Présentation
Ce dossier, qui réunit les actes d’un colloque organisé par l’Institut Michel Villey le 21 mars 2016, porte sur l’idée d’indétermination du droit. Cette dernière a quelque chose d’une évidence, mais elle porte également en elle un paradoxe.
C’est, tout d’abord, une évidence. Pour reprendre la formule célèbre du Digeste, « les lois ne peuvent point être conçues de manière à embrasser tous les cas possibles ». Pour des raisons tenant aux limites du langage ou à celles qui affectent la prescience de l’auteur de la règle de droit, cette dernière ne peut prétendre effectuer un partage clair et net entre les cas qu’elle régule et ceux qu’elle ne régule pas. Dans de nombreuses situations, la question de savoir si la règle s’applique à un cas, ou si elle devrait s’y appliquer reste irrésolue. Le droit n’apporte aucune réponse claire et les sujets de droit tout comme les organes d’application ne peuvent se fonder sur une règle préexistante pour guider leur action ou prendre leur décision. Pour le dire autrement, la règle de droit est nécessairement confrontée à des cas difficiles. Dans certains cas, l’indétermination provient de la formulation même de la règle. Lorsqu’un énoncé normatif est ambigu, c’est-à-dire susceptible de plusieurs significations différentes, et lorsque cette ambiguïté n’a pas de solution évidente, la disposition ne peut être appliquée à aucun cas avant que la signification ne soit fixée par l’interprète. De la même manière, lorsque l’énoncé est vague ou doté de « texture ouverte », il est nécessairement susceptible de laisser libre cours à des cas limites. Telle règle (un arrêté municipal par exemple) qui prescrit de ramasser les tas de feuilles mortes sur son pas de porte occasionnera un paradoxe sorite (à partir de combien de feuilles a-t-on un tas ?). Telle autre qui prohibe l’entrée des véhicules dans le parc verra son application confrontée aux suspects habituels du hard case (vélo, voiture téléguidée, etc.).
En ce sens l’indétermination peut constituer un outil stratégique pour l’auteur de la règle, qui souhaite conférer à d’autres, par exemple aux organes d’application, une marge d’appréciation – voire de pouvoir discrétionnaire – dans la résolution des cas. Tel est le cas de l’exemple classique du standard qui prescrit de rouler à une vitesse raisonnable, nécessairement plus vague que la règle qui fixe une limite de vitesse à 50 km/h. Cependant, on aurait tort de prétendre qu’il serait toujours possible à l’auteur de la règle d’éviter la survenance de cas difficiles ou de cas-limites. Celui-ci peut certes multiplier leur nombre potentiel, il ne peut sans doute jamais les réduire à néant. Voilà pour l’évidence.
L’indétermination du droit a également des airs de paradoxe, et les débats qui agitent la théorie et la philosophie du droit depuis un demi-siècle (voire plus) mobilisent des positions qui sont fort éloignées de l’évidence du sens commun, évidence peut-être trompeuse d’ailleurs. On a l’impression que la philosophie du droit oscille sans cesse entre les deux pôles que Hart, dans un article célèbre, a appelés le cauchemar et le noble rêve. Le Cauchemar, d’une part, décrit un monde dans lequel la règle de droit n’est jamais à même déterminer l’issue des décisions juridictionnelles. Si la décision est prévisible, prédictible, elle l’est en fonction de déterminations qui sont, au moins en partie, extérieures au droit lui-même. Les diverses théories dites réalistes du droit en sont l’exemple classique, encore qu’il s’agisse d’un mouvement fort divers, dont certaines branches ne se laissent guère ramener sous cette description rapide. À bien des égards, et avec de très nombreuses différences, les Critical Legal Studies ont remis sur le devant de la scène l’idée d’une indétermination radicale du droit, où la question même de savoir si la règle est ou non déterminée est largement laissé l’appréciation de la stratégie argumentative du juge. – Le Noble Rêve, au contraire, envisage le droit comme absolument déterminé. Quelles que soient les limites des sources, le droit apporte toujours une unique bonne réponse aux litiges. Que les juges soient humains et de ce fait faillibles n’enlève rien au fait qu’il n’y a pour chaque litige qu’une seule réponse justifiée en droit, qu’une seule proposition de droit vraie. Pour arriver à cette conclusion, le Noble Rêve n’hésite d’ailleurs pas à s’extraire du strict cadre des règles de droit positif. C’est, décrite dans les très grandes lignes, la théorie de R. Dworkin et de certains de ses disciples.
Les contributions réunies dans ce dossier permettent de mettre en lumière les multiples facettes de la notion d’indétermination du droit et des controverses qu’elle a suscitées.
L’article de Brian Bix fournit une introduction idéale au débat américain sur l’indétermination, avec l’étude de trois moments-clés : l’article célèbre du juge Joseph Hutcheson sur le rôle des intuitions (hunches) dans la prise de décision juridictionnelle ; les Critical Legal Studies, examinées ici à partir des thèses de Mark Tushnet ; et l’essor, au sein de la science politique américaine, de la théorie attitudinale de la décision juridictionnelle. Chacune de ces théories met au jour l’existence de facteurs extérieurs au droit qui pèsent sur la décision du juge : ses propres intuitions quant à la manière correcte de résoudre le litige ; le poids de la société, et des groupes de pression qui s’y déploient ; l’affiliation politique des juges. Si ces considérations ne permettent pas de soutenir une thèse radicale de l’indétermination du droit, elles tentent néanmoins de montrer un certain échec du droit à guider la décision juridictionnelle, du moins dans les affaires qui sont suffisamment complexes pour atteindre un certain degré dans la hiérarchie juridictionnelle.
