Le pessimisme de la théorie réaliste de l’interprétation : une lecture schopenhauérienne du positivisme juridique
Pour les juristes, le xxe siècle consacre la victoire idéologique du positivisme. S’il ne saurait être question, bien sûr, de décréter la fin de l’histoire de la pensée juridique, nul ne conteste en effet que dans le climat contemporain de désenchantement et de technicisation du monde qui ne pouvait que lui être favorable, le juspositivisme a triomphé du jusnaturalisme, notamment sous l’influence, essentiellement en Europe continentale, de Hans Kelsen. Mais que faut-il entendre au juste, lorsqu’on est juriste, sous le terme de « positivisme » dont l’introduction dans le vocabulaire savant, au xixe siècle, n’est pas imputable à un juriste mais à un philosophe, Auguste Comte ?
La question mérite beaucoup d’attention car, à bien des égards, le positivisme juridique est sensiblement étranger à ce que représente le positivisme philosophique ou même le positivisme sociologique. La nuance, très importante, avait déjà été soulignée par le juriste allemand Bergbohm dans sa Jurisprudence et philosophie du droit (1892) et plus tard, en France, par Marcel Waline. Certes, le positivisme philosophique et/ou sociologique d’une part et le positivisme juridique d’autre part partagent l’idée que l’objet de la science du droit est un objet dénué de transcendance, un objet positif, appartenant au monde sublunaire. Mais tandis qu’une telle conception moniste du droit, qui exclut l’existence de tout arrière-monde juridique, est commune à tous les positivismes, le positivisme juridique se distingue sur un point considérable : le rapport aux valeurs. À leur égard, le positivisme juridique est une propédeutique de l’humilité et ses tenants adoptent un profil épistémologique dont ne s’embarrassent pas les héritiers d’Auguste Comte ni même les esprits qui se réclament du positivisme sociologique. C’est que le positivisme juridique se nourrit d’une conception émotiviste des valeurs qui conduit ses adeptes à la neutralité axiologique en leur interdisant de porter sur celles-ci, qui ne sont ni vraies ni fausses en tant qu’elles sont le reflet de nos émotions, un quelconque jugement normatif au nom de la science du droit. Si le positivisme juridique est une déclinaison de l’émotivisme, la paternité du terme « émotivisme » n’est pas imputable à un juriste mais au philosophe et logicien Alfred Jules Ayer qui fut l’un des tenants de l’empirisme logique et forgea au xxe siècle, à ce titre, une grammaire épistémologique aux termes de laquelle la vérité des jugements moraux ne se discute pas. Cette méta-éthique émotiviste, qui relègue les énoncés moraux dans la sphère de l’irrationalité et de l’émotion, peut s’appliquer à la science du droit dès lors que celle-ci porte son attention sur des énoncés juridiques dont le contenu est le reflet des émotions et des convictions morales de leurs auteurs. Le juriste qui se soumet à cette méta-éthique en s’abstenant de porter un jugement de valeur sur de tels énoncés est alors un juriste dont la méthodologie rentre exactement dans l’une des trois définitions que Norberto Bobbio avait livrées de l’expression « positivisme juridique ». Le maître italien avait en effet distingué, à l’attention des juristes, le positivisme comme « mode d’approche de l’étude du droit » consistant à s’abstenir de dire ce que le droit devrait être, le positivisme comme « théorie du droit » qui réduit le phénomène juridique à un processus de production étatique des normes et le positivisme comme « idéologie » qui commande d’obéir, pour des raisons morales, au droit positif. Trois figures du positivisme juridique : le positivisme juridique comme épistémologie, le positivisme juridique comme ontologie du droit et le positivisme juridique comme idéologie bien connue sous l’expression de « légalisme ». Il est évident qu’à l’inverse de la première figure, la troisième fait du positivisme juridique une posture radicalement incompatible avec les exigences de la neutralité éthique du savant. Parmi les différentes versions du positivisme juridique tirées de la typologie de Norberto Bobbio, c’est donc la première acception que je retiendrai ici pour désigner ce qu’il faut entendre par émotivisme juridique et mettre en lumière ses lointaines racines schopenhauériennes. En effet, dès l’instant où l’émotivisme juridique est une posture méthodologique qui invite le juriste à s’abstenir d’évaluer, sous la bannière de son savoir, la qualité morale du droit positif, il se présente dès lors comme une forme de pessimisme épistémologique aux termes duquel la raison est réputée impuissante et se voit assigner des limites. Une impuissance qui fait écho au pessimisme que le penseur allemand du xixe siècle, Arthur Schopenhauer (1788-1860), érigea en système philosophique.
Certes, Schopenhauer n’est pas l’unique référence intellectuelle pour quiconque se réclame de la méthodologie du positivisme juridique et adopte, en conséquence, une conception émotiviste des valeurs. Avant lui, David Hume, dont on sait l’immense influence sur les auteurs positivistes, a accordé aux émotions un statut majeur dans la gouverne des hommes. En interdisant, sur le plan épistémologique, d’inférer une conclusion normative à partir d’une prémisse indicative, la loi de Hume signifie qu’on ne saurait fonder sur la connaissance la rationalité d’un quelconque jugement de valeur. Cette incompatibilité entre l’être et le devoir-être, qu’ignorent délibérément les auteurs jusnaturalistes en érigeant leurs propres et subjectifs jugements de valeur en vérités objectives au terme de ce que Georges Edward Moore appelait le sophisme naturaliste, est au fondement de la thèse selon laquelle les normes juridiques ne sont pas le reflet de la raison mais celui des émotions et autres préférences idéologiques ou politiques des gouvernants. En invoquant le droit naturel à l’aune duquel ils prétendent juger le droit positif au lieu de se contenter de le décrire, les auteurs jusnaturalistes invoquent en réalité l’oriflamme de la raison et de la connaissance pour faire prévaloir tel ou tel jugement de valeur. Ce faisant, ils se fondent sur une conception anti-émotiviste – cognitiviste – des valeurs en considérant qu’elles ne se valent pas toutes et que seulement certaines d’entre elles s’avèrent conformes au droit naturel. Tout se passe comme si, dans leur esprit, le droit naturel était connaissable et la raison capable d’arbitrer les conflits axiologiques. Leur méta-éthique cognitiviste les sépare des positivistes qui, attachés à la neutralité axiologique de la science du droit, considèrent au contraire que seule l’autorité est légitime pour arbitrer les conflits de valeurs et se présentent ainsi, dans le prolongement des enseignements de la loi de Hume, comme relativistes.
David Hume peut d’ailleurs être considéré comme un auteur pionnier, avant même Schopenhauer, dans l’univers anti-intellectualiste des doctrines émotivistes. Son Traité de la nature humaine commence par la remise en cause radicale du rationalisme cartésien, déjà entreprise par John Locke qui réfutait l’existence des idées innées. Selon le maître de l’empirisme anglais, l’accès à la connaissance des choses n’est autre que l’expérience et nos sens, excités par la perception de la réalité qui nous entoure, nous renseignent sur celle-ci de façon directe et immédiate de telle sorte que les idées, qui s’installent en nous dans le prolongement de cette affection physique, sont plus tièdes que les sensations dont elles ne sont qu’une copie édulcorée. Ce ne sont, pour reprendre le vocabulaire lockien, que des idées acquises.
Mais l’émotivisme de Schopenhauer a ceci d’intéressant qu’il ne repose pas sur l’empirisme réducteur de David Hume. Il est d’abord le résultat d’une démarche idéaliste fondée sur le dualisme platonicien et kantien qui oppose le monde en soi – ce qui est toujours et ne devient jamais – au monde superficiel, changeant et illusoire, sachant que dans l’esprit du pessimiste allemand, le monde en soi, qu’il désigne par le terme de Volonté, renferme en lui-même l’univers irrationnel des émotions. L’émotivisme schopenhauerien est aussi l’aboutissement d’une véritable déconstruction de la raison consistant à affirmer, d’une manière qui n’avait jamais été aussi nette dans l’histoire de la philosophie occidentale, son conditionnement par nos préjugés affectifs au terme d’une démarche généalogique singulièrement présente, aujourd’hui, dans l’épistémologie du positivisme juridique. Parce qu’elle considère les valeurs, que les normes juridiques traduisent formellement, comme le reflet des émotions et des affects du législateur, cette épistémologie juridique dénie au juriste savant qui ne fabrique pas le droit mais se charge de l’étudier, à l’instar du professeur du droit et à l’exclusion du juge, la compétence de les évaluer en termes de vérité ou de fausseté. Le positivisme juridique est une vision du monde et des valeurs essentiellement irrationaliste, que n’aurait donc pas reniée Arthur Schopenhauer (I) car certaines approches lucides du raisonnement du juge auxquelles elle est associée, à l’instar de la célèbre théorie réaliste de l’interprétation, parviennent à des conclusions émotivistes qui cautionnent étrangement, sous la forme d’une déconstruction de l’idéologie du syllogisme judiciaire, la thèse de l’inféodation de l’intellect à la volonté si chère au pessimiste de Francfort (II).
I. L’irrationalisme axiologique du positivisme juridique
Le positivisme juridique entretient avec les valeurs un rapport qui n’a pas toujours été bien interprété. Selon un préjugé tenace auquel il faut tordre le cou, voilà une école de pensée abusivement tenue pour insensible aux valeurs en raison de l’héritage d’Auguste Comte qui caressait le rêve d’une humanité au sein de laquelle l’observation scientifique et rationnelle des faits, préservée de toute tentation métaphysique, deviendrait la seule méthode recevable pour transformer le monde. Contre cette représentation approximative qui donne à penser que le positivisme juridique est indifférent aux valeurs, il convient d’insister sur le sérieux qui anime une telle épistémologie à leur endroit. C’est que, en effet, en les regardant comme irrationnelles, comme le reflet de nos passions et de nos émotions, le juriste positiviste considère que la science juridique n’a pas à dicter au législateur une vérité quelconque l’autorisant à identifier et à lui signifier la ou les valeur(s) qu’il doit traduire dans le droit positif. En mettant ainsi la science à l’écart de cet office normatif et en soustrayant les valeurs à l’empire du savoir scientifique, le positivisme juridique honore – paradoxalement – leur irrationalité et par voie de conséquence, leur propriété ontologique. C’est de cette spécificité de l’univers axiologique marqué du sceau de l’impureté que se nourrissent les théories émotivistes de l’interprétation qui dénient à la raison l’aptitude de dicter au juge la bonne interprétation (B). Or, cette thèse, sceptique à l’égard de la raison, qui fait du droit le reflet des émotions, est une forme de pessimisme épistémologique dont l’analogie avec l’irrationalisme de Schopenhauer est frappante parce qu’elle met en lumière la démarche généalogique du philosophe de Francfort qui n’a cessé d’affirmer, contre la tradition cartésienne, le primat de la volonté sur l’intellect dans la détermination de nos choix éthico-politiques (A).
