La révolution morphologique : Henry Sumner Maine et l’émergence de l’anthropologie juridique comme science de gouvernement dans l’Empire britannique
Morphologie sociale et administration coloniale
Quel rapport la naissance des sciences sociales entretient-elle avec l’expansion coloniale de l’Europe, et l’exercice d’une domination bureaucratique sur des sociétés non-européennes ? La figure d’Henry Sumner Maine paraît fournir un point d’entrée idéal dans cet épineux problème. À la fois père fondateur de l’évolutionnisme sociologique — à travers sa célèbre maxime selon laquelle le progrès social se caractérise par une transition graduelle « du statut au contrat » —, et membre du Conseil du Vice-Roi des Indes entre 1862 et 1869, dans la décennie cruciale qui a suivi le passage de l’Inde sous le contrôle direct de la Couronne britannique, sa double carrière de savant et de politique témoigne de l’étroitesse du lien qui s’était noué entre savoir et pouvoir dans le gouvernement du plus grand empire colonial moderne.
Paradoxalement, la nature du lien entre la jurisprudence comparative dont il était le promoteur et le gouvernement de l’Inde britannique paraît avoir été bien plus immédiatement perceptible pour les autorités impériales — qui ont propulsé Maine au sommet de la pyramide administrative du British Raj dès la parution d’Ancient Law —, que pour le regard rétrospectif des historiens. Sans doute l’état actuel de la division du travail intellectuel, qui fait de l’histoire des sciences sociales et de l’histoire des empires coloniaux deux domaines étanches, est-elle pour une grande partie responsable de la difficulté à appréhender le nouage théorico-pratique constitutif de la gouvernementalité impériale. Pour la majorité des historiens de l’administration coloniale, l’émergence des concepts fondamentaux des sciences sociales s’inscrit dans un ciel des idées bien éloigné de la réalité quotidienne du travail de domination qu’ils se donnent pour objet. Et réciproquement, l’histoire des savoirs comparatifs a fait peu de cas, jusqu’au dernier tiers du xxe siècle au moins, des infrastructures impériales qui ont permis une accumulation sans précédent de savoirs sur les sociétés colonisées. À cela s’ajoute qu’au moment même où cet impensé a commencé à être interrogé, à la fin des années 1970, alors que les travaux de Michel Foucault fournissaient des ressources nouvelles pour renouer ces deux fils dans une analyse des dispositifs de savoir-pouvoir, l’histoire impériale s’efforçait de se détourner d’une analyse interne du fonctionnement de l’appareil bureaucratique impérial, pour restituer — légitimement — leur agency aux sociétés colonisées.
La grande synthèse éditée par Alan Diamond il y a déjà trente ans, The Victorian Achievements of Henry Sumner Maine, illustre bien la persistance de cette faille. Les parties consacrées aux sciences sociales, au droit,et à l’Inde y aboutissent à autant de portraits de Maine qu’il demeure difficile d’articuler. On y trouve une analyse fine du rôle qu’Ancient Law a joué dans l’émergence des deux grandes traditions sociologiques française et allemande. Les oppositions structurelles entre Gemeinschaft et Gesellschaft chez Tönnies, et entre solidarité mécanique et solidarité organique chez Durkheim, sont en effet toutes deux dépendantes de la polarité entre statut et contrat que Maine avait érigée au rang de principe de l’évolution sociale. Et la persistance de la référence à Maine dans l’anthropologie britannique du XXe siècle est également bien documentée. Mais même lorsqu’elle n’ignore pas le contexte colonial dans lequel se sont formés les savoirs socio-anthropologiques, l’histoire conceptuelle des sciences sociales n’a que peu de choses à dire de la présence de Maine en Inde.
Par ailleurs, la place de Maine dans l’idéologie coloniale, non seulement comme conseiller juridique du Vice-Roi des Indes, mais comme maître à penser de toute une génération d’administrateurs coloniaux, est, elle aussi, décrite avec précision par Clive Dewey et Gordon Johnson. Que l’étude de son influence politique se dispense d’une analyse de la grammaire conceptuelle du holisme socio-anthropologique qu’il a contribué à fonder est sans doute moins frappant que l’acharnement avec lequel Christopher Alan Bayly — la figure dominante de l’histoire de l’Inde coloniale —, s’emploie à contester l’intérêt des analyses de ses collègues. Son intervention, qui sert de conclusion à l’ouvrage, affirme péremptoirement qu’en dehors de l’influence qu’il a exercée sur les théoriciens du mouvement national indien, la figure de Maine doit être tenue pour insignifiante, au même titre que toute analyse de la réflexivité sociopolitique de la bureaucratie impériale. Dans le même temps, sa mauvaise humeur face à la manière dont Maine relègue l’Inde dans l’archaïsme — qui revient en substance à affirmer qu’il aurait refusé de publier Ancient Law ou Village Communities in the East and West si ces manuscrits lui avaient été soumis au début des années 1990 —, ne laisse à l’évidence guère de place pour se demander pourquoi l’évolutionnisme a joué un rôle décisif dans l’émergence des sciences sociales aussi bien que dans la gouvernementalité impériale.
Sans doute l’écart entre histoire politique et histoire des savoirs s’est-il considérablement réduit au cours des trois dernières décennies sous l’influence de la critique postcoloniale. Mais la tendance dominante a consisté à rabattre la seconde sur la première au moyen du concept d’idéologie. Dans le sillage d’Edward Said, les prétentions à la scientificité des discours sur les sociétés extra-européennes produits par les puissances impériales ont été réduites à néant. Les sciences comparatives ont été ramenées à l’imposition de stéréotypes destinés à inférioriser les sociétés colonisées pour les rendre mieux gouvernables. C’est à cette orientation que se rattache la remarquable étude de Karuna Mantena, qui fait de Maine l’architecte d’une idéologie impériale réactionnaire dans le contexte du choc provoqué par la révolte des cipayes. Bien qu’elle propose une lecture à la fois fine et contextualisée de ses écrits, et qu’elle souligne sa contribution à la formation des sciences sociales, cette attention se déploie sur le fond d’une désactivation préalable de toute valeur scientifique, puisque la méthode comparative se trouve d’emblée réduite à un « alibi culturaliste » de la domination coloniale, c’est-à-dire « un moyen de cacher et de justifier la consolidation du pouvoir impérial. » En d’autres termes, c’est par ce qu’elle permettait d’occulter, plutôt que par ce qu’elle permettait de voir, que la jurisprudence comparative aurait su se rendre utile à l’Empire britannique.
On peut poser la question des échanges réciproques entre les sciences sociales émergentes et les pratiques de l’administration impériale d’une manière différente, à la condition de mettre de côté le concept démystificateur d’idéologie. Pour comprendre l’utilité réelle des savoirs comparatifs modernes pour les administrations coloniales, il faut partir du principe que la philologie comparée, la mythologie comparée, le droit comparé, puis la sociologie et l’anthropologie ne se réduisent pas à la projection depuis l’Europe d’images stéréotypées des sociétés non-européennes. Ces disciplines ont produit des formes de connaissance inédites non seulement sur les sociétés colonisées, mais aussi, par contrecoup, des sociétés européennes elles-mêmes, qui ont dû altérer profondément leur manière de se comprendre à la lumière de la gamme des variations mise en lumière par la méthode comparative.
Contrairement à une idée reçue largement partagée aujourd’hui, la grammaire comparée — la première des disciplines comparatives modernes, qui a longtemps servi de modèles à toutes les autres — ne se réduit pas à un projet d’infériorisation des sémites face aux aryens, même s’il est incontestable qu’elle a été utilisée en ce sens par les Européens au cours des xixe et xxe siècles. Au contraire, c’est parce qu’elle a d’abord provoqué une révolution scientifique, en démontrant la parenté de langues aussi éloignées que le grec, le latin et le sanskrit, redessinant ainsi la carte des appartenances ethnolinguistiques, que les catégories qu’elle a forgées ont ensuite pu être investies par des idéologies raciales meurtrières. Mais il est absurde de mettre à son principe l’ensemble des effets politiques qu’elle a fini par produire. Dans le lieu d’émergence de l’hypothèse indo-européenne, l’Inde britannique, l’opposition entre aryens et sémites était inopérante pour penser les rapports entre colonisateurs et colonisés.
En réalité, la naissance de la grammaire comparée n’est pas le produit d’une propagande orchestrée par la puissance coloniale, mais un effet imprévu de l’hybridation des savoirs de l’Europe et de l’Asie rendue possible par la situation coloniale. L’importation des techniques grammaticales indiennes dans la philologie européenne a en effet permis un déblocage épistémologique de l’analyse des langues indo-européennes, et, par extension, des autres familles de langues. Alors que la grammaire européenne avait toujours considéré le mot comme la plus petite unité de la langue, la grammaire pāṇinéenne était quant à elle capable de descendre au niveau des morphèmes, les composants du mot. Et c’est la projection des morphèmes du sanskrit sur les langues de la famille indo-européenne qui a permis la révolution scientifique qui a donné naissance à la linguistique moderne.
