Le souci de la généalogie Au cœur de la pensée de Pierre Legendre (1930-2023)
L’animal cérémoniel négocie son être, corps et âme, avec l’obscure question : pourquoi vivre ? Et pourquoi le monde ?
La faveur des dieux africains m’offrit, si j’ose dire, une errance organisée, féconde en rencontres multiples et propice à une réflexion nourrie de découvertes. Si le quant-à-soi est secoué à la fois par des craintes imaginaires et par la confrontation à des nouveautés qui demeurent longtemps inintelligibles, c’est le signe du geste sûr et la promesse d’accéder peu à peu à la compréhension du fondamental : la certitude que nous avons à vivre dans un Monde généalogiquement organisé.
Introduction : Inquiétude et préoccupation pour la généalogie
La généalogie et la filiation nous paraissent former le cœur de la pensée de Pierre Legendre, le centre névralgique vers lequel convergent et autour duquel s’articulent les catégories de son anthropologie dogmatique. La création, en 1991, du Laboratoire européen pour l’étude de la filiation atteste de cette centralité ; tout autant d’ailleurs que les titres de plusieurs de ses Leçons : en 1985, les Leçons iv intitulées L’inestimable objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident ; en 1988, les Leçons iv suite portant le titre de Dossier occidental de la parenté. Textes juridiques indésirables sur la généalogie ; en 1990, les Leçons iv suite 2 nommées Filiation. Fondement généalogique de la psychanalyse ; en 1992, les Leçons vi consacrées aux Enfants du Texte. Étude sur la fonction parentale des États.
Premier constat après cette énumération des Leçons : la généalogie est indissociable de l’institution de la filiation et de la vie, comme en témoigne la référence d’une part aux textes juridiques et d’autre part à l’État. Quant au lien avec la psychanalyse, il indique tout simplement, à ce stade inchoatif de notre présentation, que la généalogie a intimement affaire avec le désir, avec le langage, la parole et le texte, avec la famille et la prohibition de l’inceste, avec l’individuation ou encore la différenciation subjective. Tout cela peut se ramener au fond à une simple remarque, évidence d’apparence bien sûr, qui justifie à elle seule l’entreprise de Pierre Legendre et, par ricochet, notre modeste contribution : parmi toutes les espèces vivantes, l’animal humain est la seule qui ne puisse se reproduire sans une raison de vivre.
Disons tout de même un mot, avant de nous plonger dans l’étude du principe généalogique, du rapport que le projet intellectuel de l’anthropologie dogmatique entretient avec son époque, qui n’est autre que celle de la déconstruction. On peut certes caractériser cette dernière par le démantèlement systématique de l’architecture philosophique ; mais la présence de la critique de la généalogie y est tout aussi lancinante. Chez Jacques Derrida, né la même année que Pierre Legendre, la promotion de la stérilisation de la pensée prend la forme d’une dissémination, c’est-à-dire d’une dispersion de la semence, valorisant « tout ce qui dans le sperme se dépense sans réserve, force égarée en dehors du champ de la vie, incapable d’engendrer, de se relever et de régénérer soi-même » ; du côté de Gilles Deleuze, elle procède cette fois-ci non plus d’une dépense de la semence, mais manifestement d’une interruption de grossesse quand il en appelle, avec Félix Guattari, « à l’avortement de la racine principale ». Il n’est d’ailleurs guère étonnant, de ce point de vue, que « les avorteurs de l’unité sont bien ici des faiseurs d’ange » puisque les anges, c’est bien connu, ne sont guère pourvus de sexe et ne peuvent enfanter.
Rappeler ces quelques éléments du contexte philosophique, c’est en même temps souligner le caractère intempestif de l’œuvre de Pierre Legendre, et assurément mettre en exergue l’une des raisons qui lui valut bien des inimitiés dans le microcosme universitaire dans lequel les idées de la déconstruction prospèrent allègrement, plus particulièrement sur les campus de lettres et de sciences humaines. Et ce détour donne de surcroît à notre titre sa raison d’être : si la généalogie est un souci, c’est certes parce qu’elle se trouve au cœur des préoccupations intellectuelles de Legendre ; mais c’est très certainement également parce qu’il s’inquiète de la remise en cause de son principe au sein des sociétés libérales avancées. De façon encore plus générale, l’histoire du droit de Pierre Legendre, dont le « monument romano-canonique », reflétant l’importance décisive qu’il accorde à la réforme grégorienne et à ses effets, est la catégorie nucléaire, ainsi que la critique de l’empire industriel, du management et du comportementalisme qu’il mène parallèlement, ne peuvent s’entendre qu’une fois mis en rapport avec la centralité du principe généalogique. C’est la raison pour laquelle ce dernier se trouvera au cœur de nos développements tandis que les premiers ne seront qu’à peine effleurés.
Exposition de l’idée générale : de l’anthropologie dogmatique au principe généalogique
Une citation de Legendre, choisie parmi tant d’autres, donne à voir, de manière à la fois concise et fulgurante, le tuf même de sa pensée : « La fonction dogmatique consiste, dans une société, à fonder et mettre en scène la fonction biologique de la reproduction. Il s’agit, en signifiant des raisons de vivre et de mourir, de soutenir la cause humaine au moyen d’institutions ». Voici présenté en toute clarté l’ensemble des anneaux de la chaîne que l’historien du droit ne laissa pas de river tout au long de son œuvre : le dogme, la fondation, la mise en scène et les liturgies, la reproduction et la vie, l’institution, les raisons de vivre et de mourir qui, disons-le derechef, doivent leur nécessité à la condition langagière de l’animal humain.
