Lorsqu’en 1971, le jury d’agrégation de philosophie mit au programme le thème « le droit, la politique », un vent d’inquiétude souffla tout d’abord parmi les candidats. Non pas à propos de la politique, car tout jeune philosophe qui avait lu La République, Le Prince, Le Contrat social s’estimait (non sans arrogance, peut-être) compétent pour traiter n’importe quel sujet relevant de cette question – et il n’avait en fait pas totalement tort en ce qui concernait le cadre du concours, à défaut de celui de la vie réelle, puisque la forme particulière d’épreuve qu’est l’explication de texte philosophique consiste à analyser un texte classique en s’appuyant sur ses connaissances en histoire de la philosophie pour le situer. Il suffisait donc, sur ce terrain, de compléter sa culture en lisant quelques autres auteurs et en se familiarisant avec les problématiques bien connues du meilleur des gouvernements, du pacte social, de la représentation et de la tyrannie. Le problème de la politique était donc résolu. Mais l’autre versant du programme – le droit ? C’était là une matière qui n’était guère abordée en licence, et même les livres des philosophes qui en parlaient (la Doctrine du droit de Kant, par exemple) n’étaient pas très étudiés dans les amphis. Les agrégatifs se trouvaient donc bien dépourvus : à leur ignorance en matière de droit s’ajoutait une grande inculture quant à son histoire, et l’existence même d’une philosophie spécialement consacrée à cette discipline leur échappait le plus souvent. Au bout de quelque temps cependant commença à courir le bruit qu’il existait un cours polycopié intitulé La Formation de la pensée juridique moderne, d’un certain Michel Villey. Ce cours était d’abord destiné aux juristes – à qui Villey reprochait d’ailleurs volontiers une ignorance symétrique en philosophie. Sa lecture faisait découvrir aux jeunes philosophes des horizons insoupçonnés. Ils y apprenaient aussi que cette philosophie du droit n’était pas sans liens avec l’histoire de la philosophie elle-même et fournissait des enjeux inattendus aux textes de « leurs » auteurs qu’ils avaient pourtant l’impression de bien connaître. Au-delà des obligations du concours, c’était donc un champ nouveau qui s’ouvrait à leurs regards.

Certains d’entre eux allaient poursuivre cette exploration les années suivantes en assistant au séminaire organisé tous les mercredis soirs à la faculté de droit – et Michel Villey les y accueillait avec autant d’intérêt que d’ouverture d’esprit, sous la bienveillante présidence d’Henri Batiffol. Cette participation aussi fut une découverte : car ils y apprirent, dans un milieu de juristes, d’autres formes de raisonnement, d’autres références que celles auxquelles ils étaient habitués. Il faut ajouter pourtant que, la parenthèse de l’agrégation 1971-1972 une fois refermée, l’ignorance du commun des philosophes en matière de droit ne fut guère diminuée, et l’auteur de ces lignes a pu constater, quelques années plus tard, la stupeur où le nom même de Villey pouvait plonger les enseignants de philosophie. Il était désormais reconnu et prisé par quelques-uns d’entre eux, qui s’en réclamaient dans leurs travaux, mais demeurait ignoré par beaucoup d’autres tout comme le domaine qu’il enseignait.

En revanche, Villey lui-même accordait une grande importance à la philosophie, et non pas seulement à celle qui réfléchit sur le droit et la politique, mais aussi à la métaphysique et à la théorie de la connaissance – car l’ensemble lui paraissait former un tout indissociable. Sa vaste culture et son immense curiosité le faisaient sans cesse revenir à ces domaines, et pour lui la philosophie du droit n’était donc pas pensable sans la philosophie tout court. On s’en convaincra en relisant le début des Leçons d’Histoire de la philosophie du droit. Celles-ci commencent par ce qui se donne comme une apologie de la philosophie du droit, mais on verra que le contenu va bien au-delà :

Voici, tout au long de notre histoire occidentale, de grands philosophes du droit : Platon, Aristote, Cicéron, saint Augustin et saint Thomas, Scot, Hobbes, Locke, Rousseau, Kant ou Hegel ou Auguste Comte. Est-il bon de les ignorer ? c’est apparemment l’opinion de la majorité des juristes. L’histoire de la philosophie du droit, très pratiquée à l’étranger, passe chez nous pour du temps gâché.