Un bouleversement analogue est à l’œuvre dans la jurisprudence comparative. En se concentrant sur les seuls jugements de valeurs, qui opposent une Inde statique à une Europe progressive, on commet la même erreur que lorsqu’on réduit la grammaire comparée à une idéologie de la supériorité aryenne. L’analogie entre philologie comparative et jurisprudence comparative dont Maine n’a cessé de se réclamer mérite d’être prise au sérieux bien davantage qu’elle ne l’a été jusqu’à présent. Comme dans la grammaire comparée, l’enjeu primordial était le redimensionnement des unités d’analyse. Mais alors que le progrès opéré par la grammaire comparée avait consisté à décomposer le mot en unités plus petites, le geste fondateur de la jurisprudence comparative a au contraire consisté à montrer que les unités élémentaires de l’analyse sociologique étaient de grosses unités : non pas les individus à partir desquels les deux disciplines jumelles du droit naturel moderne et de l’économie politique essayaient de recomposer l’ordre social, mais les groupes, qui adoptent eux-mêmes des formes variables au cours de l’évolution sociale. Et comme dans la grammaire comparée, l’enjeu de cette révolution morphologique ne se cantonnait pas à l’Inde coloniale. De même que la découverte de la grammaire sanskrite a induit en retour une révolution dans l’analyse des langues européennes, de même, le détour par l’Inde a imposé de décaler le regard porté par les sociétés européennes sur elles-mêmes.
On ferait en effet fausse route en réduisant le holisme de Maine aux seules sociétés archaïques, qu’il décrivait comme composées de groupes compacts, par opposition aux sociétés européennes modernes, composées d’individus. Ce contraste risque de masquer que la nature même de l’individualisme moderne a été entièrement remise en question par la méthode historico-comparative. L’individualisme de Hobbes ou de Bentham est comparable à l’atomisme antique, en ce sens que l’individu y est conçu comme un corps élémentaire. Au contraire, dans l’analyse que Maine propose des sociétés modernes, l’individu n’est rien d’autre qu’un nœud à l’intérieur d’un champ de forces. Son autonomie relative n’est plus un fait de nature, imputable à la constitution des corps ou aux capacités cognitives innées des êtres humains, mais la résultante de deux types de liens sociopolitiques complémentaires, qui n’ont émergé que très progressivement au cours de l’évolution sociale : d’une part les liens contractuels multiples que chaque individu noue avec ses semblables — et tout particulièrement avec des individus extérieurs à son groupe d’appartenance primaire —, et d’autre part, l’autorité d’un État centralisé capable d’imposer une normativité relativement unifiée entre les sous-groupes qui composent une société, et de garantir le respect des obligations mutuelles contractées par leurs membres.
Dans les sociétés modernes comme dans les sociétés archaïques, c’est donc toujours de la composition des groupes et des formes de solidarité qui les sous-tendent qu’il faut partir. De la même manière qu’en linguistique, la révolution scientifique initiée par la jurisprudence comparative a d’abord été une révolution morphologique. Pour la première fois, on peut parler de morphologie sociale au sens plein du terme : le renversement fondateur du régime de vérité des sciences sociales, qui consiste à partir des formes de solidarité sociale pour rendre compte de la formation des individus, au lieu de partir des individus et de penser leur articulation au moyen du contrat comme le faisaient les théoriciens du droit naturel moderne, est une opération dont on peut attribuer la paternité à Maine.
Refuser de faire de l’infériorisation de l’Inde par rapport à l’Europe le principe premier de la jurisprudence comparative n’implique en aucun cas de reléguer au second plan sa dimension coloniale. Au contraire, la réduction du rôle des sciences comparatives au rang de masques ou d’alibis de la domination coloniale conduit à méconnaître le rôle bien plus fondamental qu’elles ont joué dans le gouvernement des empires. Elles n’ont pas seulement été des justifications a posteriori du sentiment de supériorité des colonisateurs, mais bien des instruments utilisés quotidiennement pour déchiffrer une société indienne avec laquelle les administrateurs coloniaux n’avaient aucune forme de familiarité, et orienter l’action de ses juges et de ses collecteurs d’impôt. En ce sens, c’est précisément parce qu’elles ne se réduisaient pas à une masse de clichés et de préjugés importés d’Europe que les sciences comparatives se sont avérées si utiles pour le gouvernement des empires coloniaux, et plus particulièrement de l’Inde. Si les platitudes tirées de la philosophie des Lumières sur le despotisme, la paresse, la sensualité ou le fanatisme des orientaux avaient suffi à administrer et à exploiter des dizaines de millions de sujets situés à l’autre bout du monde, les sciences comparatives modernes n’auraient pas vu le jour — ou tout au moins pas dans la forme que nous leur connaissons.
Le véritable problème posé par la double carrière de Maine peut dès lors être énoncé en ces termes : pourquoi une révolution dans l’analyse de la morphologie sociale qui donnait le primat au groupe sur l’individu était-elle si importante aux yeux des autorités coloniales qu’elles ont décidé de s’adjoindre les services de l’auteur d’Ancient Law en moins de temps qu’il ne faut pour rédiger un compte-rendu de l’ouvrage, puis de faire de l’évolutionnisme juridico-sociologique dont il était le champion une partie intégrante de l’équipement mental de ses administrateurs, en inscrivant ses œuvres au programme des concours de l’Indian Civil Service ? La réponse que cet article vise à esquisser consiste à montrer que la jurisprudence comparative a permis un déblocage épistémologique de la gouvernementalité coloniale, en opérant un renversement dans la manière d’appréhender la nature et les sources des normes de la société colonisée.
Des lunettes socio-anthropologiques pour le Léviathan impérial
L’Inde britannique a été le laboratoire d’une « gouvernementalité sociopolitique » — un concept qui peut être défini par analogie et distinction avec la gouvernementalité biopolitique analysée par Michel Foucault. La biopolitique désigne dans ses cours au Collège de France un art de gouverner qui ne prétend pas imposer ses normes d’en haut, à la manière de la discipline, mais qui commence au contraire par analyser la normativité intrinsèque des phénomènes vitaux, pour mieux pouvoir ensuite agir sur eux. Pour comprendre le fonctionnement des empires coloniaux, il faut étendre ce type d’analyse aux normes sociales. Dès la prise du contrôle du Bengale dans la seconde moitié du xviiie siècle, les Britanniques ont choisi — ainsi que Maine ne cesse de le rappeler — de gouverner l’Inde selon ses propres lois et usages. Il est incontestable que cette prétention a servi de justification à la domination coloniale : en se présentant comme les agents et les garants des normes propres aux colonisés, les colonisateurs s’efforçaient de faire oublier la situation coloniale elle-même, c’est-à-dire la réduction de la majorité démographique au rang de minorité sociale et politique dominée par une poignée d’étrangers. Mais s’en tenir à ce rappel salutaire risque de masquer l’essentiel.
S’abstenir de violer ouvertement les normes locales était en réalité une condition de possibilité de la domination coloniale. À l’inverse de ce qui s’est passé en Amérique, ni la vie économique, ni les structures sociales, ni les pratiques religieuses indiennes, n’ont été balayées par la domination exercée par les Britanniques. Il n’y a pas eu en Inde d’afflux de population britannique, d’accaparement massif des terres, et d’expropriation des populations locales. Le nombre des Britanniques est demeuré microscopique tout au long du xixe siècle. Même si de petites communautés européennes se sont formées dans les principales villes coloniales, on peut dire que la présence britannique s’est, pour l’essentiel, limitée à poser un appareil de gouvernement étranger sur une société qui a certes été profondément affectée, mais pas détruite par l’intrusion coloniale. Par contraste avec les colonies de peuplement, l’Inde a ainsi été le laboratoire d’une colonisation « de gouvernement ».
Pour la première fois dans une histoire coloniale déjà longue, les Européens se sont donc trouvés à partir de la fin du xviiie siècle en position de gouverner des sociétés différentes des leurs en tant que sociétés. Leur résistance explique que ces derniers aient dû apprendre à s’y adapter, et surtout à les instrumentaliser à leur profit. L’Inde, il faut le rappeler, a été conquise par des armées composées dans leur immense majorité d’Indiens, que la Compagnie des Indes a financées par l’impôt qu’elle prélevait sur les territoires conquis. Et ce sont ces mêmes ressources humaines et financières qui ont rendu possible la poursuite de l’expansion impériale britannique en Asie, et constitué l’un des principaux piliers du statut de superpuissance mondiale acquis par la Grande-Bretagne au xixe siècle.
Pour comprendre pourquoi l’administration coloniale a été une si grosse consommatrice et productrice de théorie politique, économique, juridique, et plus tard anthropologique, il faut partir de la rupture de tout lien de familiarité entre gouvernants et gouvernés qui caractérisait la situation coloniale. Parce qu’ils sont demeurés des étrangers à une société qu’ils gouvernaient sans s’y mêler, les administrateurs coloniaux britanniques n’avaient pas d’autre moyen de s’y orienter que de recourir à des modèles théoriques. La rupture de la relation d’immanence entre l’État et la société qu’il administre, et des canaux de communication informels qui existent habituellement entre gouvernants et gouvernés, mérite d’être regardée comme une situation politiquement pathologique. Mais cette désorientation radicale a suscité une surproduction scientifique, qui explique l’ampleur sans précédent des programmes de recherche qui ont vu le jour dans l’Inde britannique.
On peut du même coup reconstituer la succession des paradigmes théoriques qui ont servi à l’administration coloniale à s’orienter dans la société indienne, et à en instrumentaliser les forces propres. La première forme adoptée par la gouvernementalité sociopolitique impériale, à la fin du xviiie siècle, a été l’orientalisme, qui voulait rendre la société indienne lisible à travers ses textes savants. Parce qu’ils entendaient gouverner l’Inde selon ses propres lois, les Britanniques ont été forcés de lancer un programme de recherche sur le droit local, qu’ils sont allés chercher dans les traités savants de droit musulman et hindou. Ces savoirs comparatifs, qui prétendaient pouvoir énoncer du dehors les lois auxquelles devaient se soumettre les colonisés, demeuraient toutefois des enquêtes purement philologiques. Chez William Jones ou Henry Thomas Colebrooke, le seul moyen concevable d’identifier les normes propres à la société indienne consistait à traduire les traités savants dans lesquels ses intellectuels avaient mis en forme leurs normes juridico-religieuses. C’est la raison pour laquelle ils avaient absolument besoin de s’entourer de pandits et de munshis, des érudits capables de leur apprendre à déchiffrer les savoirs brahmaniques et indo-persans.
