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e livre dont nous présentons ici la traduction a fait date. Le juriste allemand Otto von Gierke (1841–1921), dernier représentant majeur de la branche « germaniste » de l’École historique du droit, y tire de l’oubli la pensée de Johannes Althusius, juriste calviniste (1557/63–1638) reconnu depuis la parution de ce livre comme l’une des figures clés de la pensée politique européenne. Paru en 1880 sous le titre Johannes Althusius und die Entwicklung der naturrechtlichen Staatstheorien, l’ouvrage connut trois éditions successives du vivant de son auteur. Aujourd’hui traduit en anglais, en italien et en japonais, il était encore un livre de référence sous Weimar. Les juristes allemands de l’entre-deux-guerres étaient nourris des livres de Gierke, en particulier de celui-ci.

Pourtant, en France, Gierke est quasiment inconnu. On pourrait dire de lui ce qu’il écrivait d’Althusius au début de ce livre : « On l’évoque certes, çà et là, en quelques lignes, dans les histoires des idées politiques. Mais dans les écrits les plus sérieux et les plus importants de cette discipline, il règne [à son] sujet un profond silence ». Comment expliquer la méconnaissance presque complète en France de cet auteur peu cité par les juristes, les historiens et les philosophes français ? Cela tient-il à l’objet de ses recherches, qui portent en premier lieu sur les groupes infra-étatiques, plutôt que sur l’État, et qui accordent une si grande place au Moyen Âge, alors que la science politique française aime à passer directement d’Aristote à Machiavel ? Gierke admettait que ses recherches l’entraînaient dans des « régions vraiment désertiques » (« durch recht öde Gebilde »). Il pressentait qu’il faudrait attendre longtemps avant qu’un autre chercheur s’aventure sur les mêmes terres que lui.

Présenter Gierke au public francophone suppose d’abord de faire sortir cet auteur de l’oubli. C’était la tâche même que Gierke se donna vis-à-vis d’Althusius. Situation étrange, puisqu’il est clair qu’à maints égards, Gierke s’identifiait à Althusius : comme lui, il était à la fois un homme de science et un juriste engagé. Comme lui, il plaidait pour une plus grande autonomie des villes et des divers groupes sociaux dans la politique. Il est d’ailleurs frappant que ce qui suscite la discussion dans la pensée d’Althusius depuis quelques décennies est aussi ce qui fait discussion chez Gierke : a-t-on affaire à une pensée féconde pour le présent ou à une pensée inactuelle ? Peut-on y chercher le modèle d’une politique post-nationale et post-moderne ou s’agit-il d’une pensée irrémédiablement prémoderne (Althusius), une pensée d’antiquaire (Gierke), habitée par des problèmes « secondaires et posthumes », comme l’écrivit méchamment Carl Schmitt ? Cette pensée est-elle démocratique ? A-t-elle un intérêt avant tout du point de vue sociologique, ou du point de vue juridique ?

Le fait de traduire tardivement cet ouvrage offre la possibilité d’en faire une présentation critique. Il ne s’agit pas de nier que, par certains aspects, les travaux de Gierke ont vieilli. Dès la première réception, autour de la Première Guerre mondiale, ses disciples ont trouvé vains ses efforts pour relier l’idée de Genossenschaft à l’héritage germanique et national. Mais cela ne les a pas empêchés de s’inspirer de lui, à commencer par Hugo Preuss, le principal rédacteur de la Constitution de Weimar et par Hugo Sinzheimer, le père du droit du travail allemand. Et l’on ne peut que souligner la facilité avec laquelle ces gierkiens de la première heure, de même que plus tard, lors de la deuxième réception, Ernst Fraenkel, Hermann Heller et Otto Kahn-Freund, ont dépouillé les travaux de l’historien du droit de leur habit nationaliste et « germaniste » pour les rendre actuels.

Aujourd’hui, certaines voix s’élèvent pour dire que la pensée gierkienne est éminemment actuelle. C’est le cas de Martin Peters et de Giacomo Marramao, qui estiment que Gierke est l’un des penseurs clés qui permet de penser la politique « après le Léviathan », et qui pronostiquent un revival de sa pensée depuis une vingtaine d’années. C’est également le cas de Maurizio Fioravanti, qui affirme que le juriste « n’est pas arrivé trop tard, alors que le monde des Genossenschaften s’était évanoui, mais trop tôt, à une époque où le pouvoir centralisé avait encore l’ambition d’être l’unique point de référence de la collectivité ».

De fait, on peut penser que l’actualité de Gierke n’attend qu’à être révélée. Dans la littérature critique la plus récente, la recherche d’un antagonisme sérieux à la forme étatique de la politique amène à revaloriser les expériences locales sous la forme du municipalisme. La question du fédéralisme est posée à nouveaux frais, en relation notamment avec la construction européenne. La recherche d’alternative à la civilisation déterminée par le capitalisme et la lutte contre la monopolisation de l’accès à certaines catégories de biens par des fractions de la population se fait depuis quelques temps sous le nom de la reconquête du « commun ». Or, les recherches actuellement en cours sous les noms de « municipalisme », de « fédéralisme », de « commun » pourraient trouver des ressources quasiment inépuisables chez cet auteur qui n’a pas influencé par hasard la tradition du constitutionnalisme, du fédéralisme et du socialisme anglo-saxon.

D’une part, Gierke élabore une histoire critique du concept de souveraineté, une Begriffsgeschichte dont ce livre propose un condensé par rapport à son œuvre maîtresse, les quatre volumes du monumental Das deutsche Genossenschaftsrecht (1868–1913). Les travaux de Maitland, de Figgis et ceux désormais classiques d’E. Kantorowicz sur le « double corps du roi » ont bénéficié d’un regain d’intérêt dans la recherche internationale des dernières décennies, qui questionne intensément le processus de formation de la souveraineté. Ne serait-il pas logique de remonter aux recherches pionnières de Gierke, puisqu’il a influencé chacun de ces auteurs ? En soulignant que le droit est plus originaire que l’État, Gierke appelait à un supplément d’enquête à propos des « évidences » de la doctrine continentale de la souveraineté. Il invitait à examiner de plus près la bifurcation des traditions juridico-politiques de l’Occident qui eut lieu dans la phase de profondes transformations qui sépare le Moyen Âge de la modernité. Ce qui sembla fécond à Maitland, à Figgis et à E. Kantorowicz.

D’autre part, Gierke place la question de la propriété privée au cœur de sa réflexion. Avant Max Weber, il met en lumière les conditions communautaires de l’appropriation. Il conçoit la propriété privée libre comme la limite extrême d’un processus d’appropriation qui est à l’origine toujours celui de communautés déterminées. Il s’oppose par là à la conception des Pandectes qui fait de la propriété privée un droit absolu de l’individu, mais aussi aux théories jusnaturalistes de la propriété des xviie et xviiie siècles qu’il étudie dans le présent ouvrage et qui légitiment l’appropriation privative de façon normative.

Le but de Gierke est de proposer un changement profond du rapport à la propriété. Force est de constater qu’à cet égard, sa pensée n’a pas perdu son actualité. En misant non pas sur une extension infinie et autoritaire du domaine de la propriété publique, mais sur la construction de la propriété sociale dans les groupes organisés, et sur des institutions sociales et juridiques précises (le contrat de mariage, le contrat de travail, le contrat de location, la propriété dans l’entreprise, dans l’association et dans le syndicat, le traitement de l’endettement de longue durée, etc.), il est proche de certaines redéfinitions actuelles du socialisme.

Ces thématiques suffiraient à imposer Gierke comme un auteur crucial pour penser la crise actuelle de l’État-nation et la polyarchie de l’âge global si son œuvre était moins difficile d’accès. Or, difficile d’accès, l’œuvre du professeur berlinois l’est surtout matériellement : véritable « mare magnum », elle comprend environ 10 000 pages manuscrites. Elle est peu traduite, et souvent, les originaux eux-mêmes sont absents de nos bibliothèques. De plus, l’ouvrage majeur, Das deutsche Genossenschaftsrecht, est publié en caractères gothiques. Notons enfin que les titres de certains ouvrages de Gierke portent à confusion : qui peut se douter que « Le droit corporatif allemand » renferme une histoire globale du droit européen ? Ou que l’Althusius est un livre sur la genèse de la modernité politique ?

L’appréciation générale de la pensée de Gierke fut extrêmement contrastée. Le juriste eut la réputation d’être un incurable romantique, un défenseur des seules libertés germaniques, un auteur qui n’a pas saisi l’aspect nodal de la séparation de l’État et de la société. À force de mettre en avant la réconciliation de l’unité et de la pluralité, Gierke ne fait-il pas passer à l’arrière-plan l’égalité et la liberté ? Ne ferme-t-il pas la voie à la démocratie, en minorant le caractère conflictuel de la société et des relations entre les groupes ? Son projet était de trouver des freins à l’individualisme effréné dans une Europe bouleversée par la révolution industrielle, en faisant le détour par les villes et les corporations du Moyen Âge, interprétées comme libérales. Il parut faible en comparaison de la « philosophie totale » de Marx. À cela s’ajoute que les juristes nazis instrumentalisèrent sa pensée. Ils se servirent de son nom pour magnifier le « droit germanique » et pour expulser le droit romain de la science juridique, ce qui porta un coup fatal aux études gierkiennes.

Si Gierke joua un rôle crucial dans la constitution d’une science du droit nationalisée, comme Savigny au début du xixe siècle, Maitland en Angleterre ou Michelet en France, il est indéniable qu’il fut aussi l’un des précurseurs de la sociologie du droit. Son influence sur les socialistes et les sociologues fut importante avant 1945. Parce qu’il pensait que le droit naît « par en bas » – des groupes sociaux eux-mêmes –, le professeur berlinois a sociologisé le droit par son matériau. Non pas qu’il fût lui-même sociologue ou socialiste : la sociologie n’était pas encore une science constituée à la fin du xixe siècle et il jugeait que le socialisme mène à l’État autoritaire. Cependant sa pensée appelait des transformations qui se produisirent après lui.

La recherche actuelle réinscrit la pensée gierkienne dans le contexte des échanges intenses entre théorie juridique, philosophie et les sciences sociales qui caractérisent la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle. Elle commence à faire apparaître le théoricien de la Genossenschaft comme une figure incontournable des sciences sociales européennes. L’Althusius montre d’ailleurs qu’il est lui-même un excellent théoricien des échanges conceptuels entre le droit, la philosophie et le point de vue qui sera bientôt celui de la sociologie.

George Gurvitch donna le coup d’envoi quand il déclara en 1932 que Gierke est le père de l’idée de droit social. Plus près de nous, Michael Stolleis et Franz Wieacker ont mis en lumière les traces durables qu’il a laissées dans le droit allemand en donnant une tournure plus sociale au droit civil et, via son élève Hugo Sinzheimer, en préparant l’émergence du droit du travail, dont l’orientation générale vient de Gierke et des gierkiens, comme Alain Supiot, en France, l’a montré.

Si l’influence de Gierke sur les juristes nourris de sociologie en France (M. Hauriou, L. Duguit, R. Saleilles) reste trop peu connue, son influence sur les juristes socio-démocrates de Weimar (O. Sinzheimer, E. Fraenkel, H. Heller) et sur les guild-socialists anglais (G.D.H. Cole, H. Laski) est maintenant reconnue à sa juste mesure. Son influence considérable sur les pères de la sociologie allemande – Ferdinand Tönnies mais aussi Max Weber – est en train d’être réévaluée.

Le juriste Gerhard Dilcher inscrit Gierke dans la tradition de ce qu’Engels appelle le « socialisme de juriste », dans une lignée qui va de Ferdinand Lassalle à Hermann Heller. Il lit son histoire du droit comme « une histoire sociale au sens large ». Dans la même perspective, le médiéviste O.G. Oexle voit dans l’histoire gierkienne du droit une anticipation de l’histoire sociale comparée de l’Europe que Marc Bloch appelait de ses vœux. Oexle est l’un des rares à livrer des réflexions sur les raisons pour lesquelles Gierke est quasiment tombé dans l’oubli après la Seconde Guerre mondiale, oubli qui est une énigme à ses yeux. Il s’étonne que le juriste ne soit pas devenu un classique pour les historiens en Allemagne, lui qui était non seulement un excellent connaisseur du Moyen Âge, mais aussi « le premier et le seul juriste des années 1870 à avoir une vue profonde du fonctionnement économique du capitalisme ». S’il n’a pas rencontré l’écho qu’il méritait chez les médiévistes, selon Oexle, c’est que la naissance de l’État allemand en 1871 fit triompher non pas cette histoire sociale avant la lettre, mais l’histoire politique et nationale dont Georg von Below fut le grand représentant chez les médiévistes du début du xixe siècle. D’après Oexle, il n’est pas indifférent que G. von Below ait à la fois fait de Gierke son adversaire principal (dans son ouvrage classique, Der deutsche Staat des Mittelalters, 1914), attaqué les réformes démocratiques de son élève Hugo Preuß, et mis en cause la scientificité de la sociologie naissante dans une polémique contre Tönnies. C’est que Gierke et les gierkiens offraient des armes pour la pensée critique, sociale et démocratique, même s’ils n’étaient pas des révolutionnaires, et même si Gierke, sur ses vieux jours, était devenu franchement conservateur.

Entre le nationalisme et le socialisme, le droit et la sociologie, Gierke n’est pas un penseur facile à situer. Comme la Sittlichkeit chez Hegel, la Genossenschaft lui sert à réintroduire à la fois le national et le social dans le droit. Mais il est aussi un penseur entre deux époques. Située à la charnière du xixe et du xxe siècles, sa pensée est typique du Kaiserreich et d’une science du droit public traversée de certitudes dogmatiques. Toutefois, sa fameuse polémique contre le positivisme juridique de Laband (« Labands Staatsrecht und die deutsche Rechtswissenschaft », 1883) et sa critique du premier projet du Code civil allemand font de lui la principale voix critique de son temps.

Son maître, Georg Beseler, l’auteur de Volksrecht und Juristenrecht (1843), fut l’un des principaux juristes germanistes du Vormärz, mais aussi un membre de l’Assemblée nationale de la Paulskirche. Gierke appartient comme lui à la tradition libérale. Comme lui, il considère que « le peuple » en tant qu’unité organique crée spontanément du droit. Les germanistes de l’École historique du droit reprochent à Savigny et ses élèves leur intellectualisme et leur individualisme. Pour eux, le droit n’est pas autonome, il dépend des pratiques et des représentations, de l’éthique, de la religion et de la politique, mais aussi de la réalité économique et sociale. À leurs yeux, les romanistes rompent le lien entre l’éthique et le droit, entre l’histoire et la dogmatique juridique. Ils identifient le droit à la science du droit et refoulent l’organicité des groupes humains. Gierke brandit contre eux l’idée de « peuple », mais pour lui l’unité nationale est inséparable de la liberté. Son nationalisme est indissociable de son idéal constitutionnel.

En France aujourd’hui, à quelques exceptions près, Gierke est peu étudié. De son vivant, il trouva des lecteurs enthousiastes en ses collègues Maurice Hauriou, Léon Duguit, Raymond Saleilles et Léon Michoud, qui discutèrent intensément sa théorie de la personne juridique dans le contexte de l’adoption des lois de 1901 et de 1905. Les choses ont changé depuis. L’édition récente des Théories politiques du Moyen Âge (Dalloz, 2008) – le seul livre de Gierke traduit en français – est révélatrice : réalisée à partir de la traduction anglaise, par Maitland, d’une section du volume trois du Genossenschaftsrecht, elle fait précéder la célèbre préface de Maitland d’une autre, qui décourage le lecteur francophone de lire Gierke. Dénoncer comme le fait Jean-Louis Halpérin « le manque évident d’objectivité » d’un juriste qui fut incontestablement, avec Jhering, Laband et Jellinek, l’une des figures majeures de la science juridique de son temps, ne voir qu’« anachronisme, contresens, aberration » dans un livre qu’on réédite et que maints spécialistes jugent toujours irremplaçable n’est pas faire preuve de beaucoup de discernement. Chez les historiens de l’hexagone, l’idée circule que Gierke serait le chantre de l’Ancien Régime, qu’il refuserait la séparation entre droit public et droit privé, rejetterait les droits subjectifs. Gierke tend à être lu à partir de la querelle bien française entre les défenseurs de l’ancienne coutume et les partisans du code civil. En fait cette querelle fait écran : les débats d’outre-Rhin sont tout autres. La pente qui consiste, en France, à faire de Gierke un penseur réactionnaire et à caricaturer son organicisme n’est pas tout à fait contingente. Louis Dumont a montré quel malaise la pensée allemande a introduit, depuis le xixe siècle, dans l’autocompréhension de la société française.

Montrer l’intérêt que présente la lecture de Gierke au public francophone nécessite donc de ratisser quelques malentendus du jardin franco-allemand. Car, le lecteur de ce livre le constatera aisément, Gierke n’est pas « corporatiste » au sens qu’a le mot en français, il est plutôt républicain. Cet historien de la coutume appelle de ses vœux la codification (de la constitution en 1868, et du droit civil). Il défend avec virulence les libertés individuelles et les droits fondamentaux. Il n’attaque pas le droit naturel, mais « les doctrines extrêmes du droit naturel ». Et contrairement aux juristes nazis plus tard, ce juriste marié à une juive ne met pas en cause la distinction du droit public et du droit privé, il ne juge pas que la réception du droit romain en Allemagne ait été une catastrophe. L’idéologie française se confirme elle-même quand elle oppose la coutume réactionnaire et le code civil révolutionnaire, le communautarisme et le républicanisme, la corporation et le droit subjectif. Le but de Gierke n’est pas de retrouver l’unité perdue des anciennes communautés, mais de trouver une synthèse supérieure qui dépasse l’opposition de la loi artificielle et de la coutume organique, et qui inclue les droits de la particularité subjective.

 

Deux livres en un

 

Venons-en maintenant à l’ouvrage lui-même et à la place qu’il occupe dans l’œuvre de Gierke. Quand il publie son Althusius en 1880, Otto Gierke a trente-neuf ans. Il est issu d’une famille de juristes protestants de l’Allemagne du Nord. Son père occupa la fonction de syndic d’une ville, comme Althusius (à Stettin, la ville natale de Gierke), avant de devenir ministre de l’agriculture de Prusse. Celui qui s’appelle encore Otto Gierke (il ne recevra la particule de noblesse qu’au couronnement de sa carrière, en 1911) commence ses études de droit à Heidelberg. Il les poursuit à Berlin, où il soutient sa première thèse, en 1860, à 19 ans. Quelques années plus tard, il soutient sa thèse d’habilitation (intitulée Rechtsgeschichte der deutschen Genossenschaft), publiée en 1868, qui deviendra le premier tome du Deutsches Genossenschaftsrecht. En 1872, il est appelé pour enseigner le droit à l’Université de Breslau, puis il devient le recteur de cette Université en 1882–1883. Il enseigne ensuite à l’Université de Heidelberg, où il ne reste qu’un très court temps. En 1887, il rejoint la plus prestigieuse Université allemande, celle de Berlin. C’est là qu’il acquiert une renommée internationale et qu’il termine sa carrière.

