« Je dis que les grands maîtres des mathématiques se trompent moins souvent que les grands professionnels du droit » : Hobbes ou la réponse du philosophe au légiste

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Éric Marquer
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artons des propos échangés par le philosophe et le légiste au tout début du Dialogue des Common Laws de Hobbes. C’est dans ce texte que se trouve la formule reprise pour le titre de cette contribution :

Lég. – Qu’est-ce qui vous fait dire que l’étude du droit est moins rationnelle que l’étude des mathématiques ?

Phil. – Ce n’est pas ce que je dis, car toute étude est rationnelle, ou bien elle ne vaut rien ; mais je dis que les grands maîtres des mathématiques se trompent moins souvent que les grands professionnels du droit.

Lég. – Si c’était au droit que vous aviez appliqué votre raison, vous seriez peut-être d’un avis différent[1].

Le dialogue des Common Laws a été rédigé entre 1661 et 1673, c’est-à-dire plus de vingt ans après la publication du Léviathan, et fut publié de manière posthume en 1681. Comme son titre l’indique, cet ouvrage de Hobbes est un dialogue, un vrai dialogue pourrait-on ajouter, entre un philosophe et un juriste ou un légiste, qui porte en grande partie sur les œuvres et les thèses d’Edward Coke, défenseur de la Common Law. On peut considérer le livre comme une critique de la Common Law, exprimée par la voix du philosophe, ou encore de manière plus générale comme une critique du philosophe adressée aux légistes, au nom de la raison naturelle. Le livre est traversé par l’opposition récurrente entre la raison artificielle et la raison naturelle, c’est-à-dire entre la raison artificielle des juristes de la Common Law, produit d’un savoir affiné par l’expérience, et la raison naturelle, celle du souverain ou du législateur, mais aussi celle de tout homme capable de faire usage de sa raison lorsqu’il interprète la loi.

La notion de raison artificielle ne pose pas à mon sens de difficulté particulière de compréhension, puisqu’elle désigne sous la plume de Hobbes dans le Dialogue toujours la même chose, à savoir l’idée d’une raison construite peu à peu par l’expérience et la jurisprudence, et réservée donc aux professionnels du droit qui possèdent la sagesse, celle que permet d’acquérir le savoir juridique. Nemo nascitur artifex, selon la formule qui revient à différentes reprises dans l’ouvrage. Personne ne naît artisan, et la raison qui s’acquiert, celle de l’artifex, n’est pas naturelle, car elle n’est pas présente à la naissance, mais est le fruit de l’étude. La notion de raison artificielle, qui fait par ailleurs l’objet d’une critique sous la plume de Hobbes, ne pose donc pas de difficulté particulière, car elle est relativement univoque. En revanche, la raison naturelle, telle que Hobbes l’entend dans ce contexte précis, celui du droit, et de l’interprétation de la loi, est plus complexe, et peut même à mon sens susciter quelques difficultés de compréhension, ou même poser un véritable problème pour un lecteur de Hobbes, dès lors que l’on adopte, comme je vais tenter de le faire, une démarche un peu analytique, c’est-à-dire dès lors que l’on s’efforce de comprendre de manière plus précise la valeur et la cohérence des arguments de Hobbes développés dans le Dialogue et dans le Léviathan.

