’essais de morale, et radicalisée à sa suite par Antoine de Courtin, dont le Nouveau Traité de la civilité (1671) connaît un important succès dans le dernier quart du siècle2. La Bruyère apparaît donc comme un témoin de la christianisation de la pensée de la civilité.

 

Toutefois, La Bruyère n’écrit pas un traité de civilité, dans lequel, « énoncée sur le mode du devoir-être, [elle] vise à transformer en schèmes incorporés […] les disciplines et censures qu’elle énumère et unifie dans une même catégorie »3. En privilégiant le descriptif par rapport au prescriptif, c’est-à-dire en se cantonnant dans « cette science qui décrit les mœurs, qui examine les hommes, et développe leurs caractères »4, le genre choisi par La Bruyère, celui du caractère qu’il entend renouveler à la suite du modèle de Théophraste, est particulièrement adapté aux interrogations sur les valeurs attachées à la civilité. Si le terme recouvre en effet une valeur abstraite, celle-ci s’incarne dans des conduites concrètes, qui relèvent des manières. En tout état de cause, la civilité met en jeu la question de l’extériorité et de la signification des apparences. En rapportant l’interrogation sur la civilité à son entreprise d’une « herméneutique du visible »5, La Bruyère déplace le questionnement, en délaissant la prescription de normes de civilité pour une prise en compte des effets pratiques. Ainsi, La Bruyère porte son attention moins sur les normes de la civilité que sur les conditions dans lesquelles il est possible de porter un jugement sur les comportements humains. La civilité, sous le regard du moraliste, devient objet de perplexité, mais aussi critère d’évaluation des conduites inciviles. L’indignation du moraliste face à l’évidence qui se dégage alors est l’une des justifications de sa prise de parole.

 

 

La civilité, une question d’herméneutique

 

Roger Chartier a montré que les traités de civilité se situaient à la conjonction entre une définition chrétienne universelle, et une approche suspicieuse, qui y voit une construction toute conventionnelle des apparences6. Or La Bruyère refuse de prendre part à ce débat, et d’accorder trop d’importance à la fausse civilité. Les manières, qui transparaissent dans la politesse, permettent ainsi de référer un comportement à l’ensemble des prescriptions de la civilité :

 

« 31
(IV) Avec de la vertu, de la capacité, et une bonne conduite, l’on peut être insupportable. Les manières, que l’on néglige comme de petites choses, sont souvent ce qui fait que les hommes décident de vous en bien ou en mal : une légère attention à les avoir douces et polies prévient leurs mauvais jugements. Il ne faut presque rien pour être cru fier, incivil, méprisant, désobligeant : il faut encore moins pour être estimé tout le contraire.
32

(IV) La politesse n’inspire pas toujours la bonté, l’équité, la complaisance, la gratitude ; elle en donne du moins les apparences, et fait paraître l’homme au dehors comme il devrait être intérieurement.
(I) L’on peut définir l’esprit de politesse, l’on ne peut en fixer la pratique : elle suit l’usage et les coutumes reçues ; elle est attachée aux temps, aux lieux, aux personnes, et n’est point la même dans les deux sexes, ni dans les différentes conditions ; l’esprit tout seul ne la fait pas deviner : il fait qu’on la suit par imitation, et que l’on s’y perfectionne. Il y a des tempéraments qui ne sont susceptibles que de la politesse ; et il y en a d’autres qui ne servent qu’aux grands talents, ou à une vertu solide. Il est vrai que les manières polies donnent cours au mérite, et le rendent agréable ; et qu’il faut avoir de bien éminentes qualités pour se soutenir sans la politesse.
(I) Il me semble que l’esprit de politesse est une certaine attention à faire que par nos paroles et par nos manières les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes »
7.