A. Le primat schopenhauérien de la volonté sur l’intellect
L’irrationalisme d’Arthur Schopenhauer est indissociable d’une méthode philosophique dont il est, sans le reconnaître lui-même explicitement, le pionnier : la méthode généalogique que Nietzsche (1844-1900), fortement marqué par le pessimiste de Francfort, pratiquera ouvertement. Caractéristique des pensées du soupçon, l’intuition généalogique consiste à vouloir rechercher ce qui se cache derrière ce qui s’exprime : les émotions et les affects derrière la culture chez Nietzsche, les rapports de production et d’échange derrière le droit selon Marx, l’inconscient derrière le moi chez Freud, la structure du langage derrière les rapports sociaux d’après Foucault. Pour bien comprendre cette méthode de dévoilement de la face occulte de toute forme explicite d’expression qui va renverser la tradition philosophique occidentale (2), il convient de s’arrêter un instant sur la dualité que Schopenhauer établit entre ce qu’il appelle le monde comme volonté et le monde comme représentation (1).
1. La dualité Volonté/représentation
Selon Schopenhauer, c’est dans le monde comme volonté que règnent les émotions et les affects soustraits à toute emprise de la raison, laquelle n’est capable que d’accéder à l’écorce superficielle du monde, à savoir le monde comme représentation soumis au temps, à l’espace et à la causalité. Tout en se démarquant ouvertement de l’idéalisme allemand incarné par Hegel à qui il vouait une indéfectible hostilité, Schopenhauer revendique, dans son œuvre majeure, l’héritage de deux maîtres de l’idéalisme, Platon et Kant, en affirmant que le monde visible, « le monde comme représentation », n’est pas le monde réel. Il est le monde de l’apparence, perceptible par les sens mais insusceptible de connaissance authentique. Superficiel, il n’est pas le monde en soi et n’est que le simple phénomène soumis à la contingence et à la pluralité. Le monde réel selon Schopenhauer, que Platon situait dans les Idées et qu’Emmanuel Kant appelait la chose en soi ou le noumène, c’est la Volonté. Ce qu’il dénomme « le monde comme volonté » est une force aveugle, irrationnelle et absolument libre, sans cause et soustraite au temps, à l’espace, à la pluralité mais dont le principe même, dans son entier, s’affirme au sein de chaque individualité qui le constitue, qu’elle soit vivante ou inorganique. De sorte que tout en assumant l’héritage idéaliste de ses deux maîtres, Platon et Kant, Schopenhauer développe en même temps, sans verser dans le matérialisme, une métaphysique immanentiste, aux termes de laquelle le monde comme volonté n’est pas un arrière-monde perché dans le ciel des Idées mais gît et s’affirme en chacun de nous au point de nous faire souffrir car la volonté, qui n’est qu’aspiration irrationnelle vers quelque chose, plonge constamment l’individu dans l’insatisfaction. Il est surtout un monde insondable d’où émergent obscurément les valeurs, elles-mêmes pétries d’irrationalité et d’émotions, et auquel le monde comme représentation, dont relèvent l’intellect et la conscience, est totalement inféodé.
Certes, certaines figures célèbres de la pensée du soupçon, héritière de la méthode généalogique schopenhauerienne, ont finalement cédé, à l’instar de Marx et Freud, à la tentation de livrer une explication rationnelle du monde. Le premier en justifiant son travail de déconstruction des idéologies au moyen d’une interprétation économique de l’histoire, le second en fondant son analyse du moi, en froid clinicien, sur une théorie de l’inconscient. L’un comme l’autre ont eu finalement recours à une démarche à laquelle n’est pas étrangère le positivisme sociologique d’un Léon Duguit qui prétendait, au moyen de sa théorie du droit objectif, faire reposer la normativité constitutionnelle sur les lois causales de la solidarité sociale. Aucune tentation de ce type n’est repérable dans la démarche des vrais généalogistes qui, à l’instar de Schopenhauer et de son disciple Nietzsche, relèguent définitivement dans la sphère insondable, contingente et absurde des passions, les déterminants aveugles des valeurs au nom desquelles l’homme se conduit en société. Avant la consécration, par Max Weber, du dogme de la Wertfreiheit qui trace avec fermeté la frontière entre le savant et le politique, les deux maîtres allemands de la philosophie généalogique dénient à la science et à la raison toute légitimité dans le domaine éthique, moral et axiologique. En refusant de lui reconnaître toute compétence pour pénétrer l’intime univers des valeurs, qu’elle soustrait au tribunal de la raison, la généalogie schopenhauerienne préfigure la Wertfreiheit webérienne et, avec elle, le positivisme juridique dans sa dimension épistémologique au sens que Bobbio lui donnait. Elle est une méthode de type émotiviste.
Nietzsche reste bien évidemment connu pour être l’un des premiers auteurs à avoir démystifié la raison. Son œuvre est en grande partie consacrée à la désacralisation du sujet et à la mise en perspective des valeurs dont il a contesté la transcendance en refusant de les considérer indépendamment de leur ancrage humain… trop humain. Mais le philosophe allemand puise un tel perspectivisme dans une source d’inspiration qu’on a trop longtemps négligée. Sur ce terrain immanentiste, le maître qui s’impose à lui n’est autre qu’Arthur Schopenhauer à qui il reconnaît sa dette. Présenter les valeurs comme dénuées de transcendance et les tenir pour le pâle reflet de nos émotions, enfouies en chacun d’entre nous et que nul ne maîtrise, c’est tenter d’entreprendre la recherche généalogique de leurs sources. Tel est le principe même d’une philosophie généalogique. Or, Schopenhauer est le premier philosophe qui a pris l’initiative, comme l’écrit Clément Rosset, « d’ordonner sa pensée autour de l’idée généalogique », entraînant dans sa démarche, à titre posthume, Nietzsche, Marx et Freud. Il est « le premier des philosophes généalogistes ».
La philosophie généalogique rompt avec la tradition intellectualiste qui affirmait, depuis Descartes jusqu’à l’idéalisme hégélien, le primat des représentations intellectuelles sur les passions. « Soupçonneuse », en recherchant le caché sous le manifeste, la philosophie généalogique considère au contraire que l’intellect, simple accident de notre être, n’en est que la face apparente, le reflet. Schopenhauer est véritablement le premier grand auteur à avoir renversé la philosophie classique occidentale qui affirmait la transparence du sujet avec lui-même. Ce faisant, il ouvrit la voie, tout en revendiquant l’héritage idéaliste de Platon et de Kant, à la philosophie contemporaine du soupçon. Jusqu’au maître allemand du pessimisme philosophique en effet, l’homme est regardé, et là résidait dans la pensée philosophique son irréductible différence d’avec les autres êtres vivants, comme un être pensant. À rebours de cette conviction, fort de cette dualité qui structure sa pensée entre le monde comme volonté et le monde comme représentation, Schopenhauer est le philosophe de la volonté : l’homme est un être qui agit, qui est mû par son instinct, son intuition, ses émotions. Ce n’est qu’au service de son agir, en arrière-plan, qu’il est un être qui pense. En cela Schopenhauer bouscule la tradition philosophique occidentale et se présente comme un révolutionnaire.
2. Le renversement de la tradition intellectualiste de la philosophie occidentale
Dans Le Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer écrit en 1819 :
Tous les philosophes antérieurs à moi, du premier jusqu’au dernier, placent l’être véritable de l’homme dans la connaissance consciente : le moi, ou chez quelques-uns l’hypostase transcendante de ce moi appelée âme, est représenté avant tout et essentiellement comme connaissant, ou même comme pensant ; ce n’est que d’une manière secondaire et dérivée qu’il est conçu et représenté comme un être voulant. Cette vieille erreur fondamentale que tous ont partagée doit être bannie avant tout du domaine philosophique, et c’est pourquoi je m’efforce d’établir nettement la nature véritable de la chose […]. Dans notre propre conscience la volonté se présente toujours comme l’élément primaire et fondamental, sa prédominance sur l’intellect est incontestable, celui-ci est absolument secondaire, subordonné, conditionné.
Plus loin, ajoute-il :
La volonté, comme chose en soi, constitue l’essence intime, vraie et indestructible de l’homme ; mais en elle-même elle est sans conscience. Car la conscience est déterminée par l’intellect qui n’est qu’un simple accident de notre essence.
Depuis Platon jusqu’à Descartes, l’homme était ce « roseau pensant » auquel Pascal, dans ses Pensées, prêta attention. La philosophie de René Descartes constituait la quintessence et l’aboutissement de cette tradition intellectualiste au point de reconnaître à l’homme, à travers la fonction du cogito et du doute méthodique, l’aptitude à se mettre à distance, à se regarder subjectivement comme objet, à penser qu’il pense. C’est à la faveur de cette thèse de l’aptitude de l’homme à la réflexivité que triomphera l’intellectualisme dont Schopenhauer se démarquera en ouvrant l’ère du soupçon. Un soupçon qui met en cause le primat de l’intellect pour le positionner au service de la volonté. En somme, Schopenhauer inaugure la thèse du conditionnement des fonctions intellectuelles par les fonctions affectives. Freud y verra un maître et même un précurseur de sa théorie de l’inconscient et de l’asservissement du Moi à ses désirs.
