Michel Villey et les droits de l’Homme : la critique d’un Antimoderne ?
Au moment où je préparais le dossier de Michel Villey pour la collation du doctorat honoris causa de la Faculté de Droit de l’Université de Genève, je reçus d’un Collègue théologien que j’avais quelque peu maltraité dans le compte rendu que j’avais publié de son dernier livre sur le fondement des Droits de l’Homme une lettre dénonçant avec virulence « les idées détestables » de Michel Villey en la matière.
Et pourtant, en 1988, les Droits de l’Homme n’étaient pas encore une religion bien établie, objet d’un nouveau culte, « avec ses Croisés, ses dogmes, sa doctrine, voire son Magistère et son Église universelle – l’Organisation des Nations Unies – dont les instances définissent périodiquement de nouveaux articles de foi, illustrant un nouvel avatar de la théorie newmanienne du développement dogmatique ».
Certes, Michel Villey avait déjà quelque vingt ans auparavant, dans son premier exposé de la philosophie du droit de Burke à son séminaire de philosophie de droit de 1969, complaisamment rendu compte de la critique des Droits de l’Homme de Burke en concluant : « Je tiens la position de Burke pour saine et parfaitement fondée ».
Bien plus, à l’article IV du chapitre II de la IIe Section du 1er tome de son Précis de philosophie du droit, il avait déjà démystifié, dès 1975, « la religion des Droits de l’Homme » et « le vaste concours de bonnes intentions » qui « se dévouent au culte des Droits de l’Homme » ; il avait surtout déjà dénoncé le caractère tout à la fois « irréalisable », « contradictoire » et « illusoire » de ces « prétendus droits », pour conclure au « mirage des droits de l’homme ».
Rien d’étonnant dès lors à ce que le singulier paradoxe de l’hommage qu’allait rendre l’Université de Genève – l’une des capitales contemporaines des Droits de l’Homme – à l’éminent contempteur de l’émergence de cette nouvelle religion ait pu faire grincer des dents quelques-unes des bonnes âmes de la Rome protestante vouées à son culte.
Si la critique villeyienne des Droits de l’Homme était de nature à susciter la controverse, sinon l’incompréhension, partant la détestation voici un quart de siècle, bien avant les premières croisades pour les Droits de l’Homme entreprises sous l’égide de l’« Empire du Bien » dans les Balkans, à combien plus forte raison apparaît-elle aujourd’hui – à l’heure des grandes réformes dites « sociétales » menées au nom des Droits de l’Homme, du droit au mariage des personnes de même sexe au droit à la procréation, voire à la gestation pour autrui –, comme une pierre de scandale de la pensée du Maître dont nous honorons ici la mémoire.
À la vérité, ce n’est pas tant à ce signe de contradiction, à cette pierre d’achoppement de la pensée villeyienne, voire à son actualité ou à sa singulière pertinence aujourd’hui que nous voudrions nous attacher ici et maintenant en nous arrêtant à sa critique des Droits de l’Homme, mais bien à la genèse et au développement de celle-ci, à ses formes d’expression caractéristiques autant qu’à ses affiliations et à ses sources intellectuelles.
Se situant elle-même souvent explicitement par rapport aux premières critiques des Déclarations des Droits de l’Homme de nature politique et philosophique, voire théologique ou juridique d’un Burke (1729-1797) ou d’un Marx (1818-1883) en particulier, d’un Joseph de Maistre (1753-1821) ou d’un Pie VI (1717-1799), voire d’un Auguste Guillaume Rehberg (1757-1836), la critique des Droits de l’Homme de Michel Villey, tout en le rattachant prima facie à ce qu’on a qualifié de courant des Antimodernes, ne saurait se réduire à la dimension politico-philosophique de ses plus illustres prédécesseurs ; elle présente en effet une complexité et une originalité propre, à dominante juridique et théologique, dont nous voudrions tenter de mettre en évidence la spécificité.
Il vaut la peine de suivre à cet égard de façon diachronique la formation et l’essor de cette pensée villeyienne en matière de Droits de l’Homme, telle qu’elle s’exprime, d’une part publiquement, à travers ses publications de façon exotérique (St. Rials), d’autre part privatissime, sinon de façon ésotérique, à travers les pages de ses Carnets, des années 1960 à sa disparition en 1988.
Cela nous permettra tout à la fois :
- de déterminer s’il y a une évolution de sa pensée en la matière – élaboration doctrinale ou réitération, mitigation ou radicalisation – ;
- de mettre en évidence ses thèmes de prédilection et ses formes d’expression caractéristiques – ironie, jugement catégorique ou vitupération ;
- et de déceler, enfin, ses affiliations comme ses sources d’inspiration.
Sans vouloir trop schématiser, il est permis de distinguer à notre sens trois temps, trois périodes dans l’approche villeyienne des Droits de l’Homme :
1° Primo, un premier temps de critique marginale et disparate, des années 1960 à 1972, dans ses publications comme dans ses Carnets, correspondant d’abord en une première phase à une approche historique relativement neutre, puis en une seconde phase – dès mai 1968 – à une approche délibérément critique, mais toujours marginale.
2° Secundo, suit un deuxième temps de prime élaboration doctrinale, de 1978 à 1982, soit depuis de la première édition (1975) du premier tome du Précis de philosophie du droit à sa Note critique sur les droits de l’homme des Mélanges Helmut Coing de 1982, qui correspond à un premier examen spécifique de la doctrine des Droits de l’Homme, tout à la fois historique et de vive critique personnelle.
