Les métamorphoses d’Antigone
Chers Collègues,
Je remercie chaleureusement l’Institut Michel Villey, son directeur Olivier Beaud, Denis Baranger et les autres membres de l’Institut, ainsi que sa secrétaire générale Elodie Djordjevic, de m’avoir invité à donner cette série de conférences. Cette élection à la Chaire Villey 2015 m’honore beaucoup et cet honneur rejaillit sur le Centre Perelman de l’Université Libre de Bruxelles.
Votre invitation nous fournit l’occasion de reprendre, à deux générations de distance, avec la nécessaire humilité mais aussi l’exigence qu’imposent l’œuvre de nos illustres aînés, le dialogue vivant et nourri qu’ils ont poursuivi, à l’occasion de leurs nombreuses rencontres et notamment des visites qu’ils se sont rendus dans leurs centres de recherche respectifs pour discuter franchement de leurs divergences mais aussi de leurs points d’accord. Michel Villey et Chaïm Perelman partageaient ainsi la conviction profonde, dans une période pourtant dominée par le positivisme juridique, de l’importance centrale des valeurs et de l’inanité d’une philosophie du droit et d’un droit positif qui prétendraient en faire l’économie ou en neutraliser l’enjeu.
J’aurai l’occasion d’approfondir cette question au cours de ces conférences consacrées au droit naturel. Mais au moment d’aborder un tel sujet, ici et maintenant, je pense d’abord et avant tout, comme vous tous ici présents j’imagine, aux événements qui ont secoué votre ville il y a un mois à peine. Je veux vous dire, avec des millions d’autres citoyens à travers le monde, qui ne sommes pas Français de passeport, mais bien de langue et de culture, d’esprit et de cœur, non seulement l’émotion intense, profonde qui nous a tous étreints et notre sympathie à l’égard des victimes et de leurs familles, mais aussi notre admiration sans borne pour le courage, l’intelligence et la réactivité du Peuple de France qui s’est levé ce 11 janvier 2015, uni dans un rassemblement sans précédent, pour manifester la force de son attachement aux valeurs fondamentales de la République, à la liberté de la presse et à la laïcité.
Il y a eu d’autres attentats terribles dans le passé à travers le monde et il y en aura malheureusement de nouveaux, mais jamais jusqu’ici un acte destiné à susciter la terreur n’avait déclenché une telle réaction citoyenne. Ce jour-là, la France s’est élevée à la hauteur de sa mission historique d’étendard des libertés, des droits de l’homme et de la démocratie. Elle a su mobiliser tous les symboles de la République et de la Nation, de cette conception universelle de la Nation si difficile à comprendre pour beaucoup et pourtant si importante, et la ville Lumière, tel le flambeau dans la main de la Liberté, a une nouvelle fois éclairé le Monde.
Je veux ici rendre hommage à tous ces citoyens anonymes qui se sont ainsi mobilisés par millions pour la défense de nos droits et de nos libertés. Ils ont compris, avec l’intelligence politique profonde qui caractérise la Nation française, et montré, avec la réactivité sans pareille de sa société civile, que la liberté et la laïcité, les droits et les valeurs fondamentales de la République et l’héritage des Lumières, ne sont pas un acquis ni une rente, mais un combat et une lutte permanente. Ce dimanche 11 janvier, les libertés sont descendues dans la rue. Elles ont démontré, de manière formidablement pacifique, qu’elles n’avaient pas peur, qu’elles étaient prêtes à se défendre et qu’elles en avaient la détermination et les moyens. Je veux dédier à ces manifestants cette série de conférences car nos droits et nos libertés ne sont rien sans le courage de les défendre et ce qui sera dit ici sur le droit naturel, dans le cadre de la Chaire Villey, n’aurait guère de sens s’il ne pouvait s’appuyer sur cette lutte pour le droit et les libertés dont la France a su donner un si bel exemple.
I. Pragmatique du droit naturel
La question du droit naturel, si chère à Michel Villey, occupe une position critique dans le dialogue qu’il a noué avec Perelman et les membres de l’École de Bruxelles. L’enjeu ressort de manière limpide de la conférence que Michel Villey a donné à Bruxelles en mars 1975, à l’invitation de Perelman, sous le titre « Nouvelle rhétorique et droit naturel ». Villey commence par souligner la grande proximité de vues entre les Centres de philosophie du droit de Paris et de Bruxelles :
… au Centre de philosophie du droit de l’Université de Paris, nous avons reçu généralement les thèses dites de l’École de Bruxelles. Non pas nous tous. Nous ne constituons pas plus que vous un bloc monolithique – je ne crois pas que ce soit le cas de mes amis Kalinowski et J.-L. Gardies – mais bien la plupart d’entre nous, surtout les juristes et les historiens du droit. Je dirai même que nous y avons adhéré avec enthousiasme.
Et d’ajouter à titre personnel :
Enfin, à tort ou à raison, je me tiens pour un partisan des thèses venues de Bruxelles. Je crois vous suivre sur l’essentiel.
Villey rappelle à cet égard deux points d’accord fondamentaux : le refus de réduire le droit à la loi et l’art de la controverse au cœur de la méthode juridique, auquel on pourrait ajouter la primauté accordée à l’approche casuistique et la référence commune à Aristote. Perelman et Villey affirment tous deux que le droit se découvre à l’occasion de la discussion contradictoire d’un cas ou d’une question, qui peut s’appuyer sur, mais ne se limite pas à la considération de la législation et des sources formelles. Cela fait beaucoup dans un contexte français et international dominé par le normativisme de Kelsen et Hart qui privilégie au contraire l’approche systémique d’un droit réduit aux sources formelles et qui dénie toute valeur rationnelle aux méthodes mises en œuvre pour trancher les cas singuliers. Les conditions sont réunies d’une alliance objective par l’identification d’un adversaire commun. Cela suffit amplement aux esprits simples à les classer ensemble sous l’étiquette « jusnaturaliste », selon la summa divisio à laquelle se résume pour l’essentiel, selon eux, la philosophie du droit en tous lieux et en tous temps.
Mais Michel Villey lui ne s’en laisse pas compter. Deux points le « chiffonnent » dans les écrits de ses amis, sur lesquels il est venu à Bruxelles requérir des explications afin, dit-il, d’« éclairer [s]a religion ». Le premier est leur obstination à se « confiner » au champ pratique de l’action, en se refusant à mettre la rhétorique, qui deviendrait alors dialectique, au service de la recherche théorique de la vérité et donc de la réalité du droit. Le second est le peu de cas que les Bruxellois semblent faire du droit naturel classique, l’étrange oxymore du « droit naturel positif » qui leur en tient lieu se révélant hautement suspect aux yeux de Villey. Il subodore et met en garde ses interlocuteurs contre deux écueils : se contenter, dans un souci d’efficacité, de solutions raisonnables, susceptibles de réaliser l’accord ; rechercher dès lors davantage des arguments convaincants que la vérité de la chose. En clair, il les accuse, certes à mots couverts, d’être, dans le premier cas, des pragmatistes et, dans le second, des sophistes. Je crois pour ma part qu’il a vu assez juste sur les deux points. Et il en conclut logiquement : « Vous n’êtes pas jusnaturalistes ».
Pourtant, Villey y revient et, dans le post scriptum substantiel qu’il ajoutera à sa conférence, entreprend de convaincre que « la doctrine du droit naturel pourrait à [s]on sens apporter à la Nouvelle Rhétorique un fondement philosophique et un complément ». Perelman, indiquent les commentateurs les mieux informés, est demeuré de marbre et a refusé tout rapprochement théorique avec Michel Villey. Il ne pouvait d’ailleurs en être autrement tant leurs positions et leurs projets divergent en réalité radicalement. Villey en avait d’ailleurs parfaitement conscience. Fondée sur le constat du pluralisme moral, politique et juridique, l’École de Bruxelles ne cherche pas dans la nature, la raison ni la réalité des choses, ce qui pourrait donner un fondement assuré au droit et à ses solutions. Elle voit au contraire le droit comme le moyen de régler les différends qui surgissent en permanence au sein d’une société composée de groupes et de personnes dont les conceptions du monde, les valeurs et les intérêts diffèrent et s’opposent parfois de manière irréconciliable. Pour Perelman, le droit existe non pas en dépit mais à cause de nos désaccords. Dans cette entreprise, la nature, la raison ou la réalité n’offrent pas un fondement, mais des notions mouvantes à explorer et surtout à remplir ou, pour le dire techniquement, des « lieux » (topoï), que l’on s’efforce de rendre communs, un terrain d’entente que le droit s’emploie lui-même à bâtir.
Perelman envisage dès lors le droit naturel, par le prisme de la rhétorique, comme une catégorie d’arguments. Encore juge-t-il que le terme appartient au passé, au grand dam de Villey. Ou plutôt il constate que « l’argument naturaliste » a emprunté d’autres noms et de nouvelles formes au cours du xxe siècle, en particulier, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les droits fondamentaux et surtout les principes généraux du droit, que Perelman et ses amis considèrent comme une arme majeure à exploiter dans leur lutte pour le droit et la justice.
Dans un article spécifique, qu’il publie en 1976, l’année qui suit le passage de Villey à Bruxelles, Perelman revient sur la summa divisio entre droit positif et droit naturel, qu’il réduit également à une figure rhétorique : l’antithèse. Il en atténue fortement l’opposition, voire la démonte complètement, pour mettre en évidence au contraire leur complémentarité et même leur « synthèse » dans la « vision du droit » contemporaine, ainsi que dans la pratique juridique, spécialement judiciaire :
Le rôle croissant attribué au juge dans l’élaboration d’un droit concret et efficace rend de plus en plus périmée l’opposition entre le droit positif et le droit naturel, le droit effectif se présentant comme le résultat d’une synthèse où se mêlent, de façon variable, des éléments émanant de la volonté du législateur, de la construction des juristes, et de considérations pragmatiques, de nature sociale et politique, morale et économique.
Cette synthèse se cristallise dans l’oxymore « droit naturel positif », qui ne trouve pas grâce aux yeux de Villey, mais signale bien le pragmatisme dont relève la philosophie du droit de l’École de Bruxelles. Tout le problème du pragmatisme, comme philosophie de l’action, consiste en effet à surmonter la grande dichotomie qui, comme l’a bien montré John Dewey, oppose et sépare depuis toujours dans l’histoire de la philosophie la théorie (theôria) et la pratique (praxis), la réflexion et l’action, et, chez les Modernes, les faits, objets de sciences, et les valeurs, subjectives et arbitraires, l’être (Sein) et le devoir-être (Sollen), et la suite interminable de leurs doubles. L’opposition dramatisée entre le droit naturel et le droit positif n’en est qu’une déclinaison, elle-même fruit de la séparation radicale imposée par la Modernité entre la raison et l’autorité, qui affecte tout le cours de l’histoire moderne des idées et des pratiques juridiques. C’est d’ailleurs contre les conséquences funestes de cette séparation radicale, lorsque le droit positif ne sera plus conçu que comme un instrument efficace du pouvoir en place pour mener à bien, sans aucun contrôle ni limites, ses entreprises y compris les plus criminelles, que s’élèveront, après la Seconde Guerre mondiale, chacun à sa manière et dans son registre, Chaïm Perelman et Michel Villey, comme je l’évoquais en commençant.
Lorsque l’honneur et la charge de la Chaire Villey m’ont été attribués, j’ai pensé qu’une occasion unique m’était offerte de partager avec vous certaines recherches et réflexions sur le droit naturel qui m’occupent depuis assez longtemps. Je voudrais vous proposer, en hommage à Michel Villey, à son œuvre tant de philosophe jusnaturaliste que d’historien des idées juridiques et en prolongement du dialogue nourri qu’il a entretenu avec l’École de Bruxelles, de revenir une fois encore au droit naturel qui lui était si cher. Ce projet sera jugé à juste titre audacieux sinon téméraire tant il est vrai qu’on n’importe pas des hiboux à Athènes. Mais elle paraîtra peut-être un peu moins présomptueuse si je précise qu’il ne s’agira pas pour moi de prétendre éclairer ou approfondir sur ce sujet la pensée de Michel Villey, d’autant qu’un colloque international vient de lui être consacré ici par l’Institut, ni davantage de présenter une philosophie jusnaturaliste alternative ou complémentaire à la sienne.
Je voudrais proposer, selon la méthode du Centre Perelman de philosophie du droit, dans la tradition qui est la nôtre, une analyse pragmatique de la notion de « droit naturel ». Dans le domaine des idées, la méthode pragmatique consiste à déterminer la signification d’une notion par l’étude des effets pratiques qu’elle produit ou est susceptible de produire. Cette méthode s’inscrit dans le droit fil de la « maxime pragmatique » formulée par Charles Sanders Peirce : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet ». Comme Peirce l’expliqua lui-même par la suite, cette maxime était née et avait pour la première fois été formulée lors de la dernière séance du mythique et éphémère Metaphysical Club. Ce club de discussion avait réuni à Harvard, à quelques reprises au cours de l’année 1872, un tout petit nombre d’intellectuels, dont les futures grandes figures du pragmatisme, Charles Peirce et William James, et des juristes, dont le père du « réalisme américain », Oliver Wendell Holmes, et Nicholas St. John Green, à qui Peirce attribue d’ailleurs la paternité de la maxime.
Les juristes font en effet spontanément un usage pragmatique des concepts et notions. Lorsqu’ils décident si un bien est meuble ou immeuble, ils ne s’intéressent ni à l’essence de la mobilité ni même à la nature des biens, mais bien plutôt aux conséquences de la qualification c’est-à-dire au régime qu’il conviendra de leur appliquer sur le plan du transfert de leur propriété ou des sûretés et saisies dont ils pourront faire l’objet. C’est ainsi qu’ils peuvent considérer les arbres des bois comme des meubles et les pigeons comme des immeubles, au grand ébahissement des étudiants de première année, qui ne sont pas loin de croire dès lors que le droit procède de la magie, ce qui n’est d’ailleurs pas tout à fait faux. Comme l’explique Perelman, lorsqu’il vante « la supériorité de la pensée juridique sur la pensée philosophique » :
En traitant les notions comme des outils, adaptables aux situations les plus variées, il n’est plus question de rechercher, à la manière de Socrate, le vrai sens des mots, comme s’il y avait une réalité extérieure, un monde des idées, auxquelles ces notions doivent correspondre.
La méthode pragmatique a cet avantage qu’elle permet de traiter dans le champ de l’expérience, par la considération de leurs effets, des valeurs et des normes – ou même des fictions et des mythes – en dépit de l’objection du positivisme logique aux termes de laquelle ces notions, n’ayant aucune référence dans le monde, ne peuvent faire l’objet d’aucune proposition vérifiable ni dès lors d’aucune connaissance objective.