 

Ce montage de deux remarques n’est pas dépourvu d’une certaine ambiguïté, renforcée par les compléments apportés lors de la quatrième édition. Si, dans un premier temps, La Bruyère se contentait de distinguer l’arbitraire des manières de « l’esprit de politesse », universel, les remarques ajoutées en 1689 viennent fortement valoriser les apparences, ce qui contribue à renforcer l’axiologie positive des deux alinéas finaux. Les remarques de 1688 se contentaient de souligner la difficulté à parler avec justesse de la politesse : le premier paragraphe relevait l’impossibilité de donner des règles universellement valables ; le second, en proposant d’accomplir le programme fixé, « définir l’esprit de politesse », en proposait une formulation prudente, fortement modalisée (« il me semble que », « une certaine attention »). La Bruyère y insistait surtout sur les effets rhétoriques de la politesse. Toutefois, le remaniement de la quatrième édition place ces remarques dans une perspective neuve : la valeur morale de la politesse est désormais clairement interrogée. La Bruyère assimile le comportement poli à une question herméneutique : comment interpréter les apparences et juger de leur valeur morale ? La remarque 31 repose ainsi sur un paradoxe au regard du jugement social : les vertus peuvent être déplaisantes. Il s’agit donc de prendre en compte le jugement d’autrui, dans une véritable rhétorique des manières : ces manières elles-mêmes sont garantes d’un jugement favorable. Le paradoxe ainsi élaboré trouve une forme de corollaire dans le premier alinéa de la remarque suivante : si la vertu peut déplaire, les manières plaisantes, à l’inverse, ne garantissent pas la vertu. Mais l’organisation concessive de la deuxième partie de la phrase, introduite par « du moins », propose un renversement qui valorise in fine la civilité, sans en omettre les limites. La Bruyère s’écarte d’une définition de la civilité comme manifestation infaillible des dispositions intérieures : le paraître, dans cette remarque, ne donne pas accès à l’être, mais conforme les dehors aux exigences d’autrui.

 

La Bruyère refuse ainsi de faire du débat portant sur le clivage entre l’être et le paraître, entre l’intérieur et l’extérieur, l’objet de la réflexion morale. C’est plutôt la valeur intrinsèque des manières, dans leur ordre propre, qui suscite son intérêt. Les remarques déjà présentes dans la première édition s’en trouvent ainsi éclairées : les manières, si elles traduisent, à travers l’arbitraire des rites et des codes sociaux, l’esprit de politesse, qui, pour sa part, est universel, sont animées par un souci d’autrui qui ne se manifeste que dans les signes extérieurs. Si la Bruyère refuse de faire de la civilité une valeur morale, il accorde aux manières une valeur heuristique, dans la mesure où elles rendent perceptible ce que seraient les valeurs morales authentiques.

 

Dès lors, on ne s’étonnera guère de trouver, dans le chapitre « De l’homme », une définition de la modestie qui apparente cette vertu à une fiction, sans pour autant la disqualifier :

 

« 69 (IV)
La modestie n’est point, ou est confondue avec une chose toute différente de soi, si on la prend pour un sentiment intérieur qui avilit l’homme à ses propres yeux, et qui est une vertu surnaturelle qu’on appelle humilité. L’homme, de sa nature, pense hautement et superbement de lui-même, et ne pense ainsi que de lui-même : la modestie ne tend qu’à faire que personne n’en souffre ; elle est une vertu du dehors, qui règle ses yeux, sa démarche, ses paroles, son ton de voix, et qui le fait agir extérieurement avec les autres comme s’il n’était pas vrai qu’il les compte pour rien »
8.

 

Cette remarque paraît elle aussi dans la quatrième édition, dans une suite de remarques qui posent de manière aiguë la question des apparences et de l’opacité des signes. La Bruyère prend ici nettement ses distances avec l’assimilation entre modestie et civilité proposée par Antoine de Courtin. À la remarque 64 (I), qui relevait, dans une perspective fort proche de celle des Maximes de La Rochefoucauld, que « nous faisons par vanité ou par bienséance les mêmes choses, et avec les mêmes dehors que nous les ferions par inclination ou par devoir »9, la remarque 69 oppose une valorisation des vertus du dehors. On retrouve, comme dans la remarque 32 de « De la société et de la conversation », une proposition paradoxale. En effet, la civilité ne vient en rien réformer l’homme intérieur et se trouve dépourvue de portée spirituelle. Pourtant, sur le mode du « comme si », elle crée une fiction qui permet de vivre ensemble. Peut-être y a-t-il là un écho du « tableau de charité » pascalien. Toutefois, on notera que La Bruyère ne s’attarde pas sur les motivations intéressées de la civilité, mais en propose une approche qu’on pourrait qualifier de structurelle : la logique à l’œuvre est celle de la concession. La dénonciation d’une éventuelle imposture de la civilité n’est pas le dernier mot de La Bruyère. Malgré un suspens herméneutique sur les signes ainsi produits, la civilité, sur le mode de la fiction, rend à la fois sensible et pensable la vertu.