3° Tertio, enfin, en un troisième temps, c’est toute une doctrine critique, à la fois historique et systématique, qui prend forme dès 1982, caractérisée par une nette accentuation polémique jusque dans ses Carnets, avec la publication en 1983 du livre Le droit et les droits de l’homme et en 1986 de l’article des Études philosophiques : « Polémique sur les droits de l’homme ».
I
C’est, d’abord, en un premier temps et une première phase, de façon marginale et sans connotation critique particulière – mais finalement non sans une pointe d’agacement – que Michel Villey évoque les Droits de l’Homme dans ses premiers ouvrages d’histoire de la philosophie du droit des années 1960 :
- Ainsi dans ses Leçons d’histoire de la philosophie du droit de 1962 se borne-t-il, d’une part, à mentionner à propos du droit romain dans son chapitre sur « La pensée moderne et le système juridique actuel » qu’avant sa refonte par l’École du droit naturel moderne, « Le droit romain n’était pas individualiste. Il était construit dans le culte d’une justice inégalitaire […] ; on n’y connaît pas de “droits de l’homme”, pas de droits subjectifs ».
- Pareillement, traitant par ailleurs du langage du droit subjectif dans son chapitre « Abrégé du droit naturel classique », se borne-t-il, d’autre part, à faire allusion aux Déclarations des Droits de l’Homme en toute neutralité :
Les droits subjectifs sont de naissance et restent aujourd’hui conçus comme droits naturels ; non pas seulement ceux que proclament nos « Déclarations » (droits de disposer de nous-mêmes, de penser, d’écrire, de circuler, etc.) mais aussi bien les droits civils de propriété, de créance, etc..
- Il en va de même des propos sur les droits subjectifs qui émaillent certains de ses Seize Essais de philosophie de droit de 1969, comme ceux sur lesquels s’ouvre son « Essai sur la genèse du droit subjectif chez Guillaume d’Occam », opposant aux « droits subjectifs du souverain et de ses organes » : « pour servir d’antidote à l’absolutisme, dressé contre eux les droits naturels de l’individu, ses libertés, son “droit” à la libre opinion, à la libre circulation, à une vie aisée, au travail ou à la grève ».
Tout au plus peut-on relever une légère accentuation critique du regard, qui va du constat, au cœur de l’essai sur « Le droit de l’individu chez Hobbes », que « les libertés fondamentales, ces avantages d’ordre économique et moral, sont ceux surtout auxquels aspire la bourgeoisie européenne », jusqu’à l’agacement dont témoignent ses propos dans le conclusif « Cours sur les philosophies du droit de l’Université » au sujet de l’« idéalisme » et de son produit, « l’exaltation des droits subjectifs de l’individu » : « On n’a pas cessé de nous servir les droits de la personne humaine, le droit de chacun à la culture, à l’autogestion, à la liberté syndicale, sans compter le droit de tout le monde de puiser dans le budget de l’État ».
Ainsi s’amorce une deuxième phase de cette première période, où les Droits de l’Homme sont encore abordés de manière marginale, mais où la pensée villeyienne se fait délibérément critique, mais seulement de façon occasionnelle. Cela transparaît dès l’« Essai sur la philosophie du droit de Burke » de 1969, publié dans les Douze autres essais de critique de la pensée juridique moderne de 1972, où Michel Villey, à l’occasion de l’exposé de la pensée juridique de Burke, s’arrête à la critique des Droits de l’Homme de ce dernier pour conclure d’un jugement catégorique comme nous l’avons vu : « Je tiens la position de Burke pour saine et entièrement fondée ».
Mais ce n’est pas que cette conclusion de Michel Villey qui apparaît significative du tournant résolument critique qui s’amorce alors ; c’est aussi la complaisance avec laquelle il rend compte de la critique burkéenne des Droits de l’Homme, qualifiée d’emblée de la « plus profonde » : « Parmi les critiques des Droits de l’Homme, il n’en est pas de plus fameuse et profonde que celle de Burke ».
À cet égard, ce n’est pas seulement « la philosophie moderne » qu’il reconnaît comme le commun adversaire avec pour « prémisses de ses raisonnements » des idées « claires », simples et « distinctes », mais irréelles – des « abstractions » ; ce sont surtout les « philosophes » révolutionnaires, avec leurs droits prétendus de l’état de nature, « droits fictifs, construits dans le rêve des Robinsonnades », « leurs droits de l’homme inaliénables » et « toutes les absurdités du système révolutionnaire ». Bien plus, servant « de couverture à leur propre violation » – thème récurrent de la pensée villeyienne –, les Droits de l’Homme sont « l’effet d’une perversion de l’intelligence et de la morale », « ils sont et ne peuvent être qu’une imposture ».
Et Villey conclut son exposé de la critique burkéenne par une prise de position personnelle sur son actualité : s’il concède ainsi qu’il puisse bien y avoir « un minimum d’avantages substantiels qu’on puisse aujourd’hui reconnaître aux habitants du globe à titre de “droits de l’homme” », il souligne déjà : « ce minimum est bien vague, il est indistinct et fuyant, sans consistance définie » – une constante de sa propre critique des Droits de l’Homme.
Dénonçant au surplus le caractère utopique et creux des Droits de l’Homme et percevant dans leurs « Déclarations » « un bon moyen de s’évader vers un verbalisme illusoire », il n’hésite pas à les qualifier, « tels que les a conçus la Révolution Française et tels que les représente Kant, qu’on les exploite à l’O.N.U. », de « perversion de l’esprit juridique ».
Par là, ce n’est pas seulement alors une critique radicale des Droits de l’Homme qui s’amorce, c’est du même coup une attitude polémique, qui ira en s’accentuant. Cette radicalité et ce ton polémique se retrouvent parallèlement dans les pages des Carnets dès 1968.