« Dogme » : le terme fait aujourd’hui assurément trembler. En utilisant ce vocable qui renvoie à une vérité indiscutable devant son évidence, dans le cas des religions monothéistes à la révélation divine, dans le cas des sectes philosophiques à l’autorité d’une figure magistrale, Legendre ne pouvait que s’attirer les foudres des philosophes postmodernes qui firent de la critique de toutes les formes d’hétéronomie la rengaine de leur effort intellectuel. Mais si l’historien du droit exhume le dogme, ce n’est certainement pas dans un souci de provocation ; ce choix procède d’une stratégie intellectuelle, car il s’agit ni plus ni moins que « de reformuler ce dont il est fondamentalement question derrière la notion d’anthropologie ». Legendre observe la péremption de certaines catégories scientifiques qui, tout en étant encore quotidiennement maniées, ont perdu leur pouvoir intelligible : ainsi du vocable de « religion » qu’il reconceptualise sous la forme du « fiduciaire » ; ainsi encore de l’anthropologie qu’il espère revivifier à travers « la reprise d’un terme de haute lignée » dont il note, en écho au Bailly, qu’il oscille entre deux pôles : « Dans “dogma”, nous avons affaire à une architecture de sens unissant des versants contrastés et que je résume ainsi : d’un côté, opinion, doctrine, principes ; de l’autre, décision, décret, arrêt… ».
Cette première définition doit toutefois être tout de suite complétée par une deuxième remarque que Legendre formule quelques pages plus loin : « prend statut dogmatique tout discours qui, pour le sujet et/ou à l’échelle sociale, tend vers ou conquiert d’emblée l’évidence de l’image ». L’évidence est, du côté du sujet, la perception immédiatement claire d’un étant, et du côté de l’objet, quelle que soit sa nature, sa propriété à se rendre manifeste, visible, remarquable. Par voie de conséquence, peut être qualifié de « dogme » tout discours qui s’expose et, s’exposant, recueille aussitôt l’assentiment en raison de son caractère d’évidence. Ici se laisse apercevoir un enjeu primordial de l’anthropologie de Legendre : le contenu rationnel et discursif du dogme est soutenu, en son fond, par l’irrationalité des images, des emblèmes, des marques, des liturgies et des rituels, de telle sorte que l’apparente logique de surface des systèmes sociaux ne fait qu’occulter un abîme de folie originelle. Tel est ce que notre auteur nomme « le creuset délirant de la Raison ».
Nous voici à présent prêts à donner une définition complète de l’anthropologie dogmatique :
La dogmatique — toute dogmatique — manifeste la relation humaine au savoir absolu et fonde la certitude mythologique d’une instance — appelons-la grand Autre — d’où procède socialement la parole. Chaque système social est aux prises avec cette affaire. Je dirais, pour résumer, qu’une humanité ne peut être organisée (je me place au niveau des grands dispositifs tels que, par exemple, les nationalismes les ordonnent) sans l’institution d’un espace où ça sait, où ça sait absolument.
C’est à ce niveau-là, celui de la dogmatique, que s’élaborent, et se réélaborent sans cesse en raison de l’historicité des sociétés humaines, les réponses aux grandes questions de l’existence humaine : celles de l’origine, de la fin, du mal, de l’altérité. D’ici sourdent les raisons de vivre et de mourir qui, relayées et métamorphosées en normes par les institutions, fournissent aux animaux humains, en répondant à leur inextinguible et « universelle exigence de légitimité », le sens nécessaire à leur reproduction et, par voie de conséquence, à l’enchaînement des générations. Pour le dire cette fois-ci avec les termes de Legendre,
La source de la question dogmatique est là, dans la construction des images infaillibles — renouvelables et renouvelées au gré des successions historiques — et du système de pensée qu’elles induisent, par le relais obligé de la mise en scène du lieu-Tiers fonctionnant dès lors comme Référence instituée. Nous découvrons ainsi la dimension esthétique de l’ordre normatif ; elle renvoie à l’universel de l’institutionnalité.
Le principe généalogique : enchaînement des générations et attribution des places
Une longue citation de Pierre Legendre permet de cerner l’enjeu du principe généalogique :
Si les institutions ont une fonction décisive dans l’assignation de chaque sujet sous un statut de Raison, de non-folie, cela passe par la reconnaissance successive des places, sans confusion. Le cycle de la vie fait passer l’être humain d’un pont généalogique à l’autre, de la place de fils à celle de père, de fille à celle de mère, successivement donc, sans télescopage des places, c’est-à-dire sans délirer […] Les arrangements généalogiques tirent leur force d’un principe de réfutation du magma familial, principe qui introduit la division des places et la succession du sujet dans ces places. Ils sont compréhensibles par rapport à l’économie inconsciente de l’inceste qui, de ce point de vue, contribue directement à imposer une organisation politique de la famille. Autrement dit, la famille doit être divisée selon le droit, et cette division implique une comptabilité complexe, faisant apparaître les parents eux-mêmes comme différenciés.