L’article d’Arnaud Le Pillouer se veut une défense raisonnée de la thèse – ou plutôt d’une thèse – de l’indétermination absolue du droit. Cette dernière s’oppose aux thèses de l’indétermination relative, selon lesquelles le droit laisserait, dans certains cas seulement, une marge de manœuvre discrétionnaire aux organes d’application. Selon lui, cependant, le débat sur l’indétermination ne peut être ramené à un débat scientifique, portant sur la description correcte du droit positif, ni à un débat de philosophie du langage : ainsi la thèse de l’indétermination absolue du droit n’est pas incompatible avec l’idée – relativement intuitive – d’une détermination au moins relative du langage. En revanche, la thèse de l’indétermination absolue du droit, selon laquelle il n’y a pas d’application objectivement incorrecte du droit, peut être soutenue comme une thèse méthodologique intellectuellement fructueuse. Elle permet en effet d’analyser le droit en termes de causalité, comme un ensemble de contraintes venant orienter et limiter les choix interprétatifs des autorités juridiques.
À supposer que cette conception du débat sur l’indétermination soit juste, elle ne remet pas en cause la pertinence de l’étude des phénomènes d’indétermination juridique qui proviennent de traits essentiellement linguistiques. C’est l’objet de la contribution de Jose Juan Moreso sur le vague dans le droit, c’est-à-dire sur l’ensemble des concepts qui, dans le contexte juridique, occasionnent un paradoxe sorite. S’appuyant sur les débats sur le vague en philosophie du langage, Jose Juan Moreso s’intéresse à certaines spécificités du langage du droit, par exemple ce que Timothy Endicott appelle « vague extravagant ». Ce dernier est la propriété de concepts pour lesquels il n’existe aucun consensus relatif aux propriétés pertinences des cas tombant sous le concept : ainsi, il n’y a pas d’accord quant à ce qui constitue un cas clair d’« élégant » ou de « restrictions nécessaires dans une société démocratique » au sens de l’article 10 § 2 de la Conv. EDH. Or, eu égard à ce désaccord persistant, il convient de s’interroger sur la valeur qu’il faut d’accorder à l’usage de concepts vagues en droit – et sur le danger que cet usage représente, dès lors qu’il entre en tension avec certains idéaux de la rule of law, en particulier les idéaux de précision du droit et de justice formelle.
L’indétermination du droit appelle-t-elle une attitude spécifique de l’interprète, et en particulier de l’organe d’application du droit ? Les deux dernières contributions à ce dossier s’interrogent sur le recours à l’intention du législateur.
Julien Jeanneney s’intéresse aux cas d’ambiguïté du droit. Lorsqu’un énoncé normatif est ambigu, pour des raisons sémantiques ou syntaxiques, l’interprète est confronté à deux (ou plusieurs) normes concurrentes, parmi lesquelles il doit faire un choix. S’appuyant sur un pan, peu connu en France, de la littérature américaine, Julien Jeanneney s’interroge sur la valeur du recours à l’intention du législateur et, en particulier, aux travaux préparatoires. Après avoir utilement distingué entre plusieurs notions d’intention, il dresse une cartographie des différentes critiques adressées à l’intentionnalisme. La position adoptée in fine est nuancée : s’il convient de dépsychologiser l’intention, et de renoncer à rechercher des états mentaux déterminés, l’intention doit être considérée comme une convention abstraite et pour une large part fictive. En ce sens, il apparaît que le recours à l’intention du législateur n’est qu’un des éléments de la « boîte à outils » du juge, un pis-aller dont la pertinence s’évalue faute de mieux.
Une défense philosophique plus robuste de l’intentionnalisme est présentée par Ralf Poscher dans la contribution qui clôt ce dossier. Les philosophes de l’action ont, depuis longtemps, proposé des modèles d’intention collective. Selon Ralf Poscher, ces modèles sont assez largement inadéquats pour conceptualiser la pratique législative. L’agrégation d’intentions individuelles est rendue difficile par le fait que ces intentions, en ce qui concerne le législateur, sont généralement manquantes : les membres du Parlement votent souvent par discipline partisane, sans connaissance réelle du contenu du texte voté. Ils votent « pour » ou « contre » un texte qui n’a d’autre signification que son contenu sémantique, lequel, naturellement, s’avère fréquemment indéterminé. C’est pourquoi Ralf Poscher est amené en dernière analyse à proposer une notion normative et contrefactuelle de l’intention du législateur, où l’intention pertinente est celle qu’il est possible d’attribuer à un législateur compétent et diligent. Une telle intention est elle-même susceptible d’être indéterminée ; c’est pourquoi sa recherche n’épuise pas la tâche de l’interprète.