Une telle enquête ne nous permettra pas d’élucider le mystère des fondements du droit. Il ne faut pas en attendre, au risque de décevoir, de révélation aussi infime soit-elle sur la nature du droit et de la justice. Ce que je vous propose est plus modeste et tout à fait différent. Nous nous demanderons, non pas à quelle entité métaphysique correspond le droit naturel dans le ciel des idées, mais de manière plus terre-à-terre à quoi il sert, autrement dit quels effets pratiques il produit ou est destiné à produire dans le champ juridique lorsqu’il y est convoqué. Il s’agira d’observer comment les juristes ont mobilisé, au cours de certains épisodes de l’histoire et jusqu’à aujourd’hui, l’outil ou le moyen du droit naturel, sous des dénominations et des formes variables mais assez aisément reconnaissables, à quelles fins ils l’ont entrepris et surtout avec quels résultats concrets, tout particulièrement sur le plan du droit positif lui-même.
Notre démarche n’a d’ailleurs rien d’original. Durant la première moitié du xxe siècle déjà, des « positivistes » convaincus (nous les retrouverons plus tard) s’étonnaient de la résistance et de la perpétuelle renaissance de cette « chimère » du droit naturel, dont ils avaient espéré que le progrès des idées scientifiques aurait réussi à débarrasser une fois pour toutes la discipline juridique. Comparant le droit naturel au Phoenix ou, comme Henri Battifol, au chat qui a neuf vies, ils en ont été réduits à s’interroger sur le rôle ou la fonction que devait bien remplir cet éternel revenant. C’est le cas de Georges Ripert dans le long compte-rendu critique qu’il consacre, en 1918, au deuxième volume de Science et Techniques en droit privé positif, que François Gény a opportunément sous-titré L’irréductible droit naturel (1915). Il faut également mentionner ici le double numéro que les toutes jeunes Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique consacrent au droit naturel en 1933. Quant à Henri De Page, il prononce en 1935 à l’Université de Bâle une conférence sur « L’idée de droit naturel » dont le projet correspond exactement à une analyse pragmatique de celui-ci. S’il ne reconnaît pas au droit naturel de « réalité », il voit néanmoins en lui « un fait dans l’histoire des conceptions humaines », qui « résiste avec une étonnante ténacité ». D’où l’auteur de s’interroger : « Si [l’idée du droit naturel] s’est maintenue, c’est que, tout en ne s’élevant pas jusqu’au rang de réalité, elle est néanmoins plus qu’une simple idée ; elle correspond à un besoin, à une fonction dans la vie sociale. Quel est ce besoin ? Quelle est cette fonction ? ».
En 1918, Georges Ripert répondait ainsi à cette question : « Le droit naturel n’est qu’une des formes de la lutte incessante pour l’adaptation du Droit aux faits ; rien de plus. Mais, parmi ces formes, il exact de dire que c’est la plus marquante, la plus expressive, la plus convaincante, et sur le terrain de l’action, celle qui s’est révélée jusqu’ores, la plus efficace ». Vingt ans plus tard, De Page estime quant à lui que « [le droit naturel] n’est qu’un mythe dans la réalité des choses, pour les penseurs ; mais qui pour ceux qui agissent, c’est un moyen de combat dans la bataille sociale pour un droit meilleur ; c’est même le seul dont on dispose ».
Le droit naturel aurait donc pour fonction principale de modifier le droit positif. Mais il pourrait remplir cette fonction de manière plus ou moins brutale et radicale, soit en attaquant frontalement le droit de l’extérieur, soit en le travaillant en quelque sorte de l’intérieur pour le faire évoluer.
Le droit naturel peut ainsi servir d’instrument et de justification à la contestation du droit en vigueur et de l’ordre établi par le moyen de la lutte politique et de l’action sociale, soit par la désobéissance civile, comme dans le cas d’Antigone, soit à l’appui d’un mouvement révolutionnaire. On pense évidemment aux révolutions américaine et française menées au nom des « droits naturels de l’homme et du citoyen ». Mais, dans le contexte de l’époque, De Page a également en tête les révolutions fascistes et en particulier la conquête récente du pouvoir par les Nazis, qui imposent un « ordre nouveau » fondé sur le droit naturel du plus fort et la théorie de l’inégalité des races, qui prétend elle aussi se fonder sur la nature et la science.
Cependant les juristes mobilisent également le droit naturel dans le cadre de l’ordre juridique et du fonctionnement normal des institutions. Tout le monde se souvient que les rédacteurs du Code civil préconisaient « le retour à la loi naturelle, dans le silence, l’opposition ou l’obscurité des lois positives ». Cette fonction se rencontrait déjà dans l’ancienne rhétorique judiciaire. À partir de la fin du xixe siècle, il s’agit davantage d’ajuster le droit aux évolutions d’une société complètement transformée par la révolution industrielle sur le plan matériel, mais aussi économique et social. D’où, comme l’indique Ripert, la nécessaire adaptation du droit aux faits, mais aussi aux valeurs et aux revendications nouvelles.
Notons cependant que si le droit naturel est ainsi mobilisé comme un vecteur d’innovation et de transformation du droit positif, beaucoup d’autres l’ont utilisé en sens inverse à l’appui de la tradition et d’un ordre social, moral ou religieux que le droit naturel aurait pour fonction de préserver contre les changements et les innovations. Ainsi, si le droit naturel doit permettre l’adaptation du droit aux faits, il est également invoqué en sens contraire pour résister à une telle adaptation au nom de la conservation de l’ordre naturel des choses. Cette réversibilité s’explique aisément si l’on veut bien considérer le droit naturel non comme une fonction, mais plus simplement comme un argument dans les débats politiques et juridiques, qui est à la disposition de toutes les parties qui souhaitent s’en saisir.
Pour ma part, je voudrais explorer avec vous, à l’occasion de ces conférences, ce qu’on pourrait appeler, avec précaution, la fonction épistémique du droit naturel. Le concept de droit naturel, dans le triple rapport qu’il entretient avec la réalité, la rationalité et l’universalité, exprime de manière privilégiée la prétention à la constitution d’un savoir dans le domaine juridique. Il représente, pour parler comme Michel Foucault, une instance de véridiction du discours juridique. Il fonde et il nourrit, sous les formes successives qu’il emprunte, la vocation du droit à se présenter et à se constituer comme science et comme discipline.
Bien entendu, ces modèles scientifiques sont très directement liés à des entreprises politiques, dont ils légitiment les revendications et auxquels ils fournissent des instruments dans la lutte pour le pouvoir et l’exercice celui-ci. Ainsi, comme nous le verrons, le droit naturel moderne accompagne l’ascension de l’État souverain à la fois au niveau du nouveau droit de la nature et des gens et de la mise en ordre des droits nationaux. Il en ira de même lors des transformations successives de l’État moderne, en État libéral, puis en État social, sans oublier le mouvement émergent du droit global, qui théorise la fin du règne de l’État et façonne les instruments de son dépérissement. Il est très clair, pour persévérer dans le vocabulaire foucaldien, que ces projets conduits au nom du droit naturel, de la nature des choses, de l’universalité de la raison et des nécessités de l’évolution sociale et économique participent de dispositifs de « savoir-pouvoir » et relèveraient dès lors davantage d’une fonction « épistémopolitique », selon le néologisme assez heureux qui les qualifie parfois.
Je voudrais cependant ici tenter de mettre en évidence les réalisations que l’on doit au droit naturel moins sur le terrain de la formulation des principes politiques que sur celui de la construction des concepts et de la modélisation des pratiques juridiques. Le droit naturel, sous des noms et des formes variables, a façonné les représentations du droit positif comme phénomène et comme discipline. Il a servi de laboratoire à la conception et à la mise au point de notions, de méthodes et de procédures qui ont non seulement été intégrées au droit positif, mais qui déterminent pour une large part les modes de raisonnement et de prise de décision qui y sont acceptables.
Lors de ces conférences, nous nous arrêterons sur certains moments clés de cette mobilisation du droit naturel dans notre histoire juridique moderne et contemporaine. Le premier, parfois appelé « le moment grotien » correspond à l’éclosion du droit naturel moderne. Nous verrons que celui-ci ne limite pas son action au droit des gens, mais comment il a participé à la constitution et donné sa forme et ses propriétés aux ordres juridiques nationaux naissants, avant de réformer les formes du raisonnement et de l’activité judicaire. Le deuxième, qui a été qualifié avec bonheur de « moment 1900 », est celui de l’éclosion du droit social qui transforme le droit en une multitude d’instruments et de dispositifs sophistiqués d’interventions et de réformes et redéfinit le juge en arbitre des conflits d’intérêts et de valeurs qui divisent la société. J’évoquerai enfin le moment de refondation de l’après-guerre pour conclure par quelques réflexions sur les rapports du droit naturel avec certains projets et outils du droit global.
Mais, avant cela, remontons plus haut encore aux sources de la tradition du droit naturel, à la tragédie Antigone de Sophocle, pour tenter de percer à jour l’origine de cette notion dans le contexte de la démocratie athénienne et sa fonction épistémique.
II. Au commencement était la rhétorique
Tout le monde revient toujours à Antigone lorsqu’il s’agit d’évoquer le droit naturel. Je ne crois pas devoir déroger à cette tradition. Il y a d’abord la noblesse et le courage du personnage qui incarne la résistance à l’ordre injuste de l’autorité. Il y a aussi la magie des commencements, qui donne son charme au mythe qui est bon à penser. Enfin, comme disait Schleiermacher, « toute étude approfondie est historique et commence par le début ». D’autant que si le théâtre, la littérature et la philosophie se sont emparés depuis longtemps d’Antigone, un retour au texte de Sophocle nous guidera sur le chemin des origines à la fois juridiques et rhétoriques de la notion de droit naturel.
Dans ses cours demeurés inédits à l’École pratique des hautes études, le grand savant du droit grec ancien, Louis Gernet, avait mis en évidence les liens entre la tragédie et la pensée juridique naissante dans la Cité grecque. Ses élèves Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet ont résumé sa thèse dans leur ouvrage Mythe et tragédie en Grèce ancienne :
[Louis Gernet] avait pu montrer que la matière véritable de la tragédie, c’est la pensée sociale propre à la cité, spécialement la pensée juridique en plein travail d’élaboration. La présence d’un vocabulaire technique du droit chez les Tragiques souligne les affinités entre les thèmes de prédilection de la tragédie et certains cas relevant de la compétence des tribunaux, ces tribunaux dont l’institution est assez récente pour que soit encore pleinement sentie la nouveauté des valeurs qui en ont commandé la fondation et qui en règlent le fonctionnement.
Si effectivement Sophocle joue sur le vocabulaire du droit dans Antigone, je voudrais mettre ici l’accent sur la mobilisation dans la tragédie, en particulier dans les échanges assez brefs entre Antigone et Créon, de certains lieux (topoï), c’est-à-dire de certains types d’argument répertoriés par la rhétorique judiciaire. La voie nous en est ouverte par Aristote lui-même qui prend exemple de la réplique la plus célèbre de la pièce dans la topique judiciaire de sa rhétorique. Il s’agit pour nous de parcourir le chemin dans l’autre sens en repartant de la topique pour analyser la pièce.
Penchons-nous donc sur le cas Antigone, sur base du dossier que Sophocle a constitué pour nous il y a près de 2500 ans. L’affaire est apparemment simple et tout le monde en a d’ailleurs les éléments principaux en mémoire. Après le combat des frères d’Antigone, les jumeaux Étéocle et Polynice, qui ont poussé la symétrie de la gémellité jusqu’à s’entretuer à l’occasion d’un duel, le nouveau Roi Créon a décidé d’honorer, par des funérailles grandioses, Étéocle comme sauveur de Thèbes et au contraire d’interdire, sous peine de mort, d’enterrer et de rendre les honneurs funèbres à Polynice, qui avait pris les armes et s’était allié avec les ennemis contre la Cité. Antigone a été prise sur le fait en train de rendre les honneurs funèbres à son frère Polynice. Non seulement elle avoue, mais elle revendique son acte. Créon n’a d’autre choix, pense-t-il, s’il ne veut pas affaiblir son autorité dès son entrée en fonction, de condamner sa nièce. Le fait est établi. Il tombe clairement sous le coup de la loi. Le syllogisme judiciaire s’applique implacablement et commande une sentence de mort. L’affaire est close.
En réalité, pour le plaideur, elle commence à peine. Examinons, dans cet esprit, les premières répliques lapidaires que Créon échange avec Antigone, que les gardes amènent devant lui après l’avoir prétendument prise sur le fait. Elles prennent la forme d’un interrogatoire serré. Première question : « Et toi, toi qui restes là, tête basse, avoues-tu ou nies-tu le fait ? ». Et la réponse claque : « Je l’avoue et n’ai garde certes de le nier ». Deuxième question : « Et toi, maintenant, réponds-moi sans phrases, d’un mot. Connaissais-tu l’édit que j’avais fait proclamer ? ». Et la réponse, une fois de plus nette et affirmative : « Oui, je le connaissais : pouvais-je l’ignorer ? Il était des plus clairs ». Troisième et dernière question, qui pousse l’accusée dans ses derniers retranchements : « Ainsi tu as osé passer outre à ma loi (nomos) ? ». Et c’est ici que vient en réponse la plus célèbre des répliques d’Antigone, que l’on présente souvent comme la première formulation du droit naturel dans la tradition occidentale.
Avant d’y venir, attardons-nous un instant sur les trois questions posées par Créon, dont l’ordre et le contenu ne doivent rien au hasard. Elles correspondent aux trois questions qui structurent l’inventio, l’étape de la découverte des arguments, dans le genre judiciaire de l’ancienne rhétorique. En latin, elles se formulent ainsi : an fecerit ? (l’a-t-il fait ?) ; quid sit ? (qu’a-t-il fait ?) et quale sit ? (a-t-il bien ou mal agi ?). Cette séquence de questions remplit une fonction essentielle, car elle permet de déterminer à la fois le nœud du procès et l’état de la cause.
Quintilien définit la quaestio au sens large comme « ce qui peut donner lieu à deux ou plusieurs opinions vraisemblables », soit ce qui ce qui peut faire objet de débat. Dans le contexte d’une cause judiciaire, déterminer la question, c’est découvrir le point nodal du différend entre les parties, celui sur lequel elles vont s’affronter dans le cadre du débat contradictoire que les juges auront à trancher. Les réponses à ses questions vont en outre déterminer l’état de la cause, c’est-à-dire, en fonction des réponses, le type de débat qui va avoir lieu et la catégorie des arguments qui vont y être échangés.