Ce premier paradigme a correspondu à la phase initiale d’établissement de la domination coloniale. Parce qu’ils étaient faibles et peu nombreux, et que leur domination était à leurs yeux fragile, les Britanniques voulaient éviter à tout prix de heurter les sentiments religieux des peuples colonisés. Mais cette prudence a été progressivement abandonnée à l’issue des guerres napoléoniennes — une période où ses victoires militaires, en Europe comme en Inde, et la modernisation économique induite par la Révolution industrielle ont marqué l’accession de la Grande-Bretagne au rang de première puissance mondiale. Cette assurance nouvelle a conduit l’administration coloniale à prétendre moderniser l’Inde en l’affranchissant de ses normes religieuses ou éducatives, et de pratiques économiques reléguées au rang d’obstacle au progrès. L’impératif de minimisation de la violence symbolique, qui avait poussé un empire encore fragile à s’approprier et à instrumentaliser les structures d’autorité préexistantes lors de son implantation dans la seconde moitié du xviiie siècle, a ainsi cédé la place, entre les années 1820 et les années 1850, à un interventionnisme bien plus marqué, et à une affirmation sans fard de la supériorité politique, sociale, culturelle et religieuse de l’Europe sur l’Inde.
C’est de la philosophie benthamienne, mais aussi de l’économie politique naissante qui s’est développée dans une alliance étroite avec elle, que l’administration de l’Inde britannique a dès lors voulu tirer les principes d’une réorganisation de la fiscalité et de la législation coloniales qui ne soit plus indexée aux normes locales que les orientalistes s’étaient employées à capturer, mais aux règles universelles de la rationalité calculatrice. James Mill à la tête de l’administration londonienne de la Compagnie des Indes, et Thomas Malthus comme professeur d’économie politique à Haileybury — le college fondé pour enseigner les principes du gouvernement aux civil servants avant leur départ pour l’Inde —, ont été les courroies de transmission des principes de l’utilitarisme vers les politiques publiques mises en place par l’administration coloniale dans toute la première moitié du xixe siècle. La théorie malthusienne et ricardienne de la rente a servi de standard à l’administration fiscale britannique, tandis que Thomas Babington Macaulay a été l’artisan d’une codification déductive du droit pénal calquée sur le modèle benthamien.
Restituer cet arrière-plan à la fois politique et épistémologique est indispensable pour comprendre le succès d’Ancient Law auprès des autorités impériales. Car l’ouvrage se présente comme une critique en règle des deux rationalités gouvernementales, orientaliste et utilitariste, qui avaient jusqu’alors servi de guide à l’administration de l’Inde, et propose l’élaboration d’un troisième modèle, dans lequel l’Empire britannique a immédiatement reconnu une réponse à la crise politique aiguë qu’il traversait au début des années 1860.
La révolte des cipayes de 1857-58, une immense mutinerie des troupes indigènes au cours de laquelle les Britanniques ont provisoirement perdu le contrôle de l’Inde du Nord, a eu pour effet de discréditer le programme de modernisation à marche forcée conçu par les benthamites. Il faut dire que celui-ci avait été couplé avec un activisme sans cesse plus visible des missionnaires protestants, qui avait donné à la « mission modernisatrice » des utilitaristes le visage d’une mission religieuse. La crainte de tentatives de conversions forcées par l’administration coloniale a été unanimement perçue comme le principal élément déclencheur de la révolte des cipayes. Or si la proclamation solennelle de la Reine Victoria, au moment du passage de l’Inde sous l’autorité de la Couronne, marquait une répudiation claire de toute tentative de prosélytisme religieux, l’administration impériale, qui venait d’être transférée de la Compagnie des Indes à la Couronne britannique, était alors à la recherche à la fois d’une grille de compréhension et d’un programme d’action sur la société indienne alternatifs à l’utilitarisme qui lui avait servi de guide dans les quatre décennies précédentes. L’enjeu était de comprendre et de désamorcer les résistances de la société indienne, qui avaient provoqué cette révolte sans précédent, et menacé de jeter à bas la domination coloniale.
Or c’est précisément ce qu’est venue leur fournir la publication d’Ancient Law en 1861. L’ouvrage n’a certes rien d’un manuel d’administration coloniale. À la différence de nombreux auteurs avides de faire avancer leur carrière en se signalant auprès des autorités métropolitaines, Maine n’a pas cherché à élaborer un programme de réformes que l’administration coloniale n’aurait plus eu qu’à appliquer, comparable à celui qui avait permis aux utilitaristes d’exercer un ascendant si puissant au cours des décennies précédentes. Sa connaissance du droit hindou et de la littérature administrative de l’Inde britannique ont été mises au service d’une opération plus indirecte, mais aussi plus audacieuse : faire passer l’Inde du rang d’objet opaque et impénétrable à l’intelligence européenne qu’elle occupait depuis 1858, au rang de ressource d’intelligibilité pour formuler une nouvelle ontologie des normes à portée générale, valide aussi bien pour la métropole que pour l’empire. Une telle révolution théorique risque de paraître bien éloignée des préoccupations quotidiennes des autorités impériales, si l’on ne voit pas que l’un de ses enjeux principaux était de dissiper la croyance en une malléabilité indéfinie de la nature humaine qui sous-tendait le programme de réforme implémenté au cours des décennies précédentes, en faisant apparaître la rationalité des résistances sociales à l’interventionnisme politique du souverain.
En d’autres termes, la méthode historico-comparative a fourni une mise en forme théorique au soupçon qui pesait depuis 1858 sur le zèle modernisateur des benthamites, au moment précis où l’empire était à la recherche d’une autre rationalité gouvernementale, qui lui permettrait de réajuster sa prise sur une société qu’il s’était montré incapable de déchiffrer. Si James Scott a raison de souligner les échecs pathétiques régulièrement rencontrés par les États modernes dans leurs efforts pour rendre lisibles et donc gouvernables les sociétés soumises à leur autorité, il faut se garder d’oublier que ces défaillances ont parfois été perçues et réfléchies à l’intérieur de bureaucraties qui, en contexte colonial plus encore qu’ailleurs, étaient lourdement handicapées par leur myopie. Or ce que Maine avait à offrir étaient justement de nouvelles lunettes socio-anthropologiques pour un Léviathan impérial que le désastre de la plus grande révolte anticoloniale du xixe siècle avait rendu conscient de la nécessité de corriger sa grille de perception.
C’est sa capacité à rendre « clairs, intéressants et même pittoresques » les « matériaux confus et opaques de l’histoire et du gouvernement de l’Inde », qui est le premier élément à avoir été célébré au moment de sa mort par la génération d’administrateurs coloniaux qui s’était formée au contact de ses œuvres et de son enseignement. Même pendant son séjour en Inde, Maine n’est jamais devenu un enquêteur de terrain. Mais s’il est demeuré dépendant des matériaux accumulés par l’administration coloniale sur la société indienne, la grille théorique qu’il avait élaborée produisait en retour de puissants effets d’élucidation sur des données qui menaçaient de rester dépourvues de sens : « L’expert local qui, après des années de travail d’observation sur le terrain, se trouvait avec certaines impressions indéfinies sur la signification ou le résultat des faits qu’il avait recueillis, a souvent trouvé la solution à l’ensemble de son enquête formulée exactement et de façon concluante dans l’une des généralisations lumineuses de Maine. »
Le titre de l’ouvrage qui lui a valu sa carrière impériale, Ancient Law, affichait l’étendue de son ambition : reconstruire tout l’édifice du droit à partir du droit archaïque, plutôt qu’à partir d’un droit naturel qui n’était aux yeux de Maine rien d’autre qu’une absolutisation de caractéristiques qui appartenaient en propre au droit moderne. En d’autres termes, il s’agissait d’écarter la principale forme théorique dans laquelle l’Europe avait réfléchi la nature de ses normes au cours des deux siècles précédents : le droit naturel moderne. Les notions d’individu, de contrat, mais aussi de souverain, qui servaient aux théoriciens de l’état de nature à rendre compte de la naissance de la société, et de sa charpente normative, devaient selon Maine être considérées non comme des concepts élémentaires que la théorie du droit pouvait se permettre de présupposer, mais comme les produits de l’histoire pluriséculaire du droit romain. Elles ne pouvaient en aucun cas valoir comme des principes capables de fonder l’ordre social, car elles étaient des produits tardifs de l’évolution juridique.
Ancient Law répertorie diverses variantes de ce sophisme, dont la version la plus radicale et la plus dangereuse est attribuée aux philosophes des Lumières, et en particulier à Jean-Jacques Rousseau et ses élèves, les Révolutionnaires français, qui avaient prétendu reconstruire ex nihilo tout l’ordre social par voie législative. Maine s’inscrit dans ce point de vue dans un courant de réaction à la Révolution française dont les liens avec la naissance des sciences sociales sont bien documentés. Mais sa critique englobe également la théorie du droit de Bentham, et surtout de son principal disciple dans le champ de la jurisprudence, John Austin. Bien que Bentham ait lui-même entrepris une critique du droit naturel, et qu’il se soit dispensé de la remontée vers les origines caractéristique du jusnaturalisme moderne, la théorie du droit qui sous-tendait son programme de réformes législatives en partageait pour Maine les présupposés fondamentaux.