Les années passées à Breslau sont marquées par son mariage avec Lili Loening, qui appartient elle aussi à une famille de juristes et avec laquelle il eut six enfants. Mais aussi par sa rencontre avec le philosophe Wilhelm Dilthey, qui est son collègue à l’Université de Breslau, et qui devient son ami. Ce sont des années très productives pour lui : à Breslau, Gierke travaille non seulement à son livre sur Althusius, mais aussi aux deuxième et troisième volumes du Genossenschaftsrecht, ainsi qu’à son texte contre Laband.

Rédigé alors que l’État allemand avait à peine dix ans, l’Althusius peut se lire comme la défense libérale d’un État national vraiment constitutionnel et vraiment fédéral. Alors que sous le Kaiserreich, la faiblesse du parlement et l’hégémonie de la Prusse menaçaient de transformer la constitution fédérale en pure façade, Gierke y transforme en système « l’esprit de 1848 ». À rebours de la doctrine positiviste de Gerber et de Laband qui dominait la science allemande du droit public, il veut démontrer que le droit naturel est l’une des sources essentielles du droit positif lui-même dans l’État constitutionnel européen.

L’ouvrage paraît un an avant le troisième volume du Deutsches Genossenschaftsrecht (« La théorie de la Genossenschaft et de l’État de l’Antiquité et du Moyen Âge », 1881). Il porte sur le droit naturel moderne, de même que le quatrième volume du Genossenschaftsrecht qui paraît vingt-trois ans plus tard et qui le complète. Il se compose de deux textes hétérogènes. La première partie a pour objet la vie et la pensée d’Althusius. Elle est une version remaniée de la conférence que Gierke a prononcée en l’honneur de Bluntschli le 3 août 1879 à l’Université de Breslau. La seconde partie, beaucoup plus longue, est une enquête généalogique sur certains concepts fondamentaux de la théorie politique moderne (1o le rapport religion–politique ; 2o le contrat social ; 3o la souveraineté du peuple ; 4o la représentation ; 5o le fédéralisme ; 6o l’État de droit).

Pris comme un tout, le livre est moins une monographie sur Althusius qu’une enquête sur la naissance de la théorie moderne de l’État. Si le traducteur américain s’est permis de gommer toute référence à Althusius dans le titre qu’il lui a donné (The Development of Political Theory, Norton, 1939), c’est qu’il porte assez mal son titre. C’est d’ailleurs comme une introduction générale à la pensée politique que l’historien anglais Figgis recommandait à tout étudiant de lire. Comme l’écrit Ernest Barker, qui s’en amuse, Gierke fait d’Althusius « le clou auquel il suspend l’histoire des théories médiévales qui l’ont précédé et des théories modernes qui l’ont suivi ».

L’enseignant de philosophie sait combien sont rares les synthèses sur les concepts de la pensée politique qui incluent l’apport du Moyen Âge et qui savent croiser l’histoire du droit et la philosophie politique. Le présent ouvrage a cet immense avantage. Gierke y livre l’une des rares synthèses qu’il ait écrites sur l’histoire de la pensée politique.

Il y relit l’histoire de la philosophie politique du xvie au xviiie siècles au prisme de deux concepts juridiques : le concept de personne juridique (ou de personne morale) – que les philosophes ont négligé – et le concept de contrat – que les philosophes se sont trop hâtivement appropriés. L’éclairage qu’elle en reçoit est inhabituel.

C’est dans la période qui sépare la Renaissance et la Réforme de la Révolution française que Gierke concentre son enquête. Selon lui, quelque chose d’essentiel se produit pendant ces siècles pour le discours démocratique moderne. Mais il remonte en deçà : c’est au Moyen Âge qu’il voit se mettre en place le discours de la sécularisation, de l’individualisme et du libéralisme. « Toute l’avance que nous avons sur l’Antiquité, écrit-il en 1889, nous la devons au Moyen Âge […], bien qu’il y ait tout de même eu une rupture profonde entre le Moyen Âge et le monde moderne ». Sans nier l’importance de ce qu’il appelle la tendance « antique-moderne » (par quoi il désigne une vue fondée sur l’Antiquité, mais d’esprit moderne), il fait naître la plupart des concepts fondamentaux de la pensée politique moderne à l’époque médiévale, notamment l’idée « de droits inaliénables de l’individu », l’idée d’État de droit, l’idée de souveraineté du peuple, de contrat social et de représentation politique.

La clarté pédagogique de l’exposé (un concept clé par chapitre) donne un cadre à l’érudition foisonnante de Gierke et rapproche l’ouvrage d’un manuel – certes un peu exigeant. En cela, le livre est susceptible d’intéresser les juristes, les philosophes et les historiens qui ne s’intéressent pas en particulier à Althusius ni à Gierke. Comme l’édition italienne, la présente édition suppose que le livre peut trouver son public dans une version allégée, détachée du lourd appareil de notes qui en double quasiment le volume. C’est du moins son pari.

 

La controverse sur Althusius

 

La lecture gierkienne d’Althusius est marquée par une série de thèses qui furent beaucoup discutées. Gierke présente le juriste calviniste comme le premier théoricien moderne de la souveraineté populaire (avant Rousseau), comme le père du principe de subsidiarité et de la théorie du fédéralisme. Pour lui, Althusius est celui qui a transplanté en terre allemande le concept bodinien de souveraineté, mais d’une manière si particulière, qu’on est en droit de voir en lui l’un des pères fondateurs du constitutionnalisme, et finalement, une alternative à la pensée de Bodin. Sous sa plume, la Politique d’Althusius (1603) ouvre une filiation « allemande » du droit naturel, attentive aux communautés. Elle étend la revendication de la « libre égalité » de la religion à la politique, avant que la Guerre de Trente ans et les Traités de Westphalie n’enterrent ses idéaux sur le continent et que les Révolutions anglaises ne les réalisent.

La thèse de Gierke la plus controversée est celle selon laquelle Althusius aurait enclenché la révolution « démocratique » du droit naturel, révolution dont Rousseau serait l’accomplissement. Reprise en France par Pierre Mesnard et par Robert Derathé, cette lecture fut corrigée de façon décisive par Carl Joachim Friedrich, Giuseppe Duso et d’autres. Ces derniers ont mis en évidence le coup de force qui traverse l’interprétation gierkienne : ce que le juriste présente comme une théorie moderne du contrat social serait en fait une pensée typique du Moyen Âge et de son pluralisme juridique.

Aux yeux de Gierke, la Politique d’Althusius se présente comme un système entièrement cohérent qui construit le corps politique sur plusieurs niveaux. Chaque niveau est composé de différents corps symbiotiques ou « consociationes » : familles, corporations, villes, et provinces composent l’Empire (consociatio universalis). La corporation est un ensemble de familles, la ville un ensemble de corporations, la province un ensemble de villes et l’Empire un ensemble de provinces. Les membres d’une association sont les associations du degré inférieur. Selon Gierke, les clés de cette construction sont le principe d’auto-administration (Selbstverwaltung) des associations et le principe du consentement : les décisions ne peuvent être prises à un niveau donné sans le consentement des associations du niveau inférieur. L’idée de souveraineté du peuple serait présente, mais modulée de façon radicale par rapport au Contrat social de Rousseau : le peuple étant une pluralité de corps symbiotiques, aucune place n’est laissée à l’idée d’un pouvoir constituant omnipotent et entièrement originaire. Cette idée est exclue par la nature « fédérale » du corps politique et par le fait que chez Althusius, le fœdus désigne le pacte par lequel le peuple reçoit son pouvoir de Dieu (le pouvoir du peuple est donc en quelque sorte constitué).

Cette modulation de l’idée de souveraineté du peuple ne fait pas sortir pour autant Althusius du cercle des pères de la démocratie moderne aux yeux du théoricien de la Genossenschaft, lequel identifie la démocratie à l’État de droit, de préférence fédéral. La Politique d’Althusius se résume pour lui aux principes suivants : le corps politique se construit par en bas ; il résulte d’un étagement de mandats, à chaque niveau, entre représentés et représentants ; le peuple peut déposer le plus haut magistrat et peut le juger ; le monarque n’est pas distinct d’un agent ou d’un fonctionnaire : son pouvoir est dérivé et contrôlé ; les plus hauts représentants du peuple – les éphores – peuvent destituer le magistrat suprême si celui-ci abuse de son pouvoir.

 

L’interprétation de Carl Joachim Friedrich. — Politologue américain d’origine allemande, théoricien du totalitarisme et traducteur d’Althusius, Carl Joachim Friedrich diffusa la pensée du juriste calviniste aux États-Unis. Althusius fut un peu pour lui ce que Montesquieu fut pour Hannah Arendt : un antidote à « l’absolutisme démocratique » de Rousseau.

Dans l’introduction de sa fameuse traduction de la Politica methodice digesta, parue en 1932 aux États-Unis, puis dans son livre sur Althusius de 1975, C.J. Friedrich affirme que Gierke commet un anachronisme quand il fait d’Althusius le premier théoricien démocrate du contrat social et le prédécesseur de Rousseau. Il souligne que le concept de « contrat social » appartient à une époque ultérieure de la pensée et qu’il présuppose une théorie individualiste, absente de la théorie du syndic de la ville d’Emden. L’expression « pactus societatis », si importante pour Gierke, est rarement utilisée par Althusius. Certes, l’auteur de la Politica attribue la maiestas au peuple et non au prince. Mais sa conception du peuple est telle qu’il est difficile d’en conclure, comme le fait Gierke, qu’Althusius transpose au peuple la souveraineté que Bodin attribue au prince.

Autre objection de Friedrich : Althusius ne dissout pas l’État en un réseau de contrats privés, contrairement à ce qu’affirme Gierke. « Il est plus convaincant de dire qu’Althusius a subsumé toutes les fonctions privées sous une hiérarchie de groupes qui sont tous plus ou moins publics ». Gierke méconnaîtrait le genre dont relève la Politica : il la lirait comme un traité de droit public alors qu’elle traite « de l’ensemble des faits étudiés aujourd’hui par les différentes sciences sociales ». Il ne verrait pas que le modèle de la théorie de la consociatio n’est pas la citoyenneté étatique telle qu’elle s’est construite depuis le xixe siècle au sein du droit public, mais le modèle « politique » et « sociologique » du citoyen de villes libres comme Francfort ou Nuremberg . Friedrich renverse donc l’affirmation de Gierke : à ses yeux le juriste d’Emden transforme le droit privé en droit public quand il attribue des fonctions publiques aux groupes privés.

Notons que dans un corollaire de 1902 de l’Althusius, Gierke précise que le développement de l’idée de fédéralisme a abouti à la « distinction progressive de deux séries d’idées, l’une centrée sur les relations d’État à État, l’autre sur la position des associations infra-étatiques au sein de l’État » et que la pensée d’Althusius se déployait à un moment où cette séparation était encore « incomplète », dans la zone où les deux séries d’idées étaient encore entremêlées. Il souligne ainsi que la distinction moderne tranchée entre droit privé et droit public était étrangère à Althusius. Par conséquent, on peut considérer qu’il est assez indifférent de dire qu’Althusius dissout le droit public dans le droit privé ou l’inverse.

Mais l’objection principale de C.J. Friedrich n’est pas là. Le politologue estime que ce n’est pas « un choix très heureux » de « ranger la construction althusienne sous l’étiquette de “fédéralisme”, comme il est habituel de le faire depuis Gierke ». Le terme « fédéralisme » n’apparaît qu’au xixe siècle. « Faut-il donc appeler “fédéralisme” la relation des groupes et des sous-groupes et le tout symbiotique qu’ils constituent, comme on le fait depuis Gierke ? ». Rien n’est moins sûr selon Friedrich. Althusius proposerait en fait une construction pluraliste et polycentrique du pouvoir plus proche de ce que les Anglais appellent local government que du fédéralisme. La pensée althusienne est pour Friedrich une pensée « sociologique » avant la lettre, proche de celle de Proudhon, une théorie du « consociationisme» qui propose une alternative à l’individualisme possessif, non une théorie du fédéralisme.

Sur ce point aussi, les analyses de Gierke résistent relativement bien à l’objection du politologue. Le théoricien de la Genossenschaft n’admet-il pas que la conception fédérale d’Althusius « ne débouche pas sur un concept d’État fédéral (Bundesstaat) au sens strict » ? Ne cherche-t-il pas justement à montrer que le rôle d’Althusius a été de retarder la réduction de la sphère publique à l’étatique, réduction qui caractérise à ses yeux l’absolutisme, mais aussi le positivisme juridique d’un Hobbes et d’un Laband ? Althusius ne lui sert-il pas précisément à rappeler à la science juridique de son temps que

les concepts spécifiques du droit public (öffentliches Recht) culminent dans le droit étatique (Staatsrecht), mais [qu’]ils ne lui appartiennent pas exclusivement, car ils s’épanouissent déjà dans le droit constitutionnel et le droit administratif de toute corporation (in dem Verfassungs- und Verwaltungsrecht jedweder Körperschaft) ?

On notera que dans son introduction de 1932, Friedrich affirme aussi que ce qu’Althusius appelle jus regni ou jus majestatis désigne en fait ce que nous appelons, nous, « constitution ». En reprenant le concept de souveraineté de Bodin et en l’attribuant à la communauté organisée, Althusius aurait au fond « éliminé le concept de souveraineté » et l’aurait « remplacé par celui de constitution ».

C’est cette ligne argumentative qui conduit Friedrich à modifier sa lecture après la Seconde Guerre mondiale. Après 1945, alors qu’il est devenu un théoricien renommé du totalitarisme et un partisan du fédéralisme européen, le politologue finit par accepter de parler du « fédéralisme » d’Althusius, au motif que « cette vue s’est imposée très largement ». Il accepte finalement de considérer le juriste calviniste comme l’un des pères du constitutionnalisme et du fédéralisme modernes, insistant au passage sur le rapport intrinsèque entre les deux.

La distinction qu’il faisait en 1932 entre « fédéralisme sociologique » et « fédéralisme politique » s’estompe dans ses écrits d’après-guerre. Elle avait l’immense inconvénient de présupposer la distinction moderne entre État et société, inconnue d’Althusius. En somme, la lecture de Friedrich est traversée par des anachronismes (elle présuppose les distinctions modernes droit privé–droit public, société–État) et par un flottement, puisqu’après avoir contesté la lecture de Gierke, le politologue a fini par se rallier à sa thèse selon laquelle Althusius peut être lu comme un théoricien du fédéralisme avant la lettre.

 

L’interprétation de Giuseppe Duso. — De ce flottement et de ces anachronismes, l’interprétation de Giuseppe Duso et de l’École de Padoue est exempte. Elle s’en prend elle aussi à la thèse gierkienne selon laquelle Althusius serait, avant Rousseau, le père de la théorie du contrat social et de l’idée de souveraineté du peuple. Suite au flot de protestations reçue par leur éditeur à la parution, en 1987, du livre sur les théories du contrat social issu de leurs travaux collectifs, lequel ne faisait pas figurer Althusius parmi les théoriciens du contrat social , Duso et ses collègues ont consacré un nombre croissant de leurs travaux à la pensée du juriste calviniste. Ils ont rappelé à juste titre que les doctrines du contrat social ont inventé une forme de justification de l’obligation politique basée sur la rationalité formelle. Si ces doctrines furent le laboratoire de la science politique moderne, c’est qu’elles rompaient avec les anciens contrats synallagmatiques du Moyen Âge et avec le réseau de mandats représentatifs d’Althusius. Duso souligne que paradoxalement, la figure du contrat social fonde en réalité une forme de politique dans laquelle plus personne ne contracte avec personne, parce qu’elle impose l’idée qu’il est juste de se soumettre aux lois.

Dans cette perspective, Althusius se trouve rejeté dans la pré-modernité. Alors que Friedrich lui ménageait un espace au sein de la modernité aux côtés de la tradition anglaise du local government, ou pour toutes sortes d’alternatives proudhoniennes à l’État centralisé, ou encore, dans ses écrits d’après 1945, comme figure clé du constitutionnalisme, pour les philosophes de l’École de Padoue, il est impossible de faire sortir Althusius de la pensée prémoderne sans commettre un grave contresens. Seuls les penseurs de la réaction peuvent l’actualiser.

Selon Duso, c’est seulement si l’on part d’une catégorie anhistorique de pouvoir et qu’on lit Althusius à partir de Bodin et de Hobbes qu’on peut voir dans la Politica methodice digesta un manifeste du pouvoir « par en bas ». Le philosophe italien a raison d’affirmer que dans la Politica, la position du souverain n’est pas déduite constitutionnellement du droit du peuple. Le peuple n’est pas le créateur du souverain comme personne morale. La construction contractuelle sert uniquement à permettre la résistance en cas de tyrannie, ce qui rapproche Althusius du droit de résistance des monarchomaques.

Duso est convaincant lorsqu’il montre que le concept althusien de pouvoir correspond à l’ancien concept de gubernatio, qui exprime une conception aristocratique du pouvoir, et non au concept moderne de souveraineté, construit autour du principe de l’égalité des hommes. Du point de vue de l’histoire des idées, la rectification est salutaire. Dans leurs interprétations, Otto von Gierke et Carl Joachim Friedrich se fourvoieraient donc quand ils conçoivent les anciens iura maiestatis comme une forme précoce de souveraineté populaire, de démocratie participative ou de constitutionnalisme.

Il n’en reste pas moins que du point de vue philosophique, le projet qui consiste à relire l’histoire de la pensée politique en gardant les yeux rivés sur Althusius est extrêmement fécond. Duso d’ailleurs le reconnaît. Il admet qu’il y a tout de même quelque chose à apprendre d’Althusius aujourd’hui. Comprendre que le contexte dans lequel Althusius évolue n’est pas celui de la démocratie moderne n’empêche nullement de faire usage de sa pensée pour éclairer les contradictions qui traversent notre conception de la démocratie, en particulier la contradiction entre les intentions démocratiques et la participation réelle des citoyens, entre l’absolutisation de la volonté populaire et la dépolitisation réelle, effet de la combinaison de souveraineté et de représentation. En ce sens, pour le philosophe italien, cela « vaut la peine d’écrire une histoire des contradictions des concepts politiques modernes en gardant les yeux sur Althusius ». « Althusius est un penseur tout à fait inactuel, qui, à cause de cette inactualité même est des plus actuels ». Il y a donc bien pour Duso une actualité d’Althusius, mais celle-ci est « non immédiate ».

Cette conclusion est inattendue tant elle est proche de celle de Gierke. S’il est finalement utile de lire Althusius aujourd’hui, c’est que cet auteur nous permet de regarder notre présent d’un regard neuf, sans nous laisser aveugler par l’appareil de légitimation de la théorie politique moderne. Il nous permet à la fois de regarder l’instrument à travers lesquels nous regardons la réalité et les déformations qu’il produit. On s’aperçoit alors que les concepts fondamentaux de la politique des modernes (« domination », « État », « souveraineté », « société », etc.) ne sont nullement le seul horizon possible de la vie politique.

 

Une autre histoire du droit naturel

 

Le « grand récit » de Gierke

À la surface de son livre, on l’a dit, Gierke proclame que Rousseau a un prédécesseur allemand.

La thèse fit grand bruit. Néanmoins, il y a plusieurs niveaux dans l’ouvrage de Gierke : le niveau du « grand récit », imprégné de rhétorique – et le niveau des analyses de détail, érudites, foisonnantes, infiniment nuancées, qui impressionnaient encore les juristes allemands de l’entre-deux guerres.