Il existe trois états de cause principaux : la conjecture, la définition et la qualité. Si l’accusé répond négativement à la première question et nie le fait, on est dans la conjecture. Dans notre langage, nous dirions qu’il s’agit d’une question de fait et que les arguments pertinents sont les preuves, qu’il appartient à l’accusation de produire et à la défense de réfuter. Si le fait est concédé, l’accusé peut se replier sur une deuxième ligne de défense, qui conteste la définition, c’est-à-dire pour nous la qualification, du fait incriminé. À défaut, la cause sera reléguée à la question de la qualité, où l’accusé tentera ultimement de se justifier et de convaincre ses juges qu’il a bien agi. Chaque concession étant sans retour, l’interrogatoire permet ainsi à l’accusation de tenter d’acculer la défense et de réduire ses moyens. Elle structure surtout la topique judiciaire dès lors qu’à chaque état de cause correspondent des lieux où les manuels de rhétorique logent les formes d’arguments spécifiques qui vont pouvoir être mobilisés tant par la défense que par l’accusation.
En répondant affirmativement aux deux premières questions, Antigone revendique seule l’entière responsabilité de son acte et la violation délibérée du décret de Créon, ce qui en fait pour nous l’icône de la désobéissance civile. Elle situe d’emblée la question sur le terrain de la qualité. Précisons qu’il n’est pas rare et même tout à fait fréquent dans les procès antiques de placer ainsi sa défense sur le plan de la justification. Cette stratégie n’annonce pas forcément, comme nous serions tentés de le penser, une « défense de rupture ». Elle ne se dresse pas nécessairement contre l’ordre établi, mais s’inscrit au contraire dans la sphère du droit en vigueur, c’est-à-dire du droit tel qu’il est effectivement appliqué par les tribunaux de l’époque. Or ce droit ne se limite pas aux lois et édits de la Cité, qui n’ont aucune prétention à l’exhaustivité, mais s’étend au contraire aux lois du monde à la fois matériel et moral (cosmos), dans l’ordre duquel la Cité s’inscrit et qu’elle vise à préserver.
Entendons-nous cependant : Antigone ne plaide pas sa cause. Elle s’y refuse même farouchement car toute défense serait inutile devant ses juges qu’elle récuse, non seulement Créon mais aussi les citoyens de Thèbes, qui sont sous l’emprise complète d’un tyran. Pourtant, elle fournit bien deux justifications qui correspondent à des formes d’arguments précisément répertoriés dans la topique judiciaire de l’ancienne rhétorique. Le premier, le plus cité, la fameuse réplique constitue la réponse à la troisième question de Créon : « Ainsi, tu as osé passé outre à ma loi (nomos) ? ».
Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’avait proclamée ! Ce n’est pas la justice (dikè), assise aux côtés des dieux infernaux ; non, ce ne sont pas là les lois (nomima) qu’ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que tes édits (kerygmamathè) à toi fussent assez puissants pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites (agrapha nomima) des dieux ! Elles ne datent pas celles-là ni d’aujourd’hui ni d’hier, elles sont éternelles, et nul ne sait le jour où elles ont paru.
La phrase est sublime. Elle contribue à faire de la pièce de Sophocle un chef d’œuvre éternel. Mais elle n’est pas seulement magnifique sur le plan littéraire. Elle se révèle également, lorsque nous l’analysons par le prisme de la rhétorique, une parfaite mécanique de précision d’un point de vue technique. Ce n’est pas pour rien qu’elle est citée en modèle dans les traités de rhétorique judiciaire et par Aristote lui-même. Il s’agit du lieu de l’antinomie, c’est-à-dire de la contradiction des lois, qui consiste à paralyser l’application d’une règle en lui opposant une règle contraire. Tout le débat consiste alors pour les deux parties, à démontrer quelle loi doit l’emporter en l’espèce sur l’autre en se référant à des arguments bien répertoriés dans ce lieu.
Parmi ceux-ci, nous retrouvons l’argument bien connu de la « lex superior », encore qu’il nous faille garder constamment à l’esprit que l’idée de système juridique n’a pas encore été inventée et qu’il convient donc, dans chaque cas, d’examiner les normes en conflit deux à deux pour déterminer celle qui doit l’emporter sur l’autre. Plusieurs arguments peuvent être invoqués dans le cadre de cet examen. D’abord les lois publiques, en tant qu’elles protègent un intérêt public, l’emportent sur les lois privées, qui ne protègent que des intérêts privés et donc nécessairement inférieurs. Cet argument n’est guère favorable à Antigone en l’espèce puisqu’elle oppose des motifs familiaux à la raison d’État. Aussi lui en préfère-t-elle un autre tout aussi classique, mais plus puissant encore, selon lequel le droit sacré, c’est-à-dire les lois religieuses ou divines, l’emportent sur les lois profanes. Il s’agit d’opposer à l’ordre de Créon les lois non écrites (agrafa nomina) des dieux infernaux qui lui sont supérieures. À cet argument se mêle un jeu sur le vocabulaire technique du droit, comme l’évoquait Gernet, puisqu’Antigone refuse explicitement à l’ordre de Créon la qualification de loi (nomos), qu’il revendiquait pourtant, le réduisant au statut inférieur de mots ou signes (kerygmamathè), réservant ainsi le terme « nomos » aux seuls décrets divins.
S’y ajoute en finale l’argument qui déduit la primauté de la règle de son ancienneté. Antigone oppose au décret de Créon, qui date de la veille, les lois des dieux infernaux qui sont si anciennes que nul ne sait le jour où elles ont paru. Un tel argument surprendra les Modernes qui font primer la loi la plus récente (lex posterior derogat priori). Les deux moyens tirés de la postérité et de l’antériorité coexistent en réalité dans les manuels de l’ancienne rhétorique. Ce qui ne doit pas surprendre dès lors qu’il ne s’agit pas, à la différence des Modernes, de vacciner par une métarègle logique le système juridique contre les contradictions, mais de consigner des arguments pertinents, c’est-à-dire susceptibles d’être invoqués avec succès par chacune des parties dans le cadre du débat contradictoire. Dans l’Antiquité, l’ancienneté d’une loi peut manifester le signe de sa supériorité, notamment pour les lois de fondation à caractère constitutionnel, comme les lois de Solon à Athènes par exemple. Il existait d’ailleurs, à l’époque de Sophocle, une procédure spécifique, régulièrement mise en œuvre, le graphè paranomôn, qui permettait à tout citoyen de mettre en cause une proposition de loi nouvelle mise en discussion à l’Assemblée ou même déjà votée par elle, au motif que celle-ci contredisait aux lois essentielles et fondatrices de la Cité ou, plus tard, aux principes démocratiques.
L’interdiction de sépulture était-elle paranomos à Athènes ? La privation de sépulture est certes un châtiment d’une sévérité extrême, puisqu’elle empêche le défunt de rejoindre les enfers et le prive de repos en le condamnant à errer comme un spectre. Néanmoins, comme l’a montré Georges Steiner, on en trouve plusieurs cas d’application dans l’histoire athénienne, rapportés notamment par Thucydide et Xénophon. Ce dernier précise, à propos du fils de Périclès vaincu à Mytilène, qu’elle frappait notamment les traitres à la patrie. Dans les lois de sa cité idéale, Platon la réservera aux athées et aux sorciers.
Antigone ne se limite d’ailleurs pas à invoquer les lois divines. Lors de la seconde confrontation avec Créon, après sa condamnation à mort, elle y ajoute une autre justification sous la forme d’une adresse à son frère défunt : « Et voilà comment aujourd’hui, pour avoir, Polynice, pris soin de ton cadavre, voilà comment je suis payée ! Ces honneurs funèbres, j’avais raison pourtant de te les rendre aux yeux de tous les gens de bon sens (phronousin) ».
Suit l’exposé par Antigone de sa situation familiale singulière, qui lui a dicté sa ligne de conduite. Selon le chœur, Antigone suit sa propre loi (autonomos) et sa propre raison (autognôtos). Ces mots ont déclenché des torrents d’interprétations, certains n’hésitant pas à y lire une préfiguration du christianisme, voire de l’existentialisme.
Sur le plan de la rhétorique judiciaire, l’analyse est plus simple pour autant qu’on évite le piège de l’anachronisme. L’argument d’Antigone relève du quasi-statut de « la lettre et l’esprit » (verba v. sententia). L’expression a plusieurs fois changé de portée au cours de sa longue histoire : d’abord par sa christianisation, au départ de la formule de Paul « la lettre tue mais l’Esprit vivifie », qui dévalorise pour longtemps l’interprétation littérale ; puis chez les Modernes, où « l’esprit » désignera, à partir de Hobbes, la volonté du Souverain ou l’intention du Législateur. Dans l’ancienne rhétorique, le statut a une tout autre portée. Celui ou celle qui plaide « l’esprit » se défend contre un texte ou une loi qui lui est défavorable, « la lettre », en invoquant, selon Cicéron par exemple, que son motif était juste, qu’il a pris la bonne décision dans le contexte spécifique de la cause et que les juges, voire le législateur lui-même, l’approuveraient et auraient agi pareillement dans les mêmes circonstances. Le statut de la lettre et l’esprit renvoie ainsi à l’opposition entre l’unité et la généralité de la règle, manifestée par la permanence de sa formule, et l’infinie variété de ses applications possibles, fonctions de circonstances contingentes et imprévisibles. À « la lettre » qui exige l’application intangible et implacable de la règle, « l’esprit » oppose la prudence (phronèsis), la vertu par excellence de l’homme d’action, mais aussi du juge, qui, sans perdre de vue les fins morales, ajuste son action en fonction des contraintes de la situation. Nous retrouvons ici l’écart entre le général et le particulier qui ouvre, selon Aristote, l’espace rhétorique légitime de la discussion contradictoire des questions contingentes, dont le procès fournit le cadre et les règles dans le genre judiciaire.
Outre le général et le particulier, le statut de la lettre et de l’esprit repose sur une autre distinction fondamentale de l’ancienne rhétorique, qui n’a pas échappé à Roland Barthes, entre les verba et les res, c’est-à-dire entre les mots et les choses ou encore entre les signifiants (quae significant) et les signifiés (quae significantur). Plus largement, la distinction des verba et des res fonde une division transversale des questions rhétoriques en deux genres : d’une part, les questions légales (legales), c’est-à-dire les questions d’interprétation, qui portent sur le sens d’un texte ou de paroles, et, d’autre part, les questions rationnelles (rationales), qui portent directement sur les choses mêmes. Cette division des questions fonde celle des arguments, selon que ceux-ci s’appuient ou non sur un texte (aut in scripto aut in non scripto). Ainsi, les quasi-états de causes des questions « légales », où Antigone puise ses arguments, recensent et classent des arguments qui soit s’appuient sur le texte, soit se situent en dehors et se posent indépendamment de lui. Ces derniers invoquent, contre l’application du texte, des éléments puisés dans la réalité des choses, les lois du monde et les circonstances de l’action.
À l’argument « légal » de Créon, Antigone oppose donc deux arguments « rationnels » tirés de la prudence et des lois non écrites des dieux. On a souvent remarqué que l’expression « droit naturel » ne se trouve pas dans la pièce de Sophocle. Par contre, on y repère clairement les lieux, alors en formation, qui permettent dans un débat contradictoire d’opposer au nécessaire respect de la loi, les bonnes raisons, fondées sur la connaissance du droit et la prudence, qui justifient de s’écarter des ordres.
Ainsi s’éclaire peut-être l’origine rhétorique et juridique de la distinction entre ce qu’on appellera plus tard le « droit naturel » et le « droit positif ». Celle-ci n’a pas d’emblée une portée métaphysique. Dans la rhétorique, qui est d’abord un art du classement, la division des questions légales et rationnelles vise plus simplement à distinguer les débats et les arguments qui portent sur le sens d’un texte et son autorité de ceux qui portent sur un état de choses ou du monde, qu’il s’agisse d’actions ou de faits, mais aussi de valeurs et de lois inscrites dans la nature des choses ou l’éthique de la Cité.
Le « droit naturel » se trouve ainsi ramené, comme l’enseignait Perelman, à une catégorie de causes et de moyens, celle des arguments « rationnels ». Ces arguments sont cependant loin d’être anodins, qui permettent d’opposer à l’ordre du Prince ou à la loi de la Cité, une autre loi ou une autre raison. Ils contribuent à élargir le champ de la discussion juridique jusqu’à la remise en cause de la loi et de son application à un cas déterminé. Cette possibilité nouvelle de la discussion du droit et des lois, ouverte dans la cité démocratique, tant au niveau de l’assemblée du peuple que des tribunaux, constitue alors un sujet d’interrogation majeur pour les citoyens et d’ailleurs l’un des enjeux explicites de la tragédie de Sophocle.
On sait que pour Hegel, Antigone représente l’ordre familial supplanté par l’ordre politique qu’incarne Créon, de l’État comme communauté éthique. L’analyse de la pièce par le prisme de la rhétorique permet cependant d’avancer une hypothèse inverse. Sophocle nous présente Créon comme un personnage obsédé par le pouvoir et hermétique à toute forme de discussion et de raison. Son premier décret, par lequel il interdit sous peine de mort d’inhumer Polynice, a pour objectif de manifester de manière spectaculaire et terrible son accession au trône et le pouvoir absolu qui s’y attache. Il perçoit la violation de cet ordre comme un crime de lèse-majesté, une atteinte personnelle à son pouvoir, un complot, une rébellion, une tentative de coup d’État. Il n’en démordra pas tout au long des confrontations avec ses interlocuteurs successifs, traités comme autant d’opposants. Il se refuse à toute discussion et demeure sourd à tout conseil. Son registre argumentatif est des plus limités, puisqu’il se limite à l’argument d’autorité et à son converse, l’argument ad hominem. À tous, il répète ad nauseam qu’on lui doit obéissance parce qu’il est le roi, le chef, le maître, l’homme, le père, bref le détenteur de l’autorité et que l’autre n’a pas voix au chapitre parce qu’il est un sujet, une femme, un esclave ou un fils. Créon s’en tient toujours exclusivement au discours du maître pour récuser qualitate qua tous ceux qui auraient l’audace de critiquer ses décisions. Il vit les scènes de la tragédie comme une série d’épreuves de force, dans lesquelles il affirme la supériorité du souverain absolu sur ses sujets, de l’homme sur la femme, du maître sur l’esclave et du père sur son fils. Il n’est jusqu’aux rapports avec les dieux et le destin qu’il ne considère comme un combat où il lui faudra finalement s’incliner devant une force supérieure. Tout à fait logiquement, la justification qu’il donne à son fils de la condamnation d’Antigone prend la forme d’un vibrant éloge de la discipline et de l’obéissance au père de famille, au supérieur hiérarchique et par-dessus tout au chef de la cité : « C’est celui que la ville a placé à sa tête à qui l’on doit obéissance, et dans les plus petites choses, et dans ce qui est juste, et dans ce qui ne l’est pas ».