L’approche « analytique » de la jurisprudence à laquelle Austin avait donné une forme systématique demeure en effet, dans la généalogie retracée par Maine, une héritière de la méthode « résolutive-compositive » inventée par Hobbes, qui consistait à supposer l’ordre social aboli, et à recourir à une simple analyse mentale pour identifier les éléments constituants qui permettraient de le reconstruire, à savoir les individus, et la forme qui assurerait la cohésion de l’édifice : le contrat. C’est cette décomposition initiale de la société en monades qui explique que l’ensemble de la normativité juridique ait été référée par l’école hobbesienne au souverain et à sa puissance de coercition — un trait que manifeste en toute clarté la définition par Austin du droit comme « commandement du souverain ». Dans cette perspective, les éléments constituants de l’ordre social n’étaient pas vus comme porteurs d’une normativité juridique intrinsèque : ils étaient réduits au rang de destinataires passifs d’une normativité qui leur était imposée d’en haut. Corrélativement, le droit n’était pas défini par son contenu, mais uniquement par l’instance qui l’énonce : c’est l’autorité dont le souverain avait été préalablement investi — que celle-ci soit référée à un pacte originaire ou simplement tenue pour acquise — qui conférait à ses commandements une valeur juridique. L’optimisme des réformateurs des années 1820 à 1850, qui n’envisageaient pas que la société colonisée puisse offrir de résistance significative aux initiatives de l’administration impériale, tirait sa caution théorique de la toute-puissance normative ainsi accordée à l’État par le paradigme intellectuel sur lequel ils s’appuyaient.
Maine reconnaissait que les définitions adoptées par l’école analytique pouvaient valoir comme des descriptions approximatives des sociétés les plus modernes de l’Europe occidentale, dans lesquelles la législation s’était imposée comme la principale source du droit. Mais elles étaient en revanche impuissantes à comprendre la dynamique historique dont celles-ci étaient issues. Il n’est pas certain que cette lutte contre l’anachronisme aurait suffi à elle seule à passionner les plus hautes autorités britanniques. Mais l’originalité de la construction de Maine consistait à articuler différence historique et différence anthropologique. Il est en effet le premier intellectuel britannique à avoir conféré une portée intellectuelle et politique décisive à la thèse de la parenté des langues et des cultures indo-européennes. Bien que celle-ci ait été formulée par William Jones à Calcutta dès 1783, elle n’avait paradoxalement trouvé aucun usage ni dans le discours politique ni dans la production scientifique britannique. C’est en Allemagne que la grammaire comparée s’était développée pendant toute la première moitié du xixe siècle, et c’est chez les auteurs allemands que Maine est allé chercher les ressources pour décrire l’Inde comme une variante de la civilisation européenne.
À partir du moment où l’on admettait que les sociétés asiatiques placées sous la domination britannique étaient de lointaines cousines, qui illustraient des étapes antérieures d’une trajectoire que les sociétés européennes avaient parcourue plus rapidement, l’effort de décentrement requis par son archéologie du droit pour remonter vers des sociétés composées de groupes plutôt que d’individus cessait d’être un pur exercice académique : « Le problème qui se pose depuis trente ans au gouvernement anglais de l’Inde — résumait à la fin des années 1880 l’un des principaux administrateurs de l’empire dans son éloge funèbre de Maine — est l’adaptation de la machinerie d’un État moderne aux habitudes et aux sentiments d’une vaste multitude faite de groupes situés à divers stades de ce que nous avons décidé d’appeler le Progrès. » Le couplage de la méthode historique avec la méthode comparative n’a donc pas seulement été le moteur intellectuel du holisme de Maine. Il a aussi été la condition de sa pertinence politique.
Maine s’est toujours présenté comme un disciple de la philologie comparative, dont il entendait importer les méthodes dans une discipline nouvelle : la jurisprudence comparative. Or la grammaire comparée ne s’était pas limitée à établir la parenté, jusqu’alors insoupçonnée, des langues de l’Inde avec celle de l’Europe : elle avait montré que leur mise en relation permettait d’approfondir l’analyse interne de chacune des branches de la famille. C’est ce type d’éclairage réciproque que Maine voulait mettre à profit en croisant l’histoire du droit romain qui formait sa spécialité — qu’il décrivait comme la série la plus longue, la plus complète, et la plus importante pour retracer la formation des concepts juridiques modernes —, et les témoignages des autres civilisations de la famille indo-européenne, qui avaient à ses yeux conservé mieux que Rome certains traits du droit archaïque. C’est en particulier le cas de l’Inde, qu’il décrivait comme un musée vivant où certaines des institutions aryennes primitives étaient accessibles à une observation directe.
Le renversement de l’individualisme du droit naturel s’opère principalement dans Ancient Law par une remontée vers la préhistoire du droit romain. Recourant à une frappante métaphore géologique, il fixait pour programme au juriste d’apprendre à lire les couches du droit comme Charles Lyell avait réussi à lire dans les strates sédimentaires une histoire longue de la Terre. À l’analyse mentale pratiquée par Bentham et ses disciples sur la seule base de leur observation du droit de l’Europe moderne, il s’agissait ainsi de substituer une étude à la fois historique et dynamique des concepts juridiques.
Or un tel renversement ne requérait pas seulement un élargissement considérable de la base d’observation, dirigé à la fois vers le passé lointain de l’Europe et vers un Orient jusqu’alors demeuré terra incognita pour les théoriciens du droit. Il passait aussi par un décloisonnement, ou, plus précisément, par un réencastrement du droit dans une totalité sociale dont les modernes l’avaient abusivement extrait. Dans Ancient Law, le droit n’était donc plus traité comme une sphère autonome, mais comme une expression et une trace de formes sociales, qui s’imposaient comme le véritable objet de l’enquête. La méthode historique prônée par Maine ne revenait donc pas seulement à historiciser le droit lui-même, mais à en rapporter l’évolution à un plan qu’on peut définir comme celui du social, entendu comme source d’une normativité dont le droit était une sédimentation semi-autonome, puisque les formes qu’il adoptait agissaient en retour sur le cours de l’évolution sociale.
Le point le plus frappant de sa reconstitution des origines du droit est qu’il y manque les deux pôles du souverain et de l’individu. Maine plaçait bien à l’aube de l’évolution sociale une forme de royauté sacrée, où l’inspiration instantanée du monarque formait la seule base de règlement des litiges, sans aucune contrainte de cohérence ni de justification. Mais il reléguait cette époque du côté du pré-droit. Le droit n’était véritablement apparu à ses yeux qu’à partir du moment où cette puissance absolue avait décliné, et qu’avait émergé un corpus de règles invariables, préservées sous une forme d’abord non-écrite. Pour Maine, la naissance du droit était intimement liée à la formation d’aristocraties qui détenaient un monopole sur la connaissance de ce corpus de règles. La codification à proprement parler, c’est-à-dire sa mise par écrit dans des textes tels que la Loi des Douze Tables, formait une étape ultérieure, qu’il décrivait non seulement comme un effet secondaire de l’invention de l’écriture, mais aussi comme la traduction d’un nouvel équilibre politique. La publicité accordée aux textes de loi avait de fait été un élément décisif dans la lutte contre le monopole du savoir revendiqué par l’aristocratie. Dans la dynamique historique ainsi reconstituée par Maine, l’émergence du droit n’était donc pas liée à la construction d’un souverain tout puissant — comme le supposait le paradigme hobbesien —, mais au contraire à son effacement progressif face à des mouvements aristocratiques, puis populaires.
L’Inde incarnait à ses yeux un cas de développement arrêté, où la séparation entre droit et religion ne s’était pas opérée. Les brahmanes s’étant montrés nettement plus résistants aux pressions du peuple comme du souverain que l’aristocratie romaine, ils avaient réussi à maintenir leur monopole sur la connaissance du droit, et à geler la dynamique de l’évolution juridique. Cultivé exclusivement dans ces cénacles religieux, le droit hindou savant, le dharmaśāstra, aurait été surchargé de prescriptions rituelles en même temps qu’il perdait tout contact avec l’administration quotidienne de la justice. Ce diagnostic permettait à Maine de proposer une critique des travaux des orientalistes de la fin du xviiie siècle, William Jones et Henry Colebrooke, qui avaient codifié le droit hindou au moment de l’implantation du régime colonial. En faisant des textes brahmaniques la base de la jurisprudence administrée par les tribunaux impériaux, ces derniers avaient à ses yeux ignoré le droit coutumier qui servait de base à la résolution des litiges dans l’Inde précoloniale, au profit d’une « une image idéale de ce que devrait être le droit aux yeux des brahmanes ».
La critique du statocentrisme normatif hobbéso-benthamien ne s’est donc pas traduite par un retour à la rationalité philologique des orientalistes, qui traitaient le dharmaśāstra comme le common law de l’Inde. Pour Maine, les lois de l’Inde ne devaient pas être cherchées dans les élaborations scolastiques sédimentées dans ses traditions religieuses. L’un des enjeux centraux d’Ancient Law était de démontrer aux autorités impériales que sa jurisprudence comparative était capable d’accéder à une normativité coutumière plus fondamentale, parce qu’immanente à la morphologie sociale des groupes dont elle réglait les pratiques.