Mais que désigne-t-il donc, Schopenhauer, par cette « Volonté » ? Dans sa vaste métaphysique, ce qu’il appelle « Volonté » n’est pas le libre arbitre dont il ne cesse, au demeurant, de dénoncer l’illusion. Comment, du reste, le solitaire de Francfort pourrait-il adhérer à la théorie du libre arbitre, lui qui a brisé la métaphysique subjectiviste du cogito cartésien ? Ce que Schopenhauer désigne par la notion allemande de Wille ne devrait pas se traduire par Volonté mais par Vouloir ou Vouloir-vivre. Comme l’écrit Clément Rosset, « ici comme souvent ailleurs, Schopenhauer a été un mauvais “nommeur” ». Le Vouloir-vivre renvoie dans le système philosophique du penseur allemand à toutes les forces du monde et de la nature, qu’elles soient conscientes, semi-conscientes ou encore aveugles, comme dans le cas de la pierre qui tombe. Cette Volonté est l’essence du monde, son ressort intime, son moteur. Elle veut mais ne sait pas ce qu’elle veut. Disciple de Kant à qui il emprunte – pour aboutir à des conclusions différentes de celles du philosophe de Königsberg – la distinction entre le monde nouménal de la chose en soi et l’univers phénoménal de la chose telle que nous la percevons, Schopenhauer situe la chose en soi dans le Vouloir-vivre, ce principe dont la nature est animée, cet énigme du monde qui échappe, en tant qu’entité nouménale, au temps, à l’espace et à toute causalité, c’est-à-dire à toute représentation. Car si le monde est représentation et obéit, en tant qu’entité phénoménale, au principe de raison suffisante, cette dimension-là du monde n’existe qu’à travers le sujet connaissant et n’est que la surface du monde nouménal, l’objectivation de la Volonté, laquelle, en tant que noumène, est première et chose en soi. Voilà pourquoi, selon Schopenhauer, le monde est « ma représentation » mais également « ma volonté ». Et cette Volonté qui est force aveugle, sans but, ne procédant de rien, est une nécessité sans cause et une finalité sans fin, ne provenant de nulle part et se perpétuant sans cesse, sans raison. Elle est grundlos.
D’où la célèbre métaphysique de l’amour sexuel que développe Schopenhauer selon qui l’émotion sexuelle est le point cardinal du Vouloir-vivre, c’est-à-dire le piège que l’espèce tend à l’individu pour qu’elle puisse se perpétuer, ce par quoi l’espèce (le Vouloir-vivre) se sert de l’individu. Si la chose en soi (l’espèce) est hors du temps et échappe au principe de raison suffisante en tant qu’elle relève de l’univers nouménal, le sujet se trouve quant à lui déterminé et sa conscience esclave des obscurs desseins de la Volonté. Tel est le message de cette philosophie de l’absurde : la nécessité à laquelle est soumis le sujet est sans cause. Schopenhauer est le maître de l’irrationalisme.
C’est sur de tels enseignements qu’a prospéré la non moins célèbre généalogie nietzschéenne. Pour le philosophe de la déconstruction, disciple de Schopenhauer, la raison n’est que la partie émergée de l’iceberg. Le sujet est dérisoire devant les déterminants affectifs qui le conditionnent. Nietzsche soupçonne que l’individu n’est pas un sujet maître de ses propres idées. Il inaugure l’ère du soupçon en expliquant que la raison n’est qu’une variable d’ajustement, un instrument que le sujet mobilise au service d’une décision qu’il a préalablement arrêtée sans en connaître, justement, les raisons. Voter à droite, voter à gauche n’est pas une posture rationnellement fondée. C’est le produit d’une émotion dont le psychanalyste, le sociologue ou l’historien peut établir la généalogie. Mais c’est aussi, et là réside le rapport de hiérarchie entre l’intellect (soumis) et la volonté (souveraine), une posture qu’il est possible pour chacun de justifier, a posteriori, en mobilisant les ressources de l’argumentation, de la rhétorique. La raison est le docile fonctionnaire dont les services servent à couvrir les agissements de la volonté comme l’illustre, au demeurant, la fonction intellectuelle du conseiller mis dans l’ombre et à la discrétion du prince et susceptible, de façon réversible, de mobiliser son intelligence au service d’un adversaire politique. L’irrationalisme de la thèse qui affirme le primat de la volonté affirme, en même temps, la relativité de la raison. D’où la mise en perspective dans laquelle Nietzsche plonge non seulement la religion et le droit, mais également la science à laquelle il dénie toute objectivité. L’émotivisme est un désenchantement dont on ne peut se remettre, selon le maître de la déconstruction fortement marqué par Schopenhauer son aîné, qu’en privilégiant la posture aristocratique de l’art et du style au détriment de la dimension démocratique – et prétendument universelle – de la science.
Quel que soit le remède que la pensée philosophique a pu suggérer pour survivre à ce désenchantement, l’irrationalisme schopenhauerien – et nietzschéen – a trouvé à partir du xxe siècle une réplique singulière au sein de tout un courant de la pensée juridique d’inspiration émotiviste. Par rapport à son époque, Schopenhauer est un philosophe inactuel. Premier penseur ouvertement irrationaliste, il est en porte-à-faux, de son vivant, avec l’optimisme épistémologique hérité des Lumières qui baignait encore, au début du xixe siècle, dans la religion du progrès et de la raison. Il est en décalage par rapport à Hegel dont le rêve était de parvenir au savoir absolu et ignore Auguste Comte dont le positivisme philosophique avait pour but illusoire de libérer l’humanité de tout besoin métaphysique. Mais relégué dans l’ombre de ses contemporains, il est en revanche l’avant-gardiste que les grands auteurs du positivisme juridique, au xxe siècle, devraient reconnaître en lui. Son pessimisme épistémologique, son scepticisme devant l’aptitude de la raison à atteindre le domaine de la Volonté ne sont rien d’autre que le terreau fertile dans lequel s’enracine ce qui constituera l’essentiel de la théorie positiviste du droit et des valeurs : l’émotivisme.
Sans revendiquer explicitement l’héritage de Schopenhauer ou de Nietzsche, c’est sous les couleurs de cet émotivisme axiologique que vont se développer d’importantes doctrines d’obédience positiviste en matière d’interprétation juridique. Selon ces théories herméneutiques, qu’elles soient issues de l’école scandinave emmenée par le Danois Alf Ross (1899-1979) ou développées par d’éminents auteurs comme Riccardo Guastini en Italie ou Michel Troper en France, le droit n’a pas d’identité ontologique à l’instar des valeurs auxquelles Nietzsche, dans le sillage de Schopenhauer, déniait toute transcendance. L’émotivisme juridique dont elles sont empreintes participent de cette relégation de la raison dans l’ombre de la volonté et, par voie de conséquence, de cet irrationalisme axiologique.
B. L’irrationalisme des théories émotivistes de l’interprétation
Parmi ces doctrines, la théorie réaliste de l’interprétation chère au professeur Michel Troper occupe une place privilégiée. Voilà en effet une théorie, au sein du courant émotiviste de la pensée juridique, selon laquelle l’interprétation juridictionnelle, d’où jaillit la normativité des textes juridiques que le juge est chargé d’appliquer, est le produit de la volonté et des émotions de l’interprète. Cette doctrine herméneutique qui n’accorde aux textes aucune valeur juridique objective tant qu’ils n’ont pas fait l’objet d’une interprétation, présente une étrange analogie avec toute pensée idéaliste qui, à l’instar de celle d’Arthur Schopenhauer ou de Platon, refuse de regarder le monde tel qu’il est perçu comme le monde réel (1). Derrière l’apparence phénoménale des textes applicables, l’émotivisme herméneutique situe en effet l’ordre juridique réel dans le monde obscur de la volonté de l’interprète. En puisant dans les ressources méthodologiques de l’idéalisme platonicien, il perpétue ainsi l’anti-intellectualisme schopenhauerien (2).
1. La démarche idéaliste de l’émotivisme herméneutique
Le réalisme juridique que revendique la doctrine émotiviste de l’interprétation en raison de la prétention de ses partisans de ne pas se laisser duper par les textes juridiques pour ne s’intéresser, afin de saisir la normativité, qu’à ce qu’en font réellement les juges dans leur application quotidienne, se présente en réalité, du point de vue de la philosophie de la connaissance, comme un idéalisme analogue à l’immatérialisme schopenhauerien. L’idéalisme de Schopenhauer qui nous invite, sur les traces de Platon, à ne pas nous laisser abuser par le monde sensible, est également inspiré, comme on le sait, de celui d’Emmanuel Kant sans être non plus étranger à l’immatérialisme aux conclusions plus radicales encore de Georges Berkeley (1685-1753). Rappelons que Berkeley niait que les choses puissent matériellement exister en dehors de nos esprits. « Tous les corps qui composent l’ordre du monde, écrivait-il, ne subsistent pas hors d’un esprit et leur être est d’être perçu ou connu ». Or, c’est à l’idéalisme de Berkeley qu’a recours un auteur, Francis Hamon, pour nous livrer non sans pertinence sa lecture de la théorie réaliste de l’interprétation. Dans les Mélanges en l’honneur de Michel Troper, Francis Hamon fait observer qu’en niant l’objectivité de la signification normative en amont de toute interprétation juridictionnelle, la théorie réaliste de l’interprétation présente quelque analogie avec cet immatérialisme. Il écrit ceci :
Sur le plan de la philosophie du droit, la théorie réaliste de l’interprétation occupe une place un peu analogue à celle qu’occupe, sur le plan de la philosophie générale, la théorie de l’immatérialisme développée au xviiie siècle par Georges Berkeley. De même que Berkeley conteste l’existence matérielle du monde extérieur, en affirmant que les choses n’existent que dans et par la perception que l’on en a, Michel Troper met en doute l’existence objective de la Constitution, en affirmant que les normes qui s’y rattachent n’existent que dans et par l’interprétation qu’en donne le juge. Le rapprochement peut sembler paradoxal car Michel Troper se réclame du réalisme, alors que la philosophie de Berkeley est généralement présentée comme un idéalisme. Mais ce réalisme rejoint, par certains côtés, l’idéalisme, puisqu’il assimile toutes les règles de droit, qu’elles soient écrites ou coutumières, à l’idée que s’en fait l’autorité chargée de les interpréter.