Or, une lecture attentive montre que Gierke était parfaitement conscient de ce qui sépare Althusius et Rousseau. À la lumière de ce qu’il écrit dans ses analyses de détail, on est en droit de considérer que le rapprochement entre les deux auteurs faisait partie d’un « effet d’annonce ». Il faut garder en tête que Gierke tirait de l’oubli un auteur parfaitement inconnu à son époque et qu’il a pu juger bon de recourir à une certaine « stylisation » pour marquer les esprits. Sa stratégie en fait était double. Elle consistait à la fois à inscrire Althusius dans la grande théorie politique (dans une ligne qui part de Bodin et qui conduit au Contrat social) afin de le tirer de l’oubli et à souligner ce qui l’en sépare, pour mettre en lumière une ligne mineure ou dissidente de la pensée politique passant par Milton et Montesquieu et conduisant à Gierke lui-même.

Si on le lit bien en effet, on s’aperçoit que Gierke est le premier à avoir montré les limites de l’actualisation de la théorie de la consociatio d’Althusius. Il a clairement souligné l’écart qui la sépare des théories modernes de l’État fédéral. « Les arguments d’Althusius, écrit-il, correspondent pour la plupart à des idées qu’on rencontre au Moyen Âge. » Il sait bien que la cause pour laquelle luttait le juriste calviniste (l’autonomie des villes) était déjà une cause perdue au xviie siècle face à la montée en puissance des États territoriaux. Mais cela n’en fait pas pour autant un penseur « pré-moderne » à ses yeux. Ni moderne, ni pré-moderne, Althusius est pour lui le représentant d’une pensée qui opère une rupture précise avec la pensée médiévale, mais d’une pensée qui n’a pas vaincu. Reléguer à la pré-modernité tout ce qui n’est pas dominant dans la modernité est ce à quoi Gierke se refuse. Son mode d’écriture de l’histoire du droit se caractérise justement par le souci de dégager l’espace précaire qu’occupent certaines pensées « inactuelles ». Pensées qui, lorsque la modernité politique entre en crise, peuvent ressurgir comme des alternatives à celle-ci.

Dans ses travaux d’histoire du droit, Gierke met en scène un conflit séculaire entre le principe de la Genossenschaft (l’association coopérative ou corporative) et le principe de la Herrschaft (la domination, le pouvoir), conflit qui est aussi celui entre les traditions romaine et germanique. Il tente d’atténuer la dichotomie classique entre les pays de civil law et les pays de common law, entre les systèmes imprégnés de droit romain dans lesquels s’est édifiée la doctrine de la souveraineté conçue comme monopole du pouvoir et les systèmes inspirés par un droit commun d’origine germanique, dans lesquels la production du droit, au lieu d’être la prérogative exclusive d’un État-personne, est la résultante de l’autonomie et de la dynamique de diverses associations. Au droit romain, auquel il reproche d’avoir accru l’individualisme et d’avoir limité l’autonomie des associations à cause de sa conception verticale du pouvoir, Gierke oppose la réciprocité des droits et des devoirs du droit germanique.

Selon lui, le droit romano-canonique a favorisé une tradition qui mène au principe du princeps legibus solutus et à l’État absolutiste. Décisive à cet égard fut l’invention au xiiie siècle, par le pape-juriste Innocent IV, de la théorie de la fiction de la personne juridique, qui pose que les seules personnes réelles sont les individus et que tous les corps collectifs ne sont que des personnes fictives. D’après Gierke, l’interprétation romano-canonique de la corporation qui finit par identifier juridiquement le corps collectif et la personne juridique à une fiction masquant une somme d’individus fut appliquée non seulement à l’Église, mais aussi à l’État. Conduisant à la conception de l’État comme Anstalt (l’institution en tant qu’appareil de contrainte), elle devint cruciale pour le droit public de l’État absolutiste moderne. Elle fut adoptée par la théorie philosophique elle-même. La philosophie politique en effet s’appliqua à promouvoir à la fois l’État centralisé et l’émancipation de l’individu. Elle refusa que subsiste d’autres sources de droit entre « l’État souverain » et « l’individu souverain ». Le droit corporatif fut exclu de la grande théorie et relégué sur le terrain du droit positif. Le refus des « corps intermédiaires » depuis Hobbes et Rousseau jusqu’à Kant semble tout à fait révélateur à Gierke d’une tendance de l’État moderne à absorber toute la vie communautaire, tendance qui ne laisse finalement aux associations, soupçonnées d’être des « factions », que l’espace étriqué du droit privé. Pour Gierke cette ligne mène à la forme fonctionnaliste de l’État (le Polizeistaat du xviiie siècle), mais aussi à l’économie politique et au communisme du xixe siècle, qui, à ses yeux, favorisent tous deux la forme planificatrice et centralisée de l’État.

Quelle place revient à Althusius dans ce récit ? Gierke situe le juriste calviniste au commencement d’une tradition allemande du droit naturel qui s’écarte de la doctrine jusnaturaliste dominante (Hobbes, Locke et Rousseau) du fait qu’elle favorise l’autonomie des corps intermédiaires et des corps sociaux. Althusius devient ainsi le premier théoricien du droit naturel à avoir tenté de dépasser la structure à la fois autoritaire et individualiste du droit romano-canonique. Selon Gierke, l’auteur de la Politica réintroduisit la logique de la Genossenschaft contre celle de la Herrschaft, avant Grotius ou Christian Wolff. Il tenta de rendre indissociable l’idée de l’État et l’idée de droit au moment même où l’absolutisme s’imposait en Europe et mettait l’État au-dessus du droit. Puisant dans l’héritage du droit corporatif germanique, il lutta contre la tendance qui conduisait à mettre sous tutelles les associations et à les reléguer au droit privé.

Pour Gierke, Althusius a fait école de deux manières :

1o en lançant l’idée d’« État composé » (zusammengesetzter Staat, respublica composita), qui mènera à celle d’État fédéral.

2o en préparant le principe moderne de l’autonomie des associations et en affirmant que leur sphère juridique n’est pas une concession de l’État.

Le théoricien de la Genossenschaft souligne que la construction corporative de l’État de la Politica a introduit dans le contrat social un élément qui ensuite ne sera plus éliminable par la politique absolutiste et qui se développera dans la conception de la société de l’une des branches de la doctrine du droit naturel (avec Grotius, Wolff, Montesquieu, Schlözer et Wilhelm von Humboldt). Luttant à la fois contre le droit naturel centralisateur (Hobbes, Rousseau) et contre le droit positif, cette branche a effectué « un travail méritoire à la fois contre les anciennes corporations basées sur les privilèges et contre la tendance centralisatrice et individualiste ». Toutefois Gierke ne cache pas que c’est la tendance adverse qui a vaincu, la conception « atomiste et mécaniste » du droit naturel (de Hobbes à Kant), la théorie et la pratique françaises, mais aussi prussiennes (Frédéric Ier).

Althusius devient ainsi le premier théoricien systématique d’un courant qui embrasse « le système collégial de l’Église » (das kirchliche Kollegialsystem), l’Allgemeines Landrecht prussien, et qui renaît dans la Prusse du début du xixe siècle avec le baron de Stein. Sans faire exactement d’Althusius l’initiateur de la « branche allemande » du droit naturel – pour un germaniste de l’École historique du droit, celle-ci ne peut sortir de la tête d’un savant – Gierke voit en lui celui par qui le droit naturel accueille l’héritage du droit germanique et le transforme en système. C’est dans ce rôle que l’auteur de la Politica devient la clé de voûte de son « grand récit ». Ce rôle est crucial, puisqu’il permet d’annexer une partie du droit naturel à l’héritage du droit germanique. Or, il convient d’insister sur le fait que par là, Gierke s’écarte à la fois de Savigny et de son maître Beseler, du chef de file des « romanistes » et de celui des « germanistes » de l’École historique du droit, et qu’il trace sa propre voie.

Dépasser la querelle de l’École historique du droit et du droit naturel

Dans son discours du rectorat de Breslau de 1882, « Droit naturel et droit allemand » (« Naturrecht und Deutsches Recht ») et dans son essai de 1903, « L’École historique du droit et les germanistes » (« Die historische Rechtsschule und die Germanisten »), Gierke fournit un certain nombre de clés pour lire l’Althusius. Ces deux textes montrent qu’il tente notamment de dépasser la querelle entre l’École historique du droit et le droit naturel qui, au xixe siècle, marqua la vie intellectuelle outre-Rhin.

Dans cette controverse, Gierke adopte une position entièrement originale, qui fut reprise plus tard par Ferdinand Tönnies quand celui-ci tenta d’élaborer un « droit naturel communautaire » (ein gemeinschaftliches Naturrecht) et par Hermann Heller dans sa Staatslehre. En nuançant l’idée courante selon laquelle l’historicisme aurait vaincu le rationalisme, l’auteur du Genossenschaftsrecht se démarque à la fois de Savigny et de Beseler.

Gierke refuse de critiquer le droit naturel à la manière de Savigny. Il reproche trois choses à ce dernier. Selon lui, Savigny n’a pas vu…

1o que le droit naturel « résulte de tendances de l’histoire mondiale », bien qu’il se présente comme un système anhistorique. Le droit naturel a beau se présenter comme un système déductif et abstrait, son contenu provient de deux ensembles historiques : le droit romain antique et le droit germanique médiéval. En démantelant les conceptions organicistes du Moyen Âge et en préparant les théories de la « société civile », ce droit « a accouché de nouvelles réalités et il a bouleversé la réalité politique ». Il est donc est un phénomène pleinement historique.

2o que « les germes du droit naturel se retrouvent dans le droit positif ». Pour Gierke, il ne faut pas prendre au mot la doctrine du droit naturel quand elle se présente comme l’autre du droit positif. L’Althusius cherche à démontrer que la défense du droit naturel et la défense de la souveraineté sont allées de pair. Les théories du droit naturel moderne ont eu pour effet concret la construction du droit positif. L’opposition entre les deux est donc superficielle.

3o « que, pour une grande part, le droit naturel recouvrait d’un habit nouveau d’anciennes idées du droit germanique ». Parce qu’il l’a ignoré ce fait, Savigny a durci « l’opposition entre le droit naturel et le droit national renaissant et l’a transformée en hostilité ».

On notera que Beseler durcissait tout autant cette opposition. Dans l’Althusius, Gierke cherche à infirmer l’idée que « le droit des juristes (Juristenrecht) des xviie et xviiie siècles n’offre presque aucun appui à l’esprit d’association » du droit populaire (Volksrecht) allemand « qui est en train de renaître », idée affirmée par Beseler dans Volksrecht und Juristenrecht.

Gierke estime en effet que les théoriciens du droit naturel des xviie et xviiie siècles ont repris certaines « anciennes idées » au droit germanique, notamment le principe de la réciprocité des droits et des devoirs (alors que le droit romain aurait conçu le droit comme un ensemble de prérogatives unilatérales), la relation étroite du concept subjectif de liberté et du concept de loi objective et la tendance à ne pas concevoir l’État séparément du droit. Enfin, ils lui auraient repris un concept original de corporation, qui respecte l’autonomie de l’individu au sein de la communauté juridique. L’historien de la Genossenschaft soutient que le concept germanique de corporation n’a pas eu d’équivalent dans le droit romain : les glossateurs eux-mêmes auraient été influencés par le concept germanique, ce qui expliquerait que la réception du droit romain en Allemagne n’ait pas été une simple dénaturation.

Le portrait d’Althusius que brosse Gierke obéit à la même logique. Le juriste veut démontrer la continuité du concept germanique de corporation à travers les siècles. Il refuse néanmoins de dire que son unique source est le Volksgeist allemand, resté intouché par les constructions des juristes. À ses yeux, le droit populaire et le droit savant se sont mélangés. Althusius incarne la synthèse de l’historicisme et du rationalisme – du droit germanique « populaire » et du droit philosophique – et donc la dissolution de l’antagonisme campé par Savigny et Beseler. Il permet à Gierke d’intégrer les théories du droit naturel dans la continuité d’une histoire du droit pensée à partir du Volksgeist, au moment même où il est en train de transformer sa théorie de la Genossenschaft en théorie « savante » du droit public (par le biais de la très abstraite théorie de l’organe).

Beseler considérait de façon assez convenue que la nouvelle ligne juridique « allemande » apparue au xviie siècle, celle du jus naturae et gentium, commence avec Grotius, passe par Pufendorf, Thomasius et Wolff, et mène à Kant. Pour lui, l’anti-Bodin le plus influent dans l’Allemagne du xviie siècle n’était pas Althusius, mais Grotius. Il en concluait que la tradition juridique allemande de cette époque n’avait eu d’influence qu’en philosophie, en droit international et en droit pénal.

Gierke déplace le curseur en amont : avant Grotius, il y eut Althusius. Les conséquences de ce geste sont multiples. L’une d’elle est qu’il devient possible de penser l’influence de la tradition allemande sur le droit public.

Il est essentiel d’avoir à l’esprit que Beseler n’avait jamais songé à transformer sa théorie de la Genossenschaft en théorie de l’État. Or, c’est précisément ce que Gierke était en train de faire durant ses années passées à Breslau. La nouvelle théorie de l’État qu’il était en train d’élaborer depuis le milieu des années 1870 s’adossait à construction ultra-abstraite de logique juridique, ce qui était le péché capital pour l’École historique du droit. Par conséquent, il n’est pas interdit de penser qu’à travers la figure d’Althusius, Gierke se trouve un garant au moment où il pénètre sur des terres inconnues de son maître. Il se trouve un prédécesseur qui a systématisé avec génie la tradition et qui, comme lui, est entre deux époques, afin d’échapper aux reproches de son « surmoi » de germaniste.

Il est assez clair que Gierke projette son propre idéal politique et philosophique sur la tradition du droit germanique quand il soutient qu’elle s’oppose originairement à la doctrine de la séparation de la légalité et de la moralité telle qu’elle apparaît chez Thomasius et chez Kant. Les historiens du droit ont réfuté divers points du récit gierkien. Sans l’invalider entièrement, ils ont révélé son intenable « nationalisme épistémologique ». Ludwig Mitteis et Peter Landau ont expliqué que la corporation romaine ressemble en fait à la Genossenschaft et que la distinction gierkienne entre Genossenschaft et universitas manque d’appui dans les sources romaines. Emanuele Conte a montré qu’il n’était pas possible d’opposer droit romain, droit germanique et droit canonique comme le fait Gierke.

Mais répétons-le, bien qu’il faille amender la perspective gierkienne du point de vue de l’histoire du droit, celle-ci reste féconde philosophiquement. À travers son enquête historique, Gierke cherche à refonder la théorie de l’État. Il se sert de la figure d’Althusius non pas pour dresser la Genossenschaft contre l’État, mais pour réformer l’État, afin qu’il devienne un véritable État de droit et un « État de culture ». Il n’est pas question pour lui que « la commune (Gemeinde) redevienne un État dans l’État comme c’était le cas au Moyen Âge ». Ni État dans l’État, ni association sous la tutelle de l’État : c’est une troisième voie que cherche Gierke, celle qui défend l’autonomie maximale des associations au sein de l’État de droit. C’est avec ce projet en tête qu’il engage une relecture de la philosophie politique. Mais avant d’examiner celle-ci, il nous faut aborder un problème de traduction que nous avons laissé en suspens.

 

Traduire Genossenschaft

 

Qui veut accéder à la pensée de Gierke se heurte à certains obstacles. L’un d’eux est la difficulté à traduire « Genossenschaft ». Ce terme du vieil allemand fut intensément discuté outre-Rhin dans la seconde moitié du xixe siècle. Après Beseler, Gierke en fait un principe directeur pour transformer le droit de son temps. Dans sa théorie de la « Genossenschaft » (Genossenschaftstheorie, 1887), il cherche à en fixer le sens, afin d’en faire un outil reconnu du droit positif. C’est ce qui se produisit en 1889 : le terme entra dans le droit positif de l’État allemand avec la « loi sur la Genossenschaft » qui lui donna un sens qu’il a conservé jusqu’à aujourd’hui.

Actuellement, dans le langage courant en Allemagne, le terme « Genossenschaft » désigne les coopératives (de production, d’achat, etc.) et un type de coopération économique « solidaire » qu’on rencontre surtout dans l’agriculture, le logement social et dans une partie du système bancaire. Le terme est également entré dans le droit européen en 2006 sous le nom latin de Societas Cooperativa Europaea (SCE). Il est traduit par « coopérative » dans le français officiel de l’ue).

Faut-il traduire « Genossenschaft » par « corporation » ? L’enjeu n’est pas mince, étant donné la connotation nettement négative du terme « corporation » en France, qu’on associe à l’Ancien Régime, à Vichy ou à l’esprit de corps en général. Gierke serait-il un juriste réactionnaire, dont le modèle est la société d’Ancien Régime, un adepte du corporatisme ? Cette image est faussée, puisque dans l’Allemagne du xixe siècle, la défense de l’indépendance des corporations s’inscrit pleinement dans la tradition libérale. Alors qu’au xixe siècle, les libéraux français présentaient l’avènement de la liberté comme un affranchissement du servage et des « chaînes » de la corporation (pour Benjamin Constant ou Guizot par exemple, les corporations sont intrinsèquement liées au féodalisme), les libéraux allemands du Vormärz voulaient supprimer non pas les corporations, mais les anciens privilèges nobiliaires qui s’y rattachent.

La traduction de « Genossenschaft » par « corporation » est courante, mais elle n’est qu’une traduction parmi d’autres. En réalité, comme Maitland le souligne, il est extrêmement difficile de traduire ce terme, qui n’a cessé d’être traduit différemment. Établir son sens suppose d’enquêter sur les différents réseaux terminologiques dans lesquels il s’insère, à la manière d’Émile Benveniste dans son Vocabulaire de institutions indo-européennes ou de Barbara Cassin et ses collègues dans le Vocabulaire européen des philosophies. Les analyses de Gierke lui-même incluent d’ailleurs un travail comparatiste de ce type.

Les choses sont d’autant plus complexes que le terme « Genossenschaft » est à la fois un mot d’ordre politique (pour Lassalle, Raiffeisen et la Genossenschaftsbewegung de Schulze-Delitzsch), une catégorie juridique et un principe philosophique. D’un côté, Gierke montre que la Genossensschaft est irréductible à l’universitas romaine, qu’elle est typique de la culture allemande qui se démarque historiquement par la singularité de ses associations et la vitalité de son mouvement associatif (« ihre schöpferische Associationskraft »), et que par conséquent, la notion est intraduisible. D’un autre côté, il la compare à d’autres formes d’association européennes, en particulier, on l’a dit, à la cooperative anglaise et aux sociétés coopératives françaises qu’il présente comme d’heureux équivalents de la Genossenschaft allemande.