Le principe généalogique est tout d’abord un principe de logique classique fondé sur la non-contradiction qu’Aristote, le considérant comme le principe « le plus incontestable » parmi tous, définit dans sa Métaphysique de la façon suivante : « Il est impossible qu’une seule et même chose soit, et tout à la fois ne soit pas, à une même autre chose sous un même rapport ». Il surenchérit quelques lignes plus bas, s’attaquant au passage à la rumeur qui fait entendre que l’on trouverait une réfutation de ce principe dans le mobilisme héraclitéen : « Personne, en effet, ne peut jamais penser qu’une même chose puisse être et n’être pas, comme on prétend quelques fois que le disait Héraclite ». Il semble évident que je ne puis être à la fois moi-même et un autre, ou que cette chaise soit à la fois chaise et table : l’identité ne saurait être maintenue que par l’indubitabilité de la non-contradiction. Pierre Legendre assume explicitement cet ancrage logique du principe généalogique :
La partie se joue par forçage juridique, c’est-à-dire par des montages institutionnels qui opposent à la logique de l’inconscient la logique du tiers exclu. Autrement dit, la généalogie fait triompher le principe de non-contradiction contre l’autre logique, celle de l’inconscient qui, elle, ignore ce principe.
Cette citation laisse nettement apercevoir le dualisme logique legendrien : l’inconscient, que nous pourrions rapprocher d’une forme d’état de nature ou encore définir comme une action entropique, se caractérise par la confusion, l’assimilation, l’embrouillement, tandis que la société, pour être viable, pour être tenable, doit imposer la logique du tiers exclu et le principe de non-contradiction, en particulier au sein des familles : « Pourquoi la confusion des places et des générations est-elle meurtrière ? Il faut répondre : parce qu’une telle confusion implique la prétention à l’identité impossible, nul ne pouvant prétendre occuper toutes les places à la fois et annuler les générations ». Incorporé au questionnement anthropologique, le principe logique devient principe généalogique : la distinction des générations et des sexes, faits biologiques toujours déjà encastrés dans des significations et des pratiques socioculturelles, est la condition de possibilité de l’enchaînement des générations.
C’est la raison pour laquelle Pierre Legendre ne laissa pas de pointer les insuffisances et les déraisons de ceux qui, sophistes contemporains, se moquent du principe de non-contradiction, sous quelque forme que ce soit : et sont ici visés tant ceux qui promeuvent la promiscuité générationnelle — transformer les enfants en adultes responsables dès leur plus jeune âge et parallèlement considérer les adultes comme d’éternels enfants — contribuant à la mise en place de structures implicitement incestueuses (« C’est cela, l’inceste : on ne sait plus qui est qui, inconsciemment les places s’équivalent »), que les thuriféraires de l’individualisme libéral-libertaire brandissant le droit des sujets à s’autofonder, à s’autoconstruire, alors que précisément, comme le rappelle Legendre, « la filiation signifie l’endiguement de toute autofondation ». Le monisme, magmatique ou individualiste, n’engendre que des relations duelles fondées sur la fusion, la domination ou l’intérêt ; Cornélius Castoriadis, qui partage avec Legendre l’appel aux ressources de la psychanalyse pour construire une pensée anthropologique et politique, écrit ainsi : « […] c’est qu’aussi longtemps qu’il n’y a que deux, il n’y a pas de société. Il doit y avoir un troisième terme pour briser ce face-à-face. Le face-à-face est fusion, ou domination totale de l’autre, ou domination totale par l’autre ».
Par conséquent, la généalogie est un principe de séparation, et elle sépare les places grâce à des opérations de désignation et de classification ; on pourrait dire d’elle qu’elle est la grammaire de la société : de même que la grammaire soutient les mécanismes de formation et de construction de l’expression en distinguant les natures et les fonctions des différents mots utilisés, de même la généalogie recouvre la logique de la reproduction humaine qui repose sur la distinction des places. Ainsi, « la généalogie est le principe qui met en ordre les objets et nous identifie parmi les objets. Il s’agit de désigner en classant ; il s’agit de manœuvrer les questions de l’identité ». Et de les manœuvrer non seulement de façon synchronique, mais également dans leur dimension diachronique de succession : contrairement au langage, les places générationnelles, si l’on se place au niveau du sujet, ne sont guère fixes, puisque les enfants sont appelés à devenir de futurs parents. Or, cette organisation de la différentiation est précisément la marque du politique :
Il s’agit d’introduire, dans l’organisation sociale, le principe politique de souveraineté destiné à rendre effective la différenciation sociale, et de traduire cet impératif de différenciation par l’inscription authentifiée de chaque individu comme relais dans le devenir des générations, où il doit se conformer à la règle fondamentale de non-confusion des places.
Le politique comme art de la séparation et du nouage
Le principe généalogique fut en premier lieu identifié comme principe logique : il fait écho à cet « art de trier » que l’Étranger du Sophiste de Platon illustre par les verbes « carder, démêler, tramer ». À ce titre, la technique platonicienne de la dichotomie, partant d’un concept général pour le préciser de division en division, correspond justement à cet art du démêlage, et essaye de cerner l’idée comme l’on débrouille l’écheveau d’une affaire compliquée. La pensée consiste à dénouer le magma de la confusion et à discerner un fil d’un autre, un cheveu d’un autre.
Mais ramené à sa dimension proprement anthropologique, le principe généalogique revêt immédiatement une dimension politique ; ainsi Legendre peut-il soutenir que « l’apparition de l’ordre généalogique et l’apparition du politique sont pour l’humanité la même chose » ou encore, de manière tout aussi explicite, que « la filiation est un concept d’essence politique ». De ce point de vue, il est tout à fait expédient de noter que le principe généalogique, chez Pierre Legendre, ne saurait en aucun cas se réduire à un quelconque naturalisme ; en particulier, son opposition au Pacte civil de solidarité, rendue publique dans un entretien paru dans le journal Le Monde le 23 octobre 2001, ne repose pas sur la mise en avant des mécanismes biologiques de la procréation, mais sur la nécessité anthropologique — et donc politique — de la distinction des places. Il s’agit donc non pas de promouvoir la vie en tant que telle, mais bel et bien d’« instituer la vie comme enjeu de différenciation ».