 

C’est à partir de cette approche de la valeur des vertus du dehors dans leur ordre propre que le moraliste peut reconnaître les bienfaits de l'éducation :

 

« 85 (IV)
Quand il serait vrai, ce que plusieurs disent, que l’éducation ne donne point à l’homme un autre cœur ni une autre complexion, qu’elle ne change rien dans son fond et ne touche qu’aux superficies, je ne laisserais pas de dire qu’elle ne lui est pas inutile »
10.

 

Ainsi, La Bruyère se démarque nettement d’une tradition morale qui viserait à accentuer la distance entre le fond du cœur et les apparences. Laissant la conversion à un autre ordre de procédés, il délimite la fonction de la civilité, mais aussi sa grandeur, dans sa superficialité même. Sans postuler une nécessaire concordance entre les manières et les dispositions, le moraliste se charge donc de faire remarquer la valeur des pratiques civiles et ménage ainsi un espace qui échappe à la curiosité, au soupçon et à la volonté de discernement du moraliste. Ce retrait du jugement, lucide sur les limites du modèle proposé, permet par conséquent de dégager une éthique précaire. Ces réalisations visibles de la civilité ont aussi pour fonction de mettre en lumière ce que l’incivilité peut avoir d’insupportable, et d'en faire un objet d’attention autrement critique pour le moraliste.

 

 

L’expérience de l’incivilité

 

À cette civilité, à la fois louable dans ses effets et énigmatique quant à sa valeur morale, La Bruyère oppose une attitude pour sa part nettement plus identifiable. C’est en effet l’incivilité qui exerce l’acuité du moraliste. La remarque 156 du chapitre « De l’homme », qui a une nette portée méthodologique, semble faire de l’étude des écarts l’objet propre de la réflexion de l’observateur des mœurs :

 

« 156 (VII)
La raison tient de la vérité, elle est une ; l’on n’y arrive que par un chemin, et l’on s’en écarte par mille. L’étude de la sagesse a moins d’étendue que celle que l’on ferait des sots et des impertinents. Celui qui n’a vu que des hommes polis et raisonnables, ou ne connaît pas l’homme, ou ne le connaît qu’à demi : quelque diversité qui se trouve dans les complexions ou dans les mœurs, le commerce du monde et la politesse donnent les mêmes apparences, font qu’on se ressemble les uns aux autres par des dehors qui plaisent réciproquement, qui semblent communs à tous, et qui font croire qu’il n’y a rien ailleurs qui ne s’y rapporte. Celui au contraire qui se jette dans le peuple ou dans la province y fait bientôt, s’il a des yeux, d’étranges découvertes, y voit des choses qui lui sont nouvelles, dont il ne se doutait pas, dont il ne pouvait avoir le moindre soupçon : il avance par des expériences continuelles dans la connaissance de l’humanité ; il calcule presque en combien de manières différentes l’homme peut être insupportable »
11.

 

Ainsi le monde des bonnes manières, celui qui a été travaillé par les avatars de la paideia érasmienne, est un modèle qui, à lui seul, induit le moraliste en erreur. Il faut alors dépayser le regard moral, le porter sur des espaces sociaux qui ne relèvent pas des règles de civilité pour connaître l’homme au naturel. En retour, cette remarque tardive permet de comprendre comment, au sein même de la société civilisée, le fond de l’homme peut apparaître malgré la politesse, sous des formes diverses. La Bruyère propose dès lors un paradigme nouveau : ce n’est plus la civilité qui provoque un vertige herméneutique par la ressemblance entre les vertus du dehors et les vices déguisés, mais l’incivilité et ses variétés presque infinies. Si l’honnête homme, « dont les vices enfin ne sont pas scandaleux »12, n’a pas d’histoire, si son caractère est de ne se manifester que par l’absence de signes trop appuyés du moi, l’incivil, au contraire, est celui dont le comportement donne prise au regard du moraliste. À l’instar de Télèphe, « on voit clairement ce qu’il n’est pas, et il faut deviner ce qu’il est en effet »13. L’incivilité, qui s’apparente chez La Bruyère à un écart par rapport à une sorte de « degré zéro » du caractère, incarné par la civilité, est à la fois ridicule et choquante. Les signes de l’incivilité, manifestation visible et indubitable des prétentions de l’amour-propre, ne trompent pas et provoquent spontanément la répulsion14. Ainsi, la remarque 8 du chapitre « De l’homme » s’étend sur la variété des origines morales de l’incivilité, parfaitement identifiables :