Les normes sont ainsi entrées dans un nouveau régime de savoir qu’on peut appeler « anthropologie juridique », en s’appuyant sur le fait que la jurisprudence comparative dépassait aux yeux de Maine très largement la sphère du droit. Ce qui était en jeu était une redéfinition complète de leur mode d’existence, mais aussi du type d’enquête qui permettait de les appréhender. Pour les orientalistes, qui situaient déjà les sources du droit du côté du peuple plutôt que du souverain, une norme n’était rien d’autre qu’une règle explicite énoncée dans un texte produit par les porte-paroles autorisés d’un groupe, c’est-à-dire ses élites savantes. Pour les modernisateurs benthamitesens, en revanche, aucune enquête sur les normes sociales n’était nécessaire : l’art du législateur était strictement centrifuge, car les règles n’avaient pas d’autre réalité que celle que choisissait de leur conférer le souverain. Avec Maine, une norme était devenue un principe d’autorégulation du collectif, dont la formulation explicite avait moins d’importance que le rôle qu’elle jouait dans la préservation ou la transformation de l’équilibre interne d’un groupe. Du même coup, seule une enquête socio-anthropologique prenant pour objet le mode de cohésion d’un groupe et son rythme immanent de transformation était en mesure d’éclairer le législateur sur la latitude d’action dont il disposait.
Ralentir la modernisation pour la rendre supportable
Cette ontologie des normes sociocentrique plutôt que statocentrique fait que la question politique centrale devenait celle du rapport entre les règles de droit édictées par le souverain ou administrées par les tribunaux, et la dynamique sociale sous-jacente. Au contraire de Bentham et de ses disciples, Maine ne pensait pas que le droit puisse être le levier d’une politique de modernisation volontariste de la société. S’il reconnaissait que leur programme de réforme avait exercé des effets salutaires en Grande-Bretagne, c’est qu’il correspondait aux aspirations d’une société dans laquelle le mouvement de d’émancipation des individus était déjà très avancé. Rien de tel n’était en revanche à ses yeux vrai en Inde, où les utilitaristes avaient importé des modèles préconçus étrangers aux aspirations de la population. Une telle insistance sur la nécessité d’adapter les institutions à la société qu’elles servaient à gouverner ne ressemble pourtant que superficiellement à la position des orientalistes. La différence tient à ce que le problème était désormais posé en termes dynamiques, plutôt qu’en termes statiques. Parce qu’ils posaient la question de l’authenticité des normes juridiques dans une grammaire logique qui était celle de la révélation religieuse, les orientalistes avaient rêvé de geler le droit de l’Inde dans la pureté primitive qu’il possédait au sortir de la bouche de son législateur mythique, Manu. La jurisprudence comparative disqualifiait cette quête obsessionnelle des origines au profit d’un diagnostic sur l’ajustement ou le désajustement du droit à un état de société défini comme un stade du progrès social. C’est pourquoi Maine et ses disciples ne cessaient de mettre en garde contre le risque de figer le mouvement immanent d’une société indienne en voie de modernisation accélérée en donnant à des doctrines brahmaniques tombées en désuétude l’appui de l’appareil d’État impérial.
Pour comprendre le fondement théorique de cet impératif d’adaptation dynamique, il faut reprendre le fil de l’histoire retracée par Ancient Law, car les transformations graduelles du droit romain au cours des siècles illustraient aux yeux de Maine un exemple unique d’équilibre entre changement et continuité, qui lui avait permis d’accompagner au long des siècles le mouvement de modernisation sociale de l’Europe. Or si la singularité de Rome tenait à ses yeux au développement exceptionnel qu’y avait occupé la législation, avec les édits du prêteur puis les constitutions des empereurs, c’est dans la période antérieure que Maine entendait identifier les ressources qui avaient permis à une société encore archaïque d’assouplir progressivement le carcan de ses propres règles, pour enclencher une dynamique normative dont l’essor de la législation représentait le point d’aboutissement.
Parce que le droit se définit par sa fixité, Maine soulignait qu’il se trouvait structurellement en retard sur l’évolution sociale aussitôt qu’on avait passé le moment évanescent de la codification. Cette thèse a eu une fortune considérable dans les sciences sociales : l’idée que le problème principal des sociétés modernes est le retard du droit par rapport à l’état des mœurs est notamment au cœur de la sociologie durkheimienne. Maine posait toutefois sur ce retard un regard de juriste. D’un côté, il était un problème, puisque le progrès social se trouvait sans cesse entravé par de lourdes formalités juridiques héritées d’un passé dans lequel aucune autorité centrale ne pouvait garantir la régularité des transactions entre groupes, mais qui ne correspondaient plus aux besoins de la société qui continuait de s’y astreindre. Mais ce retard ne revêtait pas pour autant une valeur purement négative : il était bien plutôt la condition même d’existence du droit. Une société qui se serait entièrement émancipée des règles fixes qu’elle avait reçues de ses ancêtres, pour s’interroger directement sur les règles de justice les mieux ajustées à ses besoins présents, serait sortie du domaine du droit. C’est ce qu’illustrait selon lui le cas des Grecs : leur présentisme — c’est-à-dire leur capacité à remettre sans cesse en débat la nature de leurs normes —, faisait que leur droit avait dégénéré en philosophie. La stérilité juridique du monde grec tenait selon ce récit à l’abandon des formalités imposées par l’existence d’un corpus fixe de règles. Et c’est par conséquent donc dans son conservatisme que Maine cherchait les raisons de la supériorité du droit romain.
Ce conservatisme n’équivalait pourtant pas à une immobilité absolue. Pour éviter la sclérose, le droit devait changer, mais il ne pouvait le faire, dans les sociétés archaïques à tout le moins, qu’à la condition de se dispenser d’assumer réflexivement ses transformations historiques. Tel était le rôle des fictions et de l’équité, les deux grands moteurs de l’évolution juridique dans le monde prémoderne. Les fictions étaient explicitement définies par Maine comme des dispositifs de voilement du changement juridique. Au contraire de Bentham, qui s’était employé à les ridiculiser, il entendait les réhabiliter en tant que premier dispositif ayant permis une adaptation du droit, précisément parce qu’elles ne remettaient pas ouvertement en cause les règles qu’elles altéraient. Maine plaçait sous cette catégorie tout le travail des jurisconsultes romains, qui se présentaient comme de simples interprètes de la loi, alors que leurs avis avaient en réalité pour effet de la modifier progressivement. À ses yeux, la dénégation de leur propre agentivité avait été la condition d’acceptabilité des changements qu’ils opéraient dans le droit. Or Rome n’était de ce point de vue qu’une illustration du besoin de stabilité que Maine décrivait comme un attribut quasi universel de la nature humaine — la seule exception à cette règle étant à ses yeux la Grèce, dont il faisait l’unique source de l’aspiration au progrès dont les sociétés européennes modernes étaient les héritières.
Mais le pouvoir des fictions demeurait néanmoins limité, et la grandeur du droit romain tenait selon Ancient Law au développement exceptionnel qu’y avait connu un deuxième moteur du changement juridique, l’équité. C’est sur ce point que se situe l’apport le plus original de Maine. L’équité était définie comme un mode de correction du droit fondé sur l’idée qu’il existait un corpus de règles supérieures aux règles de droit, qui devaient rétroagir sur lui. Mais ces règles n’étaient pas supérieures parce qu’elles auraient été promulguées par une autorité supérieure : le souverain ne jouait aucun rôle dans cette phase archaïque de l’histoire du droit romain. Elles étaient tenues pour supérieures en vertu de leur excellence propre. Il y a là une idée profondément paradoxale : celle qu’il existait des règles supérieures au droit qui permettaient de le corriger, mais sans pour autant l’abolir ou le remplacer. Tout le chapitre 3 d’Ancient Law est consacré à définir les conditions de possibilité de cette construction théorique, dont Maine faisait le moteur principal du progrès juridique en amont de la période moderne, c’est-à-dire de l’essor de la législation. Or ce corpus de principes supérieurs au droit, et capables de le corriger n’était autre que le droit naturel.
Le droit naturel sous sa forme romaine était toutefois foncièrement différent du droit naturel moderne. Pour Maine, il était le produit improbable d’une hybridation, et, en réalité, d’un malentendu productif entre le droit romain et la philosophie grecque. L’idée de droit naturel était à proprement parler gréco-romaine : c’est le nouage paradoxal qu’elle avait réussi à opérer entre un droit romain excessivement formaliste et conservateur, et une philosophie qui avait supplanté le droit en Grèce qui avait été la condition de sa fécondité. Le droit naturel devait selon Ancient Law être compris comme une réinterprétation tardive du jus gentium, qui était à Rome le droit des étrangers. Il s’agissait au départ d’une forme dégradée du droit : une sorte de minimum commun aux différentes communautés présentes à Rome, un ensemble de règles dépourvues des formalités propres au droit romain, conçues pour régler les transactions de ceux qui n’y jouissaient pas de la citoyenneté. Mais sous l’influence de la philosophie grecque, ce jus gentium avait été réinterprété comme « droit de nature ». La catégorie grecque de physis entendue comme normativité antérieure et supérieure au nomos de la cité, aurait ainsi fait passer le jus gentium d’un statut d’infériorité à un statut de supériorité. Autrement dit, l’idée de nature avait selon Maine permis de se représenter comme des normes idéales, antérieures à toute civilisation, et valides au-delà des frontières de la cité, ce qui était en réalité des exigences de justice résultant du progrès moral de la société romaine.
Une des pièces théoriques décisives de l’édifice de Maine était donc une généalogie de l’idée de droit naturel, et de la confusion que les modernes avaient opérée sur le droit romain. L’idée de droit naturel était chez les Romains un idéal régulateur qui servait à corriger le droit existant en lui imposant des exigences de simplification, de symétrie et d’ordre que les Anciens associaient à l’idée de nature. Il avait incité à débarrasser le droit de l’obscurité et des formalités qui en rendaient l’application si coûteuse dans la société archaïque. Mais les modernes avaient selon Maine commis une erreur, en prenant ce qui n’était dans le droit romain que l’horizon d’un processus d’autocorrection progressive du droit existant pour le point de départ de leur reconstruction spéculative de la société. Ils avaient de ce fait imaginé un état de nature antérieur à toute civilisation, dans lequel ils avaient importé toutes les idées que la jurisprudence romaine avait progressivement élaborées au cours de sa longue histoire en essayant de se rapprocher de l’idéal de simplicité fourni par l’idée de nature : l’individu comme seul sujet de droit, le contrat comme forme universelle du lien d’obligation, et la souveraineté absolue comme unique garante de l’ordre juridique et social.