L’idéalisme qui caractérise la démarche de la théorie dite réaliste de l’interprétation réside en ceci que pour percevoir ce que fait réellement le juge, il convient en fin de compte d’adopter une démarche étrangère à la démarche empirique puisqu’il s’agit de chercher, dans la plus rigoureuse tradition scientifique, ce qui se cache derrière l’apparence de la chose. On reconnaît derrière semblable procédure de dévoilement le propre de la méthode transcendantale qu’emprunte l’idéalisme kantien et schopenhauerien : derrière le monde sensible et apparent (les textes de loi), se déploie le monde réel qui se dérobe à toute connaissance vulgaire pour ne se livrer qu’à la connaissance critique (la norme dont la connaissance nécessite la lecture de la jurisprudence). Et cet idéalisme absolu voire dogmatique tiré de la philosophie de Berkeley, que tempérera l’idéalisme critique d’Emmanuel Kant, Schopenhauer ne le reniait pas. La première partie du Monde comme volonté et représentation est fondée sur l’exploitation des ressources de l’idéalisme transcendantal dont Schopenhauer entame le travail en écrivant en guise d’incipit que « le monde est ma représentation » et en reconnaissant sa dette à l’égard de Berkeley :
Tout ce que le monde renferme, écrit-il, ou peut renfermer est dans cette dépendance nécessaire vis-à-vis du sujet et n’existe que par le sujet. Le monde est donc représentation. Cette vérité est d’ailleurs loin d’être neuve. Elle fait déjà le fond des considérations sceptiques d’où procède la philosophie de Descartes. Mais ce fut Berkeley qui le premier la formula d’une manière catégorique ; par là il a rendu à la philosophie un immortel service.
Les enseignements de la théorie réaliste de l’interprétation autorisent à compléter la lecture schopenhauerienne de Berkeley car tout ce que le monde juridique renferme, devrait-on surenchérir, réside dans la dépendance nécessaire de la normativité vis-à-vis du sujet- interprète et n’existe que par lui. La source d’objectivation du droit, c’est-à-dire la référence qui permet de dire ce que vaut tel acte ou tel fait du point de vue du droit, n’est pas directement issue du texte dont l’interprétation est nécessaire à semblable qualification, mais provient de la lecture subjective qu’en livre l’autorité chargée d’y procéder. Elle jaillit de la volonté de l’organe même auquel incombe l’application du droit, de sorte qu’un ordre juridique n’est pas, par essence, charpenté d’une hiérarchie des normes qui serait objectivement connaissable dès la lecture du texte.
2. L’anti-intellectualisme de l’émotivisme herméneutique
L’émotivisme herméneutique conçoit dès lors la hiérarchie des normes dont l’ordre juridique est constitué comme artificiellement déterminée par le processus d’interprétation des organes d’application du droit. Au vu de cette conception anti-essentialiste de la hiérarchie des normes, selon laquelle le processus d’objectivation du droit ne provient pas « d’en haut » mais des profondeurs réelles de son application quotidienne, il est permis de dire que l’apparence phénoménale d’un ordre juridique n’est qu’un voile derrière lequel se dissimulent et agissent réellement ses acteurs. La source d’objectivation du droit n’est pas moins subjective que la connaissance du monde telle que la conçoit l’émotivisme schopenhauerien. Elle n’est pas déjà là, avant tout processus d’application, tout comme la connaissance, dans la philosophie émotiviste de Schopenhauer, n’est pas pure de tout affect mais se trouve entièrement inféodée à la volonté, c’est-à-dire aux émotions. L’anti-intellectualisme de Schopenhauer trouve un remarquable écho dans la méta-éthique anti-cognitiviste dont se réclame la philosophie du droit des réalistes contemporains.
En effet, il est fréquemment souligné que le positivisme juridique, tout particulièrement le réalisme en vertu duquel, selon Michel Troper, le juriste doit s’efforcer de « décrire le droit non comme une manifestation de la justice ou comme l’application de règles préexistantes au moyen de la logique, mais tel qu’il est réellement », repose sur une méta-éthique anti-cognitiviste. Celle-ci énonce que les « manifestations de la justice » ne sont pas connaissables en soi et que le droit n’est pas non plus connaissable indépendamment de la pratique réelle des organes d’application des textes dont seule l’interprétation, généralement émise en fonction d’intérêts subjectifs, fait advenir la norme. Les valeurs dont le droit est le reflet demeurent alors le pur produit de la volonté. Michel Troper écrit en effet :
le juste et, en général, les valeurs ne peuvent faire l’objet d’une connaissance « scientifique », quel que soit le sens qu’on donne à ce mot. Les jugements de valeur sont en réalité seulement l’expression de nos émotions ou de notre volonté, et ne décrivent aucune réalité empirique. La thèse anti-cognitiviste ainsi schématisée est généralement admise par les positivistes, qui la considèrent comme établie et l’utilisent volontiers dans la controverse, même contre d’autres positivistes, chez qui ils seront tentés de déceler un cognitivisme caché.
Qui ne voit que cet émotivisme est une déclinaison de l’intuition schopenhauerienne selon laquelle l’intellect et la représentation ne sont que la superficie des choses à la source desquelles se perd dans les sables l’énigmatique volonté qui constitue la vérité du monde ? L’anti-cognitivisme de la pensée juridique positiviste est une réplique contemporaine de l’anti-intellectualisme de Schopenhauer. Derrière le voile de la motivation d’une décision de justice, derrière l’apparence noble du concept juridique invoqué, derrière le manifeste, se laisse trahir le caché qui est inavouable et qui est de l’ordre de l’égoïsme, du sentiment, de l’appétit, de l’intérêt. Chacun reconnaîtra aisément, derrière cette conception de l’univers juridique auquel est déniée toute transcendance, dans la plus pure tradition perspectiviste et nietzschéenne, l’utilitarisme dont est empreint le raisonnement de l’avocat. Cette dimension inavouable et dépourvue de noblesse que renferme la norme juridique, toute pétrie qu’elle est d’émotion impure, échappe à toute tentative de rationalisation. La reconnaissance de cette dimension irrationnelle des valeurs juridiques est le propre de la tradition positiviste qui a cultivé, dans sa branche essentiellement germanique, un très haut degré d’émotivisme sous l’influence de Max Weber puis, de façon plus lointaine, de la philosophie généalogiste inaugurée par Schopenhauer et pratiquée par son disciple Nietzsche. C’est qu’une telle reconnaissance est au cœur du soupçon schopenhauerien : la raison n’est pas maîtresse du monde ; activité consciente, simple représentation, miroir du monde, elle n’est à même que de faire apparaître l’écorce superficielle de ce monde comme volonté, totalement inféodée à un principe irrationnel, inconscient, caché dont l’énigmatique teneur ne relève pas de l’étonnement scientifique mais de l’étonnement philosophique. Mais en amont de ce relativisme axiologique, c’est aussi l’influence de la critique kantienne de la connaissance que l’on perçoit avec la force de l’évidence. Une critique dont Schopenhauer fut fortement inspiré en l’adaptant à son irrationalisme : ce qu’il appelle le principe de raison suffisante ne saurait permettre de connaître la chose en soi parce qu’une telle chose, dans la pensée du pessimiste de Francfort, relève de la volonté et des émotions. Elle est inaccessible à l’entendement. Le réalisme juridique est très redevable de cet émotivisme tour à tour schopenhauerien, nietzschéen et wébérien, puisqu’il reconnaît au juge cette part incompressible d’irrationalité qui fait de la décision judiciaire un acte de pure autorité, de pure volonté qu’il n’appartient pas à la science du droit de justifier rationnellement. Tout autant que le Léviathan lorsqu’il fait la loi, le juge se fonde sur des émotions pour l’interpréter et, chemin faisant, la faire à son tour.
Une telle approche émotiviste de l’interprétation s’accompagne, elle aussi, de la démarche généalogique : d’après ces théories volontaristes de l’acte de juger, le syllogisme judiciaire s’opère selon un raisonnement symétriquement inverse de ce que son apparence formelle, manifeste – constitutive du monde comme représentation –, telle qu’elle se présente dans l’énoncé de la décision de justice, laisse accroire. À l’opposé de ce que laisse entendre la préséance des motifs par rapport au dispositif, le juge met la rationalité juridique au service d’une décision qui échappe, en soi, à toute rationalité. C’est ainsi que le réalisme juridique contemporain, principalement représenté en France par la théorie réaliste de l’interprétation, opère la déconstruction et la généalogie du raisonnement judiciaire en dévoilant la situation d’inféodation de l’intellect à la volonté et signe, chemin faisant, son pessimisme épistémologique.
II. Le pessimisme épistémologique du réalisme juridique contemporain
La démarche généalogique dont sont assorties les théories émotivistes de l’interprétation caractéristiques du réalisme juridique contemporain permet de mesurer l’ampleur des préjugés naïfs dont étaient grevées les conceptions herméneutiques classiques du xixe siècle tenant le juge pour la bouche qui prononce mécaniquement les paroles de la loi. Fondée sur la thèse que l’interprétation est autant, sinon davantage, une fonction de la volonté qu’une fonction de la connaissance, cette démarche généalogique se définit comme une méthode lucide et sceptique de dévoilement de l’acte de juger. Elle enseigne en effet, au terme d’une intuition digne du dualisme schopenhauerien entre le monde superficiel de la représentation et celui, profond, sombre et insondable de la volonté, que le syllogisme judiciaire s’effectue aux termes d’un enchaînement argumentatif que ne laisse pas apparaître la lecture de son énonciation formelle. En déconstruisant le raisonnement judiciaire, le réalisme juridique contemporain présente le juge de manière désenchantée comme un acteur qui instrumentalise son intelligence en mettant la rationalité juridique, à l’inverse de ce qu’il énonce formellement dans l’ordre de présentation de ses motifs, au service d’une volonté (A). Mais cette conception volontariste du raisonnement juridictionnel, qui pourrait donner à penser que le juge est un sujet libre par cela même que sa décision est un choix politique maquillé en raisonnement juridique, présente en même temps celui-ci, toujours dans cette perspective généalogique de type schopenhauerien, comme un objet soumis à des contraintes parmi lesquelles figurent essentiellement ses propres émotions dont l’origine, constitutive du monde comme volonté, est inaccessible à la théorie du même nom (B).
A. L’inféodation de la raison et la déconstruction du syllogisme judiciaire
L’approche émotiviste du syllogisme judiciaire dont se réclame cette herméneutique volontariste nous livre une lecture désenchantée du raisonnement judiciaire (1) qui fait de la motivation un exercice intellectuel et illusionniste révélateur du monde comme représentation (2).