Certes, le comparatisme n’exclut nullement le nationalisme. Entre les mains de Gierke, la comparaison est souvent un puissant instrument de promotion de la culture juridique allemande. Et il est indéniable que la nation constitua le schème central autour duquel Gierke reconstruisit le passé des objets du droit, comme la plupart des juristes de son temps pendant plus d’un siècle et demi. Néanmoins, la matrice comparatiste à l’œuvre dans l’histoire gierkienne du droit transforme tout de même celle-ci en histoire du droit européen. Dans l’Althusius comme le Genossenschaftsrecht, cette histoire nous parle de la pensée catholique et protestante, de la pensée française, anglaise, italienne et espagnole. On y apprend que c’est parfois en Angleterre, aux Pays-Bas ou en Italie que les Genossenschaften ont été le plus développées, que la Genossenschaft a finalement été mieux traitée en Angleterre que sur le continent. Et l’on en conlut que pour Gierke l’héritage de la Genossenschaft est non seulement actualisable, mais aussi universalisable.

Dégager le sens conceptuel du terme « Genossenschaft » suppose déjà en quelque sorte de le « traduire », puisque, Gierke y insiste, le droit germanique médiéval n’était pas conceptuel. L’historien du droit souligne l’« exceptionnelle élasticité » (außerordentliche Dehnbarkeit) d’une notion qu’il voit moins comme une source de dogmes que de possibles. Dans l’un des deux textes synthétiques qu’il a rédigé sur la notion de Genossenschaft, il souligne que « le terme a de nombreux usages » :

Contrairement aux abstractions du droit romain, les notions du droit allemand peuvent s’adapter aux nuances du réel sans les contraindre. Leur défaut est leur indétermination et leurs oscillations.

Pris au sens étroit et technique qui s’est imposé depuis Beseler, le terme « Genossenschaft » désigne « toute corporation (Körperschaft) de droit allemand basée sur l’association libre et dotée d’une personnalité juridique ». Mais contrairement à ce qu’on lit parfois, la notion n’a pas été inventée par Beseler, ni d’ailleurs par Hegel, qui, vingt ans plus tôt, faisait déjà de la Genossenschaft une structure clé de la société germanique et qui la reliait à la capacité des Allemands à allier liberté individuelle et lien communautaire. Le dictionnaire Grimm et les dictionnaires plus récents du droit germanique attestent qu’on trouve bien le terme dans les sources médiévales. Gerhard Dilcher estime que « le concept de Genossenschaft est indispensable à la recherche historique » et que de très nombreux textes perdraient leur sens si on le supprimait des textes médiévaux.

Au Moyen Âge, le terme désigne toute communauté de Genossen (compagnons, camarades) jouissant en commun de biens et de droits égaux (Genosse vient de geniessen, qui signifie « jouir de »). Il renvoie à la relation non hiérarchique des membres de communautés qui ont des dimensions multiples (économique, politique, religieuse, etc.). Sont considérées comme des Genossenschaften, à certaines périodes de leur histoire, les guildes et les compagnies agraires, les corporations professionnelles médiévales, les confréries, les sociétés de commerce, mais aussi les villes, les alliances de chevaliers (Ritterbünde), etc. Pour les juristes germanistes, qui repartent des sources médiévales, le trait commun de ces groupes est une forme spécifique de propriété, la propriété indivise en main commune (die gesamte Hand), communauté de biens qui n’est pas dotée de personnalité juridique, mais dont les membres sont porteurs d’une responsabilité commune et ne disposent qu’ensemble de certains droits particuliers. À cette liste ouverte de Genossenschaften, Gierke ajoute les consociationes d’Althusius, mais aussi toute une série d’associations modernes comme les syndicats, les chambres de commerce, les sociétés d’assurances, les associations de mutualité, etc.

De nombreux spécialistes ont évité de traduire le terme de « Genossenschaft » par « corporation ». Ils ont préféré le traduire par « association coopérative » (P. Mesnard, J.-P. Lefebvre), par « association corporative » (C. Argyridiadis-Kervégan, E. Conte), « coopérative » (O. von Busekist), « compagnonnage » et « association d’individus égaux » (L. Dumont), ou encore par « communauté » (S. Kott). En Angleterre et aux États-Unis, où Genossenschaft fut d’emblée traduit par « fellowship » (F.W. Maitland, E. Barker), par « community » (A. Black) ou « association » (R. Emerson), la voie fut ouverte à une interprétation intense et pluraliste du Genossenschaftsrecht.

Il y a plusieurs raisons de ne pas traduire « Genossenschaft » par « corporation » : il existe d’autres mots en allemand pour « corporation » : Korporation et Körperschaft (termes que Gierke emploie très fréquemment), mais aussi Zunft qui désigne la corporation professionnelle médiévale, et Berufständ, la corporation professionnelle moderne. De plus, lorsque Gierke fournit des synthèses dans lesquelles il définit ses concepts fondamentaux, il analyse séparément les notions de Körperschaft/Korporation et de Genossenschaft. Ajoutons que dans sa théorie de la Genossenschaft de 1887, le terme générique pour désigner la corporation comme structure juridique n’est pas Genossenschaft mais Körperschaft. Dans cet ouvrage, comme dans ses autres écrits tardifs, la « Genossenschaft » n’apparaît quasiment plus que sous forme adjectivée (Genossenschafts-/genossenschaftlich), comme un principe général valorisant la culture politique fondée sur l’égalité, et non comme une entité juridique spécifique.

Une autre raison de ne pas traduire « Genossenschaft » par « corporation » est que cette traduction rend incompréhensibles des passages entiers du texte gierkien. Donnons un exemple. Pour Gierke, l’histoire infra-politique de l’Allemagne a été marquée par deux tournants majeurs : le passage du groupe naturel (famille, tribu, voisinage, etc.) au groupe fondé sur la volonté libre (l’émergence, à partir du ixe siècle, de la freie Einung, forme exemplaire de la Genossenschaft), et l’effacement progressif, à partir du xiiie siècle, de la Genossenschaft devant la Korporation (les villes allemandes par exemple, étaient des Genossenschaften qui se sont muées en Körperschaften).

La Genossenschaft se distingue de la Korporation par la place plus grande qu’elle accorde à la communauté réelle de ses membres. Les décisions s’y prennent souvent à l’unanimité, ce qui implique que les intérêts et les convictions des membres y soient relativement homogènes. Dans la Korporation – personne juridique composée d’organes – s’applique plutôt le principe de majorité. Gierke explique que les groupes subirent une mutation profonde dans le contexte de la montée de l’État territorial. L’appartenance des individus aux groupes dotés d’une personne morale devint de plus en plus formelle et la naissance des personnes juridiques collectives résulta de plus en plus d’une concession du pouvoir central (les Genossenschaften se transformèrent en Staatsanstalten). En ce qui concerne les villes allemandes, les communautés réelles de citoyens tendirent à être remplacées par des institutions transcendantes auxquelles les citoyens restaient étrangers (de Personenverband, la ville devint une Verbandsperson). Les corporations à privilèges se multiplièrent, l’idée de la solidarité de la Genossenschaft fut refoulée.

À ce récit, Gierke ajoute une idée cruciale : le remplacement de la Genossenschaft par la Korporation s’accompagna d’un oubli de leur différence. Selon Gierke, cet oubli est tout sauf contingent : il est un moment nécessaire du « roman de l’État ». C’est l’une des thèses centrales de l’Althusius : la réduction systématique et négative de la corporation à sa forme inégalitaire et féodale (la corporation à privilèges, la faction potentiellement destructrices du bien commun) fut l’un des tours les plus efficaces de la grande théorie politique telle qu’elle se cristallisa dans le droit naturel moderne. Gierke se fait donc l’historien d’un oubli. Il cherche les raisons pour lesquelles le sens du mot « Genossenschaft » s’est obscurci et sa dimension démocratique a été enfouie. On voit donc ce qu’a de problématique la traduction de « Genossenschaft » par « corporation » : elle entérine l’oubli que dénonce le juriste.

Les choses sont complexes cependant puisque, sur le plan juridique, la traduction par « corporation » se justifie tout à fait. Gierke affirme dans l’introduction du premier volume du Genossenschaftsrecht qu’il n’écrit pas l’histoire de « l’association allemande en général », mais l’histoire de la Genossenschaft au « sens étroit et technique » que le terme a pris chez Beseler. Or, Beseler subsume clairement la Genossenschaft sous la catégorie de corporation (Corporation). Dans Volksrecht und Juristenrecht, la Genossenschaft est la corporation non territoriale (l’autre y est le non-membre), tandis que la commune (Gemeinde) est la corporation territoriale (l’autre y est l’étranger). Quand Gierke précise au début du premier volume du Genossenschaftsrecht que la Genossenschaft dont il écrit l’histoire n’est pas seulement l’addition des droits et des devoirs des individus qui comptent au pro rata, c’est que pour lui, comme pour Beseler, elle est une Körperschaft. Certes, elle est irréductible à l’universitas du droit romain car la personne collective y est modifiée par les droits des individus (par exemple la propriété collective n’y exclut pas certains droits individuels particuliers). Il n’en reste pas moins qu’elle est une personne juridique et qu’en tant que telle, elle se distingue d’une simple juxtaposition de droits individuels (la communio du droit romain, que Beseler appelle aussi Gemeinschaft, et qui, quand elle est contractuelle, prend le nom de societas).

À cela, s’ajoute l’évolution de la notion de Genossenschaft depuis le xixe siècle, qui accroît encore les difficultés. En effet, au xixe siècle la notion de Genossenschaft s’est scindée en deux. D’une part, elle a pris un sens juridique précis, celui d’une corporation (Körperschaft) d’un type particulier. C’est sous cette forme qu’elle est restée vivante en Allemagne jusqu’à aujourd’hui. Sur le plan purement juridique, le sens de la notion s’est rétréci et ce rétrécissement est une réussite. Il symbolise son entrée dans l’ordre légal, longtemps souhaitée par Gierke, comme le montre ce texte écrit treize ans avant l’adoption de la « loi de la Genossenschaft » de 1889 :

Autrefois, la notion de Genossenschaft avait un sens large. Elle incluait des communautés corporatives et des communautés non corporatives […]. Il n’existait que des différences de degré entre unité collective et pluralité collective. Les distinctions conceptuelles claires faisaient défaut. On saisissait naïvement et concrètement le flux des formes vivantes […]. Certes, on ne trouve pas de distinction technique dans les sources médiévales. Mais ces distinctions font toujours défaut aujourd’hui ! On est même moins précis aujourd’hui que ne l’était l’ancienne langue juridique, laquelle, malgré son inconscience, distinguait les choses avec justesse. En effet, à l’heure actuelle, on appelle « Genossenschaft » aussi bien la guilde que le mariage. On nomme « communauté de biens » aussi bien les biens des époux que la propriété rurale. Mais on ne pourra pas se passer longtemps de termes techniques pour distinguer des choses aussi différentes que les unions dotées de personnalité juridique et celles qui ne le sont pas, ou que la communauté de biens propre à une corporation et celle d’un simple groupe communautaire. Sur ce point, la terminologie que j’ai choisie me semble à la fois fidèle aux différences qu’on rencontre dans la réalité et aux expressions qu’on trouve dans les sources. Quoi qu’il en soit, à partir du moment où l’on emploie le terme « Genossenschaft » sur un mode technique pour désigner une espèce de Körperschaft, il est indispensable de ne plus l’employer pour désigner les communautés qui ne sont pas des corporations, et d’employer pour elles le terme de « sociétés » (Gesellschaften) ou tout autre nom qui convient.

D’autre part, la notion de Genossenschaft a connu un sort différent dans le champ des sciences humaines. Elle y a acquis un sens large – peu importe qu’on l’appelle sociologique ou philosophique – avant d’être éclipsée par la notion de Gemeinschaft (communauté). Dans ses Essais sur l’individualisme, Louis Dumont note que la Genossenschaft de Gierke est moins la « corporation » que « la société au sens large, au sens d’un tout à l’intérieur duquel l’homme naît ». Elle est « la société du sociologue », « la notion approfondie de société » et non la société civile de l’économiste et du philosophe. En récusant l’individualisme abstrait des théories modernes du droit naturel, Gierke dégage le soubassement communautaire qui continue de soutenir les sociétés modernes. Il prépare le travail des sociologues, qui, après lui, déplacèrent le problème de l’association hors du cadre purement juridico-politique. Sous l’influence de F. Tönnies, la notion de Genossenschaft fut finalement détrônée par la notion de communauté (Gemeinschaft) dans le vocabulaire classique des sciences sociales. Le schéma d’une dialectique constante de la Herrschaft et de la Genossenschaft qui traverse toute l’histoire politique, campé par Gierke depuis 1868, eut beaucoup moins de succès que le schéma évolutionniste de la Gemeinschaft remplacée par la Gesellschaft exposé par Tönnies dans son livre de 1887.

Mais il serait quelque peu injuste d’assimiler cet échec terminologique à un échec théorique : on sait que Tönnies s’inspira de Gierke pour construire son opposition entre la communauté (forme de collectif qui repose sur un sentiment affectif d’appartenance) et la société (relation contractuelle ou quasi contractuelle entre individus) et qu’une discussion intense eut lieu entre les deux hommes à propos de Hobbes. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que Tönnies ait opéré une traduction interne à l’allemand pour assoir son concept de communauté : dans Communauté et société, il réécrit les textes de Gierke quand il les cite : il remplace systématiquement le mot Genossenschaft par celui de Gemeinschaft, permutation qui connut un succès remarquable.

Certaines confusions naquirent de cette double trajectoire, juridique et sociologique, du concept. Des juristes comme Léon Duguit et E.-W. Böckenförde pensèrent clarifier la situation en refusant le sens sociologique. On peut le comprendre : le dédoublement de la notion donnait lieu à une équivoque, puisqu’en droit romain la societas – l’association contractuelle que les individus peuvent faire et défaire à leur guise – est un type de la communio (que Beseler traduit par « Gemeinschaft ») alors que dans le champ de la sociologie, le doublet société/communauté est une dichotomie stricte.

Cette tentative de clarification n’empêcha pas le sens juridique et le sens sociologique de se côtoyer, dans l’œuvre de Gierke et au-delà. Quand Gierke milite pour que les syndicats soient reconnus comme des Genossenschaften, il veut qu’ils acquièrent une personnalité juridique (ils en étaient dénués). Il veut qu’ils sortent du droit privé où ils étaient relégués et qu’ils vivent leur vie publique : le sens relève de la technique juridique. Quand il promeut la dimension genossenschaftlich de l’État, le sens est différent. C’est l’idéal de l’idéalisme allemand qui est alors projeté sur le concept (l’autonomie dans sa version hégélienne), lequel devient aussi un slogan politique : une arme libérale contre les socialistes, une arme socialiste contre les « manchestériens », une arme démocratique contre la science du droit dominante.

 

Corporatisme, républicanisme, municipalisme

 

Marcus Llanque a montré que la réception de Gierke au début du xxe siècle et sous la république de Weimar (Hugo Preuss, Hermann Heller) pouvait être rangée sous l’étiquette de « républicanisme allemand », bien que la tradition républicaine ait été peu développée et le vocabulaire du républicanisme peu présent dans la pensée politique en Allemagne. Montrons maintenant, à la lumière de l’engagement de Gierke, de son portrait d’un Althusius « municipaliste » et de son interprétation de la société féodale, que Gierke lui-même peut être rangé sous cette étiquette.

 

L’engagement de Gierke. — Alors qu’au xixe siècle, se mirent en place des cartels et des monopoles qui, par le biais de la liberté de contrat, sapaient l’égalité juridique, le droit privé continuait à être conçu par les juristes, depuis Kant, comme un droit rationnel et apolitique. Il menaçait de devenir un ordre de pure façade. On « comprimait » les groupes dans un schéma dualiste. On les rattachait ou bien au droit individuel (c’était le cas des syndicats ou des sociétés par action) ou bien au droit étatique (c’était le cas des communes, des assurances sociales, des universités, des chambres de commerce et professionnelles et des Églises, qui avaient été intégrées à l’État et qui étaient devenues des Staatsanstalten, comme le constate Gierke dans le Genossenschaftsrecht). Les anciennes corporations d’Ancien Régime obligatoires (les « ständische Korporationen ») qui enveloppaient complètement les individus n’existaient plus qu’en théorie ; les réformes de l’absolutisme tardif du début du xixe siècle avaient supprimé la plupart d’entre elles. En Prusse, au début du xixe siècle, la réforme de l’administration avait tenté de créer une société civile « par en haut ». Le but était de donner un champ d’action à la bourgeoisie tout en liant ses forces. Les réformateurs prussiens misèrent sur les corporations publiques (öffentliche Körperschaften), dont le concept venait de naître – et sur la plus importante d’entre elles, la commune moderne – pour intégrer la société civile à l’État. En effet, la réforme administrative, comme la politique économique libérale, furent coulées dans la forme corporation. Cela permettait la participation des citoyens dans des cercles bien délimités, contrôlés par l’État. L’État pouvait ainsi acquérir une nouvelle légitimité sans que la monarchie fût mise en question. La structure méritocratique et relativement démocratique des corporations publiques compensait quelque peu les revendications constitutionnelles de la bourgeoisie qui n’avaient pas été satisfaites. Mais après 1840, les choses changèrent. Les corporations publiques devinrent la base d’un mouvement politique de la bourgeoisie, qui exigea non seulement la liberté des associations mais aussi une constitution.

Que souhaite Gierke dans ce contexte ? Ses revendications prolongent le mouvement des années 1840 dans deux directions. D’une part, il se félicite que l’ancienne corporation féodale ait été remplacée par l’association moderne (Verein, Association), association au but spécifique, portées par des individus libres, qui a été un modèle pour la pensée libérale du Vormärz. Il constate sans nostalgie que les anciennes corporations professionnelles ont perdu toute dimension politique. Ce qui le gêne est que dans le mouvement d’émancipation des individus, l’indépendance des associations ait en même temps été réduite à la portion congrue, et que les organisations économiques ne puissent plus se développer que sur la base d’une autorisation étatique. D’autre part, il refuse le carcan qui condamne les groupes à devenir soit des associations privées soit des organes de l’État. Il souhaite que la réalité spécifique – ni étatique ni individuelle – de nombreux groupes soit reconnue. La séparation privé–public permettait aux codificateurs du bgb de ne pas traiter de certaines questions politiquement problématiques, d’une importance sociale considérable, comme la question des domestiques ou de la grande propriété foncière. Gierke voulait poser ces questions. C’est un changement de méthode qu’il revendique : à ses yeux le droit privé doit prendre en compte les relations sociales, comme le feront le futur droit du travail et le futur droit économique.

 

Althusius municipaliste. — Que l’idéal de Gierke ait été celui, « républicain », de la citoyenneté active, se voit au fait qu’il définit la Genossenschaft comme « une école de l’éthicité » (eine Schule der Sittlichkeit). La référence à Hegel est à peine voilée.

Pour l’État, la Genossenschaft forme des citoyens actifs. Pour l’économie, elle conquiert un droit de citoyenneté (Bürgerrecht) au sein du monde du travail.  Pour la société, elle freine la mutilation sociale qui menace la majorité de ses membres […]. Seuls les fous peuvent croire que le mouvement associatif va supprimer toute la dépendance économique du monde et détruire toute la misère sociale. Mais on peut espérer qu’il puisse mettre fin à une situation dans laquelle la dépendance économique est la règle et la misère sociale est le sort du plus grand nombre.