L’histoire des contrats, mais aussi des testaments, retracée dans Ancient Law visait à démontrer le profond anachronisme de toute théorie qui plaçait la volonté individuelle au fondement de la société. Dans les deux cas, il s’agissait de montrer que l’idée qu’un acte volontaire d’un individu autonome puisse être producteur de droit était une conception qui n’avait émergé que très tardivement dans l’évolution sociale. Le droit romain archaïque — de même que le droit hindou, que Maine invoquait à titre de confirmation — ne reconnaissait en effet pas à l’individu le droit de disposer de ses biens par voie de testament, dans la mesure où le patrimoine était conçu avant tout comme le support matériel de l’existence du groupe. La propriété passait donc automatiquement du paterfamilias à son héritier, qui assurait la continuité de l’existence légale de la famille en venant assumer sa personnalité légale après sa mort. Tout l’effort de Maine consistait dès lors à retracer comment le droit s’était progressivement débarrassé du carcan par lequel l’impératif de continuité de la corporation familiale interdisait au paterfamilias lui-même de disposer de ses biens, pour laisser progressivement la place à une liberté de plus en plus grande de tester.
Le même mouvement se répète dans l’archéologie juridique du contrat retracée au chapitre 9. Maine y soulignait en effet que le droit archaïque ne reconnaissait pas de contrat entre deux individus. Les individus appartenant à un même groupe étaient en effet placés sous l’autorité despotique du chef de famille, et l’idée de régler les rapports internes au groupe par le droit était entièrement étrangère à la société archaïque. Les contrats n’existaient donc d’abord qu’entre groupes, mais ils étaient des entreprises extrêmement complexes, et encombrées de formalités destinées à marquer la solennité des engagements réciproques, car ils étaient en réalité des négociations entre des groupes indépendants ne reconnaissant pas d’autorité supérieure contraignante. L’enjeu de la reconstruction de Maine était de reconstituer l’évolution par laquelle le contrat s’était simplifié, et était devenu capable de s’adapter aux besoins d’une société marquée par un accroissement des échanges en se débarrassant de son lourd formalisme. Avec le développement de la civilisation, et l’intégration croissante des groupes à une société supra-familiale pourvue d’une autorité centrale, le point d’application du contrat s’est progressivement déplacé du groupe à l’individu, à mesure que les interactions interindividuelles prenaient le dessus sur la solidarité familiale.
Le détail des reconstructions proposées par Maine importe moins que leur résultat. Celui-ci consistait à montrer que la société archaïque n’était pas composée d’individus mais de familles — ou plus exactement de groupes qui se représentaient leur cohésion sous la forme d’une consanguinité réelle ou fictive, l’importance de l’adoption prouvant que les groupes archaïques avaient une grande capacité d’absorption des étrangers. Le droit archaïque ignorait l’individu, car c’étaient toujours des groupes dont il réglait les rapports. Tel est le renversement fondateur des sciences sociales, qui consiste à partir des groupes, de leur composition interne, et de leur articulation réciproque, pour rendre compte de la production de l’individu en tant que sujet de droit. Contrairement à une vision caricaturale du holisme sociologique, Maine ne dit nulle part que l’individu n’existait pas dans les sociétés archaïques. Il affirmait en revanche qu’il n’était pas l’unité pertinente du droit, c’est-à-dire qu’il n’était pas capable de créer par lui-même des obligations. La fameuse formule selon laquelle l’histoire des sociétés progressives correspond à un passage graduel « du statut au contrat » signifie que l’individu ne se définissait initialement que comme membre d’un groupe, et n’a été amené qu’au terme des progrès de la civilisation à se regarder comme source autonome d’obligations légales. Autrement dit, seule la dissolution progressive de la cohésion des groupes avait permis aux individus de conclure des contrats ou de rédiger un testament dont la force contraignante était reconnue par la société. L’erreur du jusnaturalisme moderne consistait ainsi à avoir voulu reconstituer toute l’édifice social à partir de ce qui était en réalité le résultat de la lente dissolution des formes archaïques de solidarité.
À travers cette généalogie du droit de nature et de sa perversion révolutionnaire, Maine théorisait en réalité un nouveau type d’intervention politique. Celle-ci ne consistait pas à refonder la société, comme le croyaient les révolutionnaires français, ni même à la réformer selon les exigences de la raison moderne, comme le soutenaient les benthamites. Elle consistait bien plutôt à ralentir le mouvement immanent de la société, afin de le rendre acceptable à ses propres yeux. Pour Maine, le droit n’avait pas à sortir de son retard structurel sur l’évolution des mœurs et des conceptions morales, car c’était précisément sa rigidité qui en faisait un droit. Il devait plutôt entretenir un léger retard, afin que le changement soit métabolisable juridiquement par des sociétés qui, dans leur immense majorité, n’aimaient pas reconnaître qu’elles avaient changé. Son conservatisme ne visait donc pas à restaurer les modes de pensée ou les formes de solidarité révolues, mais plutôt à assumer la fonction stabilisatrice, plutôt que réformatrice et modernisatrice du droit.
La principale leçon politique d’Ancient Law était donc qu’une action de stabilisation institutionnelle était la condition sine qua non d’acceptabilité du progrès. Or c’est ce précepte qui a permis la spectaculaire conversion du capital scientifique d’un professeur de droit romain de Cambridge en capital politique. On perçoit sans mal l’écho qu’il pouvait trouver en Grande-Bretagne dans la seconde moitié du xixe siècle : au moment où la Révolution industrielle battait son plein, et où les pathologies engendrées par une modernisation à marche forcée étaient régulièrement documentées par différentes formes d’enquêtes sociales, il est venu cristalliser sous forme théorique le tournant des élites dirigeantes vers un libéralisme conservateur. Et ce d’autant que chez Maine, l’impératif de stabilité était mis au service d’une défense explicite des privilèges des élites économiques et politiques victoriennes contre les revendications démocratiques d’extension du suffrage — l’aristocratie étant à ses yeux la seule forme sociopolitique capable de préserver les acquis du progrès des assauts des masses obscurantistes. Mais on aurait pourtant tort de le réduire à une idéologie conservatrice : l’idée de ralentir le changement pour le rendre acceptable socialement a très vite été enrôlée — on y reviendra — au service de projets politiques opposés, qui faisaient horreur à Maine. On la retrouve un peu plus tard chez des auteurs socialistes comme Émile Durkheim ou Karl Polanyi, dans la défense d’un projet réformiste soucieux de laisser à la société le temps de s’adapter à ses propres transformations. Ce que la jurisprudence historico-comparative a cristallisé dans l’espoir du savoir, c’est donc une nouvelle rationalité politique, indexée sur un concept de société qui possédait à la fois sa dynamique propre, et une élasticité limitée.
Celle-ci était plus utile encore dans l’empire qu’à domicile, car les élites dirigeantes n’y disposaient même pas de la perception confuse que tout membre d’un groupe possède intuitivement des limites des réformes qui y sont socialement acceptables. Elle fournissait en particulier une explication à l’échec patent des tentatives de modernisation — c’est-à-dire d’anglicisation — agressive de l’Inde initiées au cours des décennies précédentes. Au lieu de renvoyer la résistance suscitée par ces politiques modernisatrices à une irrationalité foncière de la mentalité orientale, Ancient Law permettait de comprendre pourquoi les tentatives de rationalisation benthamites ne pouvaient pas ne pas susciter de telles résistances dans une société telle que l’Inde, où la dissolution des liens de solidarité communautaires n’était pas aussi avancée qu’en Angleterre.
Aux yeux de Maine, seule une société déjà profondément modernisée était capable de regarder en face son pouvoir d’altérer ses normes, et de le mettre activement en œuvre par la voie législative. L’activisme réformateur des utilitaristes n’était en ce sens pas le principe, mais le symptôme de la modernité sociale britannique. Et c’est pourquoi Maine le jugeait inadéquat en tant que programme de gouvernement des colonies asiatiques. « La théorie des stades de développement de la société conduit directement à la conviction que les institutions d’une communauté doivent correspondre à son stade de développement actuel », soulignaient ses disciples, qui se félicitaient que Maine ait pu servir d’interprète entre ces deux phases de l’évolution sociale « dans la période critique de la reconstruction de l’Inde. »
Il ne s’agissait donc pas — bien au contraire — de refuser toute analogie entre l’Asie et l’Europe. Mais il fallait, aux yeux des administrateurs convertis à la méthode historico-comparative, éviter l’erreur de leurs prédécesseurs utilitaristes, qui avaient négligé la distance temporelle qui séparait les deux continents. « Les véritables analogies se situent souvent loin dans notre propre histoire », estimait ainsi Alfred Lyall, qui faisait valoir que le paysage politique de l’Inde se rapprochait de celui de l’Europe féodale bien plus que des États-nations de l’Europe moderne. On retrouve le même mode de raisonnement chez Lewis Tupper, un autre des disciples de Maine parvenus aux échelons supérieurs de la machine administrative impériale, qui soulignait que, confronté dans les marches du Punjab à des tribus qui faisaient de la vendetta un devoir, il avait choisi d’enrôler les conseils des anciens au service du maintien de l’ordre, en s’inspirant des institutions judiciaires de l’Angleterre médiévale : « Nous n’avons pas, bien sûr, essayé d’imiter de façon pédante les institutions anglo-saxonnes ou, comme il est, je crois, plus correct de le dire anglo-normandes. Nous avons basé notre projet sur les faits tels que nous les avons trouvés. Mais le fait que Maine nous ait prescrit de comparer les sociétés archaïques entre elles, et d’accepter comme faisant partie du cours de la nature certaine des différences entre la société tribale et la société civilisée, nous a aidés à comprendre ce cas et à le documenter. »
Si la critique postmoderne nous a rendus sensibles à la condescendance qu’enveloppe un tel déni de contemporanéité, l’évolutionnisme social apparaissait aux yeux de ses promoteurs comme un instrument de traduction réciproque et de tolérance mutuelle entre colonisateurs et colonisés. Il faut dire que la rationalité gouvernementale qu’ils entendaient supplanter au cœur de l’appareil d’État avait consisté à déverser sur la culture indienne un mépris absolu, dont l’expression la plus systématique se trouve dans l’Histoire de l’Inde britannique qui avait valu à James Mill d’être propulsé au sommet de l’administration londonienne de la Compagnie des Indes un demi-siècle plus tôt. Pour Mill comme pour Thomas Babington Macaulay — le prédécesseur de Maine au poste de Conseiller juridique —, l’enjeu était de faire table rase de l’ensemble des usages, institutions ou savoirs autochtones, qu’ils regardaient comme des obstacles irrationnels au progrès.