 

« 8 (IV)
L’incivilité n’est pas un vice de l’âme, elle est l’effet de plusieurs vices : de la sotte vanité, de l’ignorance de ses devoirs, de la paresse, de la stupidité, de la distraction, du mépris des autres, de la jalousie. Pour ne se répandre que sur les dehors, elle n’en est que plus haïssable, parce que c’est toujours un défaut visible et manifeste. Il est vrai cependant qu’il offense plus ou moins, selon la cause qui le produit »
15.

 

À la lumière de cette remarque, les Caractères peuvent être lus comme une galerie d’incivilités. Ainsi Ménalque, dans sa distraction, peut passer « pour un homme fier et incivil, car vous le saluez et il passe sans vous regarder, ou il vous regarde sans vous rendre le salut »16. Ainsi Gnathon, qui méconnaît les manières de la table, inverse les valeurs de l’esprit de politesse : il « ne vit que pour soi et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient point »17. L’amour-propre, que l’esprit de politesse avait fait disparaître dans l’apparence du souci d’autrui, s’exerce ici à nu, et c’est ici lui qui fait littéralement disparaître autrui. L’incivilité rend ainsi visible la chose la plus insupportable qui soit aux yeux de l’homme civil, la préférence exclusive que chacun se porte à soi-même. Le genre du caractère permet alors au moraliste de se mettre en scène, par l’intermédiaire d’un je qui prend à son compte les exigences de la civilité, et de rendre de ce fait sensible son indignation. Toutefois, la cible du moraliste est double : non seulement il s’en prend à l’homme incivil, mais, plus insupportable encore, aux regards complaisants et pour lui incompréhensibles qui accompagnent l’incivilité. C’est ainsi que le caractère de Théodecte s’achève par une hyperbate qui fait de la communauté des rieurs la cible indirecte de l’indignation du moraliste :

 

« Les rieurs sont pour lui ; il n’y a sorte de fatuité qu’on ne lui passe. Je cède enfin et je disparais, incapable de souffrir plus longtemps Théodecte, et ceux qui le souffrent »18.

 

L’incivilité occasionne donc une authentique mise en scène de la réprobation morale, à laquelle le moraliste, qui se positionne en témoin de la scène, prend part. Ce mouvement de mise à l’écart et de retrait, qui est propre au sage, indique à quel point l’incivilité est blessante et dissout le lien communautaire qui demeure un des idéaux des morales du grand siècle. Cette indignation est destinée à être partagée par le lecteur. Dès lors, tout l’art du moraliste consiste à donner forme à cet écart, et à le rendre sensible :

 

« 68 (I)
Il ne faut point mettre un ridicule où il n’y en a point : c’est se gâter le goût, c’est corrompre son jugement et celui des autres ; mais le ridicule qui est quelque part, il faut l’y voir, l’en tirer avec grâce, et d’une manière qui plaise et qui instruise »
19.

 

Au-delà de la formule topique de l’utile dulci, l’écriture est ici pensée comme une configuration de l’expérience du réel. Le signe saillant est donc mis en valeur par l’esthétique du ridicule propre à La Bruyère, de sorte à être reconnu et à susciter l’effet rhétorique qu’il doit produire. En se référant à la perception visuelle, sous forme d’une optique morale, La Bruyère fonde son autorité sur l’expérience, et non sur une compétence particulière, expérience éminemment partageable par le lecteur. Cette conception transitive de l’écriture place l’énonciation morale dans le cadre de la civilité.

