Dans son ouvrage la science et le monde moderne de 1926, Alfred N. Whitehead écrivait à propos des penseurs anglais du xixe siècle :

« Chaque individu était la proie d’un déchirement intérieur. Autrefois, les penseurs étaient ceux qui entretenaient des idées claires — Descartes, Spinoza, Locke, Leibniz. Ils savaient exactement ce qu’ils pensaient et le disaient. Au xixe siècle, certains des penseurs les plus profonds, tant parmi les théologiens que les philosophes, étaient des penseurs confus. Ils étaient déchirés entre des doctrines incompatibles et leurs efforts pour les réconcilier engendraient un désarroi inévitable ».

Penseur assurément profond, Henry Maine, semble-t-il, n’a pas échappé à ce déchirement intérieur engendrant cet esprit « confus », en particulier sur le plan des idées constitutionnelles. Pollock écrivait par exemple que « la dimension diffuse des idées de Maine » rend difficile le traitement d’un seul élément de sa pensée « sans faire constamment des nuances » ou sans faire référence à d’autres sujets qu’il aurait traités. De même, Dicey disait de Maine qu’après lecture de ses ouvrages, on était incapable de dire s’il était d’accord avec Bentham ou pas. Le caractère diffus — non plus confus — ou « arborescent » de la pensée de Maine se vérifie donc aussi sur le plan constitutionnel, mais contrairement aux autres domaines du droit pour lesquels l’auteur a plus œuvré — et on pense ici plus précisément à l’histoire comparée du droit et à l’anthropologie juridique —, cet aspect diffus et incroyablement riche de sa pensée a manifestement plutôt été perçu comme un problème.

L’ouvrage de Maine ayant la portée et la charge constitutionnelles les plus importantes est Popular Government (1885) et, en dépit du fait que ce texte ait incontestablement trouvé son public « politique » en 1885 en Angleterre (six éditions furent publiées entre 1885 et 1910), il est assez commun de lire, aujourd’hui, que cet ouvrage de Maine ne rencontra pas de succès « scientifique » comparable à celui d’Ancient Law (1861). Selon Frank Prochaska, cet ouvrage portant spécifiquement sur les questions institutionnelles fut (et est) une déception alors même « qu’il était censé appliquer la méthode historique aux institutions politiques des hommes ». Trois raisons peuvent être avancées pour expliquer cette « déception ».

Tout d’abord, et cela n’est pas vraiment imputable à Maine, cet ouvrage se situe entre The English Constitution de W. Bagehot (1867) et L’Introduction to the Study of the Law of the Constitution de A. V. Dicey dont la première édition date de 1885 (c’est-à-dire de la même année que la publication du recueil des quatre articles de Popular Governement). Rétrospectivement, le lecteur pouvait donc s’attendre à ce que Maine s’inscrive dans cette compréhension renouvelée de la Constitution anglaise, une compréhension plus politique, voire, pour A. V. Dicey du moins, de « Droit politique ». O’Brien explique sans doute avec raison (et avec d’autres) que c’est parce que Maine a refusé de prendre le tournant « positiviste » du droit.

Ensuite, le premier essai sur le gouvernement populaire de Maine s’ouvre sur le sujet de prédilection de la pensée romantique du début du xixe siècle anglais, c’est-à-dire la Révolution française et ses « excès ». Des traits de cette pensée romantique se retrouvent d’ailleurs dans les Études sur les institutions primitives lorsque Maine fait la critique de la théorie austinienne de la souveraineté en raison de sa trop grande abstraction. Quand on lit Popular Government, on a donc l’impression de lire un ouvrage conservateur — « conservateur libertarien » comme l’écrit W. H. Greenleaf, peu original, chantant les louanges de l’aristocratie terrienne au détriment de la démocratie et critiquant une fois de plus la Révolution française, et ce, avec peu de subtilité. Dans son ouvrage Victorian Critics of Democracy, Lippincott souligne le fait que Popular Government marque un passage brutal du libéralisme au conservatisme chez Maine, qu’il explique notamment par les fonctions que Maine a occupées en Inde.