Cette difficulté est de manière générale liée à l’importance des notions de nature et d’artifice chez Hobbes, qui sont des concepts structurants dans son œuvre. De manière plus précise, la notion de raison naturelle est ici, dans le contexte du droit, difficile à comprendre, car elle peut s’appliquer au souverain et à tout homme lorsqu’il l’interprète la loi ou, si l’on veut, c’est à la raison naturelle que la loi s’adresse et il n’y a pas besoin d’autre chose que de cette raison naturelle, qui est la même en tout homme, pour interpréter la loi. La raison naturelle désigne donc, d’une part, l’anima legis ou la summa ratio, c’est-à-dire l’esprit du législateur dont la loi civile est l’expression ; d’autre part, elle renvoie au fait que tout homme dans un procès, par exemple un juré, peut faire usage de sa raison pour distinguer le juste et l’injuste, comme il peut distinguer le vrai du faux, grâce à cette raison naturelle qui est, en un sens assez cartésien finalement, une puissance de bien juger, une raison synonyme de bon sens, et une raison naturelle qui est aussi pour Hobbes la chose du monde la mieux partagée, ce qui donne à tout homme en tant qu’il est pourvu de cette raison naturelle la possibilité d’interpréter la loi aussi bien que n’importe quel expert ou jurisconsulte, aussi bien que n’importe quel savant versé dans l’étude du droit. D’une certaine manière, c’est même cette raison naturelle et l’absence d’un savoir d’expert qui donne à tout homme une certaine objectivité ou une naïveté et une distance lui permettant de juger selon le point de vue le plus général de sa raison, et non sous l’angle d’une science ou d’un savoir particulier, un peu à la manière dont le bon sens constitue un guide plus sûr que la science du syllogisme et de ses différentes figures dans l’art de raisonner. Hobbes ne dit pas que la science du droit peut obscurcir le jugement à la manière dont la science du syllogisme peut corrompre le bon sens, selon un topos de l’âge classique, mais c’est bien le même type d’argument qui apparaît ici : pour comprendre la loi, l’homme n’a pas besoin d’une autre raison naturelle que celle qui lui sert à comprendre les principes simples sur lesquels se fondent les mathématiques. C’est sur le sens précis de cette « raison naturelle » que je vais m’interroger dans cette contribution. La raison naturelle va donc être le concept central dont je vais traiter. C’est même le concept dont je vais exclusivement parler.

Que signifie appliquer sa raison au droit ?

Bien qu’elle dépasse le cadre strictement juridique ou le cadre d’une réflexion sur le droit, la notion de raison naturelle est essentielle pour répondre à la question que je voudrais poser, et qui est au centre de la question des rapports entre le philosophe et le juriste. Cette question, directement inspirée de la réponse donnée par le légiste au philosophe dans l’extrait cité, est la suivante : que signifie « appliquer sa raison au droit ? »

Lég. – Si c’était au droit que vous aviez appliqué votre raison, vous seriez peut-être d’un avis différent ?

En d’autres termes, si le philosophe avait appliqué sa raison au droit, il ne penserait peut-être pas que les grands professionnels du droit se trompent moins souvent que les grands maîtres des mathématiques. Une remarque tout d’abord sur cette formule. Le légiste dit « peut-être ». Il s’agit d’une hypothèse, et non d’une certitude. Ainsi, même si l’on comprend que le légiste énonce ici une conviction, cette incertitude m’intéresse, car elle laisse ouverte la possibilité d’une réflexion, possibilité dans laquelle je m’engage pour me demander s’il est vrai que si le philosophe avait appliqué sa raison au droit il serait d’un avis différent.

Mais une fois cette remarque faite à propos du « peut-être » de la formule, il convient évidemment de s’interroger de manière plus précise sur la signification, dans le contexte où elle est énoncée, de l’expression « appliquer sa raison au droit ». Il me semble que cela peut signifier deux choses dans ce texte, c’est-à-dire sous la plume de Hobbes.

1. En premier lieu, cela peut vouloir dire : si vous, le philosophe, vous vous étiez intéressé à la science du droit comme vous vous êtes intéressé à la science mathématique, vous auriez vu que vous avez tort, et que les professionnels du droit font preuve de plus de rigueur que ce que vous imaginez en considérant la chose depuis votre lointain point de vue de philosophe.

2. En second lieu, « si vous aviez appliqué votre raison au droit » peut signifier « si vous mettiez en œuvre, à propos du droit, les mêmes exigences de rationalité que vous avez mises en œuvre pour d’autres sciences ». La question peut alors être rapprochée des réflexions sur les conditions d’une rationalisation du droit et des pratiques juridiques entreprises notamment depuis Bacon, dont Hobbes fut le secrétaire.