On remarquera que la liste qui est fournie comporte non pas des juristes ou des philosophes spécialisés dans le droit, mais de grands noms de l’histoire de la philosophie en général, de l’Antiquité au xixe siècle, depuis Platon jusqu’au fondateur du positivisme. On remarquera également un des motifs préférés de Villey : la critique des juristes, accusés de s’intéresser trop aux problèmes pratiques ou aux dernières trouvailles de la modernité, au lieu de se doter d’une culture historique – ce présentisme et ce praticisme, pour ne pas dire ce technicisme, les rendant aveugles à ce qui constitue l’essence de leur discipline. Un motif secondaire, mais récurrent aussi dans ses cours, consistant à souligner la vitalité de la discipline à l’étranger (les longues bibliographies en allemand, anglais, espagnol, italien de la Formation… en témoignent), par contraste avec sa rareté, voire son peu de légitimité en France (une preuve en est que la chaire que lui-même occupait s’intitulait « histoire du droit » et non pas « philosophie du droit ». Le nom qu’il avait donné à son séminaire constituait donc presque un coup de force).

Or, poursuivent les Leçons, « la réflexion philosophique est l’instrument irremplaçable du progrès du droit ». La phrase pourrait surprendre de la part de quelqu’un qui n’est pas spécialement un thuriféraire du progrès. Mais souvent Villey ne dédaigne pas d’utiliser comme argument une notion ou un thème qu’il récuse par ailleurs – il lui sert alors simplement de moyen pour critiquer un autre adversaire ou pour introduire rapidement un autre thème qui lui tient à cœur : ici, qui dit progrès dit histoire, et c’est par l’intermédiaire de l’histoire que la philosophie va légitimer sa place dans le droit. En effet, on se tromperait gravement si l’on croyait que la « philosophie » dont parle Michel Villey est une sagesse coupée du temps ou un discours éternitariste : la compréhension des déterminations du droit prend en effet la forme d’une « apologie pour l’histoire » : « la science du droit est historique » – les valeurs « baignent dans une tradition dont elles ne peuvent être disjointes » ; et si l’histoire ne s’arrête pas à la surface des choses, si elle veut remonter jusqu’à la structure même de la conscience d’une époque, conscience qui est à la base de la conception de l’ordre juridique qui règne à cette époque, elle rencontre nécessairement la philosophie, car celle-ci a en quelque sorte porté cette conscience à l’explicitation : « la clef de l’histoire du droit est l’histoire de la philosophie » ; « la meilleure histoire du droit cherche à remonter aux principes de l’art juridique, à les resaisir à leur source, c’est-à-dire dans la conscience même des penseurs qui surent les extraire de la conscience même de leur temps ». Ce rapport entre conscience des penseurs et conscience du temps est réciproque : ils formulent de façon plus claire les tendances dont l’expression était jusque-là inachevée, et leur temps subit ensuite leur empreinte, même chez ceux qui ne les ont pas lus – puisque les notions et les démarches qu’ils ont élaborées se diffusent ensuite bien au-delà des écoles.

Une fois reconnue la nécessité de la philosophie, il reste à savoir ce qu’elle est, quels sont ses grands courants (puisqu’il va s’avérer qu’elle est plurielle et non pas unique), et enfin comment Michel Villey, au-delà de l’importance qu’il leur reconnaît, évalue la philosophie et les philosophes.