Cela nous amène alors au troisième motif de déception également avancé par les critiques de Popular Government : Maine, grand défenseur de l’esprit scientifique semble ici se laisser entraîner par ses opinions politiques et donnant le sentiment in fine d’une certaine incohérence avec l’ensemble de son œuvre. Sa vision de la constitution est aussi un appauvrissement considérable non seulement par rapport à ce qu’il est convenu d’appeler « l’idéologie de la common law » (voire par rapport à l’interprétation whig de l’histoire), mais également par rapport à la tradition utilitariste et à la jurisprudence de John Austin. Le propos des quatre essais formant Popular Government et qui ont été publiés dans un premier temps dans la Quarterly Review entre 1883 et 1884 avant d’être publiés sous la forme d’un ouvrage en 1885, est en effet de livrer, d’une part, une critique de la démocratie et, d’autre part, d’expliquer que si la Grande-Bretagne décidait de s’engager « encore plus avant » dans la démocratie, il lui faudrait se doter d’un instrument écrit. Peter Stein écrit par exemple que les réflexions de Maine sont curieuses sur ce point. Même si évolution et progrès ne sont pas synonymes, comment Maine parvient-il par exemple à soutenir dans le même temps que la démocratie est une société « unprogressive » et que la constitution fédérale des États-Unis — écrite — constitue l’évolution, voire un progrès, de la constitution britannique des années 1760 — 1787 — non écrite ? Par ailleurs, sur le plan de la conception de la constitution, on comprend que ce que ce qui importe chez Maine est que celle-ci soit réduite à être une barrière contre le « pouvoir du peuple », une loi presque immuable. Mais comment combiner cette conception de la constitution avec l’idée plus générale de Maine, selon laquelle, comme le souligne Stein, la société dans laquelle il vivait était en train de connaître des changements considérables ?

Beaucoup d’objections et de reproches peuvent donc être formulés à l’égard de la jurisprudence de Maine dans Popular Government sur le plan constitutionnel. En outre, il faut bien convenir que l’ouvrage est très elliptique et silencieux sur ce que Maine considère comme étant positivement « un bon » régime politique ou une « bonne constitution ». Il est même assez peu disert sur son analyse de la constitution britannique « historique » qu’il semble pourtant chérir et qu’on ne peut deviner qu’en creux dans son texte. Maine considérait pourtant qu’il fallait prendre les essais du Popular Governement aussi scientifiquement au sérieux que ses autres ouvrages . Était-il lui-même honnête quand il affirmait cela ? Je tâcherai dans cet article de répondre par l’affirmative, en montrant que, sur le plan politique, ce texte exprime en réalité une résignation. Maine se résout à faire l’éloge de la Constitution des États-Unis parce qu’il s’agirait de « la moins mauvaise solution » si le Royaume-Uni s’entêtait à vouloir s’engager dans la voie de la démocratie. Dans ce texte, Maine dénonce un certain nombre de dérives de la démocratie. Qu’on adhère ou non à ces idées, il est indéniable que Popular Government nous aide à comprendre les présupposés conceptuels, « la géologie politique » des dérives de la démocratie (et ultimement peut-être, les populismes), notamment parce que l’auteur, sans jamais le dire explicitement, met en lumière un des « dangers » de la démocratie qui est la mise à distance de la constitution et du gouvernement, c’est-à-dire au fond un processus de dépolitisation du droit entendu ici comme aboutissant à la situation dans laquelle la constitution n’est plus un instrument de gouvernement et est réduite à une barrière presque symbolique.

Le texte de Maine renferme en réalité, non une théorie de l’évolution des formes constitutionnelles mais un processus inverse qui est précisément celui, si ce n’est de la régression, du moins du « détricotage » de la constitution britannique par la démocratie et le gouvernement populaire. Ainsi, je ne pense pas comme F. Prochaska que Maine, dans le sillage de Burke, cherche à montrer que « la naissance de la République américaine était naturelle et découlait des antécédents historiques ordinaires ». Il me semble plutôt que Maine estime que la Constitution des États-Unis est un remède à la décadence de la constitution britannique mais que ce modèle outre-Atlantique n’est pas le meilleur et qu’il reste un second choix. Afin d’appuyer cette interprétation qui ne rendra sans doute pas justice à la richesse et à la diversité des inspirations de l’auteur, il convient dans un premier temps d’expliquer comment Maine analyse la démocratie et le gouvernement (I), avant d’explorer la manière dont il fait de la constitution fédérale des États-Unis une codification de la constitution britannique pour la retourner, ultimement, contre le régime parlementaire britannique, le progrès se déployant précisément dans ce retournement (II).

I. La critique de la démocratie selon Maine : l’Écho de la common law classique

Dans Popular Government, et en particulier dans ses trois premiers chapitres (La « perspective des démocraties », « la nature de la démocratie », « l’âge du progrès »), l’auteur a pour objectif principal de réfuter l’idée imputée à Tocqueville selon laquelle la démocratie s’impose par une force irrésistible à toute société politique. Il serait même possible de dire, sans excès, que Maine considère que la démocratie « met à mort » la liberté politique. Les deux principaux arguments qu’il utilise correspondent ici à deux « dicta » : le premier est la définition hobbesienne de la liberté politique que Maine estime être la définition se trouvant au cœur des gouvernements populaires et des démocraties (A), le second, que Maine attribue à Austin, est que la démocratie ne serait « qu’une forme de gouvernement » (B).

A. La liberté réduite au droit subjectif

Pour reconstruire les idées constitutionnelles de Maine — et on conçoit le caractère sans doute un peu artificiel de l’exercice —, il faut partir de la définition que Maine retient de la liberté politique. Cette conception de la liberté lui permet alors d’ancrer la démocratie à la nature humaine.