L’idéal républicain de Gierke se voit également à l’éloge qu’il fait du programme du baron de Stein (1757-1831), réformateur prussien à partir duquel il relit la pensée d’Althusius dans un essai de 1909 intitulé « Le municipalisme du baron de Stein » (« Die Steinsche Städteordnung », 1909).

Selon Gierke, le but de Stein était de faire revivre l’ancien modèle municipaliste allemand qui avait périclité, celui d’une pluralité de communautés de citoyens auto-organisés dans lesquelles les « différences de classes et les privilèges sont réduits à l’insignifiance ». Gierke oppose le modèle allemand à la ville française post-révolutionnaire, dans laquelle il ne voit qu’un « segment géographique du territoire de l’État » sans indépendance et dont il dit qu’elle se porte à merveille dans le « système actuel, capitaliste et bureaucratique  ». À ses yeux, les villes libres de l’ancien Empire germanique étaient une forme exemplaire de Genossenschaft, dans la mesure où elles « avaient ouvert une brèche dans l’ordre politique féodal ». Sa thèse est que ces villes libres médiévales avaient quelque chose d’étatique et qu’en Allemagne, elles « furent les premiers États ». Ce qu’il y avait d’« étatique » en elles (les transformations qu’elles avaient introduites dans le droit public féodal) servirent plus tard de modèle à l’État, notamment au droit administratif, alors que leur aspect communautaire (Gemeinwesen) ne passa pas à l’État. Mais finalement la ville ne joua dans la formation de l’État allemand qu’un rôle provisoire. L’État émergea comme un « pur État d’autorité centralisé » (rein anstaltlicher Obrigkeitsstaat), comme une institution « construite par en haut et en dehors du peuple, qui se consacre au bien du peuple mais qui ne vient pas du peuple ».

Le jugement de Gierke quant à l’issue de ce processus est tranchant : le pouvoir centralisé du prince et de ses fonctionnaires eut finalement pour effet de dé-démocratiser l’organisation des villes. La ville allemande médiévale « dégénéra en système oligarchique » ; « les conseils municipaux, la constitution des guildes et des corporations professionnelles (Zünfte) s’ossifièrent » ; « l’entre-soi remplaça le vote libre, le secret remplaça la publicité. Les assemblées ne représentèrent plus qu’en apparence les citoyens ». Les cercles des dirigeants se fermèrent. La « mentalité petite-bourgeoise, la recherche égoïste des privilèges, l’esprit corporatif étroit » s’emparèrent des institutions municipales. À la lecture de ces lignes, comment ne pas voir que Gierke combat l’esprit « corporatiste » ?

Dans le présent ouvrage, comme dans l’essai de 1909 sur Stein, Althusius apparaît comme le point de départ d’une tendance municipaliste au sein du constitutionnalisme. Le syndic de la ville d’Emden est présenté comme celui qui a tenté de « rénover le sens communautaire des corporations » (au premier rang desquelles se trouvaient les villes) avant que celui-ci ne soit effacé dans la philosophie politique, au moment où le droit positif ne s’enthousiasmait que pour « les corporations à privilèges » (privilegiirte Korporationen) et « se comportait en gardien conservateur des droits acquis des corporations » (als konservativer Hüter der hergebrachten korporativen Rechte).

Pour Gierke, Althusius fait se rencontrer la question aristotélicienne de la meilleure constitution et la technique juridique de la corporation médiévale (la question de son mandat, de ses statuts, des modalités de la prise de décision collective, de sa représentation, de sa capacité à contracter des dettes, etc.). L’aristotélisme (qui fait de la polis une societas perfecta) et le droit corporatif (qui accorde à toute universitas le droit de créer ses statuts et de se choisir des mandataires) se combinent chez l’auteur de la Politica pour renforcer la participation des citoyens et l’autonomie des corps politiques. Toute civitas devient une universitas. Quand il exhume l’héritage du droit corporatif médiéval qui nourrit la pensée d’Althusius, Gierke rappelle que ce droit contenait des règles sur l’élection, sur la responsabilité collective, sur le fonctionnement des assemblées, règles qui furent ensuite léguées à la pensée politique moderne et à la théorie de la représentation. Il souligne que le modèle de la corporation impliquait le consentement (implicite ou expresse), qu’il exigeait la procédure du vote et de la décision collective dès le niveau le plus bas des associations.

Quand Gierke replace Althusius dans une filiation médiévale (qui part des glossateurs, passe par Marsile de Padoue et Nicolas de Cues et mène au baron de Stein), ce n’est donc pas parce qu’il serait le chantre du lien féodal, de la communauté organique ou du corporatisme. C’est parce qu’il voit en lui le représentant d’une autre tradition républicaine, compatible avec le fait communautaire. Et quand il rattache la pensée althusienne à la théorie du contrat social, ce n’est pas parce qu’il aurait subitement oublié ce qui la sépare de la pensée de Rousseau, c’est pour souligner l’écart « philosophique » ou « utopique » qu’elle instaure avec les villes oligarchiques et les corporations à privilèges que défendait le droit positif du xviie siècle.

Finalement, une fois qu’on a montré que le « retour au Moyen Âge » sert à Gierke non pas à critiquer le droit subjectif ou la démocratie représentative, mais au contraire à souligner ce qu’ils ont emprunté à la pensée juridique médiévale, l’objection de Duso selon laquelle la pensée d’Althusius serait typiquement médiévale perd de son tranchant.

 

L’interprétation gierkienne du système féodal. — On peut également mettre au jour le républicanisme latent de Gierke en évoquant son interprétation d’ensemble du système féodal. Celle-ci suscita un vif débat parmi les médiévistes allemands au début du xxe siècle. Dans son interprétation générale du Moyen Âge, Gierke accorde une place très importante à une forme d’association qui incarne déjà pour lui l’idéal républicain de la citoyenneté active : la freie Einung de l’époque carolingienne, dont la ville et ses guildes sont l’incarnation. Une de ses thèses majeures est que la Einung médiévale, qui reposait « non sur la nature ni sur un maître commun, mais sur la volonté libre […] a transformé la vie nationale tout entière». La Einung se caractérise selon lui par le consentement libre (ce qui la distingue des communautés « naturelles » de la famille, du voisinage ou du marché), par la tendance à l’égalité sociale, par l’auto-administration (Selbstverwaltung) et la formation d’une volonté collective via des procédures formelles.

Le système féodal, même dans sa période d’essor, ne fut jamais appliqué à la réalité tout entière. Ce n’est qu’en théorie que tout pouvoir et tout droit venaient d’en haut, que Dieu avait transmis le pouvoir au Pape et à l’Empereur et ceux-ci à de nombreux autres. En réalité, à côté du pouvoir dérivé, le pouvoir propre, et à côté du droit accordé d’en haut, le droit issu de l’élection eurent toujours une grande importance. Les relations de domination et de service (Herrschaft und Dienst) ne furent jamais les seules relations de droit public ; la relation contraire, celle des compagnons (Genossen) égaux en droit, s’est toujours conservée ou renouvelée. Enfin les droits et les devoirs personnels ne dépendirent jamais de la propriété foncière et du rapport seigneurial de sujétion au point de faire disparaître entièrement les rapports entre personnes autonomes fondées sur les droits personnels.

L’argument principal de Gierke est que l’État moderne résulte, certes, de la protection du droit subjectif par l’institution, mais aussi de la constitution d’une sphère d’associations libres et plurielles. Contrairement à la citoyenneté antique, née de l’identification immédiate de l’individu à la totalité du corps politique, la citoyenneté moderne serait également née sur le terrain d’une société civile pluraliste. Le Moyen Âge ayant été pour lui non pas le règne de la domination pure, mais la scène d’une dialectique entre Herrschaft et Genossenschaft, entre système féodal et freie Einung, entre le pouvoir du prince et les villes libres, etc., il peut alors apparaître comme l’un des terrains de naissance de la citoyenneté moderne.

Cette thèse fut rejetée par le médiéviste Georg von Below, dont la théorie s’imposa largement au début du xxe siècle. Lorsque certaines voix s’élevèrent plus tard pour affirmer une idée analogue (c’est le cas par exemple de Hermann Heller, de Jürgen Habermas et des historiens Peter Blickle et Thomas Nipperdey), elles le firent pour la plupart sans se référer à Gierke, dont les travaux étaient entre-temps tombés dans l’oubli.

 

La philosophie politique revisitée

 

Dans le présent ouvrage, Gierke expose pour la première fois une thèse remarquable, que ni Tönnies ni Heller n’oublieront, à savoir que le droit naturel moderne est au moins autant une théorie de l’État qu’une « théorie de la société » (Gesellschaftslehre). Par « société », il entend non pas la société au sens d’un tout à l’intérieur duquel naît l’individu et qui modèle ses comportements et ses idées, mais la société civile fondée sur l’éthos de l’autodétermination et sur l’idée que chacun est responsable de soi-même, idée qui aurait elle-même son modèle lointain dans la societas du droit romain. C’est en partie parce que le droit naturel moderne aurait construit la vie des groupes de façon « sociétale » (societätmassig), que le terme « société » (Gesellschaft) se serait imposé comme le terme générique qui désigne la totalité sociale à la place du terme universitas.

La « théorie de la société du droit naturel » (die naturrechtliche Gesellschaftslehre) apparaît comme une conception « mécaniste et atomiste » de l’association humaine qui construit la communauté à partir de l’individu et fait croire qu’on entre dans la société comme dans une association volontaire quelconque. Aux yeux de Gierke c’est son succès, considérable, qui explique qu’un concept typique du droit privé – le contrat – ait pu être placé au cœur du droit public.

Ainsi, avant F. Tönnies, Gierke réinsère-t-il l’histoire du droit naturel dans la généalogie de l’individualisme moderne. Ses analyses préfigurent celles de Macpherson sur l’individualisme possessif de Hobbes, Locke et Rousseau. La théorie du droit naturel, de Grotius à Kant, lui apparaît comme étant à la fois une théorie de « l’individu souverain » et une théorie de « l’État souverain ». L’individualisme abstrait et l’étatisme absolutiste sont à ses yeux les deux faces de la même médaille. Le droit naturel moderne est pour lui la théorie de la société dont avait besoin « l’État hiérarchique autoritaire » (Obrigkeitsstaat). Nourri de la tradition du droit romain, c’est le même principe de l’Obrigkeit qui court de l’État absolutiste à l’État éducateur (Erziehungsstaat) du xixe siècle (avec sa religion d’État et son école d’État) et à ce que Gierke appelle déjà l’État-providence (Wohlfartsstaat), qu’il voit dégénérer en État-tutelle (Bevormundungsstaat).

C’est à partir de cette thèse que le juriste relit l’histoire de la philosophie politique. À l’instar du jeune Hegel dans son essai sur le droit naturel, Gierke cherche à montrer qu’en essayant de supprimer le rapport de soumission d’homme à homme et la domination qui lui est liée, l’école philosophique du droit naturel aboutit à un autre type de domination (à un ordre objectif).

Cette intuition le conduit à déplacer certaines lignes traditionnelles de l’histoire de la philosophie. Non seulement il ajoute un inconnu au panthéon des classiques, mais, de l’endroit où il se place, Rousseau paraît proche de Hobbes malgré son démocratisme ; Kant est lui aussi repoussé du côté de Hobbes et des doctrines « mécanistes et atomistes » ; et Grotius tombe dans les limbes indistincts qui séparent Althusius (dont il s’inspire sans le dire) de Hobbes (qui verra ses contradictions).

Arrêtons-nous un moment sur l’interprétation gierkienne de Hobbes. Tönnies, le pionnier des études hobbesiennes en Allemagne, estimait que Gierke était l’interprète le plus important du philosophe anglais. Notons que le regard que Gierke pose sur Hobbes n’est pas seulement critique, mais aussi admiratif. Hobbes fut pour lui le premier à penser la stabilité de l’ordre social sur une base immanente. Il fut aussi le premier à penser avec cohérence la personnalité de l’État (persona civitatis) et à faire entrer la notion de personne juridique dans le droit public, étape que ni le droit romain ni l’organicisme médiéval n’avaient franchie selon lui. Le juriste admire la radicalité dont Hobbes fait preuve lorsqu’il prend le commandement comme fondement de sa construction entière. Il insiste sur l’invention considérable qu’a été le remplacement du double pacte (d’association et de soumission) par le pacte unique, invention qui fut celle d’un problème nouveau qui sera encore celui de Rousseau et de Kant : non pas le problème du transfert de droits à une personne déjà existante – alors que la tradition concevait la monarchie comme naturelle – mais celui de la création d’une personne souveraine complètement artificielle. Dans le récit gierkien, Hobbes est celui qui inaugure le processus complexe par lequel le droit naturel moderne aboutit à la formulation du droit positif comme unique forme de normativité sociale. Il est l’auteur par lequel l’État se détache du monde historique qui le produit sans jamais entrer en rapport contractuel avec lui, transformant ainsi tout droit historique, ou social, en droit conventionnel.

Gierke amorce une lecture de Hobbes qui sera complètement explicitée chez Tönnies et qui était déjà évoquée chez Comte : il interprète la philosophie hobbesienne comme moment inaugural de la transformation du droit naturel en science de l’ordre social. Avec Hobbes, le droit naturel se met à légitimer une société civile qui devient la source de toutes les normes, puisqu’il énonce aussi bien les critères de formation d’un droit public que les critères d’appropriation de la richesse pour l’homme privé. Hobbes apparaît comme le représentant d’une philosophie matérialiste qui est le terrain propre de la science de la société. Proche de Dilthey sur ce point (avec qui il avait de longues conversations à Breslau pendant la rédaction de l’Althusius), Gierke voit en Hobbes le prédécesseur de la philosophie naturaliste qui se concrétisera avec Spinoza, D’Alembert et Comte. Il note dans le Genossenchaftsrecht :

Avec la théorie matérialiste [de Hobbes], la doctrine jusnaturaliste de l’État semblait parvenue à son stade terminal. Mais au lieu de mourir d’une mort précoce, de façon inespérée, la théorie du droit naturel puisa des forces nouvelles de cette crise dangereuse. Tantôt en se perfectionnant, tantôt en combattant, mais toujours sur les épaules de Hobbes et sur la base de son système, elle recommença ensuite à se développer.

La doctrine du droit naturel aurait ainsi traversé la théorie de Hobbes comme une crise, dont elle serait finalement sortie renforcée, mais qui faillit bien la faire éclater. Le présupposé indispensable de la doctrine jusnaturaliste était en effet que le droit naturel continuât d’être considéré comme un droit véritable, comme une limite imposée à la souveraineté. L’idée que le droit naturel n’est qu’un commandement moral interne à la conscience était en général refusée et restait exceptionnelle au xviie siècle. Or, Hobbes (et Spinoza à sa suite) a dissout le droit naturel dans la « loi de la nature » qu’est le droit du plus fort. Un tel droit naturel ne pouvait plus engendrer de communauté ni imposer de limites à la volonté. Il n’avait du droit que le nom et recouvrait la puissance nue.

Imposer l’idée de personnalité de l’État sans avoir besoin de l’organicisme fut le coup de génie de Hobbes aux yeux de Gierke. Hobbes ouvre le feu sur l’idée de personnalité du peuple. Il compare l’État à un corps de géant mais réduit le vivant à une machine. L’organicisme apparent lié à l’image du grand Léviathan n’est rien d’autre que l’expression d’une pensée mécaniste et individualiste. L’être vivant se révèle être un automate, semblable à une horloge. Seuls les individus sont des personnes réelles ; la corporation, comme l’État, est une « persona civilis », une « persona artificialis ».

Gierke est frappé par l’énoncé de Hobbes selon lequel il ne faut pas voir le souverain comme la tête du dieu mortel mais comme son âme: parler d’âme au lieu de tête pour désigner le souverain représente paradoxalement un passage au matérialisme radical, en dépit de la tonalité spiritualiste du mot « âme ». Si l’État n’est plus la tête, mais l’âme du corps social ou du Dieu mortel, c’est que la mécanisation de l’État inclut la tête. Alors que traditionnellement l’âme a son siège dans l’œil (c’était l’usage de Grotius) et que chez Descartes, le dualisme entre l’âme et le corps invite à déduire la puissance de la volonté du prince, chez Hobbes l’âme apparaît en tout point de la surface visible du corps humain ; le monisme de Hobbes transforme pour ainsi dire tout le corps humain en un œil car c’est pris comme un tout qu’il fait apparaître l’esprit dans le monde sensible.

À travers ce résultat matérialiste-mécaniste la doctrine jusnaturaliste de l’État sembla être parvenue au terme de son développement.

L’âme, et non la tête : pour Gierke la formule résume ce par quoi Hobbes a enfin dépassé l’oscillation de la doctrine médiévale de l’État, qui plaçait la souveraineté tantôt dans le prince, tantôt dans le peuple. L’unique contrat rend impensable une société civile reposant en elle-même. Aucune personnalité autonome ne peut plus apparaître à côté de celle du souverain. Ainsi Hobbes arrache-t-il à l’individualisme du droit naturel, avec une logique implacable, une personnalité unitaire de l’État. Gierke aperçoit la conséquence de cette transformation de l’État en personne fictive : toute substantialisation métaphysique étant exclue, les tentatives pour réactiver l’organicisme auront l’air désormais de prendre à contre-courant la modernité et d’appartenir à la réaction politique.

 

Gierke publiciste

 

Tournons-nous maintenant vers la théorie du droit public de Gierke. On l’a dit, non seulement Gierke fut un historien du droit majeur, mais il fut également l’un des principaux théoriciens du droit public de son temps. Or, sa théorie du droit public est une clé pour comprendre l’Althusius.

Dans ce livre, en effet, Gierke projette certains débats internes à la science du droit public de son temps sur les théories des xviie et xviiie siècles. L’anachronisme qu’il commet vis-à-vis de la pensée d’Althusius (relevé par G. Duso, H. Hofmann et d’autres) vient notamment du fait qu’il incorpore certains pans de sa propre théorie du droit public à la Politica d’Althusius. L’ouvrage contient ainsi une histoire des idées (visible) et un programme (enfoui). Ce qui fait de lui un texte à clés. Par exemple, l’idée que l’État est une personne juridique obnubilait ses collègues, beaucoup plus que les auteurs des xviie et xviiie siècles, mais c’est chez ces derniers qu’il en guette l’émergence.

Certes, dans les deux volumes du Genossenschaftsrecht déjà parus au moment où il rédigeait l’Althusius, l’enquête historique avait déjà pour but de refonder la théorie allemande de l’État. Mais ce n’était qu’un but indirect. Les premières formulations de la théorie gierkienne de l’État viennent plus tard : dans les « Concepts fondamentaux et les théories contemporaines du droit public » (1874) et dans « La théorie du droit public de Laband et la science juridique allemande » (1883). Il est très éclairant de lire l’Althusius à la lumière de ces deux textes, qui en sont en quelque sorte le complément.

On a dit quelle étrange combinaison de libéralisme et d’organicisme caractérisait la pensée des juristes germanistes du xixe siècle. Fait frappant, dans l’expérience allemande du Vormärz marquée par le conflit entre la souveraineté du monarque et la souveraineté du peuple, l’opposition ne tenta jamais de refonder complètement le pouvoir politique. Au plus fort de la contestation, elle épargna la monarchie, qu’elle voulait constitutionnelle.