Mais franchissons un pas supplémentaire : quand Legendre affirme qu’« on fabrique des institutions en fabriquant de la division », son propos ne concerne pas ici la distinction des rôles, c’est-à-dire l’attribution des places au sein d’une structure anthropologique, mais bien les failles et les fractures internes au sujet. Pour le psychanalyste qu’il est, l’inconscient est un magma de pulsions, un ensemble de « forces volcaniques qui mettent l’humain sens dessus dessous », à telle enseigne que l’inscription du sujet dans la Loi requiert un arrachement, certes toujours précaire, au désir fondamental de la toute-puissance, c’est-à-dire de l’identification avec le Tout. Instituer le renoncement à ce fantasme, c’est éviter le piège de la psychose totalitaire, que le xxe siècle a connu sous les formes tragiques du nazisme et du communisme, et que le xxie réactualise dans une version cette fois-ci douce et confortable, celle de l’hédonisme de la consommation :
D’un point de vue institutionnel, un tel texte met l’esprit moderne à l’épreuve de la question du couteau symbolique : qu’est-ce qui distingue le totalitarisme d’une légalité ordinaire, quant à la manœuvre dirigée vers le sujet ? La problématique de l’interdit indique l’enjeu. Il s’agit d’instaurer ou de réitérer la loi de l’échange, c’est-à-dire de faire entrer ou confirmer le sujet dans le rapport à la Référence, de le séparer de sa propre image d’être tout, en un mot de le diviser au nom du Tiers séparateur.
L’enjeu fondamental du politique réside ainsi dans la séparation du sujet d’avec son désir d’être le tout, et dans sa mise en relation, par le biais des institutions, avec le discours fondateur que Legendre appelle « Référence » ou encore « Tiers ». Cette remarque nous permet alors de comprendre que la division appelle une seconde étape complémentaire : le nouage avec l’extériorité. Après le temps de la déliaison vient celui de la liaison :
Prenons note ici d’une élémentaire définition. L’Interdit est la construction normative, qui consiste à lier et délier le sujet ; le lier par ligature généalogique au système normatif, pour le délier de l’inceste et du meurtre, c’est-à-dire l’inscrire à sa place instituée parmi ses semblables. Faire surgir l’autre comme semblable, et le sujet comme différencié, par la problématisation institutionnelle des images, telle est la vérité du discours de l’Interdit.
Sortir le sujet du magma de l’inconscient et de la famille et le mettre en rapport avec la Loi afin qu’il puisse reconnaître l’autre comme semblable et lui-même comme différent : au fond, le politique, dans le cadre de l’anthropologie dogmatique de Legendre, peut se définir comme la « fonction coextensive au vivant parlant, fonction de nouage ou symbolique, ayant en charge de faire tenir ensemble et de combiner les données humaines élémentaires, le biologique, le social, le subjectif (dans son intégrale dimension conscient/inconscient) ». Il n’est ainsi guère de sens qui tienne de la seule expérience du sujet, comme l’avancent les constructivistes radicaux. La symbolisation résulte au contraire de l’inscription du sujet dans un ordre politique et dogmatique : de son entrée dans le Texte.
Ouvrons une brève parenthèse critique : cette saisie anthropologique du politique et de l’institution s’avère en réalité problématique dans la mesure où d’une part elle confère à ces catégories une incroyable extension, et d’autre part les vide de tout contenu au profit de la considération exclusive de leur fonction dogmatique. Développons brièvement les deux directions de cette remarque : en qualifiant en fin de compte toute structure normative d’institution, et en diluant l’invention du politique par les Grecs dans toute la variété des montages anthropologiques, Legendre en vient à perdre la spécificité de la réflexivité rationnelle qui fonde pourtant ce que l’Europe nomma « le politique ». Et le corollaire de cette dilution n’est autre que l’absence de philosophie politique dans son œuvre : les concepts classiques de justice, de bien commun, d’intérêt général, la question du meilleur régime, etc., sont tout bonnement absents, comme si leur examen ne relevait point du périmètre de l’anthropologie dogmatique. À ce titre, l’exemple de la souveraineté est particulièrement frappant ; voici comment Legendre aborde cette question :
Or, cette affaire de vérité des institutions mobilise quelque chose d’apparemment insaisissable, plus ou moins nettement circonscrit par les dogmaticiens classiques à la recherche du lieu commun entre le pouvoir de ce que nous, les modernes, désignons du terme État et le pouvoir de l’artiste. Ce lieu commun portait un nom sacré : le Créateur. De nos jours, jour disons : la Souveraineté. Voilà précisément remis sur la table cet attribut du politique : la capacité de créer sur fond de toute puissance et, partant de là, — c’est-à-dire de l’aménagement d’une telle référence —, de fonder les effets de légitimité, en l’occurrence de fabriquer le règne de la Loi. Ce schéma définit le principe généalogique, ni plus, ni moins.