Dans ses écrits politiques, Maine se réfère fréquemment à T. Hobbes. Cela est surprenant dans la mesure où Hobbes est sans doute le philosophe mécaniste par excellence, qui vient précisément heurter de front l’organicisme de Maine. Dans Popular Government, Maine se réfère à Hobbes pour utiliser sa définition de la liberté et expliquer le problème fondamental de la démocratie :

Political liberty, said Hobbes, is political power. When a man burns to be free, he is not longing for the “desolate freedom of the wild ass” . What he wants is a share of political government. But, in wild democracies, political power is minced into morsels, and each man’s portion of it is almost infininitesimally small […]. It is that two historical watchwords of Democracy exclude one another, and that, where there is political Liberty, there can be no Equality. 

Plus bas, il se réfère de nouveau à Hobbes : « the principle of Hobbes, that liberty is power cut into fragments » ou encore : « […] the answer of Hobbes, that … Freedom is “political power divided into small fragments” […] ».

Pour Maine, la faiblesse du gouvernement populaire repose sur cette assimilation du pouvoir et de la liberté parce que ce rapport repose sur une dynamique inversement proportionnelle en démocratie. Le pouvoir et la liberté étant en quantité limitée et équivalente par définition, plus le pouvoir est unifié, c’est-à-dire plus un seul individu est libre, moins il y a de liberté politique pour les autres individus, parce que chaque individu, en démocratie, est l’égal de l’autre, et a un droit à la liberté. En réalité, sans le dire, Maine fait de ce droit de nature hobbesien (ou droit subjectif hobbesien), la principale faiblesse de la démocratie. Puisque chaque individu est également libre, c’est le plus fort qui finit par avoir le pouvoir (d’où l’absence d’égalité in fine).

Cette équivalence du pouvoir et de la liberté individuelle qui serait propre à la démocratie est la même que celle de l’état de nature de Hobbes : la démocratie serait donc un état de nature qui se serait pris « au sérieux ». Cette ouverture sur la philosophie hobbesienne permet alors à Maine de dérouler un raisonnement marqué par la fatalité, qui fait très fortement écho à une autre assimilation hobbesienne, celle de la liberté et de la nécessité. Pour Maine, lorsque la société s’engage dans la voie du gouvernement populaire, on entre dans le cours de la fatalité et de la nécessité (au sens radical du terme : ce qui ne peut pas ne pas être). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Maine explique à plusieurs reprises que la démocratie est comme la voie vers la mort. L’auteur écrit par exemple : « Doubtless this assumption arises from a general belief that, in these matters, we are propelled by an irresistible force on a definite path towards an unavoidable end—toward Democracy, as towards Death ».

Dans un gouvernement populaire, droit, politique et nature humaine sont donc profondément liés ou, plus précisément, le gouvernement est dépendant de la nature humaine, les deux étant marqués du sceau de la fatalité, ce qui là encore ne peut conduire ce type de régimes qu’à la perte. C’est ainsi que Maine écrit : « The greatest, most permanent and most fundamental of all the difficulties of Democracy, lies deep in the constitution of human nature ». Maine utilise cette anthropologie politique pessimiste pour expliquer que la nature humaine résiste au changement : la tentation de la société démocratique est donc l’immuabilité. Et, en raison de cette réticence au changement, il ne faut pas de révolution, mais plutôt un « gouvernement par législation » qui permet des changements progressifs. Les changements, constitutionnels en particulier, sont mauvais. Il est tout de même possible de se demander s’il n’y a pas ici une dose d’ironie de la part de Maine sur la question de la fatalité, car aux Américains qui estiment que leur Constitution est le produit d’un dessein divin et donc d’une force irrésistible, et aux Français qui estimaient que la démocratie et la révolution étaient irrésistibles, Maine répond que l’effondrement de la démocratie est lui aussi irrésistible et que ces grands bouleversements révolutionnaires ne débouchent que sur des sociétés stationnaires…

Comment comprendre cette référence à la liberté hobbesienne ? Il faut bien évidemment la comprendre d’une part, par opposition à la liberté qui sous-tend la « constitution anglaise » et, d’autre part, en référence à la conception austinienne de la liberté.

Sur le premier point, Maine considère en effet que la Constitution britannique est libre bien qu’elle soit à l’origine du gouvernement populaire :

There is, however, one positive conclusion from which no one can escape who bases a forecast of the prospects of popular government, not on moral preference or a priori assumption, but on actual experience as witnessed to by history. If there be any reason for thinking that constitutional freedom will last it is a reason furnished by a particular set of facts, with which Englishmen ought to be familiar, but of which many of them, under the empire of prevailing ideas, are exceedingly apt to miss the significance. The British Constitution has existed for a considerable length of time, and therefore free institutions generally may continue to exist I am quite aware that this will seem to some a commonplace conclusion […].