Gierke pouvait s’identifier d’autant plus facilement à Althusius qu’il se savait comme lui le champion d’une cause déclinante. Dans le nouvel État allemand, né en 1871, le pouvoir des chambres était faible et celui de la bureaucratie et du gouvernement était considérable. Les libéraux allemands ne s’étaient pas remis de leur échec de 1848. Ils se sentaient de plus en plus acculés à un compromis avec le pouvoir. Après le tournant conservateur des années 1878–1879, Gierke sentait de plus en plus que la tendance politique allait dans une direction opposée à ses buts. Alors que son texte de 1874 (« Concepts fondamentaux… ») trahit encore son espoir de voir ses idées s’imposer, c’est une tout autre impression se dégage de son texte de 1883 sur Laband. Le professeur de droit donne alors l’impression qu’il a renoncé à imposer ses idées et qu’il se contente d’éclairer les problèmes que pose la théorie adverse, qu’il sent dominante.

 

L’Althusius parut à un moment où l’offensive critique de Gierke se déroulait encore sur le terrain du droit public. Le juriste cherchait encore à réfuter les deux plus grands représentants du positivisme juridique, Gerber et Laband, dont il fut l’adversaire principal. Cela n’allait plus être le cas très longtemps. Le positivisme juridique continua à régner en maître après son offensive, et, à partir de 1887, le combat de Gierke allait se déplacer sur le terrain du droit privé. Certes, le théoricien de la Genossenschaft eut ensuite de l’influence sur Jellinek, le troisième grand représentant du courant positiviste, mais c’était à un moment où, pour sa part, il avait renoncé à appliquer la catégorie de Genossenschaft au droit public et s’était engagé dans un autre combat (celui du bgb).

Le tournant

C’est avec Gierke que la théorie de la Genossenschaft devint une théorie de l’État. Ce fut un tournant majeur au sein du courant germaniste. Ce fut aussi l’aboutissement d’un long cheminement, qu’il convient de resituer dans l’histoire du droit du xixe siècle. D’une part, avant Gierke, la théorie de la corporation n’était pas une théorie du droit public. Elle relevait du droit civil. D’autre part, la théorie de l’État n’était pas dans les mains des juristes, mais des philosophes, des historiens et des théoriciens de la société comme Lorenz von Stein. Le droit public demeurait dans l’ombre du droit civil que l’on considérait comme le seul vrai droit.

Pendant longtemps, le droit public (Staatsrecht) ne s’est pas émancipé de la philosophie. On dissertait sur l’origine et sur le but de l’État mais on ne donnait pas de formulation juridique de son concept.

Gierke se joignait à un effort collectif quand il cherchait à donner « une formulation juridique du concept d’État ». On peut considérer l’Althusius comme le maillon d’une tendance plus générale de la science allemande du droit du xixe siècle, tendance qui visait à émanciper le droit public vis-à-vis de la philosophie. De fait, dans le livre, la conception philosophique de l’État y passe devant le tribunal du juriste, qui lui reproche ses incohérences. Il faut cependant ajouter aussitôt que le juriste qui la juge est aussi convaincu qu’on ne peut séparer absolument le droit et la philosophie. Plutôt que de rejeter radicalement le commerce entre la philosophie et le droit, Gierke, dans l’Althusius, effectue un inventaire et un réajustement.

La doctrine civiliste de la corporation au xixe siècle. — Repartons de la doctrine de la personne juridique et de la corporation qui fut celle des civilistes au début du xixe siècle, afin de mieux mesurer le tournant qu’opéra Gierke quand il entreprit d’appliquer la théorie de la Genossenschaft à l’État. C’est la théorie de Savigny qui s’était imposée pour penser les groupes infra-étatiques. Imprégnée de philosophie kantienne, celle-ci avait fait de l’autonomie individuelle un axiome du système du droit privé. Tout en reconnaissant une certaine autonomie aux corporations, Savigny réduisait leur capacité juridique aux droits patrimoniaux et privés. D’une part, il refusait de reconnaître des droits politiques aux corporations, d’autre part, il refusait de penser l’État lui-même comme une corporation. Aux yeux de Beseler et de Gierke, c’était méconnaître la réalité puisque les communes, les églises, les universités, etc. avaient des fonctions locales publiques qu’il s’agissait de reconnaître et d’accroître. C’était en outre aller dans le sens de l’absolutisme, puisque celui-ci restreignait les droits des corporations aux droits patrimoniaux et tendait à leur retirer toute dimension politique.

Beseler fut le premier à rompre clairement avec la théorie romaniste de la nature uniquement privatiste de la personne juridique. Voulant lier la conception de la personne juridique à la vie du peuple et à l’organisation sociale tout entière, il ouvrit la lutte contre la réduction privatiste des droits collectifs au droit de propriété qui revenait à consacrer l’existence d’un niveau local dépolitisé, juridicisé et rigidifié (que Gierke assimilera au modèle de la ville française post-révolutionnaire).

Les germanistes attirèrent l’attention sur l’aspect national mais aussi sur les potentialités démocratiques de la Genossenschaft. Ils soulignèrent, avec Beseler, que dans la Genossenschaft les membres conservent un droit individuel de codécision et de copropriété. C’est le sens démocratique du refus de la Genossenschaft comme fiction : si la personne collective est réelle, c’est surtout parce que les membres réels décident collectivement du sens et de l’action du groupe et que cette décision collective ne peut être pensée ni comme une décision transcendante ni comme la somme des décisions privées. Finalement, à force de recenser les formes historiques d’« unité dans la pluralité », les civilistes germanistes devinrent beaucoup plus précis que les romanistes pour tout ce qui concernait les types de groupes et leur organisation possible.

 

De Beseler à Gerber.  Beseler n’avait fait qu’ouvrir la voie. Son leitmotiv était que la Genossenschaft naît du peuple (Volk), qu’elle est portée par le peuple et qu’elle rend « vivante la vie commune du peuple». Son attention restait concentrée sur les groupes infra-étatiques parce qu’il jugeait que « l’esprit d’association » du peuple allemand habite en premier lieu les cercles étroits. Beseler évoque bien la possibilité d’appliquer la catégorie de Genossenschaft aux entités politiques. On lit dans Volksrecht und Juristenrecht que « l’esprit d’association » est « capable de s’élever jusqu’à l’État ». Mais chez lui la charge technique de la catégorie de Genossenschaft ne porte aucun fruit dans le droit public. La virtuosité juridique reste confinée à l’analyse des groupes restreints. Trop grande était l’influence de Savigny, qui associait le droit public à la Révolution française et à l’ingérence artificielle de l’État dans la vie du peuple. Beseler affirme que le génie du peuple allemand réside dans les milles façons dont il parvient à concilier liberté et communauté. Mais sa conception du peuple, héritée du romantisme et de Savigny, a un sens historique, non juridique. Beseler est loin de placer le concept de Genossenschaft au cœur d’une théorie systématique du droit public, comme le fera Gierke à partir des années 1870.

Il y eut bien une doctrine constitutionnelle libérale du Vormärz (Rotteck, Schmitthenner, Zachariä), mais elle ne fit aucun usage de la notion de « Genossenschaft » telle que Beseler l’avait élaborée. Elle promouvait le principe de subsidiarité et la liberté des associations. Elle voulait donner des droits étendus à la commune, la placer au centre de l’activité des citoyens, en faire le fer de lance de l’émancipation politique. C’étaient là ses valeurs et ses mots d’ordre. Mais dès qu’on passait sur le plan de la construction juridique, d’une part, la méthode individualiste reprenait le dessus : on déduisait la liberté de réunion et les droits collectifs des groupes des libertés fondamentales de l’individu ; on se focalisait sur l’opposition État–société ; on expulsait la commune au second plan. D’autre part, on renonçait à construire l’État comme une personne juridique. Les juristes comme Bluntschli et Zachariä préféraient la catégorie métaphysique d’« organisme », issue du romantisme et renvoyant à un ordre éthico-juridique « donné », à la notion technique de « Genossenschaft », comme concept clé du droit public. À leurs yeux, l’État en tant que totalité ne pouvait être juridique.

Ce modèle entra en crise au cours des années 1860, au moment de l’ascension de la Prusse et du progrès de l’unification de l’Allemagne, sous l’influence de Gerber. Gerber exposa sa théorie de la personnalité juridique de l’État dans Grundzüge eines Systems des deutschen Staatsrechts (1865). Son projet était de transformer le droit public en une science rigoureuse. Il avait senti que s’ils continuaient à s’opposer au droit public et à la « volonté moderne du gouvernement », comme le voulait Savigny, les juristes risquaient de devenir de simples interprètes passifs de la volonté de l’État. Clarifier et systématiser la « conscience juridique collective » ne lui semblait plus être la tâche primordiale de la science juridique : il fallait penser juridiquement l’État et placer celui-ci au centre des rapports sociaux.

 

De Gerber à Gierke. — Maurizio Fioravanti a le grand mérite d’avoir montré que Gierke était en grande partie redevable de sa problématique à Gerber. Il y a là un paradoxe puisque Gierke fut l’un des ténors de l’opposition à Gerber, on le sait. Gierke lui-même n’a pas particulièrement insisté sur ce qu’il devait au juriste positiviste, sans doute pour ne pas trop brouiller les choses. Il est pourtant difficile de comprendre sa théorie de l’État si l’on ne perçoit pas la « dette intellectuelle qu’il a contractée vis-à-vis de Gerber », et si l’on « surévalue le “germanisme” de Gierke» dans le domaine du droit public, comme l’écrit avec beaucoup de justesse Fioravanti.

Gierke s’inscrit certes au départ dans la tradition germaniste dont Beseler était la figure de proue. Toute son analyse vise à montrer que l’histoire des institutions allemandes et européennes converge vers la réalisation conjointe de l’unité et de la pluralité, de la monarchie et de la représentation populaire qu’est à ses yeux l’État constitutionnel libéral du xixe siècle. Mais si cela avait été son seul apport, il ne serait que le dernier épigone de la théorie organiciste de l’État. Or, sa théorie de l’État opère un tournant considérable par rapport aux travaux des germanistes des années 1840 et 1850. C’est ce tournant qui va permettre à Gierke de se hisser au niveau de Laband, et plus tard, d’inspirer Jellinek. Ce tournant vient d’abord du fait qu’il s’engage dans l’espace que venait d’ouvrir la théorie de la personnalité juridique de l’État formulée par Gerber en 1865, théorie qu’il exploite afin de rendre fécond le concept de Genossenschaft pour le droit public.

Le plus souvent, les manuels ne retiennent que la polémique que Gierke lança contre Gerber et Laband. Rares sont ceux qui mentionnent que ses textes de 1874 et 1883 s’ouvrent sur un éloge de ces deux juristes. Cet éloge est important : Gierke est sans doute le premier juriste « germaniste » à souligner la nécessité d’une dogmatique juridique dans le domaine du droit public. Et de fait, il dit admirer la technique dogmatique de Gerber et Laband, à laquelle il prédit un brillant avenir :

Récemment encore, le droit public se confondait avec la politique […]. Gerber a séparé le politique du juridique en introduisant l’esprit du droit civil dans le droit public et il a eu raison. Laband a eu le grand mérite de devenir le chef de file de cette tendance. Il a exclu vigoureusement du domaine juridique tout ce qui n’en faisait pas partie : les éléments politiques, économiques, éthiques et techniques […]. La théorie du droit public se doit de séparer le droit et la politique. L’idéal d’autonomisation du droit public que se donne Laband a de la valeur.

Bien sûr, l’éloge est furtif. Il se renverse bientôt en critique. Il est néanmoins essentiel. En dépit de sa définition « large » du droit comme ordre juridique (« le droit excède l’État »), Gierke souhaite que la théorie de l’État se dote d’une méthode, qu’elle donne un fondement juridique à l’État et qu’elle s’émancipe de la philosophie et de l’histoire. Par là, il fait vieillir d’un coup, pour le droit public, la pensée de Savigny et sa conception du « peuple » comme communauté historique, laquelle survivait encore chez Beseler. Le concept de peuple de Savigny, avec son primat des meurs sur la loi et de la culture sur l’économie, continue certes à hanter son histoire du droit. Mais tout se passe comme s’il le laissait à la porte au moment de poser les fondements de son système du droit public.

L’influence qu’exerça Gierke sur Georg Jellinek (1851–1911) et sur Hermann Heller (1891–1933) n’est compréhensible qu’à partir de là. Jellinek s’inspira de Gierke pour faire une place au point de vue sociologique au sein du positivisme juridique. Heller s’en inspira pour réconcilier le socialisme avec l’État et le droit formel. Dans les deux cas, leurs efforts pour tenir ensemble la pensée sociologique et le formalisme du droit trouvèrent un appui précieux dans les travaux de Gierke. Celui-ci avait essayé de tenir ensemble deux idées apparemment inconciliables : d’un côté, l’idée que « le droit n’est pas la volonté collective que quelque chose soit, mais la conviction collective que quelque chose est », d’un autre côté, l’idée que, dans la modernité, il n’y a pas d’ordre juridique purement donné et que la source principale du droit est l’État.

À la différence des théoriciens fascistes du xxe siècle comme S. Panunzio, Gierke n’a jamais magnifié l’organisation sociale médiévale au point d’identifier la crise de l’État moderne avec sa naissance même. Et à la différence des marxistes, il n’a pas espéré que la société se transforme en grande communauté. Pour Gierke, aussi fort que puisse être le sentiment communautaire, le mouvement par en bas échoue nécessairement à constituer un collectif stable si la force coercitive d’un pouvoir déjà constitué par en haut ne vient pas se joindre à lui. Le juriste a seulement cherché à aménager des marges d’autonomie pour les communautés au sein de l’État, afin qu’elles conservent leur force à une époque où la société des individus domine forcément. On l’a dit, il a cherché une « troisième voie », qu’empruntèrent après lui les juristes ouverts à la sociologie et les socialistes partisans de l’État.

L’État-personne vs le contrat ou la projection sur le xviie siècle

La tâche que se donnaient les juristes publicistes du Kaiserreich était d’expliquer avec rigueur ce qui constitue l’unité juridique de l’État. Ils s’attachaient à définir le « sujet » ou le « titulaire » de la souveraineté à une époque où la légitimité venait en premier lieu de la démocratie et de la nation, mais dans un contexte qui les forçait à s’accommoder de la monarchie. L’esprit du temps conduisait à construire l’État « par en bas », mais le contexte poussait à le construire « par en haut ». C’est cette contradiction qui aboutira à la crise de la théorie de l’État sous la République de Weimar.

Quel est le titulaire de la souveraineté ? Est-ce l’État ou le peuple ? L’unité de l’État est-elle une réalité, une simple idée, une fiction ? L’État est-il un sujet ou seulement un objet en droit public ? Et s’il est un sujet, est-il le seul à l’être ? Ses parties le sont-elles aussi ? Voilà « les questions incontournables qui attendent le juriste au seuil du droit public », note Gierke dans les « Grundbegriffe des Staatsrechts ».

L’histoire des idées de son Althusius est silencieusement liée à ces questions nées à la fin du xixe siècle. C’est de ce programme que Gierke cherche les racines dans le passé lointain. Heller reconnut d’ailleurs à l’historien du droit le mérite d’avoir « creusé très profond » (sehr tief geschürft) dans l’histoire des idées pour trouver la racine des problèmes qui occupaient sa génération. Les commentateurs ont donc raison de dire que Gierke projette certains concepts modernes (le contrat social, la souveraineté du peuple, l’État, le fédéralisme, etc.) sur la Politique d’Althusius. Mais il faut ajouter que ce sont des débats entiers que le juriste réinjecte dans les théories des xviie et xviiie siècles.

Une méthode s’esquisse donc pour lire le livre, car son point de départ est en fait le point d’arrivée du récit. Or ce point d’arrivée demeure tacite ; Gierke arrête son récit juste avant. Il a un double versant : sur le plan juridique, il s’agit de la théorie de l’État comme personne juridique unitaire, qui est le nouvel axiome de la science allemande du droit public depuis la parution du livre de Gerber, Grundzüge eines Systems des deutschen Staatsrechts, en 1865. Sur le plan philosophique, il s’agit de la philosophie hégélienne, dont les thèses sont actuelles et « vraies » pour Gierke, mais dont il ne dit pas un mot, alors qu’il décrit les pensées de Kant et de Fichte. La critique par Hegel des théories philosophiques du droit naturel, sa critique du contractualisme de Rousseau, son analyse du rôle des corporations et sa tentative de réconcilier souveraineté du peuple et monarchie hantent l’Althusius sans qu’il en soit directement question.

 

Gierke fait sienne la thèse dominante en Allemagne depuis Hegel selon laquelle le titulaire de la souveraineté est l’État, et non le peuple. Refuser d’accorder la personnalité juridique à l’État « serait un recul du droit public et de la culture », car ce sont « les peuples jeunes et les enfants [qui] ne voient pas l’État derrière leurs rois et leurs assemblées populaires, [qui] ne connaissent que des maîtres visibles et des communautés visibles ». Dans cette perspective, Gerber et Laband ont au moins raison « de dire que le cœur de la construction juridique du droit public n’est pas l’État comme institution objective mais l’État comme sujet de droit et de devoirs ». C’est pourquoi le héros de Gierke n’est pas Machiavel, mais Althusius, car l’auteur du Prince n’a vu dans l’État que l’objet de l’action du prince et non un sujet, tandis qu’Althusius a le mérite de composer « l’État » à partir d’une multitude de sujets de droit collectifs (les corps symbiotiques ou consociationes).

La thèse selon laquelle l’État-personne n’est pas le fruit d’un contrat est centrale pour comprendre le livre. La théorie de l’État-personne lutte sur deux fronts. D’une part, elle combat l’ancienne conception patrimoniale de l’État et sa confusion du privé et du public. L’État ne peut être ni la propriété privée du monarque, ni une partie d’un contrat ou d’un rapport de négociation, car cette partie devrait alors être reconnue elle-même comme une personne juridique, or la volonté de l’État est nécessairement une. Le principe de la personnalité unitaire de l’État dépossède le monarque de la souveraineté et le rabaisse au rang de simple organe : c’est l’État qui est souverain, ou bien la constitution. Le monarque et le parlement ne sont que les organes de ce tiers neutre qui leur est supérieur. Le principe de la personnalité unitaire de l’État est lié à la construction constitutionnelle de l’État. Il situe l’État sur un plan supérieur au plan de la négociation juridique : « Le concept de contrat échoue ici, car il implique deux sujets isolés qui se mettent d’accord sur une volonté commune qu’ils prennent ensuite comme fil directeur obligatoire de leur conduite ».

Mais d’autre part, la théorie de l’État-personne combat la doctrine « française » du pouvoir constituant et du mandat représentatif. Pour la doctrine allemande, la doctrine constitutionnelle française manque de logique. Sa faiblesse vient de ce qu’elle pose deux sujets de droits dans l’État – le peuple et l’assemblée des représentants – alors que l’État est un sujet de droit unitaire. À la notion de mandat qui implique l’existence de deux personnes juridiques (le mandant et le mandataire), elle substitue la notion d’organe qui implique au contraire l’existence d’une seule personne collective, qui agit par ses organes. Alors qu’entre le mandant et le mandataire, il existe un rapport juridique, il n’y en n’a pas entre la collectivité et l’organe qui agit en son nom : la collectivité n’a de volonté et d’existence qu’à travers ses organes.