Alors qu’en 1967 encore Villey se borne ainsi dans ses Carnets à compter les Droits de l’Homme au nombre des idoles (« Il est juste de donner à Dieu ce qui lui revient (et non aux droits de l’homme, aux autos, aux idoles modernes) » ; « Aujourd’hui sont dieux par exemple les “droits de l’homme” (car les dieux sont toujours idées, toujours idoles, toujours fictions) »), dès mai 1968, il adopte à leur égard un ton résolument polémique : « Absurdité du “droit” de grève ; ravages de l’idée des droits de l’homme ». Puis, dès 1969, c’est la radicalité de la critique qui s’impose avec la formule récurrente « il n’y a pas de droit de l’homme ».
Certes, la formule est d’abord nuancée – « sinon cependant par rapport aux choses et aux bêtes » ou « si l’on entend par droit la résultante du travail qu’opère le juriste ». Mais, dès 1973, les nuances disparaissent : « Quel nom donner à mon droit de l’homme ? a demandé Marianne. Aucun nom, puisqu’il n’existe pas. Ou bien donnez-lui le nom de rêve, d’aspiration subjective de l’individu à être infini ». « Le “droit de l’homme” n’est pas un droit, mais un préalable au travail du droit [...] Mais il n’y a pas de droit de l’homme », réponse à la formule « tous les hommes auraient vocation à ce que des droits leurs soient attribués ».
Et finalement, ce sera le sacrilège, à savoir l’exclamation agacée au Congrès de Philosophie de Dakar du 30 décembre 1980 : « Les participants du congrès de philosophie dissertent brillamment sur cette ânerie, les droits de “l’homme” ».
À quoi fera écho le propos ravageur de 1987 – nous y reviendrons : « “Droit de l’homme”, l’hérésie majeure du xxe siècle ».
Mais n’anticipons pas !
II
En un deuxième temps, dès le milieu des années 1970, me semble-t-il, Michel Villey se met à vouer une attention spécifique aux Droits de l’Homme. C’est, d’une part, ce que montre, dès sa première édition en 1975, le premier tome du Précis de Philosophie du Droit intitulé Définitions et fins du droit au chapitre II de la IIe Section, lequel contient, d’un côté, sous article III, tout un historique de la genèse des Droits de l’Homme et, d’un autre côté, sous article IV, tout un développement consacré à la critique des Droits de l’Homme.
Et c’est, d’autre part, ce que vient confirmer la Note critique sur les droits de l’homme de sa contribution à la Festschrift für Helmut Coing parue en 1982, tout à la fois un résumé des développements du Précis et une esquisse des grandes lignes de son prochain livre Le droit et les droits de l’Homme, publié en 1983.
Si nous examinons alors attentivement ces trois textes, nous constatons que dès la première édition du Précis comme dans la Note critique de la Festschrift für Helmut Coing, Michel Villey développe d’abord et reprend ensuite pour partie l’exposé d’une véritable rétrospective historique de la genèse et de la critique des Droits de l’Homme.
Ainsi esquisse-t-il d’abord, à l’article III précité du Précis, une brève genèse des Droits de l’Homme à partir de la pensée de Locke concernant les droits naturels des individus. Et c’est pour s’arrêter aux « droits de l’homme révolutionnaire » et surtout – non sans une nouvelle pointe d’agacement – aux « nouveaux droits de l’homme » contemporains, inspirés de la philosophie de Christian Wolff (1679-1754) et de sa doctrine des droits de l’individu corrélatifs au devoir de perfection de son être :
Encore la liste des droits de l’homme de 1789 était-elle pauvre, relativement à celle dont nous dotent de récentes constitutions ou Déclarations internationales. Nous sommes comblés, gratifiés d’une panoplie de droits dits « substantiels » : « au travail – aux loisirs – au sexe – à la grève – à l’intimité – à la culture – à la santé ». […] Et qui ont par surcroît l’avantage d’être généreusement octroyés à tous : aussi prêche-t-on les « libérations » de la femme – des lycéens – des homosexuels – des handicapés physiques et mentaux – et des prisonniers. […] D’où la floraison de nouveaux droits de l’homme. Nous devions ici les signaler. Car, n’ayant pas le sentiment que des textes tels que les Déclarations des Droits des Nations Unies nous aient réellement procuré une parfaite santé, des loisirs et une bonne culture générale, nous estimerons qu’elles disent plutôt des aspirations ; plus que le droit, les fins du droit.
Ensuite, il reprend et développe, dans l’article IV précité du Précis comme dans sa Note critique de 1982, son premier exposé de la critique burkéenne des Droits de l’Homme. Ce lui est l’occasion de répéter et de souligner – autres exemples contemporains à l’appui – que les « droits de l’homme » sont « irréalisables », « contradictoires » et « illusoires » – ainsi dans le Précis ; « contradictoires », « intenables », « trompeurs », car trop prometteurs et « vagues » – ainsi dans la Note de 1982.
« On n’arrive plus à concilier ces droits que notre époque secrète en tous sens », observe-t-il ainsi dans le Précis, spécifiant : « droit à la pudeur et liberté sexuelle, droits à la vie et à l’interruption de grossesse, droits au mariage et au divorce, droits à l’information écrite et télévisée ainsi qu’au silence et à la créativité, droits “à la ville”, aux H.L.M. et à la qualité de la vie »…
Plus incisifs encore sont les propos de la Note critique de 1982 :
Plus simplement les droits de l’homme, disait Burke, sont inapplicables. On observera que pris en bloc ils se contredisent. Le « droit à la sécurité » impliquerait que soit augmenté le pouvoir de la police et réduites les garanties judiciaires des individus. Le « droit à la vie » s’accorde mal à la liberté de se faire avorter. Le droit de la femme à travailler est probablement le contraire du droit de l’enfant à l’éducation. Le « droit au silence » est peu compatible avec le droit à manifester dans la rue et le « droit à l’intimité » avec le « droit à l’information » généralisée.