Maine suggère donc ici que c’est la longévité et la permanence d’une constitution qui assure la liberté politique et sa pérennité, ce qui a toujours été est, et sera. Et cela est vrai parce que l’expérience et l’histoire le prouvent. On en déduit que la liberté constitutionnelle ne peut exister que si une constitution n’est pas le reflet de la nature humaine (au sens biologique du terme) et que celle-ci dure : Maine rejoint ici en partie l’idéologie classique de la common law. 

Sur le second point, si l’on cherche à comprendre ce que Maine entend ici par liberté, il n’est pas inutile de se référer au texte A Plea for the Constitution de J. Austin (1859) : Maine adhère en effet implicitement à la définition austinienne de la liberté, puisqu’il entérine l’idée que la Grande-Bretagne est plus libre que les États-Unis démocratiques. Austin explique en effet que la Grande-Bretagne est le plus libre de tous les gouvernements :

Without exaggeration, it is the freest of all governments past and present; for, on comparing the mischievous restraints imposed by our own government with those imposed by the Government of the US, we shall find that our own, though the less democratical of the two, is yet the more free or the less mischievously restrictive. But freedom from legal restraints (qui est une des marques de la souveraineté) is an evil rather than a good, unless it promotes the purpose of the political union; unless the rights imparted by the government to its subjects, be not only consonant to public utility, but be also protected by the government from unlawful infringement.

Pour Austin, la liberté a également une double face : un gouvernement qui est libre est un gouvernement qui est indépendant (d’un autre gouvernement) parce qu’il est souverain. Mais un « free government » est dans le même temps un « freedom-permitting government. It is a government which permits to its subjects a large measure of useful liberty, or a large measure of that liberty which consists with the purposes of political society ».

Il existe donc un versant extérieur et un versant intérieur de la souveraineté, elle-même articulée avec la liberté. Sur le plan intérieur, une communauté politique n’est libre que si la liberté individuelle est en rapport constant avec la liberté de la communauté (par le principe d’utilité, ou par ce qu’Austin appelle « le sentiment de constitutionnalité » sur lequel nous reviendrons), qui constitue par ailleurs un but de la société politique. Autrement dit, un gouvernement peut être dit libre si les libertés des sujets sont une déclinaison-concrétisation de la Liberté de la société politique, et que les « rights » sont une déclinaison-individualisation du « Law ». On comprend alors que ce que Maine reproche à la démocratie, c’est précisément de fragmenter cette liberté conçue comme pouvoir, de défaire ce lien entre les libertés et la Liberté ou entre les « rights » et le « Law » parce qu’elle coupe le sujet du tout auquel il appartient (la société politique), c’est-à-dire de son sens, i.e. in fine, la liberté. Il s’agit là au fond d’une reformulation de l’ancienne conception de la liberté dans la tradition de la common law et d’une critique classique du droit subjectif. La démocratie casse le lien entre liberté et gouvernement. C’est le premier reproche que Maine fait à la démocratie. Passons maintenant au second.

B. La democracy comme « inverted monarchy »

Il s’agit là sans doute de l’une des idées les plus intéressantes de Popular Government : selon Maine, la démocratie est une « monarchie inversée » ou « monarchie à l’envers ». Pour comprendre cette formule, il faut d’abord comprendre ce que Maine entend par « gouvernement populaire ».

Sur ce point, tout en dénonçant l’imprécision des termes, Maine se réfère à On Liberty de J. S. Mill. Comme nous l’avons souligné, Maine n’est pas complètement hostile au gouvernement populaire. Ce que Maine appelle « gouvernement populaire » est le gouvernement « nouveau » dans lequel les gouvernants ou souverains sont conçus comme étant les serviteurs et agents de la multitude qui ne fait appel à eux que parce qu’elle ne peut pas agir par elle-même. L’ancien mode de gouvernement est quant à lui celui où le souverain est considéré comme supérieur. Maine se réfère ici explicitement à la distinction entre représentation et délégation faite par J. S. Mill (à travers la citation de James Fitzjames Stephens). La démocratie, forme « extrême » de gouvernement populaire, quant à elle, découle d’un autre postulat que Maine va chercher chez Austin dans A Plea for the Constitution et qui renvoie à l’idée que la démocratie n’est qu’un mode de gouvernement. Cette autre idée de Maine, qui est martelée tout au long de Popular Government, mérite à son tour d’être explicitée, car c’est à mon sens une autre manière dont Maine parvient à « écraser » la question du pouvoir en démocratie. Par cette idée que Maine estime être « le début de la sagesse », l’auteur porte un coup à l’engouement ou « optimisme benthamien » à l’égard de la démocratie en la réduisant à un type de régime. Maine définit en effet très classiquement la démocratie comme une « forme de gouvernement » : « It is simply and solely a form of government. It is the government of the State by the Many, as opposed, according to the old Greek analysis, to its government by the Few, and to its government by One ». Pour comprendre à quoi s’oppose cette idée selon laquelle la démocratie n’est « qu’une forme de gouvernement », on n’a d’autre choix encore que d’aller puiser dans le texte d’Austin qui confirme que cette affirmation s’oppose en réalité à la démocratie envisagée comme source de légitimité. Austin écrit en effet :

The word “democracy” is more ambiguous still. It signifies, properly, a form of government; that is any government in which the sovereign body is a comparatively large fraction of the entire nation. As used loosely (and particularly by French writers), it signifies the body of the nation, or the lower part of the nation, or a way of feeling favourable to democratical government. It not infrequently bears the meaning which is often given to the world “people”, that is, some large portion of the nation which is not actually sovereign, but to which, in the opinion of the speaker, the sovereignty ought to be transfered.