 

I. Qu’est-ce que la philosophie ?

 

Dans le volume Définitions et fins du droit de sa Philosophie du Droit, Villey distingue deux statuts de la philosophie, suivant que l’on se reporte à ses origines, ou qu’on la considère dans le monde moderne. L’article I s’intitule : « Champ originel de la philosophie » ; il la définit ainsi : « un effort de connaissance dont l’objet semble illimité, une sorte de science universelle » – et ajoute que cela semble « inconcevable » dans notre présente organisation des études (on retrouve là le motif villeyeien de la mauvaise organisation de l’Université actuelle – souvent couplée avec une critique des réformes technicistes et technocratiques qui ne peuvent que la rendre pire). Cette universalité est montrée d’abord empiriquement par le rappel du fait que Thalès, Aristote et d’autres encore ont été simultanément, physiciens, mathématiciens, médecins. On reconnaît là une conception faible de l’universalité : la philosophie n’apparaît universelle que parce que le philosophe est pluridisciplinaire ; une universalité additive, en quelque sorte.

Mais le raisonnement n’en reste pas là ; il souligne l’inclusion, dans cette forme originelle de la philosophie, de l’étude des valeurs : « voici pourtant le plus notable : c’est qu’en ce champ universel, la philosophie ancienne incluait l’étude des valeurs, le bien, le beau, le bon ou le juste – et que cela ne l’empêchait pas d’être une sorte de science objective ». Pour énoncer une telle thèse, il faut évidemment rompre avec la séparation, chère à la philosophie kantienne et post-kantienne, de l’être et de la norme, du Sein et du Sollen. Il faut accepter une conception de la science proche de la sagesse, c’est-à-dire d’une capacité de lire à même l’ordre de la nature les règles de la conduite des hommes. Ce qui permet de conclure :

Ainsi aurons-nous mieux compris le caractère universel de l’ancienne philosophie ; et que ce mot philosophie ait à l’origine signifié la poursuite de la sagesse. La sagesse (sophia-sapientia) est à la fois science, connaissance de la réalité – et, résultant de cette science, aptitude à se bien conduire ; morale tirée d’une connaissance.

Ici nous voyons se profiler une autre conception, plus forte, de l’universalité – celle qui tient à une position surplombante de l’activité philosophique, interprétée comme reine des sciences, chargée de les unifier, de leur donner un sens, voire de les contrôler (c’est-à-dire la place qu’une partie de la tradition avait donnée à la théologie).

Passons au second moment – on le trouve dans l’article II : « le champ de la philosophie dans le monde moderne ». Ce champ est marqué par l’agression des sciences, entendons des sciences devenues autonomes, qui envahissent le domaine du savoir avec leurs méthodes propres, par le recul de la philosophie, et néanmoins par une certaine persistance de celle-ci, au moins à titre de nostalgie (« et si en effet, comme Hegel l’a si bien perçu, la philosophie consistait en la connaissance du tout, et la fausseté est la saisie unilatérale, celle précisément du savant moderne, qui se prend pour une saisie du tout. Hegel est un vrai philosophe, par cette nostalgie qui l’habite d’une connaissance universelle »). La modernité semble ainsi caractérisée par l’oubli de la sagesse initiale, l’éparpillement des connaissances, la fracture entre savoir et devoir ; parallèlement, comme le montrera la suite de l’ouvrage, le souci de la justice ancrée dans la nature s’efface devant le positivisme et le culte de l’efficacité, la fébrilité technique, et finalement le « social engineering ».

Ainsi, la philosophie dont la connaissance est recommandée aux juristes apparaît-elle comme irrémédiablement divisée, au moins entre ancienne et moderne. Si l’on regarde de près les analyses concrètes d’histoire de la philosophie auxquelles se livre Villey, on va se rendre compte que la réalité de l’histoire des idées est encore plus complexe : l’Antiquité (et à sa suite le Moyen Âge) se divise elle-même en deux, et la Modernité elle aussi a connu plusieurs stades aux visages assez différents.

 

II. Les courants de la philosophie

 

Si la philosophie est plurielle, il faut donc l’étudier dans cette pluralité. Une telle étude anime tous les ouvrages de Villey sous une forme ou sous une autre : continue dans La Formation, discontinue dans les articles recueillis dans les Leçons, immanente et dialectique dans la Philosophie du Droit. On peut constater, quant à sa méthode, la juxtaposition d’une grande fermeté dans ses positions, et d’une fluidité parfois étonnante dans ses arguments. Certes, il analyse, quelquefois de fort près, certains auteurs, mais surtout l’analyse des auteurs lui sert pour l’essentiel à dégager quelques positions fondamentales, qui apparaissent au cours de l’histoire et conservent solidité et continuité, par-delà les changements circonstanciels (même l’apparition du christianisme est de l’ordre de la circonstance, dès lors qu’Augustin continue Platon et que Thomas prolonge Aristote). On découvre au fond ce que l’on pourrait appeler une métaphilosophie ou une métahistoire de la philosophie.