1. Le désenchantement du monde juridictionnel
La déconstruction émotiviste du syllogisme judiciaire conduit à renverser la manière – optimiste et angélique – dont Ronald Dworkin présente le jugement : tandis que le théoricien américain, au terme d’une méta-éthique cognitiviste, estime que le juge appuie sa décision sur des principes objectivement connaissables, les tenants du réalisme juridique contemporain considèrent qu’il masque sa volonté politique derrière des principes subjectivement invoqués. Cette opposition entre la conception dworkienne et l’approche tropérienne de l’interprétation a été subtilement relevée par Philippe Raynaud qui attribua, à chacune des deux philosophies du juge, une illustre paternité. Selon l’auteur, si la méta-éthique cognitiviste dworkinienne plonge ses racines dans la pensée du théoricien de la Common law Sir Edward Coke, le volontarisme de Michel Troper est en revanche redevable de la philosophie juridique de Thomas Hobbes selon laquelle la loi est un énoncé d’autorité et non de vérité. La première cultive une forme d’optimisme juridique qui conduit à magnifier le juge en le réputant doté d’une raison artificielle (Coke) l’autorisant à discerner le juste et l’injuste et à découvrir dans chaque cas la réponse juste (Dworkin), quand la seconde, fondée sur une anthropologie pessimiste (Hobbes), considère le juge comme flanqué d’une raison naturelle, analogue à celle du commun des mortels et non susceptible de le soustraire à ses préjugés et autres affects au point que les décisions qu’il rend ne sont que le fruit d’irrationnels jugements de valeur (Troper).
Cette filiation mise en lumière par Philippe Raynaud entre le scepticisme de Michel Troper et le pessimisme anthropologique de Hobbes permet de saisir toute la distance qui la sépare de celle qui relie Dworkin à la théorie de la Common law. Quand celui-ci regarde le raisonnement du juge comme objectif et fondé sur des principes, la thèse réaliste, au demeurant très proche de la théorie kantienne du jugement réfléchissant, considère que par-delà l’apparence syllogistique qui se dégage de la lecture d’un raisonnement juridique, l’interprétation des faits et des textes sur laquelle s’appuie une autorité investie d’un pouvoir normatif quelconque, ne précède pas mais couvre, au contraire, une décision qui est toujours et préalablement arrêtée. Le jugement n’est pas déterminant car la prémisse majeure n’est pas connaissable et ne détermine pas le verdict ; il est réfléchissant car le contenu de la prémisse majeure dépend de la détermination du résultat qui réfléchit sur elle. Cette lecture inversée du syllogisme judiciaire par le réalisme juridique illustre étrangement la thèse schopenhauerienne et nietzschéenne du primat de la volonté sur l’intellect : voilà une conception du syllogisme qui explique que le juge mobilise a posteriori son intelligence juridique et argumentative au service d’une décision adoptée a priori. Comme l’écrit Schopenhauer en filant la métaphore :
… quand l’intellect présente à la volonté un simple objet intuitif, celle-ci prononce aussitôt un acquiescement ou un refus ; de même encore, quand l’intellect a péniblement examiné et pesé des données nombreuses, quand, au moyen de combinaisons difficiles il est enfin arrivé au résultat qui semble le plus conforme à l’intérêt de la volonté, celle-ci, qui entre-temps s’est reposée, fait son entrée comme le sultan dans la salle du Divan pour prononcer comme à l’ordinaire un acquiescement ou un refus.
La volonté est souveraine, tandis que le raisonnement demeure à son service. « La volonté, écrit-il encore, n’obéit jamais, à proprement parler, à l’intellect ; celui-ci est uniquement le conseil des ministres de la volonté souveraine ».
Un exemple tiré d’un épisode politique et contentieux de la Ve République offre une illustration assez édifiante de cette thèse schopenhauerienne de la mise à disposition de l’intellect au service de la volonté. Les constitutionnalistes se souviennent des conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel livra sa lecture de l’ancien article 68 de la Constitution du 4 octobre 1958 sur le statut pénal du chef de l’État. Voici une disposition dont la simple lecture ne permettait pas de lever l’ambiguïté autour de la question de savoir si un président de la République devait ou non, pendant son mandat, répondre devant n’importe quelle juridiction ordinaire des actes criminels ou délictueux accomplis en dehors de l’exercice de sa fonction. La disposition litigieuse n’évoquait explicitement que l’hypothèse de la haute trahison, seule exception au principe d’immunité pénale dont jouissait le chef de l’État dans le cadre de l’exercice de sa charge. Elle ajoutait, dans une autre phrase, qu’il était justiciable devant la « Haute Cour de justice » dont la composition et les conditions de saisine en faisaient un véritable privilège de juridiction puisque seuls pouvaient y siéger des parlementaires qui détenaient, de surcroît, le droit exclusif de la saisir. Mais le texte se gardait de préciser si ce privilège juridictionnel était réservé aux seuls actes de haute trahison ou s’étendait également à tous les actes commis par le chef de l’État, qu’ils soient étrangers à l’exercice de la fonction présidentielle ou réalisés avant l’accomplissement de son mandat. Tout dépendait de la façon dont était perçue la relation entre les deux phrases. Dans l’hypothèse où la seconde phrase était considérée comme l’assortiment procédural de la première, l’article 68 était réputé n’avoir réservé la compétence de la Haute Cour qu’aux actes de haute trahison et son silence sur les comportements ordinaires du chef de l’État n’interdisait aucune ingérence de la justice pénale de droit commun pour les instruire et les juger. Mais il était également envisageable d’effectuer une lecture séparée des deux phrases en estimant que la seconde qui a trait aux conditions de saisine de la Haute Cour se détachait du seul cas de la haute trahison et jouissait d’un champ d’application général s’étendant à tout ce qui intéresse la situation pénale du Président, que celui-ci commette un acte de haute trahison ou qu’il agisse en dehors du cadre de sa fonction, comme simple citoyen. Le tribunal correctionnel de Paris avait opté pour la première solution. En se déclarant compétent le 3 décembre 1974 pour juger Valéry Giscard d’Estaing à la suite d’une plainte déposée par un de ses concurrents qui lui reprochait d’avoir procédé à des affichages illégaux pendant la campagne présidentielle, le tribunal appliquait à ces actes non expressément visés par l’article 68 le droit commun de la responsabilité pénale. Cette jurisprudence a été radicalement démentie par la décision du Conseil constitutionnel du 22 janvier 1999 qui a choisi la seconde solution en considérant au contraire que « pendant la durée de ses fonctions, le Président de la République ne peut être jugé que devant la Haute Cour de justice ». Tandis que le tribunal correctionnel de Paris avait semblé inscrire sa démarche au nom du principe d’égalité en regardant le Président de la République comme un citoyen ordinaire susceptible de comparaître devant les juges de droit commun dans des affaires non liées à l’exercice de sa fonction, le Conseil constitutionnel paraissait au contraire animé, vingt-cinq ans plus tard, par le souci de protéger la fonction présidentielle, au nom de la séparation des pouvoirs et de la continuité de l’État, contre des risques de harcèlement judiciaire orchestré à des fins électorales par des justiciables à l’affût des moindres incartades commises par le Président comme simple citoyen. À partir d’une même disposition, un juge livre une interprétation au nom du louable souci de privilégier le principe d’égalité quand une autre juridiction dégage une lecture contraire en s’appuyant sur le principe, non moins honorable, de la séparation des pouvoirs ou de la continuité de l’État.
Cet usage variable des principes juridiques donnait du crédit à la lecture schopenhauerienne du raisonnement juridictionnel. C’est que la solution adoptée par le Conseil constitutionnel n’a pas été unanimement perçue dans la presse comme uniquement guidée par ce motif, avouable et pur, de préservation de la fonction présidentielle. Elle aurait été plutôt déterminée, selon certains, par le souci de protéger en particulier son titulaire qui était en exercice au moment de la décision. Celle-ci est en effet curieusement intervenue à l’heure où la querelle d’interprétation autour de cet ancien article 68 de la Constitution n’était pas une polémique savante et gratuite, mais revêtait un intérêt suscité par l’actualité du moment. Un certain nombre de juges d’instruction envisageaient en effet, à cette époque, d’entendre comme témoin ou de mettre en examen le Président Jacques Chirac pour des affaires touchant à la gestion de la mairie de Paris, dont il avait été le premier magistrat avant de devenir chef de l’État, c’est-à-dire pour des faits étrangers à l’exercice de la fonction présidentielle qui auraient été commis avant que l’intéressé n’accédât à l’Élysée. Or, les menaces judiciaires qui planaient sur Jacques Chirac en 1999 étaient contemporaines de la mise en examen de Roland Dumas, alors Président du Conseil constitutionnel, qui était poursuivi pour des faits délictueux liés à ses anciennes activités de ministre des Affaires étrangères. Face aux pressions d’une partie de la classe politique qui réclama la démission de Roland Dumas, Jacques Chirac lui apporta son soutien en refusant de le démettre de la présidence du Conseil au nom de la présomption d’innocence. En échange de cette bienveillance, Jacques Chirac aurait ainsi obtenu de Roland Dumas la fameuse décision du 22 janvier 1999. Le soupçon était d’autant plus fort que la solution dégagée par le Conseil n’était qu’une incidente, assise dans les motifs d’une décision plus large dont l’objet était de déterminer, dans le cadre de l’article 54 de la Constitution, si la ratification du traité du 18 juillet 1998 instituant la Cour Pénale Internationale nécessitait une révision constitutionnelle. Dans la mesure où ce traité prévoyait que la C.P.I. pouvait juger toute personne coupable de certains crimes de génocide sans que la qualité de chef d’État ne puisse faire obstacle aux poursuites, il était évident que la seule présence dans notre Constitution, de l’article 68 instaurant un privilège de juridiction au profit du Président de la République, suffisait à conclure à la nécessité d’une révision constitutionnelle sans avoir à chercher jusqu’où s’étend la compétence de la Haute Cour de justice. Le caractère surabondant de la « petite phrase » du Conseil – « au surplus, pendant la durée de ses fonctions, le Président de la République ne peut être jugé que devant la Haute Cour de justice » – était ainsi de nature à trahir une volonté de profiter de la moindre occasion pour « caser » la solution avant qu’il ne soit trop tard. En effet, les révélations de faits anciens mettant en lumière une éventuelle implication de Jacques Chirac dans des délits politico-financiers liés à la gestion de la Ville de Paris ou à la direction du R.P.R. (le parti dont celui-ci avait été président avant de devenir Chef de l’État), se multipliaient et l’appétit des juges d’instruction grandissait. La décision rendue le 22 janvier 1999 fit alors office de rempart, car sitôt qu’elle fut rendue, nombre d’entre eux se sont déclarés incompétents pour auditionner comme témoin ou mettre en examen le Président de la République en se parant de l’argument tiré de l’autorité des décisions du Conseil défini par l’article 62 de la Constitution selon lequel « [ses] décisions […] s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ».