Cette conception de la démocratie comme simple forme de gouvernement avait également pour fonction de contrer l’idée des radicaux selon laquelle la démocratie pouvait être une « condition sociale », c’est-à-dire une condition d’égalité sociale.

Fidèle à l’idée que le pouvoir est de toute manière une relation d’inférieur à supérieur, c’est-à-dire un lien de subordination allant dans un sens ou dans un autre, Maine fait alors une sorte de généalogie de la démocratie dont les racines se trouveraient dans l’État continental moderne (en particulier en France). Maine explique en effet : « Democracy is most accurately described as inverted monarchy. And this description answers to the actual historical process by which the great modern Republics have been formed ». Il y a plusieurs idées à expliquer dans ce seul passage. Tout d’abord, Prochaska estime que cette formule d’« inverted monarchy » traduit l’idée selon laquelle la démocratie n’est qu’une évolution de la monarchie et que cela correspond au processus historique donnant naissance aux Républiques modernes. Finalement, pour Maine, la démocratie et la monarchie ne sont pas différentes par nature : « Democracy […] has exactly the same conditions to satisfy as Monarchy ; it has the same functions to discharge, though it discharges them through different organs. ». Mais si l’on suit bien le raisonnement de Maine, on comprend que cette monarchie « inversée » ou « à l’envers » qu’est la démocratie constitue en réalité l’aboutissement d’un processus généalogique. Cette généalogie commence avec les tyrannies italiennes, qui auraient elles-mêmes donné naissance à l’État moderne continental, ayant à son tour, généré des démocraties, tout aussi tyranniques. Maine va jusqu’à écrire à d’autres endroits de ce texte que le problème de la démocratie est l’enlisement dans l’absolutisme, ce qui la rend inapte à faire aboutir les réformes

Deux conclusions doivent alors être tirées sur cette conception de la démocratie. Premièrement ce que Maine décrit, alors même qu’il estime que les sociétés britannique et française sont des sociétés « progressives » (et non, selon sa typologie, « stationary »), est une régression allant, pour la Grande-Bretagne en tous cas, du gouvernement « libre » à la tyrannie, puisque la démocratie, au fond, est bien une tyrannie.

Deuxièmement, Maine n’est pas si éloigné que cela de l’idéologie classique de la common law puisqu’on retombe ici sur la critique bien connue l’État continental comme expression de l’absolutisme par les juristes d’outre-Manche. L’expression de monarchie « inversée », «  à l’envers » ou encore « renversée » doit donc être prise au sens diachronique du terme : monarchie et démocratie sont la même chose ; la démocratie est au mieux une stagnation de la monarchie — idée très provocatrice quand on pense à la Révolution Française —, au pire une évolution régressive de la monarchie. La démocratie fait donc disparaître l’horizon commun propre aux sociétés progressives — puisque c’est l’existence même de buts sociaux qui caractérisent la société progressive. C’est le second reproche que Maine fait à l’encontre de la démocratie.

Selon l’auteur, la démocratie est néfaste, fragile et dangereuse parce qu’elle repose sur une conception de la liberté qui est trop dépendante de la vie humaine au sens biologique : elle est donc une régression du mode de gouvernement — au sens physique du terme, c’est-à-dire une absence de croissance. Cela ressort assez clairement du texte de Maine. Pourtant, l’auteur affirme que la démocratie est « tolérable » si elle est encadrée par une constitution telle que la Constitution des États-Unis dont il loue les mérites. Ici, il y a donc une « nouvelle » relation qui se met en place en raison de la démocratisation des gouvernements dont l’issue correspond en réalité au décrochage entre le gouvernement et la constitution, qui conduit à une réduction considérable de ce que peut être une constitution. Celle-ci est en effet réduite à une fonction minimale. Le texte de Maine est ainsi sous-tendu par l’idée suivante : plus le gouvernement populaire se rapproche de la démocratie, moins la constitution est un instrument de gouvernement, un instrument politique. Autrement dit, plus le gouvernement est populaire, plus la Constitution s’assimile à une loi et se réduit à une barrière « normative » et, ultimement, symbolique.