La souveraineté n’est pas considérée dans sa spécificité moderne, dans son originalité politique, elle n’est pas saisie dans le contexte des idées philosophiques, mais prend place dans une histoire structurale au sein de laquelle elle prend le relais de Dieu et assume le même rôle que ce dernier. Considérée sous ce seul angle fonctionnel, elle perd alors tout ce qui la distingue des formes antérieures et ultérieures d’exercice du pouvoir.
La ternarité comme structure anthropologique fondamentale
Les parties précédentes mirent en exergue, de façon indirecte et allusive, qu’une société ne peut tenir sur le seul plan de l’immanence : il faut que quelque chose, qui reste à identifier et à définir, dépasse l’individu, la famille, les relations sociales. Si Pierre Legendre ne ménage pas l’empire industriel, ce « monde rétréci, le monde des rapports duels, univers à deux dimensions qui aurait aboli la fiction des montages », c’est parce qu’il défend la thèse que les cultures possèdent une structure ternaire :
Si l’on entend la notion de généalogie au sens élargi qu’en proposent mes travaux, c’est-à-dire comme traduisant pour la société et les individus de sa mouvance juridique l’ensemble des règles d’organisation tournées vers la reproduction de l’espèce, l’institutionnalité dans son principe ne fait que traduire le principe de vie. L’idée de filiation devient l’axe de la culture, en ce que la reproduction se résout en agencement d’élaboration et de transmission d’un message généalogique, donc en système de communication, selon la distinction postulée par la logique du Tiers, ainsi traduite par la tradition juridique antique et médiévale : communication entre deux plans, celui du droit divin et celui du droit humain, c’est-à-dire anthropologiquement le plan de la mythologie et le plan des normes.
Dit autrement, « instituer, c’est référer », c’est-à-dire fonder la normativité des institutions, le pouvoir politique donc, sur la légitimité d’une Référence. La Référence, ou le Tiers, n’est autre que le métadiscours qui contient les réponses aux questions ultimes que se pose l’être humain ; elle seule est en mesure de prendre en charge la vertigineuse question du « pourquoi ? » et de mettre un terme à la régression à l’infini qu’elle engendre en jouant le rôle d’un butoir causal : la Référence est, selon l’expression d’Aristote, l’ananké stenai, le « il faut bien finir par s’arrêter », c’est-à-dire ce que Valéry nommait l’« idée fixe » et Legendre le « Point fixe ». Se dessine alors un édifice comptant deux étages : le deuxième est celui de la légitimité, lieu des raisons de vivre et de mourir indispensable à la reproduction de l’espèce humaine ; le rez-de-chaussée est occupé par la normativité, car « aucune société humaine ne saurait se dispenser de mettre à l’équerre ses sujets » ; le premier, qui opère la jonction entre les deux autres, est l’« entre-deux-mondes » des institutions qui font entrer le monde biologique et pulsionnel dans l’ordre dogmatique. Cette même tripartition structurale, quand elle se rapporte cette fois-ci à la situation sinon française du moins moderne, s’énonce alors de la manière suivante :
Nous avons affaire à une chaîne du sens composée de trois termes en interrelation : a) mythes et religions, rituels et emblèmes, sont constitutifs de la légitimité ; b) règles et casuistiques normatives définissent le système juridique des rapports sociaux ; c) l’État occupe une place médiane, celle de l’instance politique d’articulation entre les registres précédents.
L’État est ici défini comme instance de médiation entre le mythe, en l’occurrence celui de la souveraineté caractéristique des temps modernes, et les normes juridiques qui sont la condition de possibilité des rapports sociaux. Le monde plat de l’industrie, tissé de contrats et d’interactions, ignore justement tout le relief du principe généalogique et remet ainsi directement en cause « la ternarité comme structure spécifique, coextensive au langage, hors de laquelle la vie de tout sujet et la constitution sociale où que ce soit seraient impossibles ».
Voici donc le fond de l’affaire : la ternarité procède du langage, mieux dit : de la condition langagière de l’animal humain. Nous sommes « l’espèce soumise à̀ l’ordre langagier », à telle enseigne, soutient Legendre, que « la conservation de l’espèce passe par la conservation du sujet du langage ». Nous progressons encore dans notre compréhension de la division : le langage se trouve à l’origine de la scission du sujet, de sa séparation d’avec lui-même, les autres et le monde :
Que veut dire diviser ? Exactement ceci : de même qu’en dématérialisant la matérialité des choses les mots instaurent un écart qui l’entraîne à penser le monde pour vivre et survivre, de même la parole de la Loi s’introduit, si j’ose cette métaphore, comme un coin dans le bois de la représentation pour fendre en deux le sujet, et par là l’instituer selon la Raison.
L’espèce humaine n’accède guère à la matérialité brute du réel ; son rapport au monde n’est pas direct et immédiat comme peut l’être celui des animaux : il emprunte le détour des mots qui, ayant dépassé sinon effacé le caractère sensible de la réalité, restitue cette dernière dans l’univers symbolique, la transportant ainsi de l’appréhension biologique par les sens vers le registre humain du sens. C’est la raison pour laquelle Legendre peut affirmer que le langage procède à la dématérialisation de la matérialité des choses : il crée une scène, la scène des signes, sur laquelle se déploient les pouvoirs des récits, des fictions, des images et des analogies. Ce théâtre n’est autre que celui du politique qui, par le savant maniement de la narration, garantit les conditions anthropologiques requises par le principe généalogique.