 

 

La civilité du moraliste

 

On comprend peut-être alors mieux quel rôle heuristique peut jouer la civilité : elle n’est pas, comme dans le traité de Courtin, un idéal moral qu’il s’agirait de prescrire, mais elle constitue un ensemble de valeurs, qui rendent visible, quoique de manière peut-être mensongère, la vertu. Dès lors, la civilité constitue un parangon pour les comportements en société. La Bruyère s’inscrit dans l’espace de la civilité, qui correspond à son imaginaire de l’interaction littéraire. Le modèle théophrastien est en effet rapporté à l’urbanité attique, dont le « Discours sur Théophraste » propose un vibrant éloge :

 

« Il y avait dans ces mœurs quelque chose de simple et de populaire, et qui ressemble peu aux nôtres, je l’avoue ; mais cependant quels hommes en général que les Athéniens, et quelle ville qu’Athènes ! quelles lois ! quelle police ! quelle valeur ! quelle discipline ! quelle perfection dans toutes les sciences et dans tous les arts ! mais quelle politesse dans le commerce ordinaire et dans le langage ! »20.

 

Élevant ainsi Athènes en mythe moral21, La Bruyère fait donc de la politesse le lieu d’où il est possible d’observer les hommes. Mais, plus encore, à travers la simplicité attachée à Athènes, La Bruyère évoque un idéal de transparence que l’écriture morale a pour tâche de restituer. Théophraste lui-même est présenté comme un auteur répondant aux exigences de civilité. Théophraste, mais aussi Socrate évoqué ailleurs dans le recueil, sont présentés comme des modèles dont la doctrine se confond avec leur relation au monde et à autrui. L’acuité des anciens, considérée comme une caractéristique qui leur est propre, en fait des modèles de l’ethos qu’adopte La Bruyère : un observateur sans autorité, compétence ou savoir autre qu’une langue et un regard exercés à l’idéal athénien. La vie de Théophraste a ainsi une forte valeur morale : elle est solidaire du genre du caractère en ce qu’elle en autorise l’énonciation. La civilité, sous sa forme attique, réactualisée au XVIIe siècle22, offre donc au moraliste un modèle discursif, qui permet de donner une forme de cohérence à la discontinuité énonciative de l’ouvrage. L’effroi et l’indignation, qui peuvent s’apparenter à l’épigramme et au mépris, sont ainsi soigneusement distingués de l’agressivité cynique, en référence au modèle de Socrate :

 

« On a dit de Socrate qu’il était en délire, et que c’était un fou tout plein d’esprit ; mais ceux des Grecs qui parlaient ainsi d’un homme si sage passaient pour fous. Ils disaient, quels bizarres portraits nous fait ce philosophe ! quels mœurs étranges et particulières ne décrit-il point ! où a-t-il rêvé, creusé, rassemblé des idées si extraordinaires ? quelles couleurs ! quel pinceau ! ce sont des chimères. Ils se trompaient : c’étaient des monstres, c’étaient des vices, mais peints au naturel ; on croyait les voir, ils faisaient peur. Socrate s’éloignait du cynique ; il épargnait les personnes, et blâmait les mœurs qui étaient mauvaises »23.

 

Cette remarque, ajoutée au moment de la quatrième édition, peut se lire comme un commentaire de l’épigraphe érasmienne contemporaine, « admonere voluimus, non mordere ; prodesse, non laedere ; consulere moribus hominum, non officere »24. Elle justifie une certaine violence dans l’énonciation, en montrant qu’elle n’est pas attribuable au moraliste, mais qu’elle relève pleinement du portrait « d’après nature » qu’il brosse. Le souci d’autrui ainsi manifesté participe de l’esprit de politesse, qui peut faire communier le moraliste et son lecteur dans une même expérience du monde. La réaction du moraliste face à l’incivilité peut donc susciter et rencontrer celle du lecteur.

 

Ainsi le Socrate honnête homme qui prend la parole dans les Caractères entre dans un partage avec un lecteur qu’il assure de son dévouement et de son zèle. Cet espace, en lui-même civil, est aussi l’occasion d’une réévaluation et d’une réappropriation du discours sur la civilité : La Bruyère se tient à l’écart du débat sur la transparence ou l’opacité de la civilité. Son discours prend appui sur la construction d’une expérience, qui a ses limites, mais permet aussi de « remarquer », et de construire un nouveau rapport au visible. La civilité, cantonnée au dehors, peut bien prendre au piège des apparences : ce qu’elle rend visible permet d’éprouver les effets de la vertu. À l’inverse, l’incivilité demeure un spectacle insoutenable, véritable scandale, qui justifie, par la réaction qu’elle suscite, la prise de parole du moraliste.

 

 

 

 

 

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