Quelle que soit la signification que l’on privilégie, l’essentiel est certainement de comprendre qu’« appliquer sa raison au droit » définit en un sens l’objet même du Dialogue des Common Laws, qui organise une sorte de confrontation entre deux manières d’appliquer sa raison au droit, celle du légiste et celle du philosophe, mais qui part du principe, jamais remis en question, que le droit est une étude rationnelle, qui se fonde sur une méthode et engage bien entendu une réflexion sur les conditions de l’interprétation et du jugement, mais aussi une certaine conception de la raison.

Ce qui m’intéresse n’est pas tant la différence présentée et mise en œuvre tout au long de l’ouvrage entre la raison naturelle et la raison artificielle, que, comme je l’ai indiqué, le sens précis de la raison naturelle et les difficultés que pose cette expression au sein même de l’œuvre de Hobbes. La première difficulté posée par cette notion, mais aussi son principal intérêt, c’est que la raison naturelle met en jeu non seulement une certaine conception du droit ou de la pratique juridique, mais elle est aussi, du moins selon Hobbes, au fondement même de la constitution du droit comme science rationnelle. En d’autres termes, ce n’est que si l’on peut appliquer au droit sa raison naturelle que l’on pourra en faire une science. Puisqu’il n’y a qu’une raison, si le droit dépend d’une raison artificielle fondée sur la coutume, donc une sorte de raison spécifique, une raison juridique distincte de la raison à l’œuvre dans les sciences, il est impossible de rattacher le droit à la science, c’est-à-dire à la raison. Pour Hobbes ces deux termes, raison et science, sont rigoureusement synonymes, et la raison, définie au chapitre v comme calcul, se distingue de la seule prudence, fondée sur l’expérience, prudence qui correspond aussi à la raison artificielle de l’artifex à l’œuvre dans la Common Law. L’enjeu, c’est-à-dire le statut du droit, est décisif à l’intérieur du système de Hobbes, puisque ce sont les contours de la science politique, dont Hobbes se proclame l’inventeur, qui sont en cause dans la rationalité du droit. Considérer qu’on ne peut appliquer sa raison naturelle au droit reviendrait pour Hobbes à reléguer le droit hors du champ de la science politique, et à en faire un simple analogue de l’art de gouverner, fondé lui aussi sur la prudence et non sur la science.

Raison naturelle, raison artificielle

Une fois ces questions générales formulées, venons-en au cœur même du sujet, à savoir le sens de la raison naturelle. Il faut tout d’abord attirer l’attention sur l’importance, et la relative complexité, des termes de naturel et d’artificiel chez Hobbes. On sait que la distinction entre nature et artifice est structurante dans ses ouvrages, aussi bien dans les Elements of Law, le De Cive ou le Leviathan[2] : qu’il s’agisse du « corps », de l’« état » ou « condition », de la « loi », de la « personne », ou encore de la « vertu », les principaux concepts sur lesquels se fonde la philosophie de Hobbes mobilisent de manière systématique l’opposition entre naturel d’une part, artificiel, civil, politique ou encore acquis, d’autre part. Mais si Hobbes reprend des distinctions depuis longtemps à l’œuvre, dans une tradition notamment étudiée par Kantorowicz, Hobbes pense les rapports du naturel et de l’artificiel selon un nouveau sens ou une nouvelle terminologie[3]. Pour clarifier cette terminologie, et dissiper les malentendus, il faut se reporter au chapitre V du Léviathan, « De la raison ou de la science », dans lequel Hobbes fait une distinction entre esprit naturel (natural wit) et esprit acquis (acquired wit)[4]. L’esprit naturel correspond aux qualités innées ou naturelles, par exemple la vivacité de l’imagination, mais aussi à la manière dont cet esprit peut se transformer par l’expérience. En ce sens, la prudence est toujours une prudence naturelle ou une forme d’esprit naturel. En revanche, l’esprit acquis, qui correspond proprement à ce que Hobbes appelle la raison (reason, ratio) ou la science, suppose l’acquisition du langage et l’usage des dénominations. Ainsi, la science du calcul repose sur les nombres ou les noms de nombres, qui sont des signes conventionnels et arbitraires, c’est-à-dire, en un sens, artificiels, mais pas au sens de la raison artificielle de la Common Law, fondée sur l’expérience ou la prudence, qui elle relève donc de ce que Hobbes appelle dans le Léviathan « esprit naturel ».