Chacun des droits de l’homme s’avère intenable. Là-dessus, il n’est aujourd’hui que trop facile d’ironiser. […]
Le tort des « droits de l’homme » est de trop promettre : la « santé » égale pour tous (une greffe du cœur pour tout cardiaque ?), le Travail ; le Loisir, la Culture ; « la Vie », – sans compter le droit au Bonheur. […] Leur teneur est beaucoup trop vague, indéterminée pour que la justice les mette en œuvre.
Mais, dans l’un et l’autre de ces textes, Michel Villey ne se borne pas à ironiser sur les contradictions des droits de l’homme pour en démasquer explicitement la « part d’imposture » et le « mirage ». Il cherche encore à en élucider l’origine et les sources intellectuelles, qu’il décèle en un premier temps, dès la première édition du Précis, dans l’idéalisme et dans l’individualisme de la pensée moderne, qui « escamote » à son sens « la seule justice réalisable, celle d’Aristote et des juristes ».
Approfondissant dans sa Note critique de 1982 son élucidation des « origines du concept » des droits de l’homme, il en détermine en un second temps les sources théologiques et philosophiques chez les théologiens-juristes de la Scolastique espagnole et, bien sûr, chez les représentants de l’École du Droit naturel moderne pour affirmer : « cette invention des “droits de l’homme” fut une œuvre de non-juristes ».
À un examen attentif de sa pensée, il apparaît que si Michel Villey insiste sur ce fait que « le concept des droits de l’homme, sur le continent comme en Angleterre, est historiquement dérivé de doctrines de théologiens […] enrichi de citations de moralistes stoïciens », mais que « toujours nous avons affaire à des spécialistes de la nature générique de “l’homme” », c’est essentiellement pour deux raisons :
1° la première, c’est que vouloir « déduire le droit de la seule nature générique de l’homme », comme le font Scolastiques espagnols et jusnaturalistes, lui paraît « une prétention absurde » en totale contradiction avec une « stricte définition du droit » ;
2° la seconde, c’est que, s’il insiste pareillement sur la paternité des non-juristes dans l’invention des droits de l’homme, c’est pour mieux faire valoir alors la spécificité du droit et de l’art juridique, avant tout héritage de Rome, mais aussi de la pensée grecque.
Ce lui est l’occasion, dans sa Note critique de 1982, esquissant, comme nous l’avons déjà relevé, les développements de son prochain livre Le droit et les droits de l’Homme de 1983, d’opposer « le droit de Rome aux Droits de l’Homme » (St. Rials) pour bien mettre en évidence « les traits essentiels de ce concept du droit » :
- finitude – « tout droit est fini » – le droit étant « chose (corporelle ou incorporelle) » ;
- déterminabilité – « le droit est déterminé » – la « détermination du droit » étant « l’œuvre des jurisprudents et des juges » ;
- différenciation – « la mesure des droits est fonction des différences entre les hommes », avec la conclusion péremptoire : « Il n’existe point de droit universel ».
Autant que les virulents propos critiques et ironiques sur les antinomies ou sur l’existence même des Droits de l’Homme, l’évolution de la pensée villeyienne dès le milieu des années 1970, qu’attestent la première édition du premier tome du Précis et la Note critique de 1982, vers l’élucidation des sources intellectuelles, principalement philosophiques, des Droits de l’Homme et vers le rappel de la stricte définition du droit au sens réaliste classique d’Aristote et du droit romain, cette évolution de la pensée villeyienne se retrouve dans les pages des Carnets des années 1970 et début 1980.
À la poursuite de la vitupération des Droits de l’Homme comme « fausse religion », comme « libertés en l’air du faux monde idéaliste objectivé » et à la réitération des affirmations : « Le “droit de l’homme” n’est pas un droit, mais un préalable au travail du droit qui répartit de façon juste des propriétés sans acception de personne », « Tous les hommes auraient vocation à ce que des droits leur soient attribués – mais il n’y a pas de droit de l’homme », à ces réitérations d’exclusives contre les Droits de l’Homme répondent des propos plus nuancés et des élucidations terminologiques plus pondérées.
Ainsi au XXIIIe Livre des pages concède-t-il :
« L’homme », celui qui occupe dans la nature par sa liberté, son incomplétude, une place à part (cela se comprend dans la perspective chrétienne). Et tout ce qui vient contredire cette spécificité de l’homme (tel le « système technicien » qui le robotise) doit être rejeté comme contraire à l’ordre naturel (Ellul). De ce point de vue les « droits de l’homme » pourraient se comprendre – et l’idée du « droit subjectif » dont l’attributaire est n’importe quel individu – droit qui sera reconnu par l’homme relativement aux autres pièces de la création et notamment à la machine. De cela nos législations devront tenir compte, les droits de l’homme auront leur place dans le droit au sens large. Mais le droit au sens strict qui a trait aux rapports entre les plaideurs n’est point concerné. Il y a oubli du droit au sens strict.