Créon n’est pas Périclès. Il ne ressemble en rien aux hommes politiques de l’Athènes démocratique du ve siècle. Son profil correspond à l’un de ces « maîtres de vérité » de la Grèce archaïque, si bien analysés par Marcel Detienne, dont la démocratie a achevé le règne. Créon est le « roi de justice », qui tranche et punit, sans jamais discuter. Son fils Hémon, par ailleurs fiancé à Antigone, l’a percé à jour et tente, avec moult précautions, de lui montrer la vanité des anciens maîtres de vérité et de le convertir à la nouvelle culture politique de la Cité, fondée sur la discussion des « bonnes raisons » :
Ne laisse pas régner seule en ton âme l’idée que seul ce que tu dis est droit. Les gens qui s’imaginent être seuls raisonnables et posséder des idées ou des mots inconnus à tout autre, ces gens-là, ouvre-les : tu ne trouveras que du vide. [I]l n’est rien sans doute au-dessus de l’homme qui possède en tout la science (épistémè) innée ; mais, à son défaut – puisque la réalité n’incline guère dans ce sens – il est bon aussi d’apprendre quelque chose de qui vous apporte de bonnes raisons (legotôn eu kalon).
À ces propos de Hémon, qui plaide en quelque sorte pour le débat argumenté, lequel permettrait à Antigone de faire valoir ses « bonnes raisons », fait écho la magnifique tirade du chœur sur l’importance de la connaissance du droit. L’homme est formidable. Il a acquis la maîtrise de toute une série de savoirs techniques, ces technaï chères aux sophistes, qui les préfèrent à la science abstraite (épistémè) des philosophes à la recherche de la vérité ancienne (aléthéia). Au nombre de ces savoirs, le chœur cite l’art de la navigation, les techniques agricoles, de la chasse, de l’élevage, de la construction d’habitations, mais également l’art de la parole et de la délibération politiques, qui n’est autre que la rhétorique. « Qu’il fasse donc, conclut le texte, dans ce savoir, une part aux lois de son pays et à la justice des dieux à laquelle il a juré foi. Il montera alors très haut au-dessus de sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où il laisse le crime le contaminer par bravade ».
Quelle est donc cette connaissance du droit que le chœur conseille à tous les citoyens d’acquérir ? Placée dans son contexte, il ne fait guère de doute qu’elle ne se limite pas à la connaissance des textes, mais s’étend à la maîtrise des techniques d’argumentation qui permettent la discussion contradictoire des questions de droit et de justice devant le public des citoyens prudents à qui revient la charge de les trancher.
Ainsi, si notre interprétation peut convaincre, la tragédie de Sophocle ne célèbrerait pas tant le « droit naturel » que l’avènement dans la cité démocratique d’un modèle rhétorique de la raison juridique, basé sur la délibération contradictoire des lois par l’assemblée et leur application par les tribunaux. Parmi ces techniques, le plaideur puisera ses arguments non seulement dans les mots de la loi, mais dans les choses de la nature. Ce « droit dans les choses », si cher à Michel Villey, désigne pour la rhétorique l’une des principales catégories d’arguments, permettant d’échapper à la pure soumission et à l’application aveugle de la loi, laquelle pourrait conduire à la pire des injustices. Je ne pense pas pour autant que le droit naturel ainsi compris constitue le support ontologique de la dialectique juridique. Il n’en est qu’un des instruments. Du moins pour les juristes anciens, car les modernes eux n’hésiteront pas à le promouvoir comme fondement de la science du droit, ainsi que nous le verrons la prochaine fois.
III. Du droit naturel au droit rationnel
Ce que nous avons appelé la « fonction épistémique » du droit naturel me paraît jouer un rôle tout à fait essentiel dans l’histoire des idées juridiques. Le droit naturel va plus loin que l’invocation de la justice contre l’application stricte de la loi. Il conteste certes la règle ou le jugement de l’autorité en place, mais il le fait au nom d’un savoir, d’une bonne raison ou de la science. Cette connaissance scientifique, ou du moins la prétention à une telle connaissance, bien plus que la nature elle-même, fournira aux Modernes le fondement du droit qu’ils proposent et opposent le cas échéant au droit positif.
Bien entendu, cette connaissance du droit n’empruntera plus la forme qu’elle avait chez les Anciens, notamment la technique argumentative. Au contraire, ceux qui recourent parmi les Modernes au droit naturel ou à la nature des choses, s’inscriront très explicitement dans une conception antirhétorique et antiherméneutique du droit qu’ils refuseront d’assimiler à un texte ou à un ensemble de textes. Ils refusent par conséquent également de considérer le raisonnement juridique et même judiciaire comme le produit de l’interprétation des textes. Ils dénigrent et rejettent la discussion contradictoire et l’argumentation qui sont aux antipodes de la méthode qu’ils préconisent.
Je vous proposerai, dans la suite de ces conférences, de nous pencher sur deux grands exemples d’usage du droit naturel ou de la nature des choses dans l’histoire moderne et contemporaine des idées juridiques. D’une part, le droit naturel moderne aux xviie et xviiie siècles et, d’autre part, le droit social au début du xxe siècle. Ces deux exemples, en dépit de leurs très grandes différences, présentent plusieurs caractéristiques communes. Premièrement, ils se placent en dehors et souvent contre les textes en vigueur et faisant autorité. Deuxièmement, ils proposent une conception nouvelle du droit à prétention rationnelle et scientifique par opposition aux règles de méthode en usage. Troisièmement, dans les deux cas, la conception nouvelle a produit des effets importants, parfois fondamentaux, sur la méthode juridique, le contenu droit positif et la pratique. Ils ont été à l’origine de révolutions scientifiques dans le domaine du droit et en tout cas produit des concepts nouveaux dont l’usage est demeuré indispensable jusqu’à présent. Enfin, ils ont également servi de fondement ou de justification idéologique et programmatique à des changements politiques et sociaux majeurs, qu’ils s’agissent des révolutions libérales de la fin du xviiie siècle ou de la transformation de l’État libéral en État social au cours du xxe siècle, tout comme la rhétorique avait accompagné l’avènement de la démocratie dans la cité grecque. Ils présentent donc, comme c’est le cas le plus souvent, une double face épistémique et politique.
Commençons par le droit naturel moderne. Si tout le monde ou presque s’accorde aujourd’hui sur la thèse soutenue par Leo Strauss dans Droit naturel et histoire et, en France, par Michel Villey, selon laquelle le droit naturel moderne désigne quelque chose de complètement différent du droit naturel ancien, on ne s’accorde pas forcément sur ce qu’il recouvre exactement. Essayons donc de clarifier un peu les choses au moins pour notre propos.
Le droit naturel moderne ne peut être réduit à l’École du même nom, qui s’est illustrée tout particulièrement dans le domaine du droit des gens. Recourent au concept non seulement des membres éminents de cette École comme Grotius, Pufendorf, Barbeyrac, Vattel et Wolff, mais aussi certains de leurs adversaires déclarés, comme Leibniz, ainsi que l’a montré René Sève. Le droit naturel n’est pas davantage réductible à la thèse jusnaturaliste et on trouve sans difficulté parmi ceux qui s’y réfèrent ce que nous appellerions des positivistes convaincus, comme Hobbes par exemple, qui définit le droit comme l’ordre du souverain et l’injustice comme la désobéissance à cet ordre ou la violation du contrat. En réalité, ce clivage entre jusnaturalisme et juspositivisme, qui nous obsède un peu trop, ne constitue pas un enjeu important à l’âge classique. Le jusnaturalisme moderne apparaît plutôt, avec le recul, comme un concept repoussoir, monté en épingle au xixe siècle par l’École historique du droit allemand, pour mieux faire valoir ses positions.
Le droit naturel moderne ne circonscrit pas non plus un domaine réservé ni encore une branche du droit, même s’il a parfois été enseigné comme tel. S’il s’épanouit dans ce qu’on appelle alors le « droit de la nature et des gens », l’ancêtre du droit international, il ne s’y cantonne nullement. Il échappe en réalité à toute détermination ratione materiae et a vocation à intervenir dans l’ensemble du champ juridique. Une même règle de droit peut d’ailleurs relever à la fois du droit naturel et du droit positif, ou encore, une même règle peut présenter conjointement des aspects naturels et des aspects positifs, comme l’enseigne Domat.
Ce qui distingue la règle naturelle de la règle positive ne dépend donc ni de la matière, ni du contenu de la règle en question. Elle procède de la méthode selon laquelle la règle est découverte, fondée ou prouvée. La règle positive, qu’on appelle à l’époque « arbitraire », avant que ce terme ne soit investi d’une charge péjorative, trouve son fondement dans la force du pouvoir qui l’impose. Sa portée est établie par l’interprétation adéquate du texte ou des signes par lesquels ce pouvoir manifeste sa volonté. La règle naturelle se déduit quant à elle de la vérité et de la justice au moyen de la seule raison humaine. Nous comprenons, grâce à la définition qu’en donne Locke dans ses Essais sur la loi de nature, que le « droit naturel » est en réalité une abréviation commode pour désigner « un droit que chacun peut découvrir grâce à la seule lumière naturelle que nous donne la Nature ».
De manière générale, la référence à la « Nature » ne renvoie pas pour les Lumières à une région de l’être mais à une méthode de connaissance, comme l’a si bien expliqué Ernst Cassirer :
« Nature » ne désigne pas seulement le domaine de l’existence « physique », la réalité « matérielle » dont il faudrait distinguer « l’intellectuelle » ou la « spirituelle ». Le terme ne concerne pas l’être des choses mais l’origine et la fondation des vérités. Appartiennent à la « nature » sans préjudice de leur contenu, toutes les vérités qui sont susceptibles d’une fondation purement immanente, n’exigeant aucune révélation transcendante, qui sont par elles-mêmes certaines et évidentes.
Le droit naturel moderne désigne donc un projet scientifique qui vise à fonder la connaissance du droit, de ses principes et de ses règles, sur la base de la spéculation rationnelle, indépendamment de la révélation et de la tradition religieuses, aussi bien que des livres où le droit laïc se trouve consigné. Ce projet s’inscrit plus largement dans le grand projet de la « nouvelle philosophie », qui veut émanciper la raison de l’autorité dans tous les domaines de la connaissance.
Cette aspiration des juristes modernes à ouvrir un espace pour l’examen des questions de droit par la seule raison rompt avec le modèle scolastique de la question disputée (quaestio disputata), mis au point, dès le xiie siècle, au sein des écoles et des universités naissantes, tant par les civilistes que par les canonistes. La question disputée consiste en la discussion contradictoire et approfondie d’une ou plusieurs questions de droit au départ d’un cas difficile. La discussion contradictoire et la solution motivée de la question par le maître s’appuient en ordre principal et nécessaire sur la référence à des autorités, c’est-à-dire à des textes officiellement authentifiés comme faisant foi de la vérité dans une discipline donnée (auctoritates pour les civilistes ; allegationes pour les canonistes). Ces moyens peuvent de manière subsidiaire être complétés par d’autres arguments, comme les définitions de la doctrine et les précédents de la jurisprudence, qui sont appelés probabilitates. Ils exercent une force de conviction simplement probable, à la différence de la certitude que procurent les autorités. La distinction de ces deux types de moyens (auctoritates aut allegationes vs probabiliates), aux statuts asymétriques, porte probablement la trace lointaine et déformée de l’ancienne distinction entre les questions légales et rationnelles. Pour la scolastique en tout cas, toutes les questions de droit sont des questions légales, au sens où elles doivent nécessairement être résolues par référence à l’autorité d’un texte.
La question disputée ne se limite pas cependant aux facultés de droit civil et de droit canon mais se généralise à toutes les disciplines universitaires, en ce compris la physique, la médecine et bien entendu la théologie. La logique « more juridico » de la discussion contradictoire des autorités s’impose comme la méthode officielle de l’École et le mode normal de l’investigation et de la littérature savante, qui se décline sous la forme de recueils ou de sommes de questions.
Or les penseurs modernes veulent absolument s’émanciper, pour des raisons à la fois politiques, religieuses et scientifiques, de la tutelle de ces autorités et du pouvoir des maîtres de l’Université et des docteurs de l’Église, qui en sont les interprètes officiels. Ceux-ci se révèlent d’ailleurs, comme on pouvait s’y attendre, les adversaires les plus farouches et les plus dangereux de la science nouvelle. Ils manifestent leur pouvoir de nuisance de manière spectaculaire par le procès de Galilée en 1633. Le tribunal de la Sainte Inquisition condamne sévèrement l’auteur du Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde, certes pour son obstination à défendre la thèse de l’héliocentrisme, mais peut-être davantage encore pour l’audace de sa méthode, fondée sur l’observation, l’expérimentation et les calculs mathématiques. Ce mode de raisonnement more geometrico, qui ne prétend à d’autre secours que la raison naturelle, menace en effet dans ses fondements mêmes le régime des autorités.
La condamnation de Galilée au repentir public, à l’abjuration ignominieuse de ses thèses, sa mise aux arrêts et sa réduction au silence, ont scandalisé, mais aussi durablement inquiété les partisans de la science nouvelle. On sait que Descartes en l’apprenant décida de différer la publication de son Traité du monde et de la lumière, dans lequel il prenait à son tour le parti de l’héliocentrisme, pour se concentrer sur la rédaction du Discours de la méthode, qu’il publie en 1637, en français. Contre la scolastique, Descartes entend y exposer mieux et plus clairement que Galilée les règles de la nouvelle méthode scientifique. Pour lui comme pour Hobbes, quelles que soient par ailleurs leurs querelles, l’enjeu épistémologique est majeur. La codification des règles d’exercice de la raison doit permettre non seulement de garantir la vérité des connaissances produites par la science nouvelle, mais aussi d’ériger un modèle de production des savoirs convaincant, alternatif aux procédures scolastiques et capable de le supplanter ou à tout le moins de le contenir et de l’empêcher de nuire.
Pour y parvenir, les Modernes vont tenter d’aménager, à des fins de défense tactique, une séparation du champ des savoirs en deux domaines contigus, mais séparés et complètement indépendants l’un de l’autre, appelés à coexister au moins un certain temps. La frontière proposée sépare non les objets du savoir ou les disciplines, mais les méthodes selon lesquelles les connaissances sont obtenues : d’une part, l’interprétation des autorités ; de l’autre, la méthode rationnelle procédant sur la base de l’observation et de l’expérience, de l’ordre et des calculs. Cette division ne concerne pas seulement le droit, mais aussi la plupart des autres sciences comme la physique bien sûr, mais aussi, par exemple, la médecine et l’anatomie, selon qu’on les étudie au départ des traités d’Hippocrate et de Galien ou dans des salles de dissection plus ou moins tolérées ou clandestines. Bien entendu, c’est sur le terrain de la métaphysique, que se disputent la théologie et la nouvelle philosophie, que le conflit s’aiguise le plus dangereusement. Ici plus encore qu’ailleurs, les philosophes modernes tentent à tout prix de s’émanciper de la tutelle des théologiens que leur impose l’Université et l’Église : philosophia theologiae ancilla. Le Traité théologico-politique, publié par Spinoza de manière anonyme à Amsterdam en 1670, tentera de convaincre que « ces deux connaissances n’ont rien de commun, mais peuvent l’une et l’autre occuper leur domaine propre sans se combattre le moins du monde et sans qu’aucune des deux doive être la servante de l’autre ».