La première de ces positions, c’est celle qui identifie le droit à la loi, et la loi, d’une certaine façon, à la morale. Villey la considère comme un idéalisme qu’il identifie d’abord chez Platon ; mais pour lui, dans le monde chrétien, c’est Augustin qui l’a diffusée – et l’augustinisme juridique consiste précisément (au moins dans sa forme initiale) à faire remonter directement tout droit à une Loi divine, quitte à faire dériver de celle-ci des lois humaines qui à leur tour créent du droit. Si l’on va jusqu’au bout de cette démarche, il n’y a en un sens plus de place pour le droit au sens strict, si celui-ci se définit par la nature des choses – car dans une telle conception, la nature n’a guère d’autonomie et paraît se dissoudre et perdre sa consistance face à la plénitude de la transcendance, que ce soit celle des Idées ou celle du Créateur. L’augustinisme juridique ainsi défini est parallèle à l’augustinisme politique jadis analysé par Arquillière et où le pouvoir humain n’a aucune légitimité par lui-même en dehors du plan providentiel : entre le Créateur et la créature, il ne reste guère de place pour des médiations. À la racine de l’un comme de l’autre, on est face à une conception métaphysique qui élimine ou réduit au maximum la notion de nature ; l’action humaine relève tout au plus d’une morale – conçue non comme réflexion sur les mœurs, les vertus ou les passions, mais comme attitude face à la loi. Cette position apparaît donc aussi comme un volontarisme : comment la volonté humaine se confronte-t-elle à la volonté transcendante ? Il y a donc bien une structure pour ainsi dire « ontologique » et épistémologique à la fois sous les thèses juridiques : celles-ci, en effet, impliquent des présupposés concernant la nature, la connaissance, la consistance des choses. Mais Villey ne se gêne pas non plus pour la traiter en termes sociologiques : pour lui, l’augustinisme juridique relève de la pensée de clercs coupés des problèmes concrets du droit, ou de laïcs qui pensent comme des clercs. Si on laisse de côté les différences (énormes) de lieu, de temps et de formulation, cette conception est à ses yeux présente non seulement chez les auteurs de La République et de la Cité de Dieu, mais aussi chez les Stoïciens (notamment les juristes imprégnés de stoïcisme qui ont mis en forme le Digeste) et auparavant dans la Bible juive (mais on verra que là aussi la question se dédouble) ainsi que dans les épîtres pauliniennes. En tout cas il est clair que lorsque Villey fait l’éloge de la pensée antique, ce n’est pas à cette conception qu’il pense.