Cette politique du mépris plaçait les utilitaristes dans une position analogue à celle des Anglais dans l’Irlande du xviie siècle, une autre situation coloniale souvent invoquée par Maine pour illustrer l’aveuglement produit par la certitude de sa supériorité culturelle. Les diatribes de Sir John Davies — Attorney General de l’Irlande et architecte de la structure juridique du premier Empire britannique — contre les lois barbares des Irlandais prouvaient avant tout qu’il n’avait pas su percevoir la parenté étroite qui les liait aux lois anglaises, dont elles étaient aux yeux de la jurisprudence comparative des variantes à peine moins avancées. Un tel déchaînement de violence symbolique comme de violence physique sur des Irlandais criminalisés pour le simple fait de suivre leurs usages s’était avéré inutile et même contreproductif pour les colonisateurs eux-mêmes, incapables de faire prévaloir leurs lois au-delà des murs des grandes villes. Et Maine donnait pour tâche au comparatisme d’éviter une répétition de la même erreur en Inde, en révélant aux colonisateurs la parenté qui les unissait aux colonisés, jusque dans leurs coutumes les plus déconcertantes. Certains des rapprochements qu’il opérait dans ce cadre ont dû surprendre ses compatriotes : il soutenait ainsi que les guildes marchandes et compagnies à charte anglaises — et en particulier l’East India Company qui avait construit au cours du siècle précédent un immense empire colonial —, n’était qu’une variante des communautés de village archaïques de l’Inde. On y percevait encore les traces, sous la surface de la modernité capitaliste, d’une parenté fictive entre les associés.
C’était ainsi sa capacité à ressaisir la rationalité immanente des institutions de l’Inde, et à les situer à juste distance de celles de l’Europe moderne, qui faisait de la jurisprudence comparative la science la mieux qualifiée pour éclairer et guider l’administration coloniale : « Il n’est pas nécessaire — proclamait ainsi Denzil Ibbetson — d’être très audacieux pour prédire que le jour est proche où nos vues sur les problèmes de politique administrative et législative seront profondément altérées, voire principalement façonnées, par les résultats des recherches sur l’histoire des institutions archaïques, et que cette influence sera plus forte que nulle part ailleurs en Inde, où nous avons commencé à douter de l’applicabilité universelle des méthodes non scientifiques, et où nous cherchons avidement un guide pour l’avenir. »
On aurait tort de n’inscrire ce changement d’attitude vis-à-vis de la société colonisée que dans le champ des idées. Le monde sur lequel ces doctrines cherchaient à donner prise s’était profondément transformé. Le problème de la modernisation de l’Inde, en particulier, avait entièrement changé de forme dans la seconde moitié du xixe siècle. Après un siècle de stagnation économique sous la férule de la Compagnie des Indes, l’Inde était touchée de plein fouet, depuis les années 1850, par les effets de la Révolution industrielle et du progrès technique. Le déploiement du télégraphe et surtout des chemins de fer, y avait stimulé à la fois la croissance économique et une mobilité sociale inédites, qui mêlaient des populations et des provinces dont les contacts étaient jusqu’alors demeurés limités. Dans la première moitié du xixe siècle, les utilitaristes avaient été des missionnaires de la modernisation, parce qu’ils ne pouvaient compter que sur la force de l’appareil d’État et de leurs propres convictions pour tenter d’ébranler la résistance des structures sociales et économiques traditionnelles. Quelques décennies plus tard, les transformations de la société indienne étaient au contraire patentes, et largement hors du contrôle de l’administration coloniale.
S’ils souscrivaient sans réserve à la caractérisation de l’Inde comme musée vivant des institutions indo-européennes archaïques proposée par Maine, ses disciples soulignaient qu’elle était aussi « le théâtre des transitions les plus rapides, moralement, matériellement et politiquement, jamais enregistrées dans l’histoire des nations […] non seulement en raison de l’influx des idées occidentales sur une société asiatique, mais aussi parce qu’il s’agit d’un immense empire avec une douzaine de provinces différentes situées à divers stades du progrès. » Or c’était justement la rapidité de ce bouleversement qui les effrayait :
Le danger pour la société indienne réside dans la perspective d’une désintégration trop rapide […]. La méthode de Maine consistant à trouver un modus vivendi et un point de conciliation entre les idées anciennes et modernes témoigne d’un instinct politique inestimable pour la législation de l’Inde, où notre principale préoccupation devrait maintenant être d’arrêter ce qu’il appelle « la trituration des sociétés » et de retarder la dissolution de nombreux groupes et de petites juridictions en une vaste multitude incohérente sous l’égide d’un unique gouvernement étranger surchargé.
La conviction qui sous-tendait cette angoisse était rigoureusement inverse à celle qui animait le programme de réformes utilitariste, à savoir qu’une multitude d’individus serait ingouvernable, et qu’un empire colonial dont la puissance militaire ne pouvait masquer la pénurie structurelle de main-d’œuvre administrative ne demeurerait viable qu’à la condition de savoir enrôler la normativité immanente des groupes qui composaient la société indienne. Elle s’est imposée comme le fondement d’un nouveau régime de gouvernementalité « archi-sociologique », dans lequel l’enquête sur les institutions archaïques devenait la voie d’accès à leur principe recteur (arkhè), et donc le préalable indispensable à leur manipulation par l’administration coloniale. Pour en retracer la naissance, il faut maintenant retracer la généalogie du concept qui en a été le principal point d’appui : la communauté de village.
De la dénaturalisation de la propriété individuelle à la critique de l’économie politique
Jusqu’ici, l’éclairage réciproque entre l’Europe et l’Inde revendiqué par la méthode comparative peut paraître n’avoir fonctionné qu’à sens unique. Dans Ancient Law, l’Inde intervenait avant tout à titre de confirmation d’une reconstruction opérée par le moyen du droit romain, dont le primat demeurait écrasant. Cependant, dès cet ouvrage, il y a un point crucial sur lequel le droit romain ne suffisait pas, et où l’apport de l’Inde revêtait une portée décisive : l’histoire de la propriété. Autant le droit romain archaïque suffisait à dénaturaliser le contrat ou le testament — c’est-à-dire les relations des hommes entre eux —, autant il ne permettait pas d’accéder aux formes primitives de propriété, et à dénaturaliser la notion de propriété individuelle, qui servait de point de départ aux théoriciens du droit naturel moderne. Au contraire, c’est la théorie romaine de l’acquisition de la propriété par occupation qui avait fourni aux modernes les ressources pour traiter la propriété privée, et en particulier la propriété privée du sol, comme la forme normale et logiquement première de rapport au monde. Or pour Maine, qui partait du principe que le droit archaïque ne reconnaissait que des groupes, cette manière penser l’interface entre la société et le monde matériel par le biais de la propriété individuelle ne pouvait être qu’une rétroprojection de sentiments et d’idées qui étaient des fruits tardifs de l’évolution sociale.
C’est pour cette raison qu’il s’était tourné vers l’Inde, et plus précisément vers les témoignages des administrateurs britanniques. Les communautés de villages que ceux-ci avaient décrites, et qui étaient devenues des interlocutrices régulières pour l’administration fiscale dans certaines provinces de l’empire, lui ont permis de contourner la centralité que la propriété individuelle conservait dans toute la jurisprudence romaine, et de donner une forme concrète à l’idée d’une appropriation collective du sol. La forme archaïque du droit de propriété sur le sol appartenait ainsi à une communauté de familles copropriétaires, qui prétendaient souvent descendre d’un ancêtre commun. Maine était conscient que cette parenté était souvent fictive, mais cet état de fait convenait parfaitement à sa théorie qui faisait des liens de parenté la seule manière dont la société primitive parvenait à se figurer son intégration, que ceux-ci soient réels ou imaginaires. La communauté de village indienne lui apparaissait comme la figure charnière illustrant la transition d’un mode de solidarité fondé sur la consanguinité à une forme d’intégration territoriale dont les nations modernes illustraient le stade ultime, où c’était l’occupation permanente d’une même terre et sa culture en commun qui fondaient l’unité du groupe. Les archives de l’administration coloniale fournissaient ainsi le point d’Archimède indispensable à un renversement de l’individualisme possessif, la propriété individuelle se trouvant dès lors reléguée — en Europe comme en Inde — au rang de sous-produit d’une décomposition progressive de la propriété collective.