2. La motivation : un exercice intellectuel révélateur du monde comme représentation
Selon cette lecture émotiviste de l’affaire, la motivation du Conseil constitutionnel fondée sur les principes de continuité de l’État et de séparation des pouvoirs n’aurait été que le travail d’une intelligence juridique au service d’une stratégie politicienne. Elle est la couche superficielle, la représentation d’une volonté qui ne s’affirme pas comme telle. En se livrant à cette lecture, le juriste réaliste est un généalogiste qui dévoile les émotions et les intérêts sous la pression desquels le juge agit. Il conçoit alors l’art illusionniste de la motivation parée de la fausse transcendance des principes juridiques (ici, le principe de continuité de l’État) comme le fruit d’une intelligence mobilisée par le juge pour donner à sa décision l’apparence de l’objectivité. Cette conception de la motivation donne du crédit à la thèse schopenhauerienne et nietzschéenne du primat de la volonté sur l’intellect : elle présente le syllogisme comme une opération judiciaire d’investissement a posteriori d’une intelligence juridique et argumentative au service d’une décision adoptée a priori. L’intellect est la servante de la volonté. La généalogie du syllogisme juridictionnel, caractéristique des théories émotivistes de l’interprétation, s’analyse comme une entreprise de dévoilement de l’origine profonde de la norme jurisprudentielle. Derrière le principe juridique invoqué à l’appui de la décision, formulé dans le corpus formel de la motivation et constitutif, dans son apparente clarté, du monde phénoménal de la représentation, elle permet de déceler, sans se laisser duper, le lointain et inavouable motif au service duquel l’intelligence du juge a été mobilisée : la volonté.
Mais cette Volonté schopenhauerienne ne saurait, encore une fois, relever du libre arbitre dans la mesure où elle tyrannise l’intelligence. Dans le discours schopenhauerien, la volonté est aveugle et inconsciente quand elle procède, dans la mouvance du volontarisme juridique, d’un choix de pure opportunité. La contradiction n’est qu’apparente. Si l’école réaliste du droit, éminemment volontariste, est une déclinaison de l’irrationalisme juridique par cela seul qu’elle affirme que l’acte de juger est davantage un acte de volition que de pensée, un acte de décision et non de cognition, ce décisionnisme judiciaire qui dénie à la justice toute rationalité objective ne nourrit pas pour autant le dogme de la souveraineté du sujet. La souveraineté du juge n’est qu’une souveraineté juridique. Le réalisme juridique considère qu’en statuant en dernier ressort, une Cour suprême interprète la loi sans être soumise à une quelconque obligation normative et la décision qu’elle rend sera toujours valide quel que soit son contenu. Mais la souveraineté juridique n’est pas une liberté au sens philosophique du terme. Elle ne renvoie pas à la notion de libre arbitre dont Schopenhauer dénonce le caractère illusoire. C’est que le juge, animé par ses affects, son inconscient ou ses intérêts, mobilise son intellect au service d’une volonté révélatrice d’une part d’irrationalité qui gît en lui et qu’il ne maîtrise pas. La volonté schopenhauerienne ne fait que désigner cette dimension irrationnelle de la décision et n’est rien d’autre que la face souterraine et profonde de la volonté juridique. En d’autres termes, si la raison du juge est mobilisée, par le détour du raisonnement syllogistique, au service d’une décision juridiquement affranchie de tout contrôle, celle-ci n’est pas la manifestation du libre arbitre mais se présente, pour emprunter le vocabulaire schopenhauerien, comme l’objectivation de la Volonté dont aucune explication scientifique, chez les juristes savants, n’est capable de rendre compte. Telle est la nuance importante qu’il convient d’apporter dans les développements immédiats qui vont suivre. Elle permet de comprendre la différence entre la volonté juridique du sujet et la Volonté schopenhauerienne à laquelle celui-ci est soumis. La première est individuelle et libre quand la seconde, dotée d’une majuscule, est universelle et tyrannique. La première est rationnellement argumentée quand la seconde est scientifiquement insondable. Mais c’est la seconde qui est première…
Si l’irrationnelle volonté prend en otage l’intelligence du raisonnement juridique, c’est qu’elle exerce sur la décision consciemment adoptée par le sujet, telle un tyran, une pression irrésistible que les tenants du réalisme juridique contemporain ont systématisée en élaborant une théorie – impuissante – des contraintes juridiques. Une théorie qui s’avère en effet incapable de dévoiler l’explication ultime d’une décision juridictionnelle. C’est qu’à l’instar de toute théorie juridique et de manière générale, de toute science dont Schopenhauer connaissait l’inaptitude à connaître l’essence intime du monde, la théorie des contraintes juridiques ne peut ni décrire ce qu’est une bonne décision de justice – ce de quoi, comme toute théorie positiviste, elle est consciente – ni même arrêter la chaîne de causalité des phénomènes qui permettrait de connaître la raison ultime d’une décision. En somme, la science du droit ne peut rationaliser son objet ni a priori ni a posteriori. Elle est conduite à reconnaître ses limites.
B. La tyrannie de la Volonté et l’impuissance de la théorie des contraintes juridiques
Il n’est pas vain de rappeler, pour bien saisir la signification de l’émotivisme schopenhauerien, que l’usage du concept de Volonté n’est pas systématiquement lié au volontarisme dans son acception classique (1). La tyrannie de la volonté qui s’exerce sur le sujet rend vaine toute tentative de rationalisation de la science du droit dont les artisans doivent bien prendre conscience, à la lumière du pessimisme schopenhauerien dont l’émotivisme juridique porte l’empreinte, que l’horizon ultime de la décision relève de l’absurde et de la contingence (2).
1. Volonté schopenhauerienne versus volontarisme juridique
Dans la tradition philosophique occidentale, le volontarisme désigne, essentiellement depuis Duns Scot et plus tard René Descartes, une approche éminemment réflexive de la volonté qui alimentera l’illusoire mais néanmoins puissante théorie du libre arbitre. Chez le philosophe pessimiste allemand, la volonté n’est pas un concept lié à cette doctrine subjectiviste dans la mesure où l’individu est son objet. Si l’homme, selon Schopenhauer, peut faire ce qu’il veut, il ne veut pas ce qu’il veut. C’est la volonté dont il n’est que l’objectivation, et non lui-même, qui est absolument libre. La volonté est tyrannique dans la métaphysique schopenhauerienne parce que l’individu, qui n’en est que l’objectivation, en est l’otage inconscient. En soi, la volonté est une. Elle est le monde et ne saurait donc être la propriété intime du sujet qui ne peut revendiquer que le monopole de l’intellect, simple attribut physique de son être et inféodé, de surcroît, à l’indivisible et métaphysique volonté. Ce rappel est nécessaire pour bien comprendre le lien entre le concept schopenhauerien de volonté et l’irrationalisme des conceptions émotivistes de la justice dont la théorie des contraintes argumentatives est une brillante illustration. Or, l’importance qu’a toujours occupée le concept de volonté dans la vaste doctrine positiviste chez les juristes donne à penser au contraire que le juge est un être libre par cela même que sa décision est un choix politique maquillé en raisonnement juridique. Revisitée à la lumière du concept schopenhauerien d’objectivation de la volonté, la notion de volonté nous invite plutôt à comprendre qu’en réalité le juge, toujours dans cette perspective généalogique, est un objet de sa volonté. Otage de sa volonté, il est en effet soumis à des contraintes dont ses propres émotions constituent un avatar non négligeable. La théorie des contraintes se donne pour tâche, une fois acquise l’idée que la décision est le fruit de la volonté au service de laquelle l’intellect ne tient que le rôle de suppléant, de dévoiler les motifs sous-jacents et déterminants qui permettent d’expliquer rationnellement la décision… irrationnelle. La rationalité ne se loge pas dans la décision qui n’est que l’impur produit d’une émotion, mais dans l’explication de la décision, dans son dévoilement, dans sa généalogie. Est rationnelle l’étude, par le juriste savant, des contraintes émotionnelles qui ont agi sur le juge en amont de sa décision et non l’acte de juger. Mais si la science du droit peut expliquer rationnellement et a posteriori le déroulé psychique d’une décision prise par le juge, elle ne saurait en revanche, sous l’oriflamme de la raison, la fonder a priori. La nuance ainsi mise en lumière permet de reconnaître la théorie des contraintes comme une théorie scrupuleusement conforme à la méthodologie positiviste qui est fondée sur la distance entre la science du droit, empreinte de rationalité et son objet, le droit, reflet du monde comme volonté. Une volonté dont le juge n’est pas maître car il n’en est, à l’instar de « l’individu schopenhauerien », que l’objectivation.