Une autre position est au contraire celle qui remonte à Aristote et au droit romain, dont Villey identifie volontiers les apports théoriques ; cela implique d’une part que l’on aille chercher la théorie du droit du philosophe grec dans ce qu’il écrit sur la justice (donc une analyse éthique qui ne se réduit pas à une prescription morale, mais cherche plutôt à comprendre la nature des choses) ; d’autre part que l’on dégage le droit romain des interprétations stoïciennes qui l’ont défiguré dans les documents que nous possédons. Ici, au contraire du point de vue précédent, la nature est reconnue comme un concept central : c’est dans la nature, et non dans la loi, que l’on reconnaît le juste, et la tâche du juriste est de la déchiffrer et de mettre en œuvre les solutions qui lui correspondent. Le rôle de la loi, car elle en conserve un, consiste à s’adapter à cette réalité qui lui préexiste et qu’elle ne saurait modifier arbitrairement. C’est donc en termes de concret, d’expérience, de connaissances accumulées, de prudence et de jurisprudence que va se penser le droit. Ici aussi, la philosophie du droit est bien liée à une philosophie tout court : une ontologie de la phusis et une épistémologie qui fait sa place à la connaissance empirique, en se méfiant des constructions géométriques qui caractérisent parfois le platonisme et qui accompagneront souvent les variantes de la troisième position, le nominalisme. Où trouver cette conception, à part dans l’Éthique à Nicomaque et dans le droit romain ? Villey la déchiffre parfois dans la tsedaka biblique, qu’il oppose volontiers à la torah (quand il n’assimile pas le message biblique à cette dernière seulement). Il la retrouve évidemment chez l’aristotélicien Thomas d’Aquin – mais non pas chez les commentateurs de celui-ci, qui lui donnent souvent l’impression de réécrire sa doctrine du droit dans un sens augustinien, c’est-à-dire en pensant le juste sous la juridiction de la loi. Enfin, lorsqu’il parle de la tradition du Droit, sans précision, tout se passe comme s’il admettait que celle-ci véhicule, de façon tenace et anonyme, cette conception du juste naturel, malgré les errements des juristes influencés par de fausses philosophies.

Une troisième position est celle qui apparaît avec le nominalisme de Guillaume d’Ockham, bien qu’elle soit préparée en partie par Duns Scot. Cette position, c’est celle qui fait naître l’individualisme moderne, celle d’où est sorti le droit naturel tel que nous l’entendons usuellement – c’est-à-dire le contraire du droit naturel d’Aristote, du droit romain et de Thomas d’Aquin. C’est ce droit naturel moderne qui trouvera sa forme classique chez Hobbes, à qui Villey consacre de longues analyses. Ici on n’est plus face à la loi, ni à la nature au sens ancien. Ce dans quoi s’enracinent le droit et la loi, c’est la nature humaine, conçue non plus comme insérée dans le champ de la nature générale, mais s’opposant à elle ; capable, par sa volonté ou toute autre capacité instauratrice (le pouvoir des marques, chez Hobbes), de créer à elle seule de la réalité juridique et politique. Ainsi les théories du pacte construisent-elles un univers artificiel avec leur série conceptuelle : état de nature, loi naturelle, droit naturel (au sens de droit subjectif, conçu comme une propriété de la nature humaine et non plus comme un rapport entre les choses), contrat constitutif de la société civile. Les Révolutions française et américaine, tout comme les théories des droits de l’homme, renvoient à cet individu originaire, qui trouve inscrit en lui-même tout ce qui est nécessaire pour constituer la société, les lois, la civilisation et les échanges. Ockham et Hobbes ont ainsi organisé la conscience de la société moderne, mais on comptera comme analogues, encore une fois en dépit des différences, Descartes et le cogito, ou Kant et la raison critique : même quand ils ne s’aventurent pas sur le terrain juridique, ils sont solidaires de la même raison individuelle qui s’arroge le droit de juger le monde, voire de le fonder. En fait, par enchaînement de concepts, c’est la presque totalité des penseurs de la fin du Moyen Âge et de la première modernité que Villey fait entrer dans cette catégorie. Ici encore, les thèses juridiques s’appuient sur des positions métaphysiques et gnoséologiques, d’ailleurs assez variées, l’essentiel étant qu’elles semblent placer l’individu au centre du monde.

La quatrième position enfin, que Villey a parfois du mal à distinguer de la précédente, c’est celle du positivisme, ou des positivismes – car le terme est multiple et ambigu, selon qu’on le prend au sens des philosophes ou à celui des juristes. Mais au fond leur principe est le même : qu’il s’agisse de référence aux faits (pour le positivisme classique) ou aux textes (pour le positivisme juridique), ce mouvement de pensée s’appuie, aux yeux de Villey, sur la philosophie minimale qui consiste à refuser d’avoir une philosophie, donc à prétendre limiter au maximum les présupposés intellectuels. À vrai dire la distance apparaît grande entre ceux qui veulent limiter la théorie du droit à l’examen de la cohérence des codes et ceux qui entreprennent au contraire de l’expliquer par l’histoire, la psychologie, la sociologie ou l’anthropologie. N’importe : leur unité est plutôt négative, en ce qu’ils renoncent à l’examen de la nature, et se laissent dériver vers une acceptation sans mesure du réel tel qu’il est, ou plutôt tel que le transforme une modernisation accélérée et incontrôlée. Sauf quelques analyses de détail, le repérage de cette dernière position, sans doute trop hétérogène, n’est pas la part la plus stimulante de l’œuvre villeyienne : on y sent un peu trop le simple rejet de toutes les évolutions contemporaines, accusées en bloc de se mettre au service de l’État, de manquer de culture, de courir après la mode.