II. La constitution fédérale des États-Unis : Une codification de la constitution britannique ?

Sur cette analyse de la constitution fédérale, Maine entretient en réalité un dialogue avec de nombreux auteurs, la réception de la Constitution des États-Unis étant, au xixe siècle et plus particulièrement à partir des années 1830-1840 avec la publication de De la Démocratie en Amérique, un passage presque « obligé » pour les auteurs politiques. Le Popular Government de Maine doit non seulement être compris comme une réponse à Tocqueville, mais également comme un dialogue avec Bentham, J. S. Mill, Austin et Bagehot. Dans l’article sur la constitution fédérale des États-Unis, l’objectif de Maine est d’établir une filiation entre cette constitution et les idées politiques anglaises, de manière à rapprocher les deux systèmes et à rendre acceptable la perspective d’une écriture de la constitution britannique : « I hope, however, to show that the Constitution of the United States is coloured throughout by political ideas of British origin, and that it is in reality a version of the British Constitution, as it must have presented itself to an observer in the second half of the last century. »

Pour établir cette filiation entre la constitution britannique et la constitution des États-Unis, Maine utilise sa grille d’analyse « historique » qui conduit à établir que la Constitution de 1787 est une forme de codification de la constitution non écrite, mais qu’elle en constitue en réalité aussi le testament (A), si bien que cette démonstration peut aussi être lue comme un « détricotage » de la constitution historique faisant pourtant signe vers un certain progrès (B).

A. La constitution de 1787 comme testament de la constitution britannique

La constitution des États-Unis et la constitution anglaise procèdent en effet pour Maine de la même souche, mais l’une a évolué favorablement — celle des États-Unis — tandis que l’autre dégénère — la constitution anglaise.

La Constitution de 1787 est bien, selon Maine, une codification de la constitution non écrite. Les développements de Maine sont une mise en œuvre de sa méthode historique et comparative, ainsi que de la grille d’analyse qu’il avait élaborée dans Ancient Law. Pour lui, on passe d’un ensemble de sources disparates (Constitution britannique) à un ensemble écrit et codifié, rationalisé (Constitution des États-Unis). Maine entend d’ailleurs le démontrer en s’intéressant successivement au Président de l’Union (monarque élu par défaut), à la Chambre des Représentants et au Sénat (réplique de la Chambre des Communes et de la chambre des Lords mais sans aristocratie) et à la Cour Suprême. Sur ce dernier point, on peine d’ailleurs un peu à suivre l’auteur lorsqu’il cherche à montrer que le contrôle de constitutionnalité tel qu’il fonctionne à la Cour Suprême (article iii de la Constitution fédérale de 1787) est d’origine anglaise et que l’exception d’inconstitutionnalité tire son origine des de la pratique des juges anglais et de la manière dont ils rendent la justice, c’est-à-dire en fonction des faits qui leur sont soumis et par voie de déclaration. Selon Maine, c’est particulièrement frappant en matière constitutionnelle :

Let me finally note that the Constitution of the United States imposes (Art. iii., s.2) on the Judges of the Supreme Court a method of adjudication which is essentially English. No general proposition is laid down by the English tribunal, unless it arises on the facts of the actual dispute submitted to it for adjudication. The success of the Supreme Court of the United States largely results from its following this mode of deciding questions of constitutionality and unconstitutionality. The process is slower, but it is freer from suspicion of pressure, and much less provocative of jealousy, than the submission of broad and emergent political propositions to a judicial body; and this submission is what an European foreigner thinks of when he contemplates a Court of Justice deciding on alleged violations of a constitutional rule or principle.

De même, il est assez évident que Maine donne aux auteurs des lettres du Fédéraliste, aidés de Montesquieu, la fonction de « rationalisateurs » du droit britannique : ils en formulent les grands principes, les établissent avec clarté (et même avec « sagacité »), de la même manière que les juristes l’ont fait pour codifier les vieilles coutumes (fiction, équité, législation). En outre, les fictions existent également en matière constitutionnelle, puisque l’auteur explique que le cabinet a hérité de nombreux pouvoirs de la couronne « par une série de fictions constitutionnelles ». On retrouve donc bien cette idée d’une évolution consistant en une codification de sources non écrites ou en une « conversion » :

Some have supposed that the only remedy would be one which involved the conversion of the unwritten Constitution of Great Britain into a written Constitution. But a great part of our Constitution is already written. Many of the powers of the Crown—many of the powers of the House of Lords, including the whole of its judicial powers-much of the constitution of the House of Commons and its entire relation to the electoral body-have long since been defined by Act of Parliament .

Mais, même si Maine estime que cette nouvelle constitution, tout en étant une évolution de la Constitution britannique et en en corrigeant certains défauts, il ressort de son texte que cette codification ou conversion fonctionne également comme un testament.

La raison en est, premièrement, que Maine suggère l’image lui-même lorsqu’il écrit que « les pères de la Constitution fédérales ont hérité de la sagesse de leurs pères anglais ».