Dans cette lutte pour la nouvelle philosophie, il ne faut pas sous-estimer le rôle du droit, comme le fait trop souvent l’histoire officielle des sciences et des idées, voire les juristes eux-mêmes, qui entretiennent une sorte de complexe d’infériorité par rapport à la science moderne et à son modèle mathématique. Les références au raisonnement more geometrico et les développements méthodologiques qu’ils y consacrent sont très importants et très nombreux, comme l’a parfaitement montré le grand historien des idées juridiques Alfred Dufour, qui en a dressé pour nous l’inventaire. Et certaines de ces références sont très précoces. Dans son fameux Cours d’histoire de la philosophie du droit, Michel Villey a ainsi identifié le Traité de dicaelogique d’Althusius, qui date de 1617, comme le point de basculement de la « révolution copernicienne » du cas au système en matière juridique.
On trouve également, de manière très claire, la trace de cette transition dans une œuvre de jeunesse de Grotius, son commentaire au sujet du droit de prise (De jure praedae), qui date de 1604, soit bien avant la publication des grandes œuvres de Galilée et de Descartes. Grotius publie cette consultation dans un contexte de guerre larvée entre les Provinces-Unies et le Portugal afin de cautionner certains actes de guerre de la marine hollandaise, dont la légitimité faisait débat. Le texte, que Grotius range dans le genre traditionnel du commentaire, débute en effet comme la relation d’une question disputée. Après l’exergue d’usage, nourri d’un florilège de citations, philosophiques, bibliques et patristiques, le cas est posé. Il s’agit du cas réel de l’arraisonnement et de la prise en 1602 du navire portugais la Catherine, par le commandant de la flotte d’Amsterdam au large des côtes américaines. Grotius formule la question et entreprend de déterminer son genre selon les catégories de la rhétorique. Il tranche ce point, difficile et controversé précise-t-il, en faveur du genre judiciaire, préféré au délibératif et à l’épidictique. En termes modernes, cela signifie que la question relève du droit, plutôt que de la politique ou de la morale, ouvrant ainsi largement la voie au droit moderne de la nature et des gens.
Conformément à l’ordre de la quaestio, on attend ensuite l’allégation et l’interprétation des autorités contradictoires. Mais c’est à ce moment précis que Grotius rompt avec le modèle scolastique au motif que « rien d’écrit n’est valable entre ennemis, pas même le corpus des lois romaines ». Il écarte également l’Écriture sainte pour le motif, mis en exergue par la critique biblique moderne dont Grotius est par ailleurs également un précurseur, que l’on prend trop souvent pour droit divin ce qui ne relève que de l’histoire ancienne des Hébreux et de leur droit civil obsolète.
Ayant ainsi écarté les autorités et les textes en général, il propose de recourir à une autre méthode, qu’à la fois il qualifie de nouvelle, s’excusant au passage auprès du lecteur pour son originalité, et qu’il dit pourtant avoir été préparée pour nous par les jurisconsultes de l’Antiquité. Cette voie consiste à revenir, à défaut de textes, au monde tel qu’il a été créé et surtout à la « vraie source de la nature ». Nous savons à présent que cette nature-là est moins affaire de contenu que de méthode. Effectivement, Grotius vise la raison spéculative au cœur de la vraie philosophie. Et il prend exemple sur les raisonnements des « mathématiciens [qui] ont l’habitude de faire précéder toute démonstration concrète par l’énoncé préliminaire de certains axiomes généraux, sur lesquels tout le monde s’accorde aisément, de sorte que puisse être assuré quelque point fixe auquel sera rapporté la preuve de ce qui suit […] dans le but d’asseoir une fondation sur laquelle nos conclusions suivantes pourront s’appuyer avec sûreté ».
Grotius s’attèle, sur la base de ce modèle, à une entreprise monumentale qui vise à construire, au départ de quelques définitions et axiomes, dûment numérotés, un système entier et cohérent de règles déduites les unes des autres. L’effort paraît démesuré pour la solution d’un seul cas. Mais, révélant sa véritable ambition, Grotius indique que ce système, établi une fois pour toutes de manière certaine et solide, permettra de résoudre de manière claire et évidente bien d’autres problèmes du droit de la guerre qui paraissaient jusqu’alors obscurs et confus.
Ce passage de la discussion contradictoire des cas sur la base de l’interprétation des autorités à l’établissement d’un système idéalement clair, cohérent et complet, de définitions, de principes et de règles, progressant du général vers le particulier, constitue une véritable révolution scientifique dans le domaine du droit. Celle-ci se prolonge pendant deux siècles par la publication d’un nombre considérable de traités présentés comme des « systèmes du droit de la Nature et des Gens » ou sous des titres similaires.
Certes, on a remarqué à juste titre que les théoriciens du droit naturel, à commencer par Grotius lui-même, ne se tenaient pas à leur programme et que leurs œuvres n’entretenaient que des rapports extrêmement distendus avec les procédés démonstratifs de la géométrie euclidienne. Dans Les mots et les choses, Michel Foucault a exprimé une grande réserve sur la valeur épistémique d’un tel usage essentiellement métaphorique de paradigmes importés d’autres disciplines, qui ne seraient pas réellement productifs ni matrices d’une véritable réorganisation des savoirs.
Tel n’est certainement pas le cas du droit naturel moderne et de son modèle géométrique qui va durablement bouleverser la conception, les formes et les méthodes et jusqu’aux pratiques mêmes du droit. Bien que situé sur un plan parallèle à celui du droit positif et ne prétendant pas s’y substituer, le droit naturel remplit une fonction épistémique majeure à l’égard du droit positif auquel il sert d’épure et, pour parler comme Leibniz, de « boussole ».
Sous l’effet de la révolution scientifique moderne, l’image et la représentation du droit se transforment progressivement. Il apparaît désormais moins sous la forme d’une procédure de solution des cas ou d’une collection de textes que sur le modèle d’un ensemble ordonné, cohérent et complet de règles générales et abstraites. Dans le contexte politique nouveau qui prévaut de la société des États souverains, ce modèle servira de cadre non seulement à la formulation du nouveau droit des gens, mais également à la construction des nouveaux ordres juridiques nationaux.
On peut se demander si une telle transposition du modèle géométrique au droit positif a un sens dès lors qu’il n’est pas question de déduire les règles des premiers principes avec le seul secours de la raison déductive, mais bien de partir des matériaux d’origine, de forme et de contenu et de portée très divers que donnent aux juristes de l’époque l’héritage des lois romaines, le droit canon, les ordonnances et les édits royaux et la jurisprudence des parlements. Grotius lui-même pensait qu’une telle tâche n’avait pas de sens et ne croyait absolument pas, en aristotélicien qu’il était demeuré quand même, en l’élaboration d’une science du droit positif qui, en tant que celui-ci émane de la volonté humaine, relève tout entier du champ des particuliers contingents.
En réalité, ce problème ne concerne pas seulement le droit, mais toutes les disciplines fondées sur l’investigation de domaines empiriques, qui prennent progressivement le pas, à partir de la fin du xviie siècle et surtout au xviiie siècle, sur les sciences a priori et les spéculations rationnelles. Il sera résolu par les Modernes, comme l’a bien expliqué Cassirer et mieux encore Foucault, par le recours à la méthode historique. Il faut entendre ici le terme « historique » dans le sens d’étude et de classement systématique, comme dans « l’histoire naturelle », qui en donne d’ailleurs, avec le système de Linné, l’une des réalisations les plus réussies et fécondes. Il s’agit, pour dire vite, de réaliser des corpus exhaustifs d’une catégorie bien délimitée de données, en classant l’intégralité des éléments rencontrés en fonction de critères arbitraires en telle sorte que l’ensemble puisse être contemplé sous la forme d’un tableau ordonné et synoptique. En 1670, dans son Traité théologico-politique, Spinoza entreprend de formuler les règles de la méthode historique pour l’analyse des textes, ce qui deviendra la critique historique, au sens contemporain du mot cette fois. Il applique celle-ci à l’Écriture sainte dans le but de saper l’autorité de ses interprètes religieux traditionnels, ce qui fait évidemment scandale.
Moins de vingt ans plus tard, Jean Domat met en œuvre, avec un tout autre objectif, une méthode similaire à l’égard des textes du droit français, comme il s’en explique dans la préface des Lois civiles dans leur ordre naturel. Le grand ami de Pascal et de Port-Royal se réfère lui aussi au modèle euclidien et au mos geometricum, comme l’a montré Marie-France Renoux-Zagamé. Il ne s’agit pas pour autant pour lui de construire un système de droit naturel, mais bien de mettre les lois civiles dans l’ordre de la raison naturelle, qui est celui du système. Les lois positives ne sont que des matériaux arbitraires, mais ils peuvent faire l’objet d’une science, dès lors qu’on les classera dans l’ordre de la raison naturelle. Domat considère l’ensemble des règles qui est si dérangé dans les livres comme « un tas confus de matériaux destinés pour un édifice » qu’il se propose de construire selon les lois de la symétrie.
Leibniz dressera des plans plus ambitieux encore visant à représenter l’ensemble des règles du droit romain ou d’un certain droit allemand de manière formalisée et symbolisée dans un tableau synoptique. Mais les projets du philosophe qui est aussi un grand juriste et un mathématicien de génie ne dépasseront guère le stade de l’ébauche et de la formulation de la méthode. Il mettra cependant au point les opérateurs de base de la logique déontique, dans la lignée desquels s’inscriront encore les recherches poursuivies au xxe siècle par Georges Kalinowski et Jean-Louis Gardiès au sein du Centre du philosophie de droit de l’Université de Paris. La numérisation des données juridiques donne aujourd’hui une nouvelle vie à ce projet leibnizien de mathesis du droit et de la combinatoire des cas.
Au cours du xviiie siècle, le mot d’ordre donne son programme tant à la doctrine qu’à la législation. Cette œuvre de transformation du droit national d’un corpus de texte en un système de règles aboutira, comme on sait, à la codification napoléonienne. Les codes modernes et contemporains se distinguent en effet des codifications moyenâgeuses, comme le Corpus Justinien et le Décret de Gratien, en tant qu’ils ne consistent pas en des compilations de textes antérieurs, mais bien en une reformulation des règles en termes généraux et abstraits, classées systématiquement par matières, où chacune de celle-ci est présentée, au départ de définitions, selon un ordre qui se veut logique.
C’est ainsi au droit naturel lui-même qu’il faut rapporter la représentation, désormais commune, du droit positif sous la forme d’un ordre ou d’un système. Ce paradigme, qui n’est au fond qu’une vue de l’esprit, conditionne toujours l’idée que les juristes se font aujourd’hui du droit, du moins dans la grande famille des systèmes de droit civil. Il continue de s’imposer comme un cadre normatif contraignant auquel obéissent toujours les genres majeurs de la littérature savante, que sont les traités, les précis et même les manuels. L’idée de système juridique, divisé en matières ou en branches, sous-tend d’ailleurs également la formation des juristes et le programme des études. Il guide encore, pour une partie substantielle, les spéculations des théoriciens du droit.
L’emprise de la raison more geometrico du droit naturel moderne ne se limite cependant pas à la représentation du droit sous la forme d’un ordre ou d’un système. Elle influe également de manière déterminante sur la forme du raisonnement juridique en imposant la figure du syllogisme judiciaire. En 1764, Cesare Beccaria en a donné la formule classique dans son illustre Traité des délits et des peines, dont Voltaire disait qu’il avait apporté les Lumières dans le domaine le plus obscur et le plus barbare du pouvoir royal, la procédure criminelle :
En présence de tout délit, le juge doit former un syllogisme parfait : la majeure doit être la loi générale, la mineure l’acte conforme ou non à la loi, la conclusion étant l’acquittement ou la condamnation. Si le juge fait, volontairement ou par contrainte, ne fut-ce que deux syllogismes au lieu d’un seul, c’est la porte ouverte à l’incertitude.
Cette figure, étendue depuis la Révolution à toutes les matières du droit, nous est devenue trop familière pour que nous en mesurions pleinement la nouveauté et les effets à la fois épistémologiques et politiques. Le syllogisme judiciaire a d’abord la fonction d’établir la médiation entre l’ordre juridique des lois et le règlement des affaires par les juges. Il comble l’écart infranchissable, théorisé par Aristote, qui séparait chez les Anciens, la généralité des lois de la singularité des cas, supprimant du même coup l’espace de la (juris)prudence, que la logique concédait autrefois à la rhétorique. Il manifeste ainsi la prétention et l’espoir des Modernes, déjà exprimé chez Pufendorf, d’une solution exacte et scientifique des cas singuliers.
Le syllogisme judiciaire, dans sa forme déductive, impose au raisonnement juridique la direction du général au particulier, que nous avons déjà rencontrée pour la construction des systèmes de droit naturel. Contrairement à la rhétorique et à la scolastique qui partaient du cas pour aller à la découverte de la règle, le syllogisme moderne emprunte la voie inverse qui va de la loi générale aux faits de la cause. Le raisonnement consiste, comme l’indique Leibniz, en une simple subsomption (nuda sub subsumptione) du cas sous la règle. La forme du syllogisme sépare de manière étanche le droit et le fait. La question de droit est logée exclusivement dans la majeure, c’est-à-dire dans la loi. Le cas litigieux ne fournit que des indications de fait, sans jamais pouvoir ajouter à la règle ni modifier la compréhension de celle-ci, puisqu’aussi bien la mineure est placée sous la tutelle de la majeure. Le syllogisme scelle ainsi le sort de la jurisprudence comme source du droit.
Plus encore, la figure logique du syllogisme permet à Beccaria de poser une nouvelle distinction, qui deviendra elle aussi classique, entre l’application et l’interprétation de la loi. Par le moyen du syllogisme, les juges ont le devoir d’appliquer la loi à la lettre. Il leur est par contre défendu d’interpréter celle-ci selon son esprit. Il renverse ainsi, dans le sillage de Montesquieu dont il se réclame le disciple, la maxime paulinienne, encore en vigueur à l’époque, de la supériorité de l’esprit sur la lettre. Pour Beccaria, comme pour la plupart des Modernes, l’interprétation est un acte non de connaissance, mais de volonté, qui appartient exclusivement au Souverain ou à celui qu’il délègue à l’effet de la préciser. Cette conception moderne de l’interprétation authentique conduira notamment à l’instauration du référé législatif après la Révolution.