En revanche, ce qui est dit des trois premières, même si on souhaite les nuancer ou les enrichir, est incontestablement éclairant, pour deux raisons au moins. D’une part, on voit apparaître de grandes continuités conceptuelles, qui donnent un sens à ce que l’on peut lire dans chaque texte singulier : on saura, en abordant un texte, être attentif à son lexique (qui dit jus, lex, jus divinum, jus naturae ?), à l’équilibre de ce lexique (jus est-il immédiatement ramené ou identifié à lex, ou bien plutôt à natura ?), à ses références (l’exemple d’Ambroise condamnant Théodose est-il cité avec approbation, ou passé sous silence, ou mentionné comme abus ?). D’autre part, on se rend compte que ces grandes continuités débordent les disciplines et qu’à des choix en métaphysique correspondent leurs équivalents en droit ou en politique, même chez des auteurs qui ne l’explicitent pas.

 

III. Comment juger les philosophes

 

Il est certain que c’est à la deuxième position, celle des aristotéliciens, que vont les préférences de Villey. Il est non moins certain, et par ailleurs sans intérêt, que cela s’associe chez lui à une attitude générale de condamnation du monde moderne, et à une méconnaissance volontaire du détail des doctrines contemporaines (encore qu’on ait parfois des surprises en lisant les articles qu’il leur consacre). On peut remettre en question aussi sa distinction entre un vrai droit romain et celui qu’ont corrompu les stoïciens, de même que son assimilation entre ce droit et la théorie aristotélicienne de la justice. Mais une fois qu’on a dit cela, on n’est pas sorti des banalités. Il est plus productif de s’interroger sur ce que nous révèle son argumentation, y compris dans ce qu’elle a parfois de sommaire. La haine est toujours mauvaise en tant qu’affect, mais dans l’histoire des controverses elle est quelquefois bonne conseillère.

Ses démonstrations historiques utilisent trois types d’arguments :

- Les analyses de textes philosophiques, parfois très profondes, parfois réduites à un relevé d’erreurs. Autant la liste des méprises de Kant concernant le droit romain nous instruit peu, autant la dissection conceptuelle de certains textes d’Aristote ou de Hobbes nous éclaire sur les équilibres sémantiques et les enjeux de ces philosophies.

- Les mises en perspective, qui sont sans doute les moments où Villey fait preuve des plus fortes intuitions quant à l’histoire des idées (par exemple quand il sonde, chez les successeurs de Thomas d’Aquin, l’équilibre entre les commentaires du De legibus et ceux du De justitia ; il montre qu’une interprétation qui s’attache uniquement à ce que le Docteur Angélique dit des lois, en négligeant ou minimisant ce qu’il dit du juste, peut, tout en étant apparemment très consciencieuse, déséquilibrer l’architecture de la doctrine, et transformer subtilement une pensée de la nature en doctrine de la norme) ; surtout, son art de repérer les enchaînements de concepts permet de construire de véritables topographies idéelles, où s’affichent les antécédents, les présupposés et les enjeux implicites de notions qu’un esprit naïf aurait pu croire libres de toute détermination.

- Enfin ce qu’on pourrait appeler les contextualisations, qui sont parfois brutales, et peuvent même dans certains cas passer pour des attaques ad hominem. Il est clair que Villey manque de concepts opératoires en histoire de la philosophie et en histoire des idées ; on a parfois l’impression qu’il invente sur le tas ses outils intellectuels, et se retrouve ainsi à désigner avec des termes inadéquats des relations néanmoins réelles. D’où le fait que la recherche – en elle-même féconde – de connexions conceptuelles se dégrade parfois en énoncés d’équivalences un peu rapides.