C’est qu’en effet, et là réside le cœur de l’émotivisme qu’on ne doit jamais désolidariser de la démarche généalogiste schopenhauerienne et nietzschéenne, le juge n’est pas maître de ses émotions. Juridiquement libre, il est causalement déterminé et ne saurait donc être un sujet souverain. Si la science du droit est inapte à fonder a priori et rationnellement une décision judiciaire, la science causale du comportement des juges est capable de découvrir a posteriori les raisons qui ont porté le juge à prendre telle décision. Telle est la fonction d’une étude généalogique de la décision qui permet, dans le cadre d’une herméneutique émotiviste, de comprendre ce que représente réellement un raisonnement judiciaire, davantage dominé par la volonté que par la connaissance. Aux États-Unis, une branche importante de la philosophie, la philosophie morale dite expérimentale, est parvenue à des conclusions qui s’avèrent étrangement illustratrices de cette tyrannie schopenhauerienne de la volonté. La philosophie morale expérimentale, comme le rappelle Ruwen Ogien, « mêle l’étude scientifique de l’origine des normes morales dans les sociétés humaines et animales et la réflexion sur la valeur de ces normes ». Son programme épistémologique est donc très proche de la méthode causaliste de la théorie des contraintes qui est une exploration généalogiste des facteurs objectifs ayant présidé à l’élaboration des normes juridictionnelles. Expérimentale, cette méta-éthique produit ses résultats à partir de tests de pensée consistant à interroger des panels d’individus pour connaître leurs réactions face à des dilemmes moraux. L’un des plus célèbres est celui du « tramway qui tue » qu’a imaginé Judith Jarvis Thomson dans les années quatre-vingt. Ce test a fait tant couler d’encre qu’il en est presque résulté une science, la « tramwayologie », dont se targuèrent certains auteurs. Un témoin aperçoit un tramway, roulant à vive allure, dont le conducteur est victime d’un malaise. La situation l’inquiète d’autant plus qu’il constate également, sur la voie qu’emprunte le tramway, la présence de cinq ouvriers occupés à des travaux de maintenance. Par chance, le témoin découvre à ses pieds un levier d’aiguillage et se dit qu’en l’actionnant, il pourra faire dévier le tramway, que le conducteur ne maîtrise plus, vers une voie secondaire et épargner de la sorte la vie des cinq traminots. Mais l’opération n’est salutaire qu’au prix de devoir « dévier la fatalité » au détriment d’un ouvrier qui travaille sur cette voie alternative. Judith Jarvis Thomson a donc demandé aux personnes interrogées, sélectionnées selon divers critères liés à l’âge, la profession et l’origine socio-professionnelle, s’il était moralement souhaitable que le témoin opère d’urgence l’aiguillage tout en sachant que l’opération allait conduire à sacrifier une personne pour en sauver cinq. Elle recueillit 89 % d’opinions favorables. Puis elle leur soumit une autre hypothèse aux termes de laquelle notre témoin aperçoit ce train fou du haut d’un pont qui enjambe la voie ferrée. Il n’y a cette fois-ci qu’une seule voie sur laquelle travaillent toujours cinq ouvriers, mais, sur ce pont, un passant de très forte corpulence regarde aussi la scène, aux côtés du témoin. Celui-ci réalise qu’en poussant l’énorme individu et en le jetant sur la voie, il peut sauver la vie des cinq traminots en se servant de son corps qu’il utilise comme projectile. Mais c’est au prix de la vie du pauvre individu sur le corps duquel le tramway arrêtera sa course. La perspective suscite alors, chez les personnes interrogées, une réaction opposée à celle que leur inspirait la première hypothèse puisque seulement 11 % d’entre elles jugèrent le sacrifice moralement souhaitable. En mettant en perspectives les deux réactions, il est frappant de constater le fossé qui sépare la logique rationnelle et la contrainte émotionnelle. Dans le premier cas de figure, les personnes sondées acceptent qu’un homme voie sa vie arrachée dans le but de préserver celle des autres et tournent ainsi le dos à la morale kantienne qui exige que nul ne doive traiter son prochain comme un moyen. En mesurant l’effet positif (cinq vies épargnées) qu’est susceptible d’entraîner l’instrumentalisation d’un homme, elles sont conséquentialistes. Dans le second scénario, elles rejettent cette solution et quand bien même le respect de l’intégrité physique d’un individu peut avoir des conséquences catastrophiques, elles ne veulent pas déroger à l’idéal kantien qui ordonne de traiter son semblable comme une fin, quel que soit le coût pouvant résulter de l’application de ce principe. Elles sont alors déontologistes. Comment expliquer, dans ces conditions, une telle asymétrie dans la façon de juger la moralité de deux actions qui conduisent pourtant, d’un point de vue conséquentialiste, au même résultat ? C’est que dans un cas, celui qui implique le simple maniement du levier d’aiguillage, le rapport à l’homme, dans son sacrifice nécessaire à la survie des cinq traminots, n’est qu’indirect quand il est physique dans l’hypothèse où le même but ne peut être atteint qu’en s’en prenant directement à son corps. Où l’on voit que la volonté, au sens que lui prête Schopenhauer, est autrement plus puissante et plus déterminante que l’intellect. Dans ce dilemme, la seule mobilisation de la raison conduirait à regarder les deux alternatives comme rigoureusement équivalentes. Mais c’est l’émotion résultant de la relation entre les corps, abstraite dans un cas, physique dans l’autre, qui oppose violemment, dans notre intellect – simple miroir de la volonté – les deux alternatives l’une par rapport à l’autre.
Le pessimisme que renferme cette conception émotiviste de la décision est d’abord épistémologique en raison de la thèse de l’impuissance de l’intellect à s’imposer pour discriminer rationnellement entre le juste et l’injuste. C’est en effet la peur du contact physique avec un corps qui détourne le sujet d’un objectif que la raison lui commandait pourtant d’atteindre. Cette tyrannie de l’émotion est celle qu’éprouvent, dans toute polémique, les protagonistes de la controverse qui voient l’issue de leur débat davantage dictée par des considérations d’autorité liées à la peur ou l’émotion – celles qu’inspire l’adversaire – que par des facteurs purement intellectuels. C’est que le pessimisme d’une telle méta-éthique, par-delà sa dimension épistémologique, est aussi anthropologique eu égard à l’assimilation de l’échange d’arguments au combat aveugle entre personnes et entre caractères. Sauf à adhérer à une forme d’optimisme habermassien qui invite à déceler dans l’éthique communicationnelle une vertu objectivante ouvrant à des interlocuteurs abstraits et désincarnés l’accès conscient à une vérité axiologique, fût-elle contingente, la controverse en matière éthico-morale demeure, dans la philosophie de Schopenhauer tout comme dans la Wertfreiheit wébérienne, constitutive de l’usage de la force et de l’autorité. C’est que le dénouement de toute controverse tourne toujours en faveur de celui qui prononce le dernier mot ou qui, en raison de ses atouts, parvient à convaincre son interlocuteur ou à séduire son auditoire si, au terme d’une convention, ce dernier est érigé en arbitre. Autrement dit, la discussion éthico-morale est une compétition qui se conclut par la victoire du meilleur. Elle est consubstantielle au monde de la force et de la ruse qui exercent irrésistiblement leur contrainte sur l’orientation du débat.
Telle est l’une des thèses que soutient Schopenhauer dans son bref essai, L’art d’avoir toujours raison, écrit à Berlin en 1830 mais publié pour la première fois en 1864. En consacrant toute une étude à la volonté dans la philosophie de Schopenhauer, un auteur, Gabriel Péron, fait allusion à cet essai en soulignant que dans la polémique, « bien que l’on s’oppose à coups d’arguments rationnels, on a affaire non pas à deux intellects échangeant leurs vues, mais à deux Volontés se mesurant ». Deux Volontés qui se mesurent, se défient et se neutralisent jusqu’à ce que l’une d’entre elles l’emporte sur l’autre à l’instar des motifs se heurtant les uns contre les autres dans le for intime d’un homme en train de décider. Dans la métaphysique de Schopenhauer, la motivation qui oriente le sujet est ontologiquement analogue à la causalité. Elle joue le rôle que les juristes d’obédience réaliste prêtent aux contraintes argumentatives dans les choix opérés par le juge. Les motifs qui agissent sur l’intellect seraient de la même nature que la force d’attraction qui agit sur les corps et les astres dans les conditions de la loi établie par Newton. Comme l’écrit Gabriel Péron, « causalité et motivation sont donc [chez Schopenhauer] deux phénomènes identiques en essence, qui diffèrent seulement en degré ». C’est que le pessimiste de Francfort n’établit aucune différence ontologique entre la force qui anime la pierre dans sa chute et celle qui détermine l’homme dans ses actions. Dans l’un comme dans l’autre cas, il perçoit la même volonté. La causalité, l’excitation et la motivation participent de la même essence. Soumises au temps, à l’espace et à la pluralité, elles sont les formes de la représentation par lesquelles se manifeste la volonté soustraite, quant à elle, au temps, à l’espace et à la pluralité. Elles ne diffèrent qu’en termes de degré : la cause qui entraîne le mouvement des corps inorganiques (la pesanteur), l’excitation qui provoque celui du monde organique (l’instinct) et la motivation qui mobilise l’action des hommes (le mobile) ne sont que les différents degrés d’objectivation de la volonté qui se distinguent du plus aveugle vers le plus raffiné. Seule la volonté est sans cause, grundlos et absolument libre. Tout le pessimisme schopenhauerien repose sur cette contradiction entre l’universalité de la Volonté comme chose en soi et la multiplicité de ses manifestations phénoménales que constitue ce que le maître allemand appelle, dans le cadre de son dualisme platonico-kantien, la représentation. Si l’essence de la Volonté, foncièrement une et indivisible, est de s’affirmer, toutes les manifestations vivantes qui la constituent au niveau de l’illusoire représentation, sont autant d’affirmations les unes en concurrence avec les autres et n’ont d’autre sort, dès lors, que de se nier les unes les autres. Le pessimisme philosophique représente le monde comme une contradiction insoluble qui n’est pas sans rappeler la conception hobbésienne de l’état de nature. Hobbes est fréquemment cité, au demeurant, dans l’œuvre de Schopenhauer. Cette conflictualité intrinsèque dont le monde comme volonté est affecté illustre, chez Schopenhauer, l’idée que ce monde, orphelin de toute source extérieure, cause de lui-même, est condamné à s’alimenter lui-même à partir de lui-même… donc à se consommer, à se nier. Tout se passe comme si le monde, n’ayant d’autre origine que lui-même, n’avait d’autre issue que de s’affirmer contre lui-même. Nulle résolution possible, dans le système de Schopenhauer, qui permettrait au mal d’accoucher d’un bien à l’instar de ce qu’affirme l’optimisme leibnizien ou la dialectique hégélienne. Le pessimisme schopenhauerien est un pessimisme philosophique qui prend acte, de façon lucide, de l’absurdité du monde.