Pour Gierke, comme pour Gerber, Laband ou Jellinek, la doctrine constitutionnelle française ne décrit pas la réalité. L’assemblée des représentants n’est pas l’organe du peuple dans l’État. Par rapport à l’État et au prince, elle n’est pas un sujet de droit, ni le représentant d’un sujet de droit. Le parlement ne résulte pas d’une commission du peuple ou du corps électoral. Il est l’organe de l’État et non du peuple. C’est le sens de l’interdiction du mandat impératif pour la doctrine constitutionnelle allemande, qui souligne que la représentation politique (Repräsentation) n’est pas comparable à une commission ou à une procuration (Stellvertretung ou Vertretung), quand bien même les représentants seraient élus. Les représentants du peuple le sont non en vertu d’un mandat mais d’une « fonction qui est liée par la loi à certaines conditions». Leur prérogative leur vient non d’un mandat mais directement de la constitution. Le peuple (l’électorat) est toujours déjà défini par la constitution, laquelle ne naît pas d’un contrat, mais d’un acte unilatéral. Le peuple en tant que « masse informe qui donne forme » ne détient donc pas le pouvoir constituant contrairement à ce que pense Sieyès. L’identification du sujet politique avec une communauté se donnant à elle-même sa propre loi apparaît illusoire aussi bien à Gerber et Laband qu’à Gierke. La démocratie ne saurait être pour eux une auto-institution conforme au principe de l’obéissance à une loi qu’on s’est donnée. Nulle communauté ne se donne sa loi et n’obéit qu’à elle-même. L’idée de pouvoir constituant est donc congédiée.

Ceci étant dit, beaucoup de choses s’éclairent dans le récit de Gierke. On comprend mieux pourquoi l’historien du droit analyse si longuement l’émergence du concept de personnalité de l’État, pourquoi il en cherche l’origine jusqu’au fin fond du Moyen Âge (où d’ailleurs il ne la trouve pas, car, constate-t-il avec dépit, le Moyen Âge n’a pas franchi ce pas). Si l’on garde à l’esprit le conflit entre la représentation populaire et le monarque au sein de la monarchie constitutionnelle allemande au xixe siècle et les débats de ses contemporains sur l’unité de l’État, on comprend mieux la virulence de Gierke à l’égard de Grotius. Pour Grotius, le « souverain » n’est-il pas tantôt le prince, tantôt le peuple, oscillation qui montre qu’il manque fatalement de rigueur et qu’il accepte sans logique la scission de la personne de l’État ? Sa théorie du double pacte (d’association et de soumission) ne met-elle pas en scène un peuple qui existe avant l’État ? Ne ressemble-t-elle pas à s’y méprendre à la doctrine française, qui, depuis Sieyès, met face à face pouvoir constituant et pouvoir constitué pour faire naître l’État ? On comprend mieux en outre l’étrange éloge que Gierke fait de Hobbes : l’auteur du Léviathan est celui qui a vu la faiblesse logique de la théorie des deux pactes. On comprend mieux, enfin, l’importance que revêt pour lui Althusius. Le juriste calviniste apparaît comme celui qui a su infléchir démocratiquement la grande invention bodinienne de la souveraineté. Or, c’est aussi de lui-même qu’il parle, car – le moment est venu de le souligner – si Gierke reprend à son compte la théorie de l’État-personne de Gerber, ce n’est pas sans vouloir l’infléchir en un sens démocratique.

Théorie de l’organe et droit social

Il était pour le moins surprenant qu’en tant que juriste de droit public, Gierke eût adopté le concept de souveraineté dont il avait montré la contingence et la relativité sur des centaines de pages dans le Genossenschaftsrecht. Pourquoi avoir tant insisté sur les alternatives réelles et possibles de la forme État, si c’était pour en arriver à une telle conclusion ? Parmi ses élèves, Hugo Preuss eut grand-peine à le comprendre. Il vit là une contradiction profonde de son maître et voulut repartir des conclusions de l’historien, non de celles du publiciste, pour construire le droit public autrement. Une tradition fut alors lancée, qui consista grosso modo à contourner la théorie de l’État de Gierke et à repartir de son histoire du droit, et d’elle seule, pour repenser la politique. Ce fut le cas des guild-socialists et des pluralistes anglais. L’un des seuls à ne pas céder pas à cette interprétation fut Hermann Heller, qui jugea que l’adhésion au principe de l’État souverain du juriste était un gage de réalisme bienvenu de la part d’un auteur souvent critiqué pour son romantisme.

Notre but ici n’est pas de trancher le conflit des interprétations qui s’ensuivit mais de présenter ce que Gierke tenta de faire.

On l’a montré, dans la théorie de l’organe de Gerber et Laband, le peuple n’a pas de personnalité autonome. Le Reichstag n’est que la « prétendue représentation du peuple » (sogenannte Volksvertretung) : on ne représente pas un sujet inexistant. L’assemblée des représentants tire ses compétences non des électeurs mais directement de la constitution. Le peuple ne se réalise alors comme sujet juridique qu’à travers l’État. Le problème est que la théorie de l’État-personne apparaît bien peu démocratique puisqu’elle ne précise pas en quoi la qualification de la représentation populaire comme organe de l’État donne un pouvoir quelconque au peuple.

Que pouvaient répondre aux positivistes les libéraux allemands ? Que le peuple peut se réaliser en dehors de l’État ? Non, car la tradition libérale allemande, qui était organiciste, s’était construite tout entière contre le spectre de la souveraineté populaire, non pas par antidémocratisme, mais par anti-individualisme. Depuis les années 1840, les libéraux critiquaient en chœur les « abstractions » de la pensée constitutionnelle française. Ils le payèrent cher, d’ailleurs, car Bismarck plus tard leur renvoya l’argument, et la réfutation de l’autoritarisme devint plus ardue.

Le chemin qu’emprunte Gierke est singulier. Il accepte de concevoir l’État comme une personne juridique, mais il dénonce l’erreur qui consiste à prendre cette personnalité au sens qu’elle a pour les romanistes et en droit privé. Il reproche à Gerber et Laband de concevoir l’organe de l’État comme un délégué prenant en charges les intérêts d’un tiers pour des raisons pratiques, alors qu’il est la partie dans laquelle se manifeste constitutionnellement la volonté de la totalité organique de l’État. Derrière le délégué du droit privé, se trouve quelqu’un d’autre. Derrière l’organe du droit public ne se trouve rien ni personne : par l’action de l’organe visible, le collectif invisible agit directement. Gierke fut le premier à souligner la différence entre l’organe et le représentant du droit privé (le Vertreter ou Stellvertreter). Cette distinction fit école. Elle fut reprise dans tous les débats relatifs au concept d’organe (notamment par Jellinek).

Ces démonstrations conduisirent Gierke à énoncer les principes de ce qu’il appelle le « droit social ». En effet, le juriste associe le concept d’organe à un mode de décision et d’action qui n’a pas son équivalent dans le droit individuel. Le droit privé ne saurait servir de modèle au droit public à ses yeux puisqu’il postule des relations extérieures entre personnes isolées, entre individus déjà constitués, fermés sur eux-mêmes, dans une sphère qui est celle de leur domination (sur les choses). Le droit public en revanche doit penser une personne collective qui n’est pas la somme des individus. En transposant la personne privatiste fermée sur elle-même, à la personne de l’État, Laband expulse le sujet collectif réel du système juridique. Il crée un « État [qui] flotte au-dessus du peuple ». L’alternative qu’il pose – ou bien la domination de l’État, ou bien les rapports privés entre individus – oublie une dimension essentielle de la réalité :

Laband peut rendre compte des relations hiérarchiques d’individu à individu, mais il perd la pensée de la relation communautaire, c’est-à-dire l’enchevêtrement des parties et du tout […]. Il a saisi que l’État est par nature synonyme de domination (Herrschaft), mais il n’a pas saisi qu’il est aussi Genossenschaft.

Gierke reproche finalement à Laband de détacher le concept d’État de l’idée de citoyenneté et de réduire les droits des citoyens à de simples effets réflexes (Korrelat, Reflex) du droit objectif. Selon lui, la tâche du droit public moderne est au contraire de penser les droits de participation du citoyen. Elle est aussi de ménager à l’individu une sphère de liberté où il n’est pas membre de l’État. D’une part, Gierke ajoute d’autres organes à ceux qu’énumère Laband : l’ensemble du corps électoral et les tribunaux (dans lesquels il veut introduire le système des jurys) sont pour lui des organes de l’État. D’autre part – le plan du présent ouvrage porte l’empreinte de ce geste – il réintroduit les droits subjectifs (subjektive Rechte) et les droits fondamentaux (Grundrechte) à la racine du droit public. Il en donne une interprétation qui n’est pas celle du droit naturel :

Les droits fondamentaux sont des droits véritables qui relèvent du droit public. Du point de vue objectif, ce sont des normes qui limitent la sphère de l’État vis-à-vis de l’individu (et des groupes restreints). Du point de vue subjectif, ils produisent un devoir pour l’État et un droit pour l’individu (et pour les groupes restreints). Ils donnent au citoyen la garantie constitutionnelle que son État ne le traitera pas toujours comme un membre mais aussi comme un individu libre. Les droits fondamentaux concrétisent dans le droit positif cette grande idée selon laquelle l’homme ne se réduit pas au citoyen : l’État ne peut absorber qu’une partie de la personnalité […].

Constater que les droits fondamentaux peuvent être supprimés à tout moment par une décision du législateur ne suffit pas à nier leur existence. Car cela vaut aussi pour l’ensemble des droits subjectifs. Il est vrai que dans sa sécheresse, ce constat fait s’évanouir la conception du droit naturel selon laquelle les droits de l’homme seraient valables toujours et partout. Les droits fondamentaux eux-mêmes sont des droits positifs. Matériellement, ils sont définis par une conscience juridique qui diffère suivant les temps et les lieux ; formellement, ils dépendent de l’État souverain. Mais tant qu’ils existent, l’idée que ces droits limitent la sphère de volonté de l’État est reconnue par l’État lui-même comme un principe qui est issu de la conscience juridique. Les droits fondamentaux n’ont pas d’équivalent parmi les droits privés. Ils n’ont pas non plus leur modèle dans quelque corporation publique (öffentliche Körperschaft) que ce soit.

L’institutionnalisme de Gierke est clair ici. Pour lui, l’individu n’existe pas à l’état de nature. Il est une institution, mais une institution à protéger. La théorie de Laband lui paraît politiquement motivée, quand elle transpose le concept privatiste de la personne fermée sur soi à l’État et refuse que les buts poursuivis par l’État soient co-déterminés par les forces sociales. Elle reflète la structure de la monarchie constitutionnelle dans laquelle le monarque est le seul à disposer du pouvoir législatif du fait qu’il donne aux lois leur caractère obligatoire, bien que les lois soient aussi formulées par l’assemblée. Or aux yeux du théoricien de la Genossenschaft, on ne peut faire abstraction de ce que l’État ordonne quand il ordonne. Matériellement, l’État n’est pas la seule source du droit.

À Laband qui lui reproche d’être peu clair quand il fait de l’État une personnalité collective tout en maintenant l’autonomie de ses membres, Gierke répond que la théorie positiviste a beau être claire, « elle nie la réalité » (« elle doit son triomphe à sa grande simplicité »). Car c’est une fiction de poser…

a même séparation entre la personne collective et les personnes qu’elle regroupe qu’entre des personnes qui ne sont pas réunies dans un groupe, comme si elles étaient entièrement étrangères les unes aux autres. Cette pensée est l’expression d’une conception du monde individualiste et mécaniste.

À la relation extérieure des volontés (Willensbindung) du droit privé, Gierke oppose la volonté collective comme organisation (Willensorganisation) du droit public. Cette volonté collective n’est pas fictive, elle tout aussi réelle que la volonté d’un individu. Elle vient de la double nature de l’homme, à la fois individuelle et sociale, car l’homme est « à la fois un tout pour soi et une partie d’un tout plus grand ».

En reformulant la théorie de l’organe, Gierke a finalement été conduit à définir le « droit social » (Sozialrecht). Celui-ci n’est pas pour lui une branche spécifique du droit ni un domaine bien délimité de la dogmatique juridique. Il est une façon de penser autrement le droit privé et le droit public. Comme Gierke l’écrit dans « Das Wesen der menschlichen Verbände » (1902), le droit social embrasse le droit public et une partie du droit privé (celle qui traite des personnes collectives et non des individus). Il s’applique dès qu’une forme de société dépasse les individus, qui transforme les formes de la propriété, de la responsabilité, de la subjectivité elle-même.

Insistons sur ce fait : cette approche nouvelle ne cherche nullement à supprimer la différence entre droit privé et droit public. L’opposition « nette et principielle entre les deux » est « intouchable » pour le juriste. Mais la prise de conscience qu’« il n’existe aucun critère simple et sûr » pour distinguer les deux (« ein einfaches und sicheres Kriterium existiert nicht ») l’oblige à inventer cette nouvelle approche. Du point de vue juridique, la nécessité de protéger l’individu et sa liberté vis-à-vis de l’État n’est nullement mise en cause. Mais du point de vue théorique, la définition de ce qu’il y a d’individuel dans l’individu apparaît comme une tâche complexe. Gierke dégage alors l’espace d’investigation qui sera celui de la sociologie, laquelle découvre d’autres pouvoirs que celui du prince et d’autres limitations que l’autolimitation des sujets.

 

Une théorie de la représentation

 

On l’aura compris, la théorie du droit public de Gierke débouche sur une théorie de la représentation. Celle-ci affleure dans le chapitre de l’Althusius qui retrace l’histoire de l’idée de représentation politique.

Ce chapitre est écrit à partir de deux postulats :

1o En l’absence d’un concept de personnalité de l’État, on ne peut concevoir adéquatement la représentation politique (Repräsentation) : on ne peut la concevoir que comme un rapport juridique entre deux sujets de droits (Stellvertretung).

2o La théorie de l’organe doit remplacer la théorie du mandat représentatif.

Pour Gierke, Althusius est un théoricien du système représentatif. Sa Politique met en œuvre le principe de représentation à tous les niveaux. Althusius s’inscrit dans une ligne qui part d’Occam et du conciliarisme et qui mène à Montesquieu et à sa propre pensée. Inconnue de l’Antiquité, d’abord inventée pour l’Église par Occam et Nicolas de Cues, l’idée de représentation politique aurait été sécularisée par Althusius :

Althusius déduit rationnellement son système du concept sécularisé de société : les références bibliques ne lui servent que de points d’appui ; les événements tirés de l’histoire sacrée et profane ne lui servent qu’à illustrer après coup les résultats qu’il trouve par la déduction.

Le syndic de la ville d’Emden aurait transféré de la religion à la politique le rejet par Luther et Calvin de la hiérarchie naturelle et leur idée qu’au sein de l’Église, les prêtres sont des ministres choisis par la communauté, qui agissent en son nom. Dans la Politica, comme dans l’Institution de la religion chrestienne de Calvin, l’autorité ne peut être exercée que par délégation ou représentation.

Les éphores et les plus hauts magistrats ne sont rien d’autre que les administrateurs que le peuple s’est choisi pour gérer ses droits de souveraineté ; s’ils ne respectent pas les devoirs liés à leur fonction, on peut leur retirer le mandat que leur a confié la collectivité.

Althusius aurait finalement transposé à la cité la constitution presbytérale et synodale de l’Église réformée, qui fait de la Gemeinde (paroisse) la cellule germinale de l’ordre.

En ce qui concerne la composition des assemblées des représentants, Althusius reprenait le système existant des états (Stände). Mais l’élément des états n’était pour lui que l’un des facteurs multiples engendrant les organismes corporatifs, organismes, qui, à leur tour, par leur étagement, produisent l’État. Le principe formel essentiel qu’il appliquait à tous les corps politiques représentatifs était en réalité le principe de la délégation corporative (korporative Delegation). C’est pourquoi, même quand il appuyait sa constitution sur la structure des états (Stände), il restait fidèle au principe démocratique, luttant énergiquement pour que la bourgeoisie obtienne des droits égaux à ceux de la noblesse et pour que les droits des paysans soient également reconnus.

Au fond, Gierke lit le chapitre sur les éphores de la Politique (le chapitre xviii) un peu comme Hannah Arendt lisait le chapitre de l’Esprit des lois sur la Constitution d’Angleterre : il en fait une philosophie politique. La théorie althusienne de la représentation peut alors se résumer comme suit : à tous les niveaux du corps politique, les représentés sont les représentants du niveau inférieur. Les plus hauts représentants du peuple – les éphores – peuvent destituer le magistrat suprême s’il abuse de son pouvoir. Au travers des éphores, le peuple peut déposer le plus haut magistrat et le juger. Le monarque n’est donc qu’un administrateur mandaté. Il n’est pas distinct d’un agent ou d’un fonctionnaire : son pouvoir est dérivé et contrôlé.

Des objections importantes ont été faites à cette lecture de Gierke. Pierangelo Schiera a souligné qu’en réalité Althusius ne se préoccupe pas du détail formel de la représentation, parce que le fondement théologique de la politique reste fondamental pour lui. Hasso Hofmann a montré qu’au lieu d’étager sur plusieurs niveaux un unique principe de représentation, Althusius combine en fait deux types non unifiés de représentation : la représentation du monarque ou du magistrat suprême (die fürstliche Vertretung) et la représentation des corps sociaux par les éphores (die ständische Identitätsrepräsentation). La première forme de représentation est un transfert de droits. La seconde présentifie le peuple absent dans l’une de ses parties. Typique de l’ancien droit corporatif, cette seconde forme de représentation correspond à ce que Jean de Ségovie (1395–1458) appelle la « représentation-identité » (repraesentatio identitatis), et à ce que Gierke appelle dans ce livre la « représentation-absorption ». Elle implique que l’autorité légitime du représentant ne soit pas moins grande que celle du représenté, puisque le représentant est le représenté (le concile est l’Église universelle, le conseil municipal est la ville, l’assemblée des états est le peuple, etc.). Loin donc d’être une théorie générale du système représentatif, la Politique d’Althusius enchevêtrerait de façon non systématique deux types de représentation et reflèterait la structure duale du Saint-Empire, marquée par la séparation de l’Empereur et des états (Stände). Par conséquent, Gierke rendrait la Politique d’Althusius plus systématique qu’elle n’est et la moderniserait indûment.

Aujourd’hui, ces objections ne font plus débat sur le plan historique et philologique. Il semble évident que Gierke a modernisé la pensée d’Althusius. Il n’en reste pas moins que la théorie gierkienne de la représentation a de l’intérêt par elle-même. Or, celle-ci hante l’Althusius au point que Carl Schmitt y voyait un manifeste en faveur de l’État représentatif libéral. Exposée dans ses textes de droits publics mais aussi au § 61 du premier volume du Genossenschaftsrecht (1868) ou dans son essai de 1913, Sur le principe de majorité, la théorie gierkienne de la représentation bat en brèche les théories du contrat social qui pensent la représentation du peuple comme un mandat (Stellvertretung) basée sur une délégation collective (Kollektivvollmacht). « Mécaniste et individualiste » en sa racine, cette idée « est inconciliable avec l’essence organique de l’État et avec l’unité de la personnalité de l’État ». Tout en soulignant la nécessité du pouvoir Un, elle prône un pouvoir organique qui épouserait toutes les lignes de la société, afin que les pouvoirs et contre-pouvoirs s’inscrivent autant que possible dans l’ordre social lui-même.