Pareillement, à la constatation d’ordre historique au XXe Livre que « La pensée moderne fut dans le droit la revanche contre le juge, de l’avocat : avocat de l’individu, ensuite avocat de l’histoire, du fait, etc. », fait écho aux XXIVe Livre le rappel du romaniste de la réalité du droit s’actualisant concrètement dans des solutions judiciaires contre l’idéalité universelle des droits de l’homme :
Le droit est une réalité (ce que ne sont pas les droits de l’homme), mais réalité, c’est-à-dire qui s’actualise à chaque instant dans les solutions judiciaires, c’est-à-dire précaires et à chaque fois instantanées. Mais non pas réalisé dans les lois, ni surtout principes généraux (comme l’exclusion de la Torture) qui souffrent toujours des exceptions. Donc à la fois réalité et tâche (Aufgabe).
Il n’en demeure pas moins que c’est des mêmes années – soit de décembre 1980 – que date tout de même la formule sacrilège :« cette ânerie, les droits de l’homme ». Même en faisant la part de l’exaspération face au spectacle d’un Congrès dans le Palais fastueux d’une capitale africaine aux « rues peuplées de mendiants », force est de reconnaître que, si la pensée villeyienne en matière de droits de l’homme évolue dans le sens d’une véritable doctrine procédant d’une sérieuse élucidation historique, à la fois théologique et philosophique, sa tonalité polémique anti-idolâtrique, aux accents quasi iconoclastes, est loin de s’affaiblir.
C’est ce que vient confirmer l’examen de sa troisième étape. Celle-ci apparaît en un troisième temps marqué tout à la fois par l’élaboration de toute une doctrine propre en matière de Droits de l’Homme et par l’accentuation de sa tonalité polémique, comme l’illustrent son maître-livre en ce domaine Le droit et les droits de l’homme de 1983 et son article des Études philosophiques de 1986 intitulé « Polémique sur les “droits de l’homme” ».
III
Si mai 1968 a certainement conditionné le tournant critique, voire polémique de la prime approche villeyienne des Droits de l’Homme, c’est à n’en pas douter l’insistance en ce domaine de l’enseignement pontifical sous Jean-Paul II (1920/1978-2005) – « la parole maintes fois reprise sur les droits de l’homme de notre pape polonais », comme le formule expressis verbis la première phrase du livre Le droit et les droits de l’homme – qui a déterminé la vaste entreprise d’élucidation doctrinale des Droits de l’Homme d’ordre historique, philosophique et théologique, qui prend forme en un troisième temps dans ce livre comme l’importance que revêtent désormais la dimension religieuse et la réflexion théologique de la pensée villeyienne en ce domaine, dans ce même livre comme dans l’article précité de 1986, mais aussi dans l’avant-dernier Livre des pages.
Nous n’allons pas, dans le temps qui nous reste, nous étendre sur ce maître-livre en la matière, abondamment commenté et recensé à l’époque. Car il ne se limite pas à l’élucidation des origines philosophiques et théologiques, médiévales et modernes, des Droits de l’Homme. Mais il expose longuement, face à l’idéalisme de l’idéologie, si ce n’est de la religion de ces « prétendus droits », dans la ligne de sa Note critique de 1982 tout le réalisme de la doctrine aristotélicienne de la Justice et de la conception romaine du Droit.
Plutôt donc que de résumer une fois encore le fruit de décennies de réflexion villeyienne sur la conception classique de la Justice et du Droit déjà consignée dans son Précis, qu’une bonne moitié du livre oppose à la doctrine des Droits de l’Homme, nous nous bornerons à en rappeler ici les articulations principales.
C’est qu’en un premier volet, dressant l’état de « la question des droits de l’homme » et exposant les « moyens d’une étude critique » de son langage spécifique – à savoir le recours à l’authentique méthode historique, non pas celle de l’approche « progressiste » des Lumières, de Hegel (1770-1831) et de Comte (1798-1857), mais celle de la préservation de « la mémoire de notre passé », Michel Villey reprend – et cela souvent littéralement – les formules critiques de toutes ses études et œuvres précédentes sur les causes philosophiques, les fonctions politiques et les vices juridiques majeurs des Droits de l’Homme. Ce lui est l’occasion de récapituler tous les défauts déjà dénoncés de ces « prétendus droits » irréalistes, trompeurs parce que trop prometteurs, vagues, indéterminés, enfin et surtout contradictoires, du « droit au soleil » au « droit à la neige », déduits du « droit de l’homme aux loisirs » – mais sans doute Michel Villey ignorait-il la disposition de l’article 8 de la Charte olympique affirmant que « la pratique du sport est un droit de l’homme » – et du « droit à la vie » à la « liberté de l’avortement » – encore ne pouvait-il avoir connaissance du « droit à l’euthanasie », judiciairement reconnu aux détenus de la Belgique contemporaine, ni de l’essor planétaire de la Fédération mondiale pour le droit de mourir.
Il n’en était pas moins en mesure de conclure – thème récurrent toujours plus virulent de sa critique : « Chacun de ces prétendus droits de l’homme est la négation d’autres droits de l’homme, et pratiqué séparément est générateur d’injustices ».
Si le livre innove ensuite en ce domaine en un deuxième volet par les développements substantiels précités sur la Justice aristotélicienne et le Droit romain classique, ce n’est pas seulement pour opposer le réalisme juridique antique à l’idéalisme des droits de l’homme modernes ; c’est surtout pour conclure à « l’inexistence des droits de l’homme dans l’Antiquité » et à l’importance dévolue à leur place, sur la base d’une anthropologie universaliste par trop méconnue, aux devoirs d’une morale universaliste, morale infiniment plus efficace pour Michel Villey que nos modernes Droits de l’Homme. Ainsi s’exclame-t-il :
Quant à traiter de gain substantiel pour l’humanité la substitution au système ancien des devoirs, des « droits » de l’homme, c’est une plaisanterie ! Ne sont en fait assurés aux hommes, ni les droits de l’homme universels des Nations Unies, ni ceux de la Déclaration préparée par M. Senghor à l’intention des Africains.