Paradoxalement, sa critique envers les grands penseurs du nominalisme ne l’empêche pas de manifester une réelle admiration et une forte compréhension intellectuelle de certains d’entre eux, de Hobbes en particulier, qui joue un rôle-clef dans son histoire. Quand on lit dans les Leçons que « Hobbes est le prophète par excellence de la philosophie moderne », la formule amorce certes une critique, mais en même temps il s’agit de marquer la consistance du système et sa force innovatrice. Ainsi en qualifiant Hobbes de « prophète », Michel Villey fait-il référence au côté spectaculaire de la nouveauté, mais aussi à l’annonce, par cette nouveauté, de traits qui demeureront dans les étapes ultérieures. On pense à une distinction qui avait été développée dans un tout autre cadre intellectuel, par Lukács, entre conscience possible et conscience réelle.

Cette démarche implique ainsi un certain flou sur les objets de l’histoire : est-ce que ce sont les auteurs ? Est-ce que ceux-ci sont seulement des instanciations d’un esprit général de l’époque ? Comment penser la relation entre eux : un fondateur et son « influence » (explication faible) ? L’expression par l’individu d’une totalité qui le dépasse et l’englobe (dans un style hégélien – on a vu la sympathie de Villey pour l’idée hégélienne selon laquelle le vrai c’est le tout) ; ou encore un processus de décadence (comme dans La Naissance de l’esprit laïque, de Georges de Lagarde). Finalement, ni La Formation…, ni les Leçons ne tranchent entre ces possibilités, laissant au lecteur le soin de choisir ; ou peut-être admettant que ce problème n’en est pas un. Ce qui pourrait sembler ici une faiblesse assigne en fait une tâche aux historiens de la philosophie qui le liront : construire un concept rationnel d’époque, et penser la place des singularités dans une structure épocale.

 

Conclusion

 

Le rapport de Michel Villey à la philosophie apparaît donc comme un étrange mélange de tranchant et de vague. De position affirmée et d’incertitude. Cette incertitude, il l’assume, y compris dans sa propre discipline : elle lui paraît la condition et le prix à payer pour y maintenir l’ouverture nécessaire. Il écrit en effet, à propos de Kelsen :

C’est une méthode condamnée, fruit de routine et d’inculture, de vouloir comprendre le droit sans porter ses regards au-delà des textes juridiques écrits ; sans recourir aux philosophes, aux sociologues, aux historiens ; sans prendre en considération la réalité sociale, la justice, l’utilité.

Et, prévoyant l’objection possible, il ajoute :

Est-ce là réintroduire le vague et l’incertitude dans les études juridiques ? On n’y peut rien : que ceux-là qui n’en veuillent point s’en aillent faire des mathématiques. L’étude du droit n’a pas pour but de procurer aux professeurs des jouissances intellectuelles.

On pourrait étendre la formule : la conception villeyienne de la philosophie n’a pas pour but de procurer aux philosophes des jouissances intellectuelles. Mais elle leur apprend à porter leurs regards au-delà des textes philosophiques qu’ils ont appris à connaître – et à trouver ailleurs d’autres figures de la rationalité que celles auxquelles ils sont accoutumés. Ils y trouveront même des éclairages nouveaux sur leur propre travail. Ce qui n’est pas rien.

 

Pierre-François Moreau

Pierre-François Moreau est professeur à l’École Normale Supérieure de Lyon. Il dirige l’édition des Œuvres complètes de Spinoza (PUF). Il a publié notamment : Le Récit utopique. Droit naturel et roman de l’État, Paris, PUF, 1982 ; Hobbes : science, philosophie, religion, Paris, PUF, 1989 ; Spinoza. L'Expérience et l'Éternité, Paris, PUF, 1994 ; Lucrèce. L’Âme, Paris, PUF, 2002 ; Problèmes du spinozisme, Paris, Vrin, 2006.