Pour reformuler de manière concise, ce que Hobbes désigne par le terme de « raison artificielle », celle des professionnels du droit, affinée par la coutume, l’expérience et la connaissance de la jurisprudence, ne peut pas être une science, car elle n’est pas comparable à la science des nombres. Cette science, qui est connaissance des dénominations, se fonde sur une institution arbitraire des signes et des règles de leur combinaison ou de leur « assemblage » (copulatio) comme l’écrit Hobbes lorsqu’il définit le raisonnement comme « assemblage » ou « connexion des noms » dans les troisièmes objections adressées aux Méditations métaphysiques de Descartes[5].

Or, puisque Hobbes dit, et répète dans le Dialogue des Common Laws, qu’il n’y a qu’une seule raison, la raison naturelle, il faut comprendre que lorsque Hobbes parle à propos du droit, de la raison naturelle, cela ne peut désigner que la raison au sens où il l’a définie, celle qui repose sur l’usage et l’interprétation de conventions, qu’il s’agisse des nombres, des signes linguistiques ou de la loi qui est elle aussi une « parole ». Pourquoi cette raison est-elle naturelle, si elle repose sur la compréhension de signes institués ? Tout simplement parce qu’elle ne nécessite pas cette longue acquisition fondée sur l’expérience que requiert la vertu de prudence. Elle désigne cette faculté, immédiatement présente en chacun, de manipuler des signes clairs comme ceux du langage. Sur ce point, et malgré son nominalisme, Hobbes n’est guère éloigné de Descartes : la raison naturelle désigne cette faculté qu’exercent tous les hommes, même les plus hébétés, dans leur usage normal du langage.

La raison naturelle, interprète de la loi

Il s’agit de la même raison – naturelle – qui s’exerce pour le citoyen, le souverain, ou le juge lorsqu’il interprète la loi. En affirmant cela, Hobbes fait à la fois un constat et définit une exigence. Un constat : ce sont les souverains qui font les lois, et non les juristes, parce que c’est l’autorité et non la vérité qui fait la loi. Par conséquent, c’est toujours la raison naturelle du souverain qui prévaudra. Mais cela ne veut pas dire que c’est toujours une bonne chose. Certes, si ce n’est pas le cas, on retombe dans l’état de guerre, mais c’est aussi pour Hobbes une manière de dire qu’il en est toujours ainsi : que le souverain-législateur soit sage ou non, c’est toujours sa volonté qui prime et qui est la summa ratio de même que la souveraineté est la summa potestas. Sachant cela, il faut donc que les professionnels du droit et ceux qui sont versés dans l’étude du droit proposent au souverain des lois claires qui puissent être interprétées sans équivoque par la raison naturelle du souverain. Il est donc préférable que les textes de lois ressemblent davantage aux Éléments d’Euclide qu’à un traité de philosophie occulte. À partir du constat historique que les souverains font les lois et que la législation est en dernière instance le produit de la raison naturelle du souverain, Hobbes formule l’exigence, pour la science du droit, d’imiter la simplicité de la science mathématique, en procédant par définitions et démonstrations et en suivant un ordre logique, ou pourrait-ton dire un ordre naturel, comme entreprend précisément de le faire le juriste Jean Domat dans Les lois civiles selon leur ordre naturel[6]. Par ailleurs, imiter la rigueur mathématique pour élaborer une science des lois était l’objet même du Léviathan, tel que Hobbes le formule à la fin du livre II, lorsqu’il dit espérer que son livre tombera entre les mains d’un souverain et lorsqu’il forme le vœu que l’on puisse enseigner la science politique à l’université, ce qui après tout était un rêve promis à un bel avenir[7]. Par-là, il encourage aussi les juges à faire usage de leur raison naturelle dans l’interprétation de la loi, mais pour cela il faut que l’esprit de la loi ou l’intention du législateur soit exprimée de manière suffisamment claire dans la loi.