On retrouvera à cet égard, amplement développé, le même thème de la plus grande efficacité des devoir moraux dans son article des Études philosophiques de 1986.
Enfin, un troisième volet de l’argumentation du livre apparaît centré – dans le sillage de ses précédentes contributions – sur l’investigation approfondie des origines intellectuelles, de la genèse et de l’essor des Droits de l’Homme. Et c’est pour mettre clairement en évidence, d’une part, les lointaines racines médiévales – principalement nominalistes – de la notion de droit de l’homme dans la philosophie scotiste comme dans la théologie de Guillaume d’Occam (1285-1348), d’autre part, la responsabilité des Grands Scolastiques espagnols, mais au premier chef et surtout le rôle déterminant de certains des maîtres à penser de l’École du Droit naturel moderne comme Hobbes (1588-1679) et Locke (1632-1704) dans l’établissement et la formulation du concept même de « droit de l’homme » de l’époque moderne et contemporaine. Mais c’est aussi, faisant référence à Saint Thomas d’Aquin (1225-1274), pour souligner « chez le théologien officiel du catholicisme » le « nouveau constat de carence des “droits de l’homme” » et surtout pour conclure – tout en rappelant que « la papauté, jusqu’à une époque toute récente (sauf erreur, jusqu’à Jean XXIII) est demeurée constante dans son attitude d’hostilité aux “droits de l’homme” » – qu’« il n’apparaît pas que le catholicisme ait été le berceau des droits de l’homme ».
Parallèlement à ce vigoureux effort d’élucidation historique, à la fois philosophique et théologique, de la genèse et de l’essor des Droits de l’Homme, en quelque sorte en réponse au défi de l’enseignement pontifical le plus récent en la matière – qui souligne pourtant bien l’importance des « Droits de Dieu » – il s’en faut de beaucoup que la critique villeyienne des Droits de l’Homme se modère. Loin d’une mitigation de sa pensée, on assiste au contraire dans les années 1980 à une radicalisation de sa critique et à une accentuation marquée de son expression polémique.
Ainsi, c’est la reprise, d’abord, de l’affirmation, discutable, que « les “droits de l’homme” sont une œuvre de non-juristes », avec l’accusation qui clôt l’antépénultième paragraphe du dernier chapitre du livre de 1983 : « Ces non-juristes que furent les inventeurs des droits de l’homme leur ont sacrifié la justice, sacrifié le droit ».
C’est, ensuite, le véritable réquisitoire contre les « fruits des droits de l’homme », avec la réitération des arguments anti-hobbésiens et anti-lockiens selon lesquels :
La guerre perpétuelle de tous contre tous, l’insécurité, la peur, la misère, voilà le premier fruit du droit de l’homme […]
Le pouvoir absolu du Prince […] voilà le second fruit du « droit de l’homme » […]
La domination politique de la classe bourgeoise ; dans l’économie, du capitalisme. Un troisième fruit des « droits de l’homme » […]
Pour réaliser le bonheur, la santé, la culture auxquels tous ont « droit », enfin satisfaire à ces « justes revendications », peut-on se passer pour le moins de la Guépéou ? Quatrième fruit des droits de l’homme.
C’est enfin également, en conclusion du dernier chapitre de son maître-livre en la matière, la déploration que :
L’apparition des droits de l’homme témoigne de la décomposition du concept du droit. Leur avènement fut le corrélat de l’éclipse ou de la perversion, dans la philosophie moderne individualiste, de l’idée de justice et de son outil, la jurisprudence.
À quoi répondront en 1986, dans l’article Polémique sur les « droits de l’homme », deux formules aussi pénétrantes que redoutables, opérant la synthèse de la critique villeyienne des Droits de l’Homme :
Dans ce terme de droit de l’homme il y a un vice congénital. C’est d’être selfcontradictoire[.]
Le triomphe des droits de l’homme est la marque de l’atrophie en nous du sens de la justice.
Pareille radicalisation de la pensée et semblable accentuation de sa tonalité polémique se retrouvent enfin dans les Carnets, plus précisément dans les propos de l’avant-dernier Livre des pages.
C’est d’abord la réitération des formules :
Le droit est une réalité (ce que ne sont pas les droits de l’homme).
ou :
Sont seulement possibles des interdits tels ceux du Décalogue. […] L’impératif, qui commande des actes extérieurs.
C’est aussi pourquoi « droit de l’homme », pour les juristes, n’a pas de sens.
C’est par ailleurs le bref développement sur le droit comme debitum :
Droit = debitum… – Le Debitum est chose due à un autre – relation à l’autre – qui doit être déterminée, par un tiers – comme toute relation à autrui. Il est certainement absurde de l’inférer de la nature d’un seul des êtres en relation. Res debita – Est-ce qu’on peut parler d’une praxis debita ? Debitum ± devoir. Et de cette confusion naquirent les droits de l’homme de par ce sophisme : je dois me parfaire donc j’ai droit à me parfaire (ought entails can) = (have a right).