Mais alors le corps n’entretient de façon générale qu’une relation univoque avec le réel — je vois une chaise et je m’assois —, le langage permet de parler de mille manières de ce support sur lequel je pose mes fesses. Le langage fait de l’espèce humaine l’espèce créative par excellence, et c’est bien pourquoi il existe non pas un unique récit, mais une « multitude des scénarios fondateurs de la reproduction humaine ». Les civilisations n’eurent de cesse de mettre en scène les questions de la vie et de la mort, ne laissèrent pas d’écrire et de réécrire les réponses aux interrogations portant sur l’origine, la fin, le mal, l’altérité. L’importance décisive du langage conduisit alors Pierre Legendre à renoncer à la catégorie de « Société », que les sciences sociales manient sans revenir à ses fondements, et y substituer celle de « Texte », car « avant d’être enfants de nos parents, nous sommes les enfants d’un Texte », puisque l’entrée dans le monde correspond à l’entrée sur la scène des signes et du sens.
Mais le Texte n’est pas écrit une fois pour toutes, il n’est pas figé ou gravé dans le marbre ; tout au contraire, il se compose des multiples couches qui ont jalonné son histoire et qui procèdent des déplacements issus du commentaire, de l’exégèse, de l’interprétation. Legendre utilise la métaphore du palimpseste pour rendre compte de cette profondeur cachée des scenarii fondateurs :
La métaphore pertinente pour saisir comment s’obtient l’assemblage d’un Texte est ici le palimpseste. Le manuscrit gratté par les copistes pour y écrire à nouveau laisse transparaître, sous un certain éclairage, le texte effacé. En considérant la société comme palimpseste, je propose de s’approcher de ce dont il s’agit dans l’assemblage, par des investigations portant sur la constitution sédimentaire du Texte, donc sur l’en-dessous effacé de la constitution sociale et sur le discours s’écrivant dans le présent, mais en creux, de par l’effet même de cet effacement.
De même que les savants de la Renaissance tentaient, par des procédés chimiques, de découvrir les textes enfouis dans l’histoire des parchemins, de même l’herméneute cherche-t-il à mettre au jour les multiples couches qui structurent et portent le Texte des civilisations. À la manière du géologue, il plonge ses outils dans les différentes strates qui forment le sol ferme, le « point fixe », sur lequel nous marchons. C’est ainsi que le savant dogmaticien accède à la dimension immémoriale qui soutient le présent, à cet « immémorial [qui] tient les sociétés, sans lequel il n’est pas de mémoire ».
Esthétique de la ternarité : le théâtre des passions humaines
« L’institution de l’image est le truchement par lequel la généalogie nous entre dans la peau » affirme Legendre. Les institutions ne présentent pas la Référence par le moyen de la rationalité et de la logique ; elles usent tout au contraire d’une démarche symbolique, analogique, imaginale. Malgré les prétentions des sciences modernes, et tout spécialement de l’économie et du management, malgré la volonté de transparence et les projets de gouvernance, le pouvoir ne se fonde guère sur des idées et des concepts, mais sur la mise en acte des symboles : sur les liturgies. Legendre écrit ainsi que « ce ne sont ni les abstractions théologiennes ni les théories objectivistes qui font tenir une religion ; ce sont les rituels, parce qu’ils sont, comme la poésie, appréhension sensuelle de la pensée ». De ce point de vue, l’anthropologie dogmatique se trouve étonnamment proche des analyses que Georges Balandier consacre au pouvoir et à sa mise en scène ; pour ce dernier, en effet :
le pouvoir établi sur la seule force, ou sur la violence non domestiquée, aurait une existence constamment menacée ; le pouvoir exposé sous le seul éclairage de la raison aurait peu de crédibilité. Il ne parvient pas à se maintenir ni par la domination brutale, ni par la seule justification rationnelle. Il ne se fait et ne se conserve que par la transposition, par la production d’images, par la manipulation de symboles et leur organisation dans un cadre cérémoniel.
Et nous lisons, cette fois-ci chez Legendre : « Ce que nous appelons le pouvoir n’est jamais présenté simplement. Il y faut de l’emballage, des masques et des mascarades, des présentoirs, parce qu’il y faut, au sens fort du terme, de la liturgie ». Quel que soit le type de pouvoir ainsi que son organisation, qu’il soit de facture traditionnelle, monarchique, totalitaire ou démocratique, il ne peut échapper à l’impératif théâtral : rituels religieux et politiques dans les temples et les châteaux, fêtes à Versailles, défilés à Nuremberg, spectacles électoraux sur les chaînes d’information continue et les réseaux sociaux.
La métaphore théâtrale se trouve convoquée par les deux auteurs pour rendre compte non pas seulement des interactions sociales, comme le fait par exemple Erving Goffman dans La mise en scène de la vie quotidienne, mais pour appréhender, plus profondément, le ressort interne des civilisations. Il est impensable qu’une société ne se mette pas en scène, n’ait pas recours à la dramaturgie, ignore l’art de la composition qui procède à la répartition des rôles et des places, des scripts sociaux, afin que les générations puissent s’enchaîner. C’est pourquoi l’anthropologie dogmatique pourrait, d’une certaine façon, se résumer à l’étude du « fond théâtral des choses institutionnelles ».
Il ressort de ces développements que l’essence du politique ne réside pas dans la gestion rationnelle et optimisée des ressources d’une nation, ni dans la recherche du bien commun ou de l’intérêt général, ni même dans la désignation de l’ennemi ; bien qu’essentielles, toutes ces activités occupent une place, logique et chronologique, secondaire eu égard à la fonction anthropologique de ventriloquie des institutions :
Que veut dire fabriquer le législateur ? Du point de vue de mon étude, essentiellement ceci : organiser une mise en scène d’écrits destinés à faire parler la Référence. En d’autres termes : faire en sorte que surgisse, pour produire les effets de droit sur la scène sociale, l’Auteur des lois.