Cela tient aussi au fait que, deuxièmement, tout comme un testament intime l’ordre aux héritiers de respecter ces volontés exprimées dans cet acte juridique, la lettre de la constitution écrite doit être respectée. Maine explique en effet qu’une bonne constitution doit être rigide (voire immuable) et qu’elle doit être exhaustive. C’est ainsi que l’auteur estime que la procédure de révision spécifique de la Constitution fédérale de l’article v est tout à fait salutaire. Mais si Maine fait l’éloge de cet article v, c’est parce que, comme nous l’avons dit plus haut, le propre d’une société humaine est, selon lui, sa résistance au changement : « The natural condition of mankind (if that word “natural” is used) is not the progressive condition. It is a condition not of changeableness but of unchangeableness. The immobility of society is the rule; its mobility is the exception. » Nous rejoignons donc E. Lippincott lorsqu’il affirme à propos de Maine qu’il admire la constitution fédérale de 1787 parce qu’elle est difficile à changer et qu’elle est ainsi à l’image des hommes dont la nature est d’être résistants au changement. Une « constitution-testament » est donc ici sans doute un moyen de prévenir des changements trop brutaux.

En outre, Maine estime qu’une constitution doit « tout » prévoir le plus précisément possible, puisqu’il explique que la cause principale de la guerre de sécession (1861-1865) se trouve principalement dans les lacunes constitutionnelles de 1787 :

American experience has, I think, shown that, by wise Constitutional provisions thoroughly thought out beforehand, Democracy may be made tolerable […]. When a democracy governs, it is not safe to leave unsettled any important question concerning the exercise of public powers. I might give many instances of this, but the most conclusive is the War of Secession, which was entirely owing to the omission of the “fathers” to provide beforehand for the solution of certain Constitutional problems, lest they should stir the topic of […] slavery. 

Deux remarques peuvent être faites à propos de cette idée d’une constitution exhaustive. Premièrement, l’analogie avec le testament se renforce, puisque Maine, à aucun moment, ne mentionne le fait que la Constitution des États-Unis résulte d’un compromis politique, ce qui vient renforcer l’impression qu’une constitution doit s’imposer aux générations futures, comme un commandement. En outre, Maine ne fait que très peu de cas de l’esclavage et ne relève jamais que cela pourrait remettre en cause la nature démocratique du régime américain. Deuxièmement, il est permis de se demander quel sort l’auteur réserve à l’interprétation constitutionnelle. L’auteur admire le contrôle de constitutionnalité des lois en tant qu’il est fait par une cour (la Cour Suprême aux États-Unis), mais il garde le silence sur les fonctions de cette interprétation qui peut être de faire changer la constitution. L’impression qui se dégage est plutôt que cette interprétation doit garantir la conformité des lois aux dispositions de cette constitution-testament.

Troisièmement, il y a un côté « obscur » à chacun des arguments développés par l’auteur, ce qui renforce l’idée selon laquelle il faut aussi envisager cette Constitution comme un testament. D’abord, Maine estime qu’il n’est peut-être plus permis de parler de « Constitution britannique », ce qui signifie qu’elle est en train de disparaître. Ensuite, quant à la question de la déclaration d’inconstitutionnalité, si les « pères fondateurs » en sont venus à choisir cette solution, c’est parce que la méthode britannique du débat en assemblée législative (c’est-à-dire l’Appellate Committee de la Chambre des Lords) des questions constitutionnelles était devenue mauvaise et qu’ils se sont résignés à une « médiation judiciaire » pour régler les contestations constitutionnelles. Enfin, plus généralement, ce sont toutes les institutions traditionnelles faisant le « génie » de la Constitution anglaise qui sont dévoyées par la démocratie en Angleterre, parce qu’elles sont confisquées par le jeu des partis et les « wire-pullers ». On peut prendre l’exemple du jury : « l’adjudicating democracy », qui correspond à cette idée que le jury était déjà une forme de gouvernement populaire et que les démocraties actuelles ne sont rien d’autre que cela — le gouvernement prenant de toute manière ses racines en Angleterre —, est commun au droit anglais et au droit nord-américain. Cette forme se retrouve aux États-Unis, mais que ce soit sur le vieux ou le nouveau continents, l’institution du jury est, selon l’auteur, pervertie, car les jurés sont manipulés.

Ce testament, c’est aussi celui d’une forme d’exceptionnalisme britannique : Maine prévient en effet régulièrement dans ses écrits que les sociétés européennes, en tant qu’elles sont progressives, sont des exceptions lorsqu’on se place au niveau qu’on qualifierait aujourd’hui de « global ». Ce que nous dit Maine ici, à travers la critique de la démocratie, c’est que le Royaume-Uni est en train de devenir une société « stationnaire », « immobile ». Dans ce contexte et conformément à sa comparative jurisprudence, une constitution ne peut plus être un véritable instrument de gouvernement, mais se réduit à une loi ayant une force symbolique (et non plus véritablement politico-juridique) très importante dont chaque terme doit dès lors en effet avoir été pesé à l’avance. Tout se passe dès lors comme si cette Constitution écrite venait reconstituer, en les figeant, les buts sociaux de la société politique que la démocratie détruit en isolant les individus du tout auxquels ils appartiennent. Par comparaison avec la Constitution britannique en plein décadence, la Constitution fédérale des États-Unis constitue donc une forme de restauration du progrès.