Mais c’est surtout la dénonciation du droit de l’homme comme « l’hérésie majeure du xxe siècle », dont les termes jusque dans leur virulence sont peut-être les plus significatifs des clefs de sa pensée en la matière :
« Droit de l’homme », l’hérésie majeure du xxe siècle – (certes professée dans le brouillard, l’équivoque – le laisser-aller linguistique). Fondé sur cette absurdité, la déification de l’Homme, c’est-à-dire d’un universel abstrait, déification d’un être inexistant, non personnel (auquel il est tellement absurde de rendre un culte que ce culte se trouve aussitôt transféré à n’importe quel individu et devient un impraticable polythéisme). Exprimé dans le mythe fantastique et totalement irréaliste de l’état de nature (« les hommes sont nés égaux et libres ») – Épanoui dans ses monstruosités, le « droit à la vie, à la mort choisie, au bonheur, à l’enfant », la liberté indéfinie. Alors qu’il faut reconnaître un Dieu et un ordre et une nature cosmique où chacun trouve sa liberté réduite, mesurable, déterminable. Cf. Somme Théologique IIa IIae, qu. 64 art. 5 sur le suicide et 66,1,1.
Conclusion
Incontestablement les Droits de l’Homme font partie des cibles de prédilection de Michel Villey, de ces idoles de la pensée et du monde moderne, dont la démystification systématique et obstinée l’apparente précisément à ceux qu’on a appelés les Antimodernes.
Avec le progrès – « dogme moderne par excellence » (Antoine Compagnon) – et l’égalité – « Les Français vont instinctivement au pouvoir ; ils n’aiment point la liberté : l’égalité seule est leur idole » a déjà pu noter Chateaubriand –, le déterminisme, le matérialisme, l’intellectualisme et l’individualisme, autres notions cibles des Antimodernes, les Droits de l’Homme figurent explicitement – nous l’avons vu – au nombre des idoles formellement dénoncées et systématiquement combattues par le philosophe du droit dans son œuvre comme dans ses Carnets.
S’en prenant ainsi de façon récurrente aux Droits de l’Homme parmi les idoles de la pensée juridique et du monde modernes, Michel Villey est de ceux qui en soulignent au surplus corrélativement la transmutation qui s’en est opérée en une nouvelle religion : la « religion des droits de l’homme ». Ce faisant, il s’en faut de beaucoup qu’il partage pour autant tous les fondements de la critique qu’en font la « Nouvelle Droite » comme les adeptes des fondamentalismes chrétiens de tout bord.
C’est que l’affirmation de la dimension religieuse des Droits de l’Homme n’est pas l’apanage des pensées conservatrices, traditionnalistes, voire intégristes ; elle est au premier chef l’œuvre de la tradition révolutionnaire comme de la pensée dite de gauche, de Michelet à Vincent Peillon, qui exalte dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen les « nouvelles Tables de la Loi », dans la Révolution française dont elle serait la charte « un événement religieux » et dans ses articles les articles de foi d’un « nouveau catéchisme ».
En mettant alors en évidence la dimension religieuse des Droits de l’Homme, Michel Villey prend simplement acte de ce qu’en ont voulu et veulent faire ses artisans et ses adeptes aujourd’hui encore, ceux qu’il appellera dans son article de 1986 ses « apologètes » et ses « inquisiteurs », en dénonçant leur « clergé » et leurs « chapelles ».
Sa position critique n’en présente pas moins une originalité propre. Car elle ne procède fondamentalement ni d’une option politique résolument réactionnaire, pas davantage d’une hostilité foncière à l’idéologie démocratique, ni d’un engagement religieux de type fondamentaliste. Quelles qu’en soient les formes d’expression, qui l’apparentent effectivement aux Antimodernes, par leur misonéisme ou leur polémisme, la critique villeyienne des Droits de l’Homme nous paraît bien plutôt s’inspirer de deux sources principales d’ordre juridique et théologique :
- elle procède, d’une part, d’une tradition philosophico-juridique séculaire, illustrée déjà au xixe siècle par un Pellegrino Rossi (1787-1848), et qu’expose la synthèse qu’en donne Le droit et les droits de l’homme,
- mais, elle procède, d’autre part aussi et surtout, de profondes convictions chrétiennes et de positions théologiques de tradition augustinienne, qui affleurent en particulier dans les Carnets.
Examinons cela de plus près pour conclure.
Il nous paraît d’abord, en effet, que la critique villeyienne des Droits de l’Homme s’enracine – et c’est une des ses originalités caractéristiques qui la différencie de la critique d’un Burke ou d’un Joseph de Maistre – dans une tradition spécifiquement philosophico-juridique prenant sa source dans la doctrine de la Justice d’Aristote et dans la conception réaliste du Droit des juristes romain. C’est la tradition même dont s’inspire déjà, au début du xixe siècle, la critique des Droits de l’Homme d’un Pellegrino Rossi dans son article introductif de 1820 au premier volume des Annales de Législation et de Jurisprudence :
Nos docteurs commencent par donner à l’homme des droits, c’est-à-dire l’attribut le plus complexe possible. Car qu’est-ce pour un jurisconsulte qu’un droit, sans autorisation ? Qu’est-ce que la simple autorisation de sa propre raison, c’est-à-dire qu’est-ce que l’autorisation que l’homme se donne à lui-même pour se créer un droit ? Qu’est-ce qu’un droit sans garantie ? Qu’est-ce qu’un droit sans obligation corrélative ? Qu’est-ce qu’une obligation sans sanction, ou du moins sans puissance coactive supérieure ?
Ce sont ces questions et mille autres semblables, qu’il fallait nettement résoudre, non par des abstractions, des phrases vagues, et des idées encore plus complexes, mais à l’aide de données bien positives et bien simples, avant de vouloir appliquer l’idée de droit, et plus encore l’idée de droit naturel.