Enfin, pour ce qui est du citoyen ou du sujet, c’est aussi toujours à l’aide de sa raison naturelle qu’il interprète la loi. Il est nécessaire et souhaitable qu’il en soit ainsi, car il y a dans la raison naturelle un élément d’universalité qui permet de juger, non pas en fonction de tel ou tel point de vue, ou d’après une certaine expérience, mais d’après des principes qui sont ceux de la raison naturelle lorsqu’elle se fonde sur des règles ou des principes accessibles à la raison de tout homme, en d’autres termes sur une loi de raison, c’est-à-dire la loi de nature.

C’est ici le point important, à savoir le rapport entre raison naturelle et loi naturelle, et l’on peut préciser, le rapport entre raison naturelle, loi naturelle et équité. Ce sera mon dernier point avant de formuler quelques conclusions.

Raison naturelle, loi naturelle, loi de raison

La raison naturelle est ce qui permet d’interpréter la loi naturelle, qui est aussi loi de raison ou loi divine. À propos de la loi naturelle, Hobbes présente deux arguments apparemment contradictoires. D’un côté, il affirme que la loi de nature est une règle, un précepte de la raison : un simple conseil et non un commandement, c’est-à-dire qu’elle n’est pas une loi à proprement parler, comme l’est la loi civile. D’un autre côté, il affirme que la loi naturelle ne peut jamais être un critère au nom duquel on peut juger de la loi civile, car si jamais on laisse chaque homme user librement de sa raison naturelle, c’est la porte ouverte à la contestation, au désordre, à la guerre civile, au régicide. Ces deux sens sont-ils contradictoires ? Comment Hobbes peut-il affirmer qu’il n’y a d’autre raison que la raison naturelle, et par conséquent que c’est par la raison naturelle que le sujet, le juge ou le souverain interprètent et doivent interpréter la loi, tout en considérant par ailleurs que la raison naturelle est incapable par elle-même de produire un accord nécessaire entre les hommes et qu’il faut donc passer par le détour des conventions et du commandement, en d’autres termes par le caractère impératif et arbitraire de la loi civile, pour produire un accord moins fragile ?

Certains éléments de réponse sont liés à l’obscurité du jugement de l’homme, déformée par les passions et l’amour-propre. Même si l’on ne trouve pas, comme chez Domat ou Pascal, et dans la tradition augustinienne, une référence au péché originel qui a obscurci la lumière naturelle et dont il ne reste qu’une étincelle, il y a bien un pessimisme anthropologique de Hobbes, qui apparaît dans la manière dont il définit la condition naturelle de l’homme comme un état de misère. Domat parle des « ténèbres de l’amour-propre », qui font écho aux mots de Pascal : « Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu[8] ». Hobbes ne pourrait écrire cela, car il y a chez lui une forme de confiance en la raison, et en la possibilité de construire un ordre, c’est-à-dire de transformer par la philosophie et la science les conditions politiques d’existence des hommes. Hobbes pense que l’on peut sortir de la misère grâce à la raison et à la loi, mais son pessimisme porte plutôt sur les conditions qui permettent à cette raison naturelle de s’exercer, ou encore sur la faiblesse de la volonté des hommes, incapables de tenir leur promesse. Parce qu’il n’y a rien de plus fragile que les mots, il est nécessaire d’en passer par le glaive, comme l’exprime cette belle formule du Léviathan : « Les conventions, sans le glaive, ne sont que des mots[9] ».