Le syllogisme judiciaire permet également de faire l’impasse sur la discussion contradictoire et l’échange des arguments par les parties. Il s’impose comme modèle officiel du raisonnement judiciaire au moment même, il faut le souligner, où le droit nouveau établit la publicité des audiences, le principe du contradictoire et le respect des droits de la défense, ainsi que l’obligation pour les juges de motiver leurs décisions en répondant aux moyens soulevés par les parties. Il est vrai que, pour la raison géométrique, la contradiction est le signe de l’erreur et non plus le moyen d’accéder à la meilleure solution par l’échange des bonnes raisons. Plaçant le juge dans un tête-à-tête avec la loi, le syllogisme fait l’impasse sur le procès en réduisant celui-ci à l’acte qui le termine, le jugement, lui-même assimilé à une pure opération logique.
Ce refoulement de la discussion contradictoire a produit des effets si durables qu’il continuera de frapper ceux-là mêmes qui contribueront le plus à réhabiliter l’argumentation et l’interprétation judiciaires. Il a été souligné que Perelman, le fondateur de la Nouvelle Rhétorique, accorde peu d’attention au procès et limite au seul juge l’exercice de l’argumentation dans la motivation de son jugement. De même, on a pu reprocher à Dworkin le solipsisme de son juge Hercule, qui élabore tout seul sa bonne réponse, en dialogue certes avec les précédents, mais sans aucune forme de discussion ou d’échange avec les autres juges avec qui il est censé délibérer, ni d’ailleurs avec les parties ou le public.
Le syllogisme judiciaire ne prétend pas décrire le raisonnement judiciaire, mais bien prescrire à celui-ci sa forme normale, celle que lui dicte l’ordre de la raison moderne. Cette discipline ainsi imposée au juge au nom de la logique a évidemment une portée politique. Le syllogisme judiciaire a pour ambition de saper le pouvoir des juges en tant qu’interprètes du droit. Faute de pouvoir supprimer tout à fait leur office, en les remplaçant par de simples citoyens ou des automates, il s’agit de les réduire au rang de simples exécutants, qui indiquent le droit comme les aiguilles d’une horloge indiquent l’heure et qui « humilient leur raison devant celle de la loi ».
J’ai ainsi essayé de montrer que le droit naturel moderne n’a pas limité son rôle à soutenir contre l’Ancien régime des revendications politiques et de justice qui allaient triompher avec la Révolution. En tant qu’il véhicule un certain modèle normatif de la raison, de ses procédés et de ses formes, le droit naturel moderne a également transformé de fond en comble le mode de représentation du droit positif et surtout les méthodes de son élaboration et de son application.
Le droit naturel a également produit des effets dans l’ordre des savoirs au-delà du droit lui-même. Dans le premier tome de son Histoire des idées économiques, Joseph Schumpeter a montré la part importante prise par le droit naturel dans la naissance de l’économie politique moderne. Les physiocrates étaient des jusnaturalistes. Adam Smith, titulaire de la chaire de philosophie morale à Glasgow, y enseignait notamment la science du droit (jurisprudence) avant de formuler de manière classique la loi (naturelle) du marché et les principes de l’économie libérale. Dans son beau livre sur l’histoire de l’idée de marché, Pierre Rosanvallon a mis en évidence le contraste, à l’époque des Lumières, entre deux modèles alternatifs pour la régulation de la société : d’une part, la main de fer de l’État et son ordre arbitraire, et, d’autre part, la main invisible du marché comme ordre naturel de fonctionnement de la société, ouvrant ainsi la voie au libéralisme politique et économique.
IV. Du droit social au droit global
La fois dernière, nous avons vu comment, à l’âge classique, le concept de droit naturel a été mobilisé au profit d’un projet scientifique ambitieux, d’une science du droit émancipée de l’autorité des textes, qui a largement contribué à façonner notre conception du droit positif ainsi que les méthodes et les instruments de travail des juristes. Lors de cette dernière conférence, je voudrais vous montrer qu’un phénomène semblable s’est développé au tournant du xixe et du xxe siècles, lors de ce qu’il est convenu d’appeler le tournant social ou sociologique du droit et de la science du droit.
Cette expression désigne, sur le plan de l’histoire des idées, un mouvement large et bouillonnant de contestation et de renouveau de la pensée juridique qui affecte quasi-simultanément l’Europe et l’Amérique du Nord. Elle recouvre des écoles diverses, parfois adverses, mais souvent en relation les unes avec les autres et qui sont nées à cette époque : en France, les travaux, notamment et parmi beaucoup d’autres, de Raymond Saleilles et François Gény en droit privé, de Léon Duguit en droit public ; en Allemagne, les disciples de Jhering, qui avait mis le feu aux poudres avec son essai polémique sur « La lutte pour le droit » (Der Kampf ums Recht), l’Interessenjurisprudenz de Philipp Heck ainsi que la Freirechtsschule (l’École du droit libre) de Eugen Ehrlich entre autres ; en Belgique, l’École de Bruxelles ; aux États-Unis, le mouvement réaliste, dont Oliver Wendell Holmes est considéré comme l’initiateur, et la Sociological Jurisprudence de Roscoe Pound.
Cette effervescence coïncide avec la naissance du pragmatisme, que nous avons évoqué lors de la première leçon, et avec l’institutionnalisation des sciences sociales – et tout spécialement de la sociologie – comme disciplines universitaires. Celle-ci se manifeste par la création d’Instituts de sociologie, la publication de traités et d’introductions, la codification des règles de méthode, la création controversée de cours au sein des Universités, sous la tutelle parfois des Facultés de droit, ou alors carrément d’écoles nouvelles en dehors de l’Université qui leur sont spécialement dédiées, comme l’École libre des sciences politiques, créée à Paris dès 1871, ou sa petite sœur anglaise, la London School of Economics and Political Sciences, qui voit le jour en 1895.
Une fois encore, il faut se garder d’une tendance spontanée à voir dans le tournant sociologique du droit un simple épiphénomène de l’histoire de la sociologie. La sociologie, c’est un truisme, n’a pas été créée ni instituée par des sociologues. Parmi ceux qui ont le plus contribué à son institutionnalisation, on trouve des philosophes comme Émile Durkheim, mais aussi à l’origine un grand nombre de juristes qui considèrent le droit comme « la plus ancienne et la plus achevée des sciences sociales ». Ils sont aux avant-postes des combats pour la sociologie naissante, au sein des instituts, mais aussi dans leurs cours et leurs traités. Quant au pragmatisme, les juristes américains sont, selon le témoignage même de ses fondateurs, à l’origine même de ses principes.
Je voudrais proposer, à l’occasion de cette leçon, d’envisager le tournant sociologique du droit et la conception du « droit social » qu’il met en avant comme une nouvelle métamorphose d’Antigone, qui mobilise une fois encore, autour d’un projet politique et scientifique nouveau, la logique et les ressorts de ce droit naturel dont nous suivons la piste depuis le début de ces conférences. Cette hypothèse paraîtra d’emblée absurde et farfelue à beaucoup. Les principaux tenants de ce courant ne se présentent-ils pas en effet comme de chauds partisans du positivisme juridique ? Ils critiquent sévèrement l’esprit de système et les abstractions logiques du droit naturel moderne. Ils considèrent plus largement le droit naturel comme une notion primitive, au mieux intuitive, métaphysique, idéologique ou religieuse. Ils préfèrent à ses principes généraux et soi-disant universels les observations de la variabilité des règles et des formes du droit dans les sociétés humaines qu’étudient les nouvelles disciplines du droit comparé et de l’anthropologie juridique dont l’essor participe d’ailleurs de ce courant sociologique. De nombreux auteurs préconisent dès lors, comme Gabriel Tarde, de renoncer purement et simplement à cette notion si manifestement inadéquate aux besoins de la société des hommes.
Cette même hypothèse fut pourtant envisagée par Michel Villey, qui écrit : « […] chez Jhering et Ehrlich, ces précurseurs de la sociologie juridique, je subodorais la tendance à réinstaurer sous le nom de sociologie l’ancien droit naturel classique ». Il fera de même au sujet François Gény, de manière plus évidente puisque le promoteur de la « libre recherche scientifique » révélera de plus en plus ouvertement au fil du temps ses convictions jusnaturalistes. Il rejoint en cela ses amis catholiques modernistes, dont Raymond Saleilles, qui a annoncé la renaissance du droit naturel avant que Joseph Charmont n’en fasse un livre.
Quant à tous ceux, dont Gény lui-même, qui se revendiquent haut et fort du positivisme, beaucoup d’entre eux se réfèrent, au moins autant qu’au droit positif, à la philosophie d’Auguste Comte, et plus particulièrement à la sociologie dont il a défini le programme et qu’ils entendent bien contribuer à réaliser. Or cette sociologie, bien que normative, n’a que faire des textes du droit positif et manifeste tout le contraire d’une conception « positiviste » du droit au sens désormais commun de la philosophie du droit. La lecture des leçons de sociologie du Cours de philosophie positive ou du Système de politique positive, également intitulée Traité de sociologie instituant la religion de l’humanité, ne laisse guère la place au doute sur ce point. Comte y récuse l’idée d’une « société humaine […] conçue comme marchant, sans direction propre, sous l’arbitraire impulsion du législateur » pour rétablir « ce sentiment fondamental d’un mouvement social spontané et réglé par des lois naturelles [qui] constitue nécessairement la véritable base scientifique de la dignité humaine, dans l’ordre des événements politiques […] ». « Il ne s’agit point, précise encore Comte, de gouverner les phénomènes, mais seulement d’en modifier le développement spontané ; ce qui exige évidemment qu’on en connaisse préalablement les lois réelles ». Même si, à l’exception de ceux que j’ai cités et de quelques autres, les juristes partisans de la sociologie positiviste ne reprennent pas à leur compte les termes de « droit naturel » ou « lois naturelles », ils conçoivent effectivement leur démarche scientifique comme la découverte et plus encore l’application des « lois réelles » d’organisation et d’évolution des sociétés humaines.
On se souvient que le projet scientifique du droit naturel moderne s’inscrivait en rupture avec le modèle scolastique de l’interprétation magistrale des autorités pour tenter de lui substituer ou, à tout le moins et d’abord, de créer à côté de celles-ci un espace de libre spéculation rationnelle et de production de connaissances nouvelles. Je voudrais vous montrer aujourd’hui que le mouvement sociologique en droit, dans la diversité et les contradictions des courants qui le traversent, a procédé de manière similaire et qu’il a lui aussi contribué à modifier de manière très importante notre conception du droit et de sa pratique, en accompagnant la transformation de l’État libéral en État social.
Tous ces courants et ces auteurs, dans leur originalité, leur diversité, leurs divergences et leurs querelles, se retrouvent sur deux points essentiels. Premièrement, la critique de ce qu’ils appellent « la méthode traditionnelle » ou, plus précisément, selon les langues et les pays, la méthode « exégétique », la jurisprudence « mécanique » ou celle des « concepts », dont ils dénoncent à la fois l’attachement aux textes, l’esprit de système et la tendance à l’abstraction. Deuxièmement, la volonté de construire une nouvelle science ou méthode du droit, en relation directe avec l’état et les besoins de la société, ainsi que les nécessités de son évolution. Examinons successivement ces deux points.
D’abord, on trouve, non pas chez tous les auteurs, mais chez les principaux et souvent de manière particulièrement polémique et imagée, la contestation du modèle historico-philologique d’interprétation alors dominant, mais à bout de souffle, en particulier la critique du concept central de « source du droit » et à travers lui la conception du droit sous la forme d’un texte ou d’un ensemble de textes. Kirchmann assimile ainsi, sans ménagement, les juristes qui interprètent les lois positives à « des vers qui ne vivent que de bois pourri ». Selon la prédiction célèbre de Holmes, « pour l’étude rationnelle du droit, l’homme de lettres est peut-être bien l’homme du présent, mais l’homme du futur est un homme de statistiques et un expert en économie ». Ou comme l’exprimera carrément devant la Cour de cassation belge son Procureur Général, Paul Leclercq : « La loi, elle, n’est pas le texte. […] Le texte n’enchaîne pas l’interprète, il n’enchaîne que l’ouvrier imprimeur et le premier ne doit pas être confondu avec le second ».
Ces formules à l’emporte-pièce, piochées parmi beaucoup d’autres du même acabit, qui contestent la nature textuelle ou langagière du droit et le caractère herméneutique du raisonnement juridique conduisent nos réformateurs à proposer, dans des terminologies variables, un tableau binaire du droit sous la forme d’une opposition entre deux types de règles d’origine, de nature ou de forme différentes. Roscoe Pound oppose ainsi, dans le titre d’un article qu’il publie en 1910, le « droit dans les livres » (law in books) au « droit en action » (law in action). Karl Llewllyn imposera quant à lui – mais beaucoup plus tard – la formule clé qui oppose les « règles réelles » (real rules) aux « règles de papier » (paper rules). Saleilles et Gény reprennent la distinction traditionnelle entre les textes et la nature des choses, mais privilégient une terminologie positiviste, qui oppose les « formules » (de la loi) aux « faits » (sociaux), que leur disciple bruxellois Vander Eycken rapporte à la distinction fondamentale du « signe » et de « l’objet » ou de « la chose ».
Nous sommes désormais familiers de ces oppositions dans lesquelles nous n’avons plus aucune peine à retrouver une fois de plus la distinction fondamentale entre les questions légales, qui se résolvent par le recours aux textes et à leurs interprétations, et les questions rationnelles, qui doivent être examinées selon les méthodes de la science et de la raison, en dehors et indépendamment des textes obligatoires et de leur exégèse. Nous sommes également familiers de la stratégie qui consiste à tenter d’échapper à l’emprise des textes obligatoires et de leurs interprétations officielles en se plaçant sur le terrain de la connaissance d’une loi qui trouverait son fondement directement dans la réalité des choses. Rencontrée dans les lieux de l’ancienne rhétorique judiciaire, nous avons vu comment cette stratégie a été mise en œuvre en grand par le projet du droit naturel moderne pour contourner l’emprise du modèle scolastique des autorités.
Les partisans de la nouvelle conception sociale ou sociologique du droit reproduisent, au tournant du xxe siècle, une stratégie similaire à celle du jusnaturalisme moderne, tout en prenant celui-ci pour cible. Cependant, si la stratégie est la même, distinguer voire opposer un droit inscrit dans la nature des choses aux textes en vigueur et au modèle officiel d’interprétation, la « nature » à laquelle se réfèrent les adeptes du positivisme sociologique n’a que peu à voir avec celle des juristes de l’âge classique. Pour les tenants du modèle sociologique, la nature des choses ne renvoie pas à l’ordre de la raison mais à ce qu’ils nomment « la réalité sociale », telle qu’elle peut selon eux être saisie scientifiquement par l’observation du fonctionnement et de l’évolution des sociétés humaines.