Bien plutôt donc que d’une « résistance philosophique à la modernité » ou d’une « réaction, une résistance au modernisme, au monde moderne, au culte du progrès », c’est de cette conception réaliste concrète de la Justice et du Droit que procèdent, d’abord, fondamentalement, la critique villeyienne des Droits de l’Homme comme l’hostilité foncière qui l’inspire à l’égard de la notion de droit subjectif, qui en apparaît comme la matrice intellectuelle.
Mais il y a plus. La clef de la virulence avec laquelle Michel Villey critique la doctrine des Droits de l’Homme nous paraît pouvoir bien être de nature religieuse, relevant en premier lieu de positions théologiques spécifiques, mais surtout finalement de profondes convictions intellectuelles autant qu’existentielles sur la centralité de Dieu.
Ce qui paraît, en effet, au premier chef le heurter singulièrement dans la « religion des Droits de l’Homme », c’est – plus que l’« imposture » ou la « selfcontradiction » de ses articles de foi – le dogmatisme et la suffisance de son nouveau « clergé », de ses « apologètes » et de ses « inquisiteurs », pour reprendre ses propres termes de 1986. C’est, en un mot-clef de ses Carnets, le « cléricalisme » – à savoir le nouveau « cléricalisme » de ses ministres et de ses apologètes, qui lui apparaît aussi redoutables que le cléricalisme des tenants de l’augustinisme politique médiéval ou le cléricalisme intégriste moderne. Parce que l’un comme l’autre, le néo-cléricalisme des ministres et des apologètes de la « religion des Droits de l’Homme » comme le vieux cléricalisme intégriste ont pour objectif l’établissement – d’autorité, sinon par la force – du « Royaume de Dieu sur terre » dans la confusion des « Deux Cités » bien distinguées par Saint Augustin.
Personne n’a mieux mis en évidence cet aspect de la pensée villeyienne que Marie-France Renoux-Zagamé dans son article de 1999 « Michel Villey et l’augustinisme : les questions des Carnets » :
Malgré certaines hésitations, peut-être certaines tentations, Michel Villey reste fidèle, et à saint Augustin, et aux leçons de la grande tradition scolastique. Tout autant que la séparation, la confusion des deux cités est pour lui condamnable.
[…] C’est sur la nécessité de condamner cette deuxième voie, qui aboutit à l’absorption de la cité terrestre par la cité de Dieu, que Michel Villey revient le plus souvent. Il ne parle pas alors, ou rarement d’augustinisme, mais plutôt de « cléricalisme » (XVIII, 51), et il est clair qu’il y voit l’ennemi qu’il faut prioritairement combattre : « Tout le mal est un effet du cléricalisme » (X, 89), de son « mortel impérialisme » (VI/93) […]. C’est qu’à travers cette expression, il vise en fait plusieurs ennemis, et à la limite tous ses ennemis. Les clercs stricto sensu tout d’abord, qui croient follement pouvoir construire le droit humain en faisant intervenir Dieu comme « prémisse de raisonnement » […]. Mais tout autant et sans doute plus qu’aux clercs, il songe à ceux qui leur ont succédé dans le magistère des esprits, et tout en la laïcisant, ont suivi la même démarche, les philosophes de la modernité, et après eux, les « Professeurs » – « nos ennemis sont les curés et les professeurs » (III, 125) – ; à ses yeux, la pensée politique moderne n’est à maints égards qu’une forme de religion (X, 6), car son projet ne conduit à rien d’autre qu’au « Royaume de Dieu dans le temporel », ce qui, dit-il, est « d’origine chrétienne, le contre-pied du christianisme » (X, 5), la cité de Dieu sur terre qu’elle nous propose comme idéal, n’est que « le dépassement hérétique de la nature » (XX, 87). Les uns et les autres lui semblent tomber dans la même faute majeure, racine à ses yeux de la perversion de la pensée juridique moderne, tirer le droit d’une seule et unique source.
Autant cependant, et peut-être finalement plus que ces positions d’ordre théologico-politique, ce qui me paraît en ultime instance commander la radicalité comme la virulence de la critique villeyienne de la doctrine comme de la religion des Droits de l’Hommes, c’est – corrélativement au rejet de l’anthropocentrisme qui est au cœur de celles-ci – le profond théocentrisme de ses convictions chrétiennes. Rien ne le révèle mieux, à mon sens, – et ce seront mes ultimes propos – que la profession de foi précitée qu’il oppose à la déification de l’homme qu’il voit au fondement des Droits de l’Homme et à « ses monstruosités » que sont pour lui « “le droit à la vie, à la mort choisie, au bonheur, à l’enfant”, la liberté indéfinie ». « Alors, conclut-il, qu’il faut reconnaître un Dieu et un ordre et une nature cosmique où chacun trouve sa liberté réduite, mesurable, déterminée » – profession de foi qui fait écho à celle du cinquième Livre des Carnets quelque vingt-cinq ans plus tôt : « Un seul objet de notre amour, un seul but de notre vie, ce sera Dieu ».
Alfred Dufour
Alfred Dufour est professeur émérite d’histoire du droit de l’Université de Genève. Outre la traduction française de l’ouvrage de F.C. von Savigny : De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit (1814) (Paris, PUF, 2006), il est notamment l’auteur de Le mariage dans l’École allemande du droit naturel moderne au xviiie siècle : les sources philosophiques de la scolastique aux Lumières, la doctrine, Paris, LGDJ, 1971 ; Droits de l’homme, droit naturel et histoire : droit, individu et pouvoir de l’École du droit naturel à l’École du droit historique, Paris, PUF, 1991 ; Mariage et société moderne : les idéologies du droit matrimonial moderne, Fribourg, Éditions universitaires, 1997 et L’histoire du droit entre philosophie et histoire des idées, Bruxelles, Bruylant, 2003.