Pour résoudre la contradiction entre le caractère non contraignant de la loi naturelle, qui explique la tendance des hommes à la division, et l’idée selon laquelle c’est toujours la raison naturelle qui interprète la loi, Hobbes montre que loi naturelle et loi civile ne sont pas deux lois distinctes, mais qu’elles sont deux parties d’une même loi, la loi écrite qui est la loi civile, et la loi non écrite, qui est la loi naturelle, ou encore l’esprit de la loi, c’est-à-dire l’équité. La loi civile donne à la loi naturelle la forme d’un commandement. C’est la loi civile, c’est-à-dire le souverain, qui déclare ce qui est justice, ce qui est équité et vertu morale. De ce point de vue, la loi naturelle est une partie de la loi civile, elle est en quelque sorte ce qui est déclaré et ce qui est rendu obligatoire dans la loi civile et par la loi civile. La loi naturelle est l’ordonnance ou ce qui est ordonné et devient contraignant par la loi civile. Inversement, la loi civile est une partie des préceptes de la nature, car « l’exécution des conventions et le fait de rendre à chacun ce qui lui revient, est un précepte de la loi de nature[10] ». Si deux hommes s’accordent, par leur raison naturelle, et donc en vertu de la loi naturelle, qui est ce qui suit leur raison, pour, par exemple, diviser en parts égales le fruit de leurs ventes, ils passent un contrat. Le souverain est chargé de faire respecter les termes du contrat. La loi naturelle est une partie de la loi civile, car elle désigne les termes du contrat définis par la raison naturelle des hommes au moment où ils l’ont signé. Mais, en tant qu’acte juridiquement contraignant le contrat rend nécessaire ou obligatoire le respect des termes du contrat, et l’exécution des conventions. Cet acte juridiquement contraignant est donc à ce titre une partie de la loi de nature. Dans les faits, les sujets sont certes amenés à respecter un contrat dont ils n’ont pas défini les termes, mais s’ils se trouvent obligés de suivre les lois et coutumes de leur pays, c’est en vertu de cette loi de nature qui requiert l’exécution ou le respect des conventions.

Se pose alors une question toute simple, et c’est cette question qui me permettra de conclure : ne retombe-t-on pas alors tout simplement dans une conception proche de celle de la Common Law, et l’on pourrait se demander ce que Hobbes répondrait finalement au célèbre mot de Pascal : « La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité, qui la ramènera à son principe l’anéantit[11] ». En réalité, même si Hobbes et Pascal sont assez proches dans l’importance accordée au respect des conventions, leur conception du rapport du sujet à la loi est différente, puisque, pour Hobbes, la loi civile réactualise en quelque sorte, de manière permanente, la loi naturelle, et elle s’adresse bien à la raison des sujets, même si c’est pour leur faire peur, car la peur n’est pas contraire à la raison. Cela signifie que pour Hobbes une parole qui ne s’adresse pas à la raison ne peut jamais vraiment prendre la forme d’une loi. La condition minimale est donc que le sujet puisse y lire l’intention du législateur ou la raison naturelle du souverain.

Mais cette réponse est-elle vraiment satisfaisante ? Plus précisément : cette réponse de philosophe est-elle vraiment satisfaisante pour un juriste ? Même si elle permet d’éclairer le jugement de l’honnête homme et du citoyen sur ce qu’est l’esprit d’une loi, permet-elle vraiment de rendre compte de la pratique juridique ? Permet-elle de rendre compte de « la matière des choses de l’ordre pratique [qui] revêt ce caractère d’irrégularité » déjà évoqué par Aristote dans le célèbre texte de l’Éthique à Nicomaque sur l’équité[12] ? Si c’est finalement la raison naturelle du souverain qui interprète la loi, si tout homme doit pouvoir interpréter la loi, et si c’est aussi grâce à sa raison naturelle que le juge est un bon juge, à quoi bon faire des études de droit ? Y a-t-il dans les arguments de Hobbes de quoi alimenter le conflit des facultés, à une époque où la raison philosophique prétend, comme l’affirme Descartes avec arrogance, énoncer les vérités de la théologie, mieux que la théologie elle-même ? La raison mathématique de Hobbes prenant appui sur la nouvelle science cherche-t-elle à émanciper la philosophie de la tutelle de la théologie alors qu’est publiée à Édimbourg la Philosophia theologiae ancillans (1621) de Robert Baron ? Faut-il se libérer de l’autorité des juristes comme de l’autorité des prêtres qui obscurcissent le texte de la Bible, pour laisser la place à la raison du Souverain, poursuivant ainsi ce singulier rapprochement initié par Bacon entre nouvelle science et théorie du pouvoir absolu, qui tendait à faire de Jacques Ier un nouveau Salomon ?