Synthétisons alors notre exposé : d’un côté, le principe généalogique suppose le politique comme force normative de séparation du magma de l’inconscient et de la famille ; mais, de l’autre, le politique n’est efficace qu’en vertu de la mise en scène de la Référence. Ainsi fonctionne le schéma ternaire mis à nu par Legendre. On peut alors donner la conclusion de ce syllogisme ; elle s’énonce de la façon suivante :
Ainsi la généalogie implique-t-elle le rituel, des opérations symboliques répétitives destinées à représenter ce qui, par hypothèse, ne peut être ni vu ni touché, mais doit nécessairement être convoqué de manière à rendre présente une absence, ce manque d’absolu dont je vous ai parlé.
À cet égard, l’anthropologie dogmatique permet de prendre la mesure de la menace que constitue le Capital quand il atteint le stade du Spectacle mis en évidence par Guy Debord. Le Spectacle est certes l’autojustification permanente et omniprésente de l’ordre productif, il n’est autre que le discours élogieux que le Capital tient sur lui-même ; mais son appropriation des images et des rituels traditionnels (ceux de la toilette, de la danse, des épreuves sportives, des fêtes cosmiques, etc.) mène directement au détournement tyrannique et utilitariste de la fonction généalogique de ces invariants anthropologiques.
De la religion au fiduciaire
Nous commencions cet article en soutenant que l’animal humain est le seul animal à avoir besoin d’une raison de vivre pour se reproduire. Cette simple phrase nous a conduit à envisager le principe généalogique sous l’angle de son effet logique, à établir sa connexion avec le politique et l’institutionnalité des sociétés humaines, à identifier sa source dans le langage et à observer la mise en scène du pouvoir. Il est temps, après ce périple, de revenir à l’essence même de l’affirmation : la généalogie relève de la foi ou, mieux dit, de l’architecture fiduciaire des sociétés. Pour le dire avec Legendre, « la garantie n’est pas dissociable du principe de division, formule qui pourrait être énoncée autrement, par allusion à la logique des places en cause dans la généalogie : il y a un lieu où ça sait absolument, auquel se réfèrent tous les savoirs ». L’ordre social repose in fine sur la croyance, sur la foi, sur la confiance : sur l’apaisement de l’angoisse que procure l’Absolu en prenant en charge les réponses aux questions ultimes et sans lequel aucune société ne pourrait durablement tenir. Legendre peut alors soutenir, de ce point de vue, que, loin de se réduire à une entreprise de formalisation, « le travail du juriste (puis de ses successeurs aujourd’hui dans l’entreprise dogmatique) est exactement l’art d’inventer les paroles rassurantes, d’indiquer l’objet d’amour où la politique place le prestige, et de manipuler les menaces primordiales […] ». Pas de civilisation, donc, sans cette clef de voûte qui maintient à l’équerre les sujets, à la fois en leur imposant les tabous et les interdits, et en leur offrant les totems et les symboles.
Cette clef de voûte des montages anthropologiques, Legendre n’hésite pas à la qualifier de « Dieu » : « J’appelle Dieu ou ce qui structuralement en tient lieu l’instance tierce ». L’État, la Science, l’Industrie, qui successivement occupent la place de la Référence au sein de l’histoire occidentale moderne, peuvent être ainsi qualifiés de nouvelles divinités, ils héritent en ce sens des attributs de Dieu : la toute-puissance, la souveraineté, l’omniprésence, l’omniscience. Par contrecoup, deviennent profanation ou sacrilège toute atteinte à la ternarité, toute déstabilisation de l’édifice généalogique, toute tentative d’élimination de la Référence :
Qu’est-ce que le blasphème ? Afin de préparer mes prochains propos, je dirais volontiers : c’est une parole pulsionnelle, ayant trait au principe d’ordre ; c’est un refus de la triangularité : le blasphémateur dénie Dieu-le-Père ; lisez quelques passages des canonistes et vous ne serez pas loin de penser que le blasphème est à lire comme substitut du parricide »
Par voie de conséquence, la pensée de Pierre Legendre donne naturellement lieu à une extension du champ lexical de la religion : « religion politique », « religion civile », « religion économique », « religion industrielle », « religion managériale », etc. Mais le juriste juge que le vocable est désormais sinon périmé du moins usé, fort d’une histoire deux fois millénaire qui masque le processus de sa propre disparition : « […] la religion est une notion qui survit à son propre effacement, à une sorte d’autodestructio ». L’objectif est alors de sortir du bric-à-brac des sciences religieuses et, partant justement de cette crise de confiance qui traverse la religion, de s’interroger sur les racines et la structure de cette confiance : « Toujours est-il que nous en sommes là : la notion de religion a épuisé son crédit. Du même pas, ce constat touche au problème de fond : la question du crédit, de la relation fiduciaire — concept qui vaut à l’échelle des civilisations, y compris la nôtre ».