La distinction et la distance ainsi établies entre la règle et son expression symbolique, fut-elle officielle, a pour objectif d’ouvrir aux juristes un accès direct et immédiat à cette « réalité juridique », laquelle gît essentiellement dans le social. Comme l’écrit Jhering, « la société est le sujet final du droit ». Pour Ehrlich, « le centre de gravité du développement du droit ne réside point […] dans la législation ni dans la science juridique, ni dans la jurisprudence des tribunaux mais plutôt dans la société elle-même ». La règle de droit n’a d’existence réelle que dans la société, où elle trouve à la fois son origine, son terrain d’action et son but. Ainsi, le philosophe pragmatiste John Dewey résume-t-il sa philosophie du droit : « le droit est totalement un phénomène social : social dans son origine, son intention ou son but et dans son application ». Cela commande la méthode de son investigation : « il ne peut être posé comme s’il était une entité à part, mais doit être commenté uniquement par rapport aux conditions sociales où il naît et à ce qu’il réalise concrètement dans ce domaine ».
Puisque la société est à fois le but et la cause du droit qui en est dès lors un facteur de production ou un produit, et le plus souvent les deux, « le droit social » désigne à l’époque le droit dans son ensemble et non pas encore cette branche du droit qui sera l’une de ses réalisations remarquables. De même que le « droit naturel » était une abréviation commode pour désigner le droit découvert à l’aide de la seule raison naturelle, le « droit social » signifie pour nos réformateurs à la fois le droit appréhendé comme phénomène social et le droit considéré en tant qu’instrument privilégié de gestion et de réforme de la société.
Le social, compris comme seconde nature, devient le fondement ontologique du nouveau projet de la science du droit. Il faut dès lors tenter de préciser la représentation que les tenants du modèle sociologique du droit se font de la société, la place qu’y tient le droit et la fonction qu’il y remplit, ainsi que les moyens par lesquels il est censé opérer. En dépit de la très grande diversité et souvent de l’opposition des vues tant politiques que scientifiques défendues par les différents auteurs et courants, on peut dégager une notion commune quoiqu’assez vague, partagée d’ailleurs bien au-delà du cercle des juristes. Selon cette vision, la société est un champ où s’affrontent des forces contradictoires, lesquelles consistent en des intérêts ou des valeurs, portés par des individus ou plus souvent par des groupes, qui luttent en permanence pour la reconnaissance ou la domination. La représentation de la vie sociale comme une lutte constitue d’ailleurs un lieu commun de l’époque, depuis que Marx a popularisé le concept de « lutte des classes » et Darwin formulé les lois de l’évolution par l’effet de « la lutte pour la vie », dont Herbert Spencer a étendu le champ d’application aux sociétés humaines.
Le droit est conçu, en fonction des écoles et de leurs programmes, tantôt comme le résultat de la lutte ou son reflet tronqué, tantôt comme l’un des théâtres ou des enjeux principaux de celle-ci. Comme l’exprime déjà Jhering, « le droit ne se reconnaît pas comme la vérité, il s’établit par la lutte des intérêts, non par la vertu de raisonnements et de déductions, mais par l’action et l’énergie du vouloir général ». Chez Vander Eycken, ce conflit devient même l’élément essentiel du droit qu’il définit comme « un phénomène social provoqué par le conflit des intérêts ».
Pour les tenants d’une sociologie normative, qui nous intéressera plus particulièrement ici, le gouvernement scientifique de la société repose sur une pondération correcte des intérêts en conflit en vue de favoriser des solutions d’équilibre avantageuses. Ce modèle vient des Lumières et en particulier du juriste et philosophe Jeremy Bentham, qui conçoit la législation comme la science des calculs moraux. Sur la base d’une comptabilité des intérêts, le législateur impartial prend les mesures dont les effets positifs et négatifs cumulés sur l’ensemble des individus permettront de maximiser la satisfaction du plus grand nombre, dans le respect des droits acquis. La méthode sociologique se distingue cependant de l’utilitarisme benthamien sur des points essentiels.
D’abord, les tenants de la sociologie normative ne limitent pas la science du calcul au législateur, mais en étendent la responsabilité aux juges, ce que Bentham n’aurait jamais admis. Ils prennent en outre en compte non seulement les intérêts des parties à la cause, mais surtout ceux des groupes que ceux-ci représentent en quelque sorte dans le procès. Pour eux, les droits subjectifs sont en réalité des intérêts plus ou moins protégés par le droit en raison de leur valeur sociale. Tant l’existence que la force du droit sont fonction de la valeur de l’intérêt qu’il protège. Lorsqu’un litige survient et que les parties invoquent leurs droits respectifs, il convient de réduire ces droits aux intérêts qui les sous-tendent, non seulement les intérêts des parties mais ceux des groupes sociaux auxquels ils appartiennent. Le litige est ainsi ramené à un conflit d’intérêts et souvent à un conflit social.
Le juge privilégiera donc dans sa décision les intérêts les plus importants d’un point de vue social. Ainsi, selon Holmes, « quand survient un cas douteux […], ce à quoi nous avons réellement affaire est un conflit entre deux aspirations sociales, chacune cherchant à étendre son emprise sur l’affaire, sans qu’elles puissent y réussir conjointement. La question sociale consiste à déterminer quelle est l’aspiration la plus forte au point de conflit ». Pour Gény cependant, comme pour la plupart des Européens continentaux, il faut en outre pacifier le conflit en aménageant une situation d’équilibre : « le moyen général d’obtenir ce résultat consiste à reconnaître les intérêts en présence, à évaluer leurs forces respectives, à les peser, en quelque sorte, avec la balance de la justice, en vue d’assurer la prépondérance des plus importants, d’après un critérium social, et finalement d’établir entre eux l’équilibre éminemment désirable ». Selon Gény toujours, cet équilibre trouve son fondement dans « la nature des choses », qui « envisagée comme source (lato sensu) du droit positif, repose sur ce postulat, que les rapports de la vie sociale, ou, plus généralement, les éléments de faits de toute organisation juridique (du moins possible), portent en soi les conditions de leur équilibre, et découvrent, pour ainsi dire, eux-mêmes la norme qui les doit régir ».
Pour évaluer les intérêts, Bentham et les utilitaristes préconisent l’étalon universel de l’argent. C’est encore la méthode suivie aujourd’hui par l’analyse économique du droit, qui évalue la valeur d’un droit au prix que celui qui le revendique serait prêt à débourser pour l’obtenir. Les juristes continentaux se refusent toutefois à se limiter à la considération des intérêts matériels. Ils souhaitent mettre également dans la balance d’autres « valeurs », notamment morales et sociales. Ces valeurs n’étant pas quantifiables, ils projettent de les classer de manière ordinale selon une « échelle objective des valeurs », qui leur donnera bien du souci et les exposera au feu des critiques. Ce projet est d’ailleurs incompatible avec le pluralisme moral et juridique qu’implique nécessairement la reconnaissance d’une société divisée. Les continentaux refusent par ailleurs de réduire l’intérêt général à la somme des intérêts privés, mais reconnaissent au contraire à l’intérêt public une nature propre, différente des et supérieure aux intérêts particuliers qui se font concurrence au sein de la société civile.
Le modèle sociologique promeut ainsi une méthode de raisonnement et de décision complètement différente du corset logique du syllogisme judiciaire et de l’interprétation historique des sources. Cette méthode dite de « la mise en balance des intérêts » correspond, chez Gény, à la « libre recherche scientifique » de la solution par le juge : libre, car émancipée des sources ; scientifique, car appuyée sur la connaissance des éléments objectifs du réel. Elle conçoit la jurisprudence comme une branche de la « sociologie appliquée », une « science expérimentale » et « vivante », et transforme l’administrateur et le juge en ingénieurs sociaux. La science émancipe de la tutelle législative les magistrats, qui se voient reconnaître un pouvoir d’appréciation considérable, contrastant avec le statut subordonné dans lequel le siècle précédent avait prétendu les cantonner. Le juge n’est plus l’exécutant fidèle et mécanique de la volonté législative dans des cas singuliers. Il est désormais l’arbitre des conflits sociaux et le garant du maintien de la paix civile.
Mais comment faire accepter et prévaloir une telle révolution dans les pratiques judiciaires et dans l’ordre des pouvoirs constitués ? La question s’avère délicate, en particulier dans les pays de droit civil et spécialement en France où l’on a tôt fait de crier au retour honni du « gouvernement des juges », non sans quelques arguments d’ailleurs. Elle donne lieu à une controverse tactique qui divise le camp des réformateurs, y compris des proches comme Saleilles, Gény et leurs disciples directs.
Raymond Saleilles propose ainsi de faire évoluer la méthode officielle d’interprétation en une « méthode d’évolution historique » qui consiste en l’interprétation souple et évolutive des textes légaux en vue d’adapter leur sens à l’évolution des circonstances et au but social qu’ils poursuivent. Cette méthode, parfois aussi qualifiée de « téléologique », est soutenue au plus haut niveau de la magistrature, avec force et enthousiasme, par le Premier Président de la Cour de cassation Alexis Ballot-Beaupré dans l’important discours qu’il prononce en 1904 à l’occasion de la célébration du centenaire du Code civil. Cet assouplissement de la méthode permettrait d’intégrer en douceur l’action réformiste de la jurisprudence dans un contexte nouveau où presque tout le monde reconnaît que le Code civil a vieilli et que nombre de règles qu’il contient ne sont plus adaptées à la société industrielle.
Saleilles tente de convaincre son ami François Gény jusque dans le texte de la préface qu’il donne en 1899 à Méthode d’interprétation et sources. Mais Gény s’y refuse catégoriquement et ne se prive pas de critiquer vertement la méthode évolutive dans son ouvrage. Il se fait même le fervent défenseur de l’interprétation historique la plus stricte que certains stigmatiseront sous le nom d’« École de l’exégèse ». « Interpréter la loi, écrit Gény, revient simplement à chercher le contenu de la volonté législative à l’aide de la formule qui l’exprime ». Il est rejoint sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, par Roscoe Pound, le chef de file de la Sociological Jurisprudence, qui condamne comme fallacieuse (spurious) la pseudo-méthode d’interprétation souple qui fait passer pour de l’interprétation la correction des insuffisances ou des excès des règles mal conçues ou mal énoncées. Elle introduit dans le texte le sens qu’elle prétend découvrir comme un illusionniste feint de retrouver dans les cheveux d’un naïf les pièces de monnaie qu’il y dépose.
Comment expliquer ce paradoxe ? Pourquoi, alors que Gény et Pound cherchent à imposer un nouveau modèle scientifique fondé sur la sociologie, défendent-ils avec tant d’acharnement la méthode qu’ils ambitionnent pourtant de remplacer et qu’en réalité ils estiment stérile et sans véritable portée scientifique ? La stratégie qu’ils poursuivent consiste à séparer complètement la méthode sociologique de l’interprétation des textes. Gény juxtapose mais sépare radicalement l’interprétation des textes et la méthode scientifique, de la même manière que nous l’avons vu faire par les Modernes et Spinoza dans le Traité théologico-politique. Il réinstaure la grande division moderne des savoirs juridiques.
Mais Gény va plus loin dans les concessions à la « méthode traditionnelle » en conférant à la recherche scientifique un caractère subsidiaire par rapport à l’autorité des sources. Saisi d’une question, le juge doit d’abord vérifier si le législateur a exprimé clairement sa volonté quant à son règlement, auquel cas il doit l’appliquer sans sourciller. En pratique, estime-t-il, ces cas sont très limités. À défaut, le juge se gardera bien d’extrapoler les textes. Il quittera la technique de l’interprétation et recourra à une « autre branche de la méthode », la méthode sociologique de la mise en balance des intérêts qui permettra de découvrir et d’imposer une solution d’équilibre optimal. Nous connaissons le risque d’une telle stratégie : celui de créer deux disciplines séparées. C’est bien ce qui va se réaliser en France pour la sociologie du droit. Gény croyait confiner l’interprétation des textes à la portion congrue, mais l’inverse se produira au sein des Facultés, où c’est la sociologie du droit qui sera réduite au statut de « science auxiliaire », dont les enseignements sont sans portée sur la détermination du droit positif.
Le compromis proposé par Gény convaincra peu d’adeptes. Au nom du principe positiviste de l’unité de la méthode scientifique, ses disciples bruxellois, qui n’ont pas sa prudence, en renverseront la logique. Le juge devra d’abord rechercher la solution juste par la mise en balance des intérêts, quitte ensuite à trouver une confirmation dans les textes, auxquels ils refusent désormais le statut de « sources du droit ». À défaut, « il peut être utile de rechercher dans une espèce s’il est plus pernicieux de violer la loi que de laisser violer l’intérêt que la loi sacrifie ». Et ils iront même jusqu’à assumer l’idée d’un gouvernement des juges.
Mais c’est aux États-Unis que la méthode sociologique réussira le mieux à s’imposer au sommet de la jurisprudence et à modifier en profondeur les paramètres des décisions judiciaires. Dans une affaire qui concerne la conformité à la Constitution fédérale d’une loi de l’État de l’Oregon limitant le temps de travail des blanchisseuses, Louis Brandeis obtient, en 1908, une victoire historique devant la Cour suprême des États-Unis. Alors que trois ans auparavant, la même Cour avait, dans l’affaire Lochner, déclaré inconstitutionnelle une législation similaire de l’État de New-York limitant la durée du travail dans les boulangeries, elle opère un revirement spectaculaire sur la base du mémoire de Brandeis qui, sur cent pages, n’en accorde que deux à l’analyse des sources et précédents (et pour cause), le reste de l’argumentation étant consacré à des témoignages d’experts et des études statistiques montrant les effets dévastateurs des journées trop longues sur la santé des ouvrières et les conditions de vie de leurs enfants. Holmes, mis en minorité dans Lochner, parvint sur cette base à retourner la Cour suprême. Il y sera rejoint huit ans plus tard par Brandeis lui-même, entrouvrant ainsi la porte à une législation sociale, qui ne réussira cependant à s’imposer véritablement que lors du New Deal, au prix d’un terrible combat entre Roosevelt et la majorité conservatrice de la Cour.
Sur le continent européen, les résistances à l’activisme judiciaire seront plus fortes et persistantes, même si les techniques de mise en balance des intérêts et le contrôle de proportionnalité, qui repose sur l’adéquation de la règle considérée comme moyen à la fin d’utilité publique qu’elle doit permettre d’atteindre, finiront quand même par gagner du terrain. Ce sera particulièrement le cas dans les nouvelles juridictions créées après la Seconde Guerre mondiale, comme les Cours constitutionnelles, en dépit qu’elles aient été conçues sur un schéma kelsenien, mais surtout les Cours européennes, non seulement la Cour de Justice de l’Union européenne, mais aussi, de manière plus surprenante, la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci recourt en effet presque systématiquement à la méthode de balance des intérêts dans le cadre d’un contrôle de proportionnalité pour apprécier si les droits fondamentaux d’une personne ont été violés par un État. Très souvent, la Cour de Strasbourg construit le litige sous la forme d’un conflit entre deux libertés ou droits fondamentaux, en contrôlant de manière marginale si la décision du juge national correspond à une pondération correcte des intérêts conflictuels des parties et des groupes qu’ils représentent.