B. La séparation des pouvoirs contre le régime parlementaire

Cette régression, malgré tout, en termes de liberté politique, doit être contenue, selon l’auteur, par l’adoption au Royaume-Uni de la conception américaine de la séparation des pouvoirs. À la fin de sa comparaison des deux Constitutions, après avoir montré que les institutions politiques outre-Atlantique étaient les descendantes des institutions britanniques, Maine retourne rétrospectivement la séparation des pouvoirs telle qu’elle a été formulée par Montesquieu contre la Constitution et le régime parlementaire britanniques. Sur la déclaration d’inconstitutionnalité, par exemple, lorsque Maine veut établir la filiation entre les États-Unis et l’Angleterre, il passe par un raisonnement très tortueux expliquant, d’un côté, que Montesquieu a eu raison de théoriser sa séparation des pouvoirs à partir du modèle anglais, tout en maintenant de l’autre côté que, à l’époque où De l’esprit des lois a été écrit, les pouvoirs n’étaient pas si séparés que cela en Angleterre. Concernant le pouvoir « judiciaire », Maine explique toutefois qu’il était bien séparé du législatif et de l’exécutif dans la Constitution britannique au xviiie siècle : sans doute Maine fait-il ici notamment allusion à l’Act of Settlement de 1701 qui consacre l’inamovibilité des juges.

En outre, sa critique de la procédure législative britannique consistant à démontrer qu’elle inverse les rapports entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif procède de la même logique de retournement : « While the House of Commons has assumed the supervision of the whole Executive Government, it has turned over to the Executive Government the most important part of the business of legislation. For it is in the Cabinet that the effective work of legislation begins. »

Il est également très intéressant de mettre en avant le fait que Maine estime que l’un des principaux points faibles de la démocratie est précisément la publicité des débats. L’auteur écrit en effet :

There can very little doubt that the secrecy of the Cabinet is its strength. A great part of the weakness of Democracy springs from publicity of discussion; and nobody who has had any share in public business can have failed to observe, that the chances of agreement among even a small number of persons increase in nearly exact proportion to the chances of privacy.

À cela s’ajoutent bien évidemment les critiques plus classiques des partis politiques et de la corruption en démocratie, qui sont essaimées dans le texte de ces Essais sur le gouvernement populaire.

Il est possible de pousser ce détricotage plus loin. Dans Popular Government, beaucoup d’éléments entrent en résonnance avec les critiques politiques et constitutionnelles contemporaines. Concernant la démocratie, on retrouve la réduction de la liberté politique aux droits subjectifs (critique anti-moderne), la critique de la représentativité et du gouvernant qui devient exécutant, celle des délibérations qui ne deviennent qu’une « cérémonie inutile », la dénaturation de la procédure législative qui est contrôlée par le pouvoir exécutif, la critique des partis et apparition du « wire-puller » (manipulateur), la critique de l’épistocratie ou du moins du gouvernement des scientifiques et des savants. Concernant plus spécifiquement le droit constitutionnel britannique, on retrouve toute la thématique de la codification de la Constitution britannique qui rejoint le questionnement contemporain de l’adoption d’un bill of rights « national ». Face à tous ces dangers, à part fonder un espoir bien trop important dans ce que peut être une constitution écrite et les garanties de protection qu’elle peut présenter, Maine ne nous donne aucune solution pour sortir de cet écrasement du politique ou pour remédier à la disparition de l’espace politique qui résulte de la confrontation directe et systématique d’un pur rapport de force (pouvoir) avec le droit constitutionnel (réduit à un instrument de neutralisation de la force). Maine nous laisse en effet au milieu du gué, après avoir creusé un gouffre entre, d’une part, séparation des pouvoirs et régime parlementaire et, d’autre part, entre République et gouvernement populaire. Alors que Bentham pensait que la réforme par la législation guidée par le principe d’utilité pouvait permettre de transformer la société, alors qu’Austin expliquait que les Anglais avaient un sens fort de la justice et que la communauté politique tout entière était reliée par un même « sentiment of constitutionality », alors que la tradition classique de la common law avait au moins la préoccupation d’affirmer que l’horizon de la common law était la liberté des sujets, alors que Dicey intégrait dans son droit de la constitution les « conventions de la constitution », Maine nous laisse paradoxalement face à une pure mécanique constitutionnelle dès qu’il s’agit de la démocratie. Il n’en demeure pas moins qu’en formulant cette critique Maine nous invite à réinvestir la question du rapport entre la « constitution — loi/norme » et la « constitution-instrument de gouvernement ». Il nous incite ainsi à retrouver le bon positionnement du curseur pour surmonter ce qui peut être vu comme nos « déchirements intérieurs » aujourd’hui.

Céline Roynier

Céline Roynier est professeure de droit public à CY Cergy Paris Université et membre junior de l’Institut Universitaire de France.