D’un côté, Gierke souligne la différence entre la représentation moderne du peuple et l’ancienne représentation des états (le Landtag, les Landstände) : les parlements modernes ont l’obligation de défendre l’intérêt général. Les communautés ne peuvent plus être des boîtes noires pour l’État, qui doit les ouvrir et les inspecter. Du point de vue conceptuel, il n’y a plus qu’une seule personnalité de l’État, indivisible et simple, qui n’est pas un composé des personnalités particulières du prince territorial (Landesherr) et de la communauté territoriale (Landesgemeinde) car ceux-ci ne sont que des organes. D’où l’importance de l’interdiction du mandat impératif, qui coupe le lien de clientèle entre représenté et représentant. Mais d’un autre côté, en se référant à Althusius et au principe de subsidiarité, Gierke montre qu’il se refuse à absolutiser le type de représentation qui est en jeu dans le parlementarisme. En prenant Althusius comme modèle plutôt que les théoriciens de la séparation des pouvoirs que sont Locke ou Montesquieu, il promeut l’idée d’un réseau d’organes représentatifs par lequel les citoyens participent à la politique à tous les niveaux, plutôt que le principe de la séparation des pouvoirs basé sur la spécificité des fonctions. Selon lui, le processus représentatif doit se loger au sein de tous les groupes, et non uniquement au sein de la chambre de représentants.

Au plus haut niveau (celui de l’État), la représentation ne doit pas être une inclusion qui exclut, une inclusion seulement formelle ou une « représentation-absorption ». Le peuple ne doit pas être un peuple « mort-né », l’avertissement de Rousseau à l’endroit de Hobbes est toujours valable. Gierke refuse d’opposer de manière tranchée la représentation des intérêts comme expression des particularités et la représentation politique comme unité. À l’instar de Hegel, il prend soin d’articuler le social et le politique, la démocratie participative (ce que Gierke appelle « die aktive Mitgliedschaft ») et la démocratie représentative, dès le plus bas niveau.

Mais au niveau des groupes eux-mêmes, l’ancienne représentation-absorption, typique du droit corporatif, lui semble incontournable. Les procédures les plus régulières ne peuvent que produire une volonté collective qui ne préexiste pas chez les représentés. Il faut certes pluraliser le kratos afin qu’il épouse les formes du démos. Mais dans les groupes étroits eux-mêmes, la volonté est en partie « construite » par des procédures. Il y a donc de la « représentation-absorption » dès le plus bas niveau.

Rousseau est une figure-clé dans l’effort que fait Gierke pour mettre en lumière les apories de la représentation politique moderne. Certes, l’auteur du Contrat social rejette le principe représentatif (qu’il qualifie de gothique et de médiéval), principe qui s’est imposé en Europe après lui. Mais l’historien du droit estime que la pensée du philosophe est venue hanter le système représentatif en tant qu’évangile du radicalisme et de la démocratie directe. Sans avoir vaincu, le rousseauisme est ainsi devenu une partie intégrante de la constitution matérielle de l’Europe post-révolutionnaire, laquelle se caractérise comme une combinaison de rousseauisme et de parlementarisme. Cette combinaison est plus instable et plus explosive aux yeux de Gierke que le système politique anglais du local government dont il veut tirer des leçons pour le droit public continental (Althusius lui sert précisément à cela). Face à un parlementarisme fragile fondé sur une conception arithmétique de la volonté collective, Rousseau est devenu un « programme de révolution permanente ».

Pour Gierke, le geste « vraiment révolutionnaire » de Rousseau est d’avoir considéré l’institution du gouvernement non comme un contrat mais comme une « commission », non comme un acte bilatéral, mais comme « un acte législatif et exécutif de la communauté souveraine ». C’est de cette manière que le philosophe genevois est parvenu à transférer au peuple la souveraineté que Hobbes réservait à l’État. Mais selon le juriste, ce coup de maître s’accompagne de contradictions. Les prémisses individualistes du Contrat social se renversent en un collectivisme autoritaire. Rousseau n’exige-t-il pas « l’aliénation totale » de l’ensemble du droit individuel à la communauté souveraine ? En outre, le traitement que Rousseau réserve au principe de majorité semble incohérent au juriste : bien que le philosophe définisse la collectivité comme un corps unitaire doté d’une personnalité et qu’il distingue la volonté générale et la volonté de tous, sous sa plume « tous » est finalement trop souvent l’équivalent de « chacun ». Rousseau finit par identifier la volonté générale au principe de majorité, sans expliquer pourquoi, alors qu’en toute rigueur, il aurait dû rejeter le principe de majorité en même temps que la représentation. Aux yeux de Gierke, ces incohérences sont symptomatiques : elles montrent ce qu’a d’intenable l’« absolutisme démocratique » qui prétend réaliser la démocratie en se passant de la représentation.

Pour Gierke, la démocratie ne saurait reposer exclusivement sur la consultation régulière d’électeurs isolés. Les interprétations purement numériques de la volonté collective se méprennent. Le nombre factuel de gouvernants ne peut pas non plus servir de critère pour distinguer les différentes formes politiques (Gierke se moque de Bodin à qui il attribue cette idée). D’après lui, la volonté générale est toujours un composé de la volonté majoritaire de l’assemblée des représentants et de la volonté d’autres organes, aux compétences spécifiques. « Dans tout organisme social, en vertu de la distribution constitutionnelle des pouvoirs, le principe de majorité est toujours complété par le principe de l’autorité ».

La domination de la majorité ne fait pas d’un groupe, a fortiori de l’État, une unité vivante […]. Aussi démocratique que soit une constitution, aucune majorité au sein d’une assemblée ne peut suffire à produire la volonté unitaire de la collectivité, même quand celle-ci est l’organe suprême.

La majorité ne peut donc peut valoir comme la volonté de la totalité. Puisque les membres ou complexes de membres appelés à manifester la personnalité de l’association n’ont que le caractère d’organe, et non de représentants, le parlement lui-même est « l’organe qui représente la pluralité surveillant l’unité ».

Dans cette perspective, la représentation n’est plus la condition sine qua non de l’État – ce qui explique sa genèse et sa conservation –, elle n’est qu’un élément dans le tout organique et complexe de l’État. Le principe de majorité n’a plus qu’un rôle technique d’appoint dans la vie des collectifs. C’est pourquoi les institutions qui visent à empêcher la formation de « fausses majorités », tels l’obligation de voter, le scrutin proportionnel ou la représentation socio-professionnelle paraissent essentielles au juriste.

Récemment, Massimo Cacciari, mais aussi Alain de Benoist, se sont appuyés sur Althusius pour promouvoir un fédéralisme présent non seulement à l’échelon des États, ou à l’échelon européen, mais aussi à celui des villes et des régions. Ce projet, plus prometteur à leurs yeux que celui des États-Unis d’Europe ou d’une citoyenneté cosmopolitique dessine un fédéralisme conçu comme un réseau de pactes entre corps politiques de tailles diverses. Massimo Cacciari ne cache pas que le paradigme de cet « autre fédéralisme » est celui du droit privé et des anciens contrats synallagmatiques. Mais pour le philosophe italien, ce paradigme « vaut mieux que la fiction d’un peuple européen capable de participer aujourd’hui à un gouvernement en se coulant dans des procédures démocratiques plus formelles ».

On peut parier qu’aux yeux de Gierke ces réactualisations intempestives feraient trop bon marché de l’héritage du constitutionnalisme. Car si Althusius symbolise chez lui le projet d’un fédéralisme dans lequel la citoyenneté ne se limite pas à celle, libérale et « purement défensive », de la protection des libertés fondamentales, mais inclut une démocratie participative s’exerçant au sein d’une pluralité de demoi, Gierke ne va pas jusqu’à rejeter le principe de majorité, les procédures formelles ou le parlementarisme dans son ensemble.

Sans doute trouverait-il problématiques ces réactualisations qui, sous couleur de revenir au sens étymologique du terme foedus, prônent un fédéralisme conçu comme un réseau de pactes entre entités « soustraites aux vicissitudes électorales ». Car, nous l’avons montré, ce qu’il cherche, au prix d’inexactitudes philologiques, c’est un usage de la pensée d’Althusius qui ne soit pas anti-moderne.

 

Religion et politique

 

Il nous reste à dire un mot du rapport entre religion et politique tel que Gierke l’envisage. Nous avons laissé en suspens cette question cruciale à ses yeux, qu’il aborde au début de la seconde partie du livre.

« À toutes les époques, écrit le juriste, les idées religieuses ont exercé une influence décisive sur les théories politiques et sur leur orientation fondamentale ». L’analyse de cette « influence décisive » reste succincte dans l’Althusius, comparée aux longs développements que le Deutsches Genossenschaftsrecht consacre au sujet. Mais d’un livre à l’autre, les thèses de Gierke sur le rapport de la religion et de la politique demeurent inchangées. Ces thèses sont peu commentées, fait surprenant si l’on songe qu’elles ont nourri les travaux de Max Weber et d’Ernst Troeltsch, de John Neville Figgis et d’Ernst Kantorowicz.

Le titre du chapitre II, 1, l’indique (« La composante religieuse de la théorie de l’État ») : la problématique de Gierke n’est pas théologique, mais juridico-politique. Le juriste n’a nullement l’intention de donner une définition théologique de l’Église. Il se contente d’examiner l’apport des idées religieuses à l’histoire du droit et à la théorie politique. Ce n’est pas du point de vue de leur vérité intrinsèque qu’il examine ces idées, mais en prenant en compte leur succès ou leur échec dans la pensée politique.

Une des idées-forces de Gierke, que Troeltsch résume avec justesse, est que la différence entre l’État moderne et l’État antique vient de ce que l’Église comme Corpus mysticum a apporté à l’État moderne. Gierke insiste sur le rôle qu’ont joué les canonistes dans l’attribution de la plenitudo potestatis à l’État laïque. La dette contractée par le droit public moderne à l’égard du droit canonique dans l’élaboration du concept fictif de l’État-personne ne saurait être surestimée à ses yeux. E. Troeltsch estime d’ailleurs que ce que Max Weber a montré pour l’économie – l’apport du protestantisme à la modernité –, Gierke l’a montré pour la politique – l’apport du catholicisme à la modernité.

Le chapitre sur « La composante religieuse de la théorie de l’État » retrace les étapes de la « conventionalisation » du concept de souveraineté, qu’il présente comme un processus double, de sécularisation et d’absolutisation, de détachement de l’autorité religieuse et d’auto-fondation des procédures intramondaines. Il relate la victoire du droit naturel sur l’idée théocratique. Selon Gierke, cette victoire fut si grande qu’elle rendit insignifiantes toutes les tentatives de restauration, que ce soit celles, au xvie siècle, des protestants et des catholiques anti-jésuites ou celles, au xviie siècle, de Filmer, de Fénelon et de Bossuet.

Cependant, Gierke n’aurait pas souscrit à ce que Hans Blumenberg appelle le « théorème de la sécularisation ». Il ne présente pas l’histoire des idées politique comme une dé-théologisation du théologique. Il ne pense pas que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ». Sa revalorisation de la « composante religieuse » au sein de la théorie politique n’est qu’un aspect de sa revalorisation du Moyen Âge. Au commencement de son histoire politique ne se trouve pas une substance religieuse ou théologique originelle, mais une foule de facteurs et d’idées, complexes et disparates, au rang desquelles la pensée antique et le républicanisme des villes occupent une place de choix.

Plutôt que de présenter la genèse de la modernité comme l’avènement d’une rationalité politique dénuée de mythes, Gierke pose un parallélisme : il montre que depuis le Moyen Âge, l’Église s’est faite État et l’État s’est fait Église. Il explique que, depuis le Moyen Âge, la rationalisation de la politique fut amorcée au sein de l’Église elle-même et fut l’œuvre de théologiens. La thèse d’une auto-sécularisation de l’Église, formulée plus tard par Figgis, est déjà présente chez Gierke. Ce dernier montre qu’avant Grotius, les scolastiques considéraient déjà que le droit naturel demeurerait ce qu’il est, même si Dieu n’existait pas, ou s’il était méchant. Il observe que les Dominicains et les Jésuites affirmaient déjà la nature purement séculière de l’État. Selon lui, l’individualisme, le libéralisme et la sécularisation de la politique furent d’abord l’œuvre de l’Église. Le libéralisme prolonge sous une forme sécularisée une idée – l’individu comme valeur – qui fut d’abord celle de l’Église.

En parallèle, la philosophie politique semble avoir été assaillie de l’intérieur par les mythes. Le plus grand de ces mythes, celui d’une rationalité de la chose publique débarrassée des mythes, fut cultivé par les théories du contrat social. En suggérant que l’État moderne est neutre et tolérant et que la théologie politique reste confinée dans les communautés, les Églises et les groupes infra-étatiques, la philosophie politique tout entière apparaît comme un mythe rationnel. Aux yeux de Gierke, l’État moderne n’a été tolérant et neutre qu’en un sens restreint : le pouvoir temporel fit usage du jus circa sacra (le droit d’interdire ou d’autoriser de nouvelles « sociétés religieuses ») en interdisant le plus souvent les nouvelles églises. Autrement dit, les législations les plus tolérantes n’autorisèrent que « le côté passif de la liberté religieuse », non le côté actif. « Le droit de s’unir en de nouvelles “sociétés religieuses” fut aussi impensable dans l’État centralisé que dans la hiérarchie médiévale ». Et « quand l’idée de tolérance devint courante au xviiie siècle et que les princes éclairés la diffusèrent », elle fut reconnue non pas comme un droit collectif, mais uniquement comme un droit inviolable de l’individu ».

En somme, pour le dire avec les mots du philosophe Roberto Esposito, Gierke « sécularise la sécularisation ». Pour lui, la modernité n’a pas mis fin à l’imbrication de la théologie et de la politique ; on ne peut pas parler d’un primat de la théologie ou de la politique, mais seulement de l’implication réciproque des deux, dans des formes qui tout à la fois politisent la théologie et théologisent le politique.

Aux yeux de ce juriste protestant, l’apport du catholicisme romain est strictement rationnel. Le mouvement qui aboutit aux Révolutions du xviiie siècle s’amorce au sein de l’Église romaine. Ce n’est pas l’Église comme communauté des fidèles, mais l’Église comme structure juridique qui lui semble cardinale dans l’émergence des idées politiques modernes. Il affirme que la grande réalisation du droit canonique est « d’avoir forgé en premier un concept clair d’Anstalt (l’institution comme appareil de contrainte) ». Dans le droit romain, se plaît-il à répéter, le droit de la corporation était certes distinct du droit des membres, mais il n’était pas rattaché à une personne invisible et transcendante supérieure aux individus. En forgeant le concept d’une personne juridique qui ne repose pas sur la volonté des membres, mais sur un acte d’autorité (dans le cas de l’Ecclesia universalis, sur l’acte de la création divine), le droit canonique transforma le concept romain de corporation. Le concept de la corporation comme Anstalt des canonistes introduisit l’idée d’une personne qui n’est pas réelle mais fictive (selon la théorie de la fiction de la personne juridique élaborée au xiiie siècle par le pape Innocent IV). Il supposait que la volonté collective est créée par un pouvoir transcendant, car, en tant que personne fictive, la corporation n’a pas de volonté propre. Le collectif fut alors conçu comme une persona repraesentata, une personne imaginaire. Et celui qui agit en son nom parut être dans la position du tuteur par rapport au mineur ou par rapport au fou incapable d’action.

Cette nouvelle conception fut l’occasion d’un « tournant réaliste » au sein de l’Église, à partir du xie siècle, tournant qui conduisit à voir comme les nouveaux propriétaires des biens ecclésiastiques les cloîtres, les ordres monastiques, les groupes ecclésiastiques et autres personnes institutionnelles (Anstaltspersonen), à la place de Dieu et des saints. Mais la thèse essentielle de Gierke n’est pas là. Anticipant en partie l’analyse de Max Weber, il souligne surtout que cette conception ne se limita pas à l’Église, mais conquit l’État et devint le modèle du concept sécularisé du pouvoir (Obrigkeit). L’idée d’une instance seulement représentée par la personne individuelle du chef devint centrale dans la politique et « refoula peu à peu les autres conceptions du sens commun ». Dès lors, le chef visible « apparut comme l’incarnation d’une volonté transcendante par rapport aux membres du groupe, volonté qui anime et unifie de l’extérieur l’organisme qui lui est subordonné ». Avant E. Kantorowicz, Gierke montre que l’image paulinienne de l’humanité réunie comme corps dans le Christ débouche sur l’idée plus tardive de l’Église comme corps mystique du Christ, puis sur la distinction des « deux corps du Roi », le corps mortel de la personne privée et le corps immortel de la personne publique. Cette dernière est la première forme de l’État-personne.

Force est de constater que Gierke est assez peu idéologue dans ses analyses : son protestantisme ne l’empêche nullement de faire l’éloge de la rationalité du catholicisme. Son « germanisme » ne l’empêche pas de souligner l’immense progrès que le droit canonique a représenté par rapport au droit germanique. Selon lui, le droit germanique est resté largement « primitif » parce qu’il n’a pas su distinguer le souverain en tant qu’individu du souverain en tant que chef du groupe, ni, au sein du groupe, l’unité comme totalité de la pluralité des membres (c’est pourquoi il exigeait l’unanimité pour toute décision populaire). À cet égard, le droit canonique effectua un pas considérable vers l’abstraction. Il joua un rôle historique crucial en apportant la précision conceptuelle et en remplaçant le chef visible par une personne invisible.

Néanmoins, à en croire Gierke, il fallut attendre des siècles avant que les premières conséquences juridiques de ces représentations fussent tirées. L’image du corps unifié par une tête et l’idée du double corps du roi ne se muèrent en idées juridiques que bien plus tard. L’organicisme médiéval n’alla pas jusqu’à formuler l’idée de personnalité de l’État. Inversement, les précurseurs de l’idée de personnalité de l’État (Innocent IV, Hobbes) développèrent une idée nominaliste de personne fictive qui n’avait pas besoin de l’organicisme. Avec eux, l’organicisme devenait simple image.

Le monisme rigide qui fait de l’État et de son formalisme l’unique source du droit porte ainsi la marque de la théorie de la persona ficta des canonistes selon Gierke. En somme, pour lui, le concept d’Anstalt du droit canonique inaugura une façon d’inclure seulement formellement l’individu dans la totalité. Il inventa une façon de dépouiller l’individu de sa compétence au moment de l’inclure dans la totalité mystique qui le représente.

On le voit, le droit canonique joue aussi un rôle négatif dans cette histoire. À cause de sa structure autoritaire, il devait être dépassé. Aux yeux de Gierke, ce dépassement fut l’œuvre de philosophes, de juristes jusnaturalistes restés fidèles à l’esprit du droit germanique et des juristes « germanistes » du xixe siècle. Althusius est le représentant par excellence de ce mouvement.

 

Céline Jouin

Maîtresse de conférences en philosophie à l’Université de Caen Normandie.