Je voudrais, pour défendre la position de Hobbes, l’orienter vers l’avenir ou vers son actualité, c’est-à-dire au fond sa vérité, plutôt qu’en le situant dans le contexte historique de l’émergence de l’absolutisme. En adoptant donc un point de vue plutôt éloigné de l’approche contextualiste de Quentin Skinner. Pour défendre la position de Hobbes, je poserai tout simplement la question aux juristes et aux praticiens du droit, ou si l’on veut à l’étudiant en droit, celui que Hobbes appelle « le légiste » dans le Dialogue des Common Laws. La question n’est pas tant celle de la tradition juridique, et de l’opposition entre un droit écrit et un droit coutumier, que celle de la manière dont on pratique le droit. Un étudiant en droit ne fait-il pas usage de sa raison naturelle lorsqu’il est amené à formuler une analyse de cas pratiques et une réponse argumentée, lorsqu’il doit résoudre la contradiction apparente entre ce que dit la loi et ce que la raison indique ? Cet exercice implique de connaître le texte de la loi, et les articles du code civil, et aussi à en faire usage. Or, cette science est ignorée du philosophe ou de l’étudiant en philosophie, qui s’interroge sur la nature de la loi en général, mais ne connaît pas aussi précisément les lois que l’étudiant en droit. Néanmoins, la manière dont la loi peut s’appliquer à un cas singulier, ainsi que le choix dans l’usage du bon article, n’est-il pas aussi une manière d’exercer sa raison naturelle ? Au fond, l’usage du syllogisme en droit, dans la résolution d’un cas pratique et non comme figure apprise, peut aussi s’interpréter comme l’exercice de la raison naturelle. Bien évidemment, cela ne dispense pas de l’apprentissage de la loi, mais cet usage du syllogisme n’est certainement pas l’usage scolastique qui déprimait Hobbes lorsqu’il était étudiant à Oxford. Il s’agit plutôt d’un usage qui correspond précisément à ce que Hobbes entend par raison naturelle, et qui est la condition pour faire du droit une science, ou si l’on veut, pour pouvoir appliquer sa raison au droit.

À ce titre, le plus important, et le plus intéressant, est à mon sens de pouvoir situer Hobbes dans l’histoire de la rationalisation des pratiques juridiques, qui passe aussi par une rationalisation des études de droit. Dans le texte que j’ai cité initialement, le plus important ce n’est pas tant de considérer que les professionnels du droit se trompent plus souvent que les grands maîtres des mathématiques. Ce qui compte, c’est qu’il y a dans le droit, la possibilité de se tromper. Or, si l’erreur est possible, c’est que la vérité l’est également. C’est donc que le droit est une science parce que l’on peut y appliquer sa raison. S’il n’y a pas d’erreur en matière de souveraineté, puisque le souverain n’a jamais tort, il y a bien des erreurs en droit. Que ces erreurs portent sur la manière dont il faut interpréter la volonté du législateur ne reconduit pas pour autant à l’arbitraire du pouvoir. Elle invite à réfléchir à tous les moyens qui permettent de rendre cette volonté lisible. Elle invite donc les spécialistes du droit à concevoir un système de lois qui permette à tout homme de pouvoir se lire lui-même dans la loi. « Lis-toi toi-même », écrit Hobbes au début du Léviathan, mais « celui qui doit gouverner toute une nation ne doit pas lire en lui-même tel ou tel individu, mais l’humanité[13] ». N’est-ce pas le sens même de la représentation ? Précisément parce que le sujet ne peut lire dans la loi que ce que sa raison naturelle lui dicte, la représentation ne pourra avoir lieu et maintenir l’unité du corps politique, que si le sujet peut lire dans la loi l’esprit du législateur. Cela n’implique pas qu’il s’identifie à cette volonté, ni qu’il partage le point de vue énoncé dans la loi, car il y a toujours dans la loi un point de vue. Mais cela implique au moins qu’il puisse lire dans la loi, qu’il s’agisse de la loi civile ou de la loi divine, un énoncé compatible avec les préceptes généraux de la raison.

Éric Marquer

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Centre d’Histoire des philosophies modernes de la Sorbonne (HIPHIMO - ER 1451)

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