Le modèle sociologique aura ainsi contribué de manière importante à l’accroissement du pouvoir des juges au cours du xxe siècle. Pour autant, sans minimiser l’importance des juges, il est clair que la responsabilité et les tâches immenses qu’impliquaient la nouvelle conception du droit comme instrument de réforme et d’intervention des autorités publiques dans la vie et les relations sociales dépassaient de très loin leur mission et leurs capacités. C’est aux gouvernements, par les moyens d’une administration proliférante et d’agences de plus en plus nombreuses, qu’allaient revenir, pour l’essentiel, la mise en œuvre du programme sociologique. Aux États-Unis, le New Deal portait pour un temps les idées du pragmatisme au pouvoir et concentrait entre les mains des juristes l’essentiel des nouveaux moyens de gouvernance conçus par l’ingénierie sociale. En Europe et en France, les techniciens du pouvoir concevaient, par la transformation des vieilles règles de droit et leur agencement dans de nouveaux mécanismes assurantiels, les fondements de ce qui allait devenir la sécurité sociale au sein de l’État-providence. Cette histoire est bien connue et a déjà été contée. Du moins, faut-il bien mesurer à travers elle l’importance des transformations et des réalisations que le tournant sociologique aura portées en germe.
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Au cours de ces conférences, nous avons vu que, depuis ses origines, le droit naturel n’a pas seulement soutenu les revendications de justice. Il a servi de socle et de garantie ontologiques aux prétentions à la connaissance du droit et à des projets successifs et différents de refondation du droit comme science et comme discipline. Dans cette fonction, le droit naturel a joué le rôle à la fois d’un laboratoire de recherche et d’un atelier de développement. La mobilisation du droit naturel a permis d’inventer et de promouvoir des concepts et modèles nouveaux du droit, dont le caractère disruptif peut être comparé par ses effets à de véritables révolutions scientifiques. Il a en outre mis au point des procédés d’élaboration et d’application des règles du droit positif, ainsi que les modèles et techniques des raisonnements juridiques et des décisions judiciaires. Ces productions du droit naturel sont tout à fait indissociables des grands projets et luttes politiques dans le contexte desquels elles ont été élaborées et mises en œuvre. Ces innovations ont ainsi accompagné tant l’avènement de l’État souverain que ses transformations en État libéral puis social.
Dans sa vocation à incarner, sous différentes dénominations et des formes changeantes, l’instance du savoir dans le domaine juridique, le droit naturel présente la caractéristique remarquable et constante de se situer non pas tant contre le droit positif qu’à l’extérieur de celui-ci, dans un domaine propre, qu’il voudrait sanctuariser, et en tout cas séparer des règles en vigueur et singulièrement des textes qui les consignent. Si le droit naturel s’oppose à l’arbitraire du pouvoir, il s’oppose plus fondamentalement encore et structurellement au logocentrisme de la tradition juridique occidentale. Le droit naturel se repère à toutes les époques comme ce droit qui n’est pas et ne veut pas être dans les mots ni dans les textes. Loin des formules, des autorités et des sources formelles, il prétend participer d’une autre essence, d’une consistance plus solide, celle des choses mêmes, de la réalité du monde conçu comme l’envers de l’univers des signes.
J’ai tenté de montrer comment la distinction des mots et des choses, des verba et des res se trouve probablement, par le truchement des catégories de la rhétorique judiciaire et singulièrement de la division des questions légales et rationnelles, à l’origine de cette opposition. On la retrouve dans le dualisme chrétien des deux sources de la connaissance en général et du droit en particulier : la Révélation biblique et la Nature créée. Elle se perpétue dans le droit naturel moderne en tant qu’il prétend se fonder sur la seule raison en opposition tant au corpus des lois religieuses révélées que des lois civiles arbitraires. Et c’est toujours la même dichotomie qui structure la polémique qui oppose les formules verbales aux réalités sociales, les paper rules aux real rules. Elle fait du droit naturel le seul véritable rival de la tradition herméneutique dans l’histoire de la raison juridique occidentale.
Pour autant, cette volonté persistante du droit naturel à se maintenir séparé des productions du droit positif, alors même qu’il en influence les formes et les contenus de manière déterminante, se paie historiquement d’un prix élevé dont nous sommes loin d’être quittes. Ainsi la séparation radicale imposée par la Modernité entre la raison et l’autorité a conduit indirectement à l’exclusion progressive des considérations de justice et de valeurs hors du champ de l’expertise en droit positif. Elle a favorisé la réduction de ce dernier aux commandements du pouvoir en place. À l’un des moments les plus tragiques de notre histoire, cette culture pervertie a abandonné sans moyen ni recours les citoyens persécutés et leurs défenseurs, confrontés aux lois scélérates et aux entreprises criminelles des régimes les plus odieux, tandis qu’elle confortait ceux qui commentaient ces lois et veillaient à leur exécution administrative et judiciaire dans la bonne conscience infâme de ne faire que leur travail.
Sur le plan de l’organisation des savoirs, le droit naturel est devenu une branche de la philosophie. Il a par ailleurs permis l’éclosion de l’économie puis de la sociologie comme disciplines autonomes, c’est-à-dire, du point de vue du droit positif, extérieures et auxiliaires. La discipline juridique n’a cru pouvoir conserver son autonomie et la rigueur de ses méthodes, sa neutralité et sa validité scientifique qu’au prix de ces ruptures. Publiée en 1934, la Théorie pure du droit de Hans Kelsen est l’expression achevée, presque caricaturale, de cette conception dite elle aussi « positiviste » de la « science du droit », délibérément sevrée de la philosophie et des sciences sociales. Transposant à son tour sur le terrain métaphysique l’antique division des res et des verba, elle conçoit deux univers entièrement séparés : d’une part, le monde de « l’être », c’est-à-dire des faits ou des états de choses ; de l’autre, celui du « devoir-être », c’est-à-dire des normes, réduites à des énoncés. Ce modèle aride et stérile d’une science du droit littéralement coupée du monde, si elle n’occupe heureusement plus aujourd’hui la position dominante dont elle a autrefois joui, compte encore nombre d’adeptes. Elle continue malheureusement de produire certains effets nuisibles notamment sur les programmes et les méthodes de formation des juristes et par suite sur les compétences et les outils dont ceux-ci disposent pour affronter les enjeux et les défis d’un monde en pleine transformation. À cet égard, je pense que les débats actuels sur la rénovation de ces méthodes et les formules alternatives qui sont développées sont, en dépit des polémiques inévitables qu’elles suscitent, nécessaires et salutaires.
Cela nous amène pour conclure à évoquer le devenir du droit et des moyens de sa connaissance et de sa pratique. Le droit naturel, nous ont enseigné nos aînés, renaît toujours de ses cendres. Il a neuf vies. Alors qu’on le sait usé jusqu’à la corde et qu’on le croit fini, il se réincarne encore sous une forme nouvelle, au service d’un nouveau projet politique et scientifique, mais avec certains traits caractéristiques et un mode opérationnel que nous avons appris à reconnaître. Or voilà que cet éternel revenant vient à nouveau de se réincarner et se présente désormais sous l’appellation du droit « global », « mondial », ou encore « transnational » voire « cosmopolitique ». On ne s’accorde pas sur le nom. On ne s’accorde pas non plus sur la chose, ni même sur son existence. Encore moins sur sa définition. Cela n’empêche pas d’en débattre, puisque c’est devenu le sujet privilégié de la philosophie et de la théorie du droit.
Ces conceptions multiples et concurrentes ont pour dénominateur commun de remettre en cause le nationalisme méthodologique ou le « statocentrisme », comme disait déjà Ehrlich, dans le domaine juridique et en particulier du paradigme benthamien du droit international comme droit interétatique (ius inter gentes). Le droit global correspond dans l’ordre du droit au « tournant global » des sciences en général et des sciences sociales en particulier. Il est directement lié aux débats politiques intenses sur les conséquences réelles ou supposées, espérées ou contestées de la « mondialisation », et notamment sur déclin de l’État, de son droit et de son modèle social.
L’idée d’un droit mondial ou global offre un terrain privilégié aux spéculations du droit naturel ne fût-ce qu’en raison de la relation étroite mais ambiguë que celui-ci entretient depuis toujours avec la notion d’universalité. Le droit des gens constituait déjà, on s’en souvient, son terrain de prédilection à l’époque de la première mondialisation et même longtemps auparavant. Parmi les promoteurs actuels du droit global, sous ses différents noms, on retrouve plusieurs théories jusnaturalistes bien connues qui y voient un nouveau débouché et même un point d’aboutissement. C’est ainsi que certains envisagent la refondation du droit universel sur un corps de valeurs communes à l’ensemble de l’Humanité, dans une démarche qui n’est pas sans rappeler ou se revendiquer de la seconde scolastique et l’École de Salamanque. D’autres proposent, dans le sillage de l’École du droit naturel moderne, mais aussi de la Déclaration universelle des droits de l’homme, de substituer les individus aux États comme sujets du droit mondial et de refonder celui-ci sur la base des droits de l’homme. Les citoyens du monde pourraient ainsi devenir les parties contractantes d’une Constitution mondiale, dont les dispositions et les institutions seraient éventuellement formulées et construites au départ d’une réforme de la Charte des Nations-Unies.
À tort, les juristes étudient beaucoup moins un autre modèle théorique, qui a pourtant sans aucun doute le plus contribué jusqu’ici à transformer notre monde : le « droit naturel économique », comme j’avais cru pouvoir le qualifier, qui procède de la philosophie de Hayek et des thèses de l’École de Chicago, lesquelles ont largement inspiré les programmes de dérégulation globale et de libéralisation de la finance et du commerce international, ainsi que la mise en concurrence des ordres juridiques nationaux, dont on peut à présent mesurer les effets conjugués.
Enfin, certaines approches du droit global peuvent être considérées comme la projection au niveau universel du modèle du droit social dont nous venons de traiter. Si la plupart des juristes partisans du tournant sociologique ont envisagé, au début du xxe siècle, la réforme du droit dans le cadre de l’État, certains d’entre eux ont prolongé la réflexion et l’action au niveau universel de la société mondiale, dont il percevait l’émergence en cette époque dite de deuxième mondialisation. Si le droit trouve son fondement et constitue une émanation de la société elle-même, alors la « mondialisation », néologisme forgé par le juriste Paul Otlet en 1916, implique de ce fait même le constat d’un droit universel, sans même qu’il soit besoin de l’instituer formellement, ce que Paul Otlet exprime ainsi en 1935 : « La vie elle-même étant devenue universelle, le droit qui n’est que le vêtement juridique de tous les rapports à régler entre les hommes, est devenu irrésistiblement universel lui-même ». C’est ainsi également que George Scelle conceptualisera, dans le prolongement direct des travaux de son maître Léon Duguit, l’institutionnalisation progressive d’un « droit intersocial unifié » à l’échelle du monde.
Cette perspective s’illustre aujourd’hui notamment dans les travaux bien connus de Günther Teubner, dans le prolongement de la théorie des systèmes autopoïétiques de Niklas Luhmann, mais elle se manifeste également dans de multiples études pragmatiques ou simplement pratiques des différents champs et objets normatifs de la mondialisation, de la finance et du commerce à l’Internet et aux réseaux de communication, en passant par les relations de travail, l’environnement, la sécurité et de plus en plus largement tous les domaines du droit et de la vie.
Ces travaux, auxquels l’équipe du Centre Perelman contribue depuis plus de quinze ans, me semblent converger, dans leur très grande diversité, vers le constat que les processus en cours sur le plan juridique et plus largement normatif ne manifestent pas seulement un changement d’échelle de la régulation, mais aussi et surtout une transformation des instruments et des canaux, des dispositifs et des procédures qui concourent à l’élaboration des normes, véhiculent celles-ci et veillent à leur exécution. Il est ainsi frappant de constater, dans des domaines très différents, la montée en puissance rapide des normes techniques, des indicateurs et des algorithmes, et leur agencement dans des dispositifs intégrés, dont l’effectivité commence d’ailleurs à susciter légitimement de sérieuses inquiétudes.
Voici donc, à la faveur de la révolution des technologies de l’information, de l’intelligence artificielle et de la robotisation, que les projets les plus fous imaginés par la « science du droit », la formalisation du droit et l’établissement d’un système intégral de régulation de la société, seraient sur le point de se réaliser conjointement. La masse devenue ingérable des textes réglementaires et des décisions serait numérisée et les règles confiées à des logiciels qui les adapteraient en temps réel et assureraient leur exécution automatique par le moyen d’algorithmes directement en prise sur les phénomènes, les objets et les sujets à réguler.
Instruits par notre parcours, nous ne sommes guère surpris par ce nouvel épisode du feuilleton, à la longue un peu répétitif, de la science du droit, reprise en mains par les informaticiens et les ingénieurs, sur le point de renverser la République des lettres par l’empire du chiffre. Mais si nous avons bien suivi la série, nous savons que ce dernier rebondissement en date annonce probablement des transformations à terme considérables et radicales de la conception du droit ou de ce qui en tiendra lieu, de ses voies et de ses moyens. Si nous voulons, en tant que juristes, continuer à remplir les missions qui sont les nôtres, en particulier celle de veiller sur les principes de l’État de droit et de protéger les droits fondamentaux des personnes, alors il faut sans attendre nous atteler à la compréhension et à la maîtrise de cet univers et de ces techniques si étrangers à nos pratiques. Telle est en tout cas la leçon que je retire personnellement de cette réflexion sur le droit naturel.
Benoît Frydman
Benoit Frydman est professeur à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et professeur affilié à Sciences Po Paris. Il est président du Centre Perelman de philosophie du droit. Derniers ouvrages publiés : Petit manuel pratique de droit global, Bruxelles, l’Académie en poche, 2014 ; Gouverner par les normes et les indicateurs : de Hume aux rankings (dir. avec A. Van Wayenberge), Bruxelles, Bruylant, 2013 ; La science du droit dans la globalisation (dir. avec J.-Y. Chérot), Bruxelles, Bruylant, 2012 ; Chaïm Perelman (1912-2012) : De la nouvelle rhétorique à la logique juridique (dir. avec M. Meyer), Paris, PUF, 2012 ; Le nouveau management de la justice et l’indépendance des juges (dir. avec E. Jeuland), Paris, Dalloz, 2012 ; Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, Bruxelles, Bruylant, 2011 (3e éd.) ; Art et techniques de plaidoirie aujourd’hui (avec C. Mecary e. a.), Paris, Lextenso, 2011 (3e éd.) ; Philosophie du droit (avec G. Haarscher), Paris, Dalloz, 2010 (3e éd.).