2. L’absurde comme horizon ultime de la décision
Le pessimisme schopenhauerien révèle en effet l’absurdité de ce monde comme volonté, absolument libre et soustrait à toute raison (grundlos). Il en révèle l’absurdité en l’opposant à la cohérence du monde comme représentation, illusoire et simple reflet du monde comme volonté, rationalisable et susceptible d’explication. Tandis que le premier est absolument souverain, le second est totalement captif et enfermé dans les rets de la causalité, quel que soit le degré d’objectivation par lequel s’exprime la volonté. Si la théorie des contraintes, en tant qu’elle est une représentation, se donne pour tâche de faire l’inventaire des causes qui déterminent le comportement du juge, elle est incapable, en dernière analyse, de déterminer l’origine de ces causes qui ne relève plus de ce que Schopenhauer appelait le monde comme représentation mais qui se perd dans les sables de ce qu’il nommait le monde comme volonté. Le pessimisme épistémologique du réalisme juridique contemporain réside en ceci que le savant juriste est bien conscient du caractère absurde de la volonté.
La principale conclusion à laquelle parvient la théorie des contraintes consiste dès lors à opposer à la liberté du juge à l’égard de la norme dont il détermine souverainement la signification par le canal de l’interprétation, la prévisibilité de son comportement. Qu’énonce en effet, dans son exactitude, cette théorie sinon que l’affranchissement du juge à l’égard de toute obligation juridique, conséquence du caractère volitionnel de l’acte d’interprétation, serait tempéré par des contraintes qui détermineraient son comportement ? Si la théorie réaliste de l’interprétation plonge le juge, au regard de la normativité, dans le puits sans fond de l’irrationalité, dans l’univers insondable de cette Volonté qui dans l’esprit de Schopenhauer, encore une fois, est grundlos, soustrait à la causalité, elle s’accompagne d’une théorie des contraintes qui use de la causalité pour déchiffrer l’enchaînement des motifs déterminant le comportement du juge dans l’usage de sa liberté normative. Une causalité à laquelle le juge, en revanche, en tant qu’objectivation de la volonté, est totalement inféodé car son comportement, en tant que phénomène, est rationalisable et prévisible.
Pour bien comprendre cette opposition entre le caractère insaisissable de la volonté au contenu de laquelle le positivisme juridique, dans le prolongement du pessimisme schopenhauerien, ne prétend pas épistémologiquement accéder, et la prévisibilité de l’attitude du juge à laquelle s’intéresse la théorie des contraintes juridiques, il convient, rappelons-le, de bien saisir la différence entre la situation du juge et le statut de cette Volonté dont ce juge, en tant qu’individu, n’est que la simple objectivation. Le comportement du juge, simple objectivation de la Volonté, relève du monde comme représentation et se déchiffre aisément à la lumière du principe de causalité quand la Volonté, au contraire, échappe à toute représentation, à toute causalité et ne peut faire l’objet d’une connaissance scientifique. Prenons à cet égard, pour terminer, l’exemple du célèbre arrêt Koné par lequel le Conseil d’État prit la décision de dégager un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLF) en l’opposant, en guise d’écran constitutionnel, à l’application d’un traité international. La contrainte d’où résultait ce choix résidait dans le rang formellement législatif de ce principe qui figurait dans une loi de 1927 aux termes de laquelle il est interdit d’extrader une personne pour des motifs d’ordre politique. Or, M. Koné, activiste politique, était sous le coup d’un décret d’extradition vers le Mali, pour des motifs de cet ordre, pris en conformité avec un traité franco-malien régissant les conditions de la procédure entre les deux pays. La Haute instance administrative ne pouvait donc pas, sans désavouer sa propre jurisprudence Nicolo qui assume les conséquences logiques de l’article 55 de la Constitution en faisant prévaloir les traités sur les lois contraires, opposer cette législation de 1927 au traité franco-malien. Si la contrainte est considérée comme « juridique » parce qu’elle est inhérente à l’appartenance du Conseil d’État à un système juridique dans lequel s’insère sa propre jurisprudence, elle obéit au principe de causalité parce que le savant juriste, connaisseur de la jurisprudence administrative, comprend que le Conseil d’État ne pouvait pas agir, pour satisfaire la requête de M. Koné, autrement qu’en hissant le contenu de la loi de 1927 au rang de principe à valeur constitutionnelle.
Mais si le savant juriste peut apaiser son étonnement scientifique à la lumière de sa connaissance de la jurisprudence administrative, il ne perçoit dans cette élucidation que l’écorce superficielle du mécanisme, son déroulement causal soumis au principe de raison suffisante et enfermé dans le monde comme représentation. La question de savoir pour quelles raisons le Conseil d’État ne veut pas remettre en cause la jurisprudence Nicolo relève d’un autre registre que celui, d’ordre causal, qui permet de comprendre l’usage d’un PFRLF comme l’unique moyen de satisfaire le requérant sans transgresser ladite jurisprudence. C’est alors une question qui relève du monde comme Volonté. Loin de relever de l’étonnement scientifique que peut apaiser le recours à la causalité, elle participe bien plutôt de ce que Schopenhauer appelait, dans sa métaphysique, l’étonnement philosophique devant lequel la science juridique est impuissante. Elle n’a pas de réponse savante et se perd dans des sables au fond desquels la théorie des contraintes ne saurait s’enfoncer. Dans cette affaire précise, en effet, quiconque cherche à comprendre pourquoi le juge aspire à la stabilité de sa jurisprudence ne peut trouver satisfaction que sur le terrain de la psychologie et des valeurs qui échappe à toute explication d’ordre causal (conservatisme, besoin d’entretenir la crédibilité de l’institution, aversion pour le désordre juridique, souci d’honorer les engagements internationaux de la France et autres inclinations que la raison ignore…). En amont de toute décision prise par l’acteur juridique, il existe un seuil souterrain en-deçà duquel le juriste savant doit renoncer à toute entreprise de rationalisation. C’est dans cette humilité d’inspiration kantienne, dans cette reconnaissance des limites de la raison caractéristique du pessimisme épistémologique d’Arthur Schopenhauer, disciple d’Emmanuel Kant, que chacun reconnaîtra les traits essentiels du positivisme juridique, au sens que Bobbio lui donnait en désignant sous ce terme la méthodologie de la connaissance du droit. C’est en ce sens que le positivisme juridique, dans son scepticisme épistémologique, partage avec Schopenhauer cette conviction selon laquelle il existe un horizon, celui des valeurs constitutives du monde comme volonté, au-delà duquel la science doit humblement confier le relais à la métaphysique. Voilà en quoi réside l’irrationalisme du positivisme juridique et de toutes les doctrines qui en émanent, à l’instar de la théorie réaliste de l’interprétation. Le juriste d’obédience positiviste est conscient que nul ne peut se passer de métaphysique dès qu’il s’agit de porter le regard sur l’insondable univers des valeurs.
Disciple de Kant et conscient des limites de la raison, Schopenhauer est pessimiste parce qu’il considère que ce qu’on regarde habituellement comme la logique structurante du monde, que les Anciens dénommaient le cosmos et que les Modernes interprètent à la lumière du principe de causalité, n’existe qu’au sein de notre intellect. Ce que le pessimiste de Francfort appelle le « principe de raison suffisante » n’est autre que la représentation, dans notre esprit, d’un chaos – Schopenhauer dira une « Volonté » – sans motifs et sans buts. Le pessimiste est celui qui est capable de faire le deuil de tels motifs et de tels buts et de comprendre, pour ce faire, que ces motifs et ces buts ne sont que « ma représentation » comme l’indique, au demeurant, l’incipit du Monde comme volonté et comme représentation. L’attitude inverse qui consiste à tenir pour réelle cette représentation cosmique, cette causalité imaginaire qui n’a d’existence que mentale, c’est la recherche désespérée d’un monde ordonné et finalisé, d’un cosmos. C’est cet optimisme qui interdit de s’accommoder de la vacuité du monde et qui, dès lors, fait espérer le bonheur, l’avènement d’un sauveur ici-bas ou la poursuite de l’existence au-delà, en répandant la souffrance que suscite une telle attente. Dans l’univers spécifique des juristes, ce sont les jusnaturalistes qui incarnent cet optimisme dès lors qu’en usant des chimères du droit naturel pour juger la qualité bonne ou mauvaise du droit positif sous la bannière de la raison, ils sont ces pessimistes malheureux qui ne se contentent pas de la contingence de celui-ci. L’essayiste Frédéric Schiffter qui revendique ce pessimisme schopenhauerien définit ainsi les optimistes comme des pessimistes malheureux tandis que ceux qui se réclament du pessimisme philosophique seraient à ses yeux des pessimistes heureux. « En cela, écrit-il, tout le monde est pessimiste. Chaque humain éprouve intimement l’inconsistance et l’absurdité de son existence et sait qu’il n’est qu’une monade acosmique livrée à la dissolution de toute chose. Simplement, il existe deux manières de vivre avec ce sentiment ». Et l’auteur d’opposer à la posture heureuse du détachement, celle qui consiste à s’efforcer de courir après le bonheur au risque de sombrer dans l’inquiétude et la désillusion. Le détachement est l’attitude par excellence du pessimiste heureux. Qu’il me soit permis de souligner qu’il est le style d’homme que je perçois toujours derrière l’élégante posture de Michel Troper affirmant, contre le sens commun, que la loi est ce que le juge dit qu’elle est. Si le diagnostic est qualifié d’absurde par quiconque cultive l’optimisme légaliste et naïf des théories cognitivistes du droit, il renvoie à une conception émotiviste des valeurs dont la connaissance intime n’est pas à la portée de la science du droit et dont la référence ultime n’est rien d’autre que l’absurdité du monde comme volonté.
Alexandre Viala
Alexandre Viala, agrégé de droit public, est professeur à l’Université de Montpellier où il enseigne le droit constitutionnel et la philosophie du droit. Il dirige le CERCOP (Centre d’Études et de Recherches Comparatives, Constitutionnelles et Politiques) et le Diplôme d’Établissement de Philosophie du droit. Il est notamment l’auteur d’un manuel de Philosophie du droit aux éditions Ellipses (2010). Son article, présent dans ce volume et consacré à la théorie réaliste de l’interprétation, s’inscrit dans le prolongement d’un essai qu’il vient de publier aux éditions Mare et Martin sur la pensée juridique d’Arthur Schopenhauer : Le pessimisme est un humanisme. Schopenhauer et la raison juridique, Paris, Mare et Martin, 2017.