Le fiduciaire désigne en premier lieu la confiance dans les mots et dans leur pouvoir de dire le monde : « il s’agit de la monnaie sociale que sont les mots dans l’échange humain, dans l’interlocution de l’homme avec ses semblables et avec le monde », de telle sorte, d’ailleurs, que toute atteinte au langage, lot commun de tous les totalitarismes passés et présents, a pour corollaire immédiat la fissuration voire l’effondrement de la structure fiduciaire. Mais la fiction doit être arrimée au réel : au biologique, au pulsionnel, au désordre anarchique de l’inconscient ; tel est justement la fonction de colle du politique dont la mission anthropologique est d’articuler ces opposés que sont le principe de l’hybris, porté par la fantaisie et les possibilités infinies du langage, et le principe de réalité qui repose sur la présence de multiples limites liées à la finitude du monde et du vivant. Legendre propose alors une synthèse de la logique fiduciaire qui soutient le principe généalogique :
On n’a jamais vu, on ne verra jamais, une société vivre et se gouverner sans scénario fondateur, sans narrations totémiques, sans musiques, sans chorégraphies ; en résumé, sans les formes cérémonielles qui prennent en charge un chaos fantasmatique (le creuset délirant de la Raison).
On n’a jamais vu, on ne verra jamais, une société vivre et se gouverner sans préceptes et sans interdits ; en un mot sans les formes juridiques et les casuistiques.
On n’a jamais vu, on ne verra jamais, une société vivre et se gouverner sans une « colle » qui fasse tenir ensemble et communiquer ces registres disparates, c’est-à-dire sans faire « coïncider les opposés » (Nicolas de Cues). Les Occidentaux nomment cette « colle » le politique.
Conclusion : la fragilité des raisons de vivre
Si la métaphore de l’architecture (« architecture dogmatique », « montage anthropologique », « structure fiduciaire »…) est omniprésente dans l’œuvre de Legendre, c’est très certainement parce qu’il espère mettre en lumière que les civilisations possèdent un génie de la construction des ouvrages symboliques qui leur permettent de perdurer dans le temps en garantissant le principe généalogique. Mais il ne faudrait pas déduire de cette métaphore de l’édification un quelconque caractère solide, figé, en quelque sorte éternel et à l’abri de la finitude de la vie humaine — l’anthropologie dogmatique n’échappe guère à la révélation qui frappa Valéry au lendemain de la Première Guerre mondiale. Tout au contraire, l’enchaînement des générations ne tient qu’à un fil, celui de la filiation, tributaire de la croyance, c’est-à-dire des raisons de vivre et de mourir.
Nous visons précisément un moment de doute, peut-être même de bascule. « Rien d’étonnant en ce scénario d’une Rédemption positiviste, qui pousse l’Occident en proie à̀ un processus de dé-civilisation vers la croyance un une logique institutionnelle sans transcendance, autrement dit en l’élimination de la ternarité », affirme ainsi Legendre. La science moderne, qui renonce à la catégorie ontologique de « cause » au profit de celle, fonctionnelle, de « loi », n’offre aucune réponse sensée à l’angoisse de l’origine et de la mort, et ne dit rien de significatif au sujet de l’irruption du mal et de l’altérité. Plus encore, en prétendant rendre le monde intégralement transparent, en épuisant les questions, car elle y cherche des solutions au détriment du subtil travail d’explicitation et d’exégèse, elle ouvre la voie à la confusion entre le savant maniement du Texte et l’ingénierie psychosociale : « Il y a là, en Occident, un point très sensible : la menace de confondre la problématique de l’autorité et la technologie totalitaire de la domestication ». Le dramatique recul de l’interprétation et les difficultés de l’herméneutique, liés à l’essor des approches managériales et informatiques de résolution des problèmes, mènent au constat du péril du langage : « un fait marquant de l’époque doit être reconnu, à savoir que la parole est en difficulté ».
Cette évolution, discrète, mais radicale, qui fait passer la performativité des théories linguistiques à la réalité quotidienne, se trouve au cœur de l’utopie managériale dont on reconnaît désormais le noyau cybernétique. La communication s’y trouve réduite à un programme, c’est-à-dire à la production d’un effet que l’on appelle, du côté des sciences humaines soumises au paradigme américain, un « comportement ». La révolution du management n’a évidemment guère échappé à la perspicacité de Legendre :
Survient l’entrée en scène du Management, Révolution froide en ce qu’apparemment elle ne dérange aucun ordre établi, s’accommode de tous les prêches, contestations et débats, n’annonce aucune apocalypse, mais au contraire le règne inévitable de la Démocratie. Sans nul doute à une condition implicitement postulée, dont on prend conscience dans l’après-coup des pratiques : que la parole ne soit plus ce qu’elle était, une parole, mais un acte. Le Management change le statut du langage.
C’est ainsi que l’on assiste, sous nos yeux charmés par le faste des publicités du marketing et des grands-messes de la culture d’entreprise, au « refoulement de la dimension généalogique des institutions » : l’univers plat du positivisme, du comportementalisme et du complexe techno-science-économie de façon plus générale, dissout les pièces de l’architecture dogmatique pour les réduire à de simples variables d’ajustement ou à des paramètres de gestion. La modélisation prend alors le pas sur la représentation. Force est bien de conclure, avec Legendre, que « le xxe siècle a inventé le meurtre des images généalogiques, et [que] le xxie siècle s’aligne ».
Baptiste Rappin
Habilité à diriger les recherches, Baptiste Rappin est Maître de conférences à l’IAE Metz School of Management au sein de l’Université de Lorraine. Il y enseigne la philosophie du management, thème auquel il a consacré de nombreux articles et ouvrages, dont les deux volumes de la « Théologie de l’Organisation » parus aux Éditions Ovadia : Au fondement du Management (2014) et De l’exception permanente (2018).