L’importance des travaux de Maine tient à ce qu’ils ont réussi à faire de cet objet, la communauté de village, qui n’avait émergé jusqu’alors que comme corrélat d’une pratique de gouvernement, le catalyseur d’une révolution théorique. Au moment où Maine s’est emparé de la question, dans Ancient Law en 1861, et surtout dans l’ouvrage qu’il a consacré aux Communautés de village en Orient et en Occident en 1871, au moment de son retour d’Inde, il existait un savoir administratif développé, qui recensait les différents types de tenures foncières de l’Inde, et qui allait parfois même jusqu’à esquisser des comparaisons avec les formes de propriété foncière qu’on trouvait en Europe. C’est ce savoir administratif, déposé dans les volumes épais de l’administration fiscale ou transmis par la bouche de ses collègues à Calcutta, qui a formé la base de la documentation de Maine. Mais ce qui faisait jusqu’alors défaut au savoir pratique des administrateurs était un cadre conceptuel qui leur permette de donner une signification générale aux phénomènes qu’ils avaient observés et collectés.
Or ce défaut d’élaboration théorique n’interdisait pas seulement aux fonctionnaires britanniques qui quadrillaient le territoire du sous-continent de mesurer l’intérêt que leur expérience de terrain présentait pour les sciences sociales naissantes, comme le déplorait Denzil Ibbetson, qui faisait valoir qu’en l’absence de toute formation adéquate, « la vie quotidienne ordinaire d’un paysan indien et les institutions dans lesquelles il vit, bien qu’elles regorgent d’enseignements inestimables pour l’archi-sociologue, vont tellement de soi pour l’administrateur qu’ignorant leur valeur, il ne songe même pas à les enregistrer. »
Elle était aussi un handicap dans la bataille interne qui opposait les différentes factions de l’administration coloniale pour définir la ligne politique officielle de l’empire. L’étendue de l’influence exercée par les utilitaristes au cours des décennies précédentes, qui a été documentée par Eric Stokes, s’explique en grande partie par leur capacité à justifier théoriquement les réformes qu’ils proposaient pour l’administration de la justice ou la collecte de l’impôt en s’appuyant sur les enseignements conjugués de la philosophie benthamienne et de l’économie politique. En l’absence de toute connaissance intime de la société indienne par les plus hautes autorités impériales, à Londres, le fait de disposer d’un modèle général de ce qu’était la société indienne — voire la société en général — et des lois qui en régissaient le fonctionnement revêtait une importance cruciale pour les convaincre du bien-fondé des réformes envisagées.
Il existait depuis longtemps à l’intérieur du civil service des opposants à la politique du laissez-faire, qui n’étaient pas convaincus des bienfaits de l’introduction en Inde d’une propriété absolue, calquée sur le modèle européen, et de l’organisation corrélative d’un marché de la terre, qui avaient jusqu’alors constitué une politique délibérée des autorités coloniales. Mais s’ils étaient capables de pointer du doigt les inconvénients suscités par la mise en vente des terres — qui était devenue le principal moyen pour l’administration fiscale de recouvrer les arriérés d’impôts —, notamment en termes de maintien de l’ordre, ils n’étaient en revanche pas parvenus à articuler un modèle théorique alternatif à celui des utilitaristes, qui leur aurait permis d’expliquer pourquoi l’Inde se montrait rétive aux enseignements de l’économie politique, et de donner un sens à l’idée jusqu’alors inconcevable dans les élites britanniques qu’il fallait protéger la société du marché.
En réduisant cette critique de l’économie politique à une politique conservatrice, voire réactionnaire, qui se serait mise en place à la suite de la grande mutinerie de 1857-1858, on risque de commettre un contresens sur la politique fiscale britannique, et sur l’émergence de la communauté de village comme objet administratif. Comme Karuna Mantena et avant elle Thomas Metcalf l’ont montré, la révolte des cipayes a incontestablement eu pour effet de discréditer le programme de modernisation agressive conçu par les benthamites. Mais ce à quoi les autorités impériales ont alors fait retour, en matière fiscale, c’est à leur politique antérieure d’alliance avec les grands propriétaires terriens dont le permanent settlement de Lord Cornwallis en 1793, qui ambitionnait de transformer les magnats terriens du Bengale en improving landlords à l’anglaise, avait été la pierre angulaire.
La promotion des communautés de village n’a rien à voir avec le tournant conservateur qui a suivi la grande mutinerie. Bien au contraire, ce qui s’est produit après 1858 est un démantèlement des droits qui avaient été reconnus au cours des décennies précédentes aux communautés de villages, et plus généralement aux cultivateurs, dans l’Inde du Nord. Déçue que les paysans à qui ils avaient choisi de reconnaître des droits sur les terres qu’ils cultivaient aient soutenu les mutins de l’armée du Bengale, l’administration coloniale a choisi à titre de mesure de rétorsion de transférer ces droits à des élites terriennes, les taluqdars. Autrement dit, les Britanniques sont alors revenus à la politique qu’ils avaient mise en place suite à leur prise de contrôle du Bengale à la fin du xviiie siècle : favoriser la formation d’une aristocratie terrienne de grands propriétaires, moins perçus désormais comme des agents de modernisation économique que comme des soutiens politiques indispensables à la stabilité du régime colonial.
La reconnaissance des communautés de villages comme interlocutrices du gouvernement est en réalité un processus antérieur à la mutinerie. Il a commencé dès les années 1820 et 1830 dans le cercle des administrateurs utilitaristes, qui incarnaient précisément le parti réformateur, farouchement opposé aux privilèges conférés au Bengale aux magnats terriens (zamindars), qu’ils percevaient comme une classe parasite. Le système des communautés de village est une variante du système rytowari, un système fiscal consistant à prélever l’impôt directement sur chaque paysan, plutôt que par l’intermédiaire des élites terriennes. Sauf qu’au lieu de traiter avec chaque paysan individuellement — comme elle l’avait fait dans certaines parties de l’Inde méridionale sous l’impulsion de Thomas Munro —, l’administration fiscale des Provinces du Nord-Ouest a choisi de traiter avec la communauté villageoise comme un tout, et de lui reconnaître à la fois un droit collectif sur le sol et une responsabilité conjointe dans le paiement de l’impôt. La question qu’il faut poser est donc de savoir pourquoi les administrateurs britanniques ont choisi d’abandonner dans les provinces de l’Inde du Nord l’idée de propriété individuelle qui avait jusqu’alors été le pivot de la politique fiscale britannique, pour promouvoir cette entité collective qu’était la communauté de village.
Ce processus est présenté dans les documents administratifs rédigés après-coup sous la forme d’une découverte progressive de la complexité des droits sur la terre existant en Inde. Les premiers administrateurs, à la fin du xviiie siècle, auraient été égarés par un concept européocentrique de propriété absolu, et auraient de ce fait lutté pour savoir à quel individu il fallait reconnaître ce droit. Mais les vastes enquêtes engagées au cours des décennies suivantes pour enregistrer les droits existants sur chaque parcelle auraient fait prendre conscience à leurs successeurs de l’existence de formes de propriétés collectives irréductibles au modèle anglais qui leur servait de référence. Ce récit de ce que Maine qualifie de « découverte de la véritable unité propriétaire de l’Inde » fait aussi intervenir un facteur géographique. Au Bengale et dans l’Inde du Sud, les communautés de villages auraient été détruites avant l’arrivée des Britanniques par les régimes « despotiques » qui s’étaient mis en place suite à l’effondrement de l’Empire moghol — dont le sultanat de Mysore était à leurs yeux l’archétype. Aussi est-ce seulement avec la conquête des Provinces du Nord-Ouest que les Britanniques auraient été confrontés à des communautés de village encore en fonctionnement, et donc capables de faire reconnaître leurs droits collectifs.
Ce récit comporte une part de vérité, en ce sens que les Britanniques avaient incontestablement acquis une connaissance bien supérieure des tenures foncières indiennes dans les années 1820 et 1830. Mais le problème n’est pas seulement de savoir comment ces droits collectifs ont été découverts, mais pourquoi il a été jugé utile de les reconnaître et de les défendre en faisant de ces communautés de villages les interlocuteurs légitimes du gouvernement. En effet, le constat de l’existence de droits sur la terre incompatibles avec le concept de propriété individuelle absolue était loin de se traduire automatiquement par leur reconnaissance par l’État colonial. La majorité des administrateurs coloniaux a longtemps été favorable à la dissolution de ces communautés, qu’ils voyaient comme des obstacles à l’enrichissement des paysans les plus industrieux. Et ce sont seulement les résistances rencontrées par la politique d’individualisation complète des droits sur la terre initialement adoptée par les autorités coloniales qui ont conduit ces dernières à réviser leur jugement. La décision de préserver les communautés de village qui a prévalu dans l’Inde du Nord-Ouest dérive de fait en grande partie d’une réflexion sur les effets catastrophiques de la création de droits de propriété individuels et des ventes de terres qui en résultaient.
L’instauration de droits de propriété privée sur la terre avait pour effet de permettre aux paysans de s’endetter en mettant en gage leurs terres. Et comme l’endettement était souvent une spirale d’où les petits paysans n’arrivent pas à sortir en raison de taux d’intérêt très élevés, cette mise en gage des terres conduisait souvent à leur vente. Or les administrateurs britanniques décrivaient ces ventes de terres, qu’elles se fassent pour des dettes privées ou pour arriérés d’impôts, comme une véritable révolution sociale qui bouleversait l’équilibre interne des communautés locales. En effet, les villageois refusaient bien souvent de laisser l’acquéreur prendre possession de ses terres. Dans les cas les plus extrêmes, la vente pouvait déboucher sur une insurrection, qui contraignait l’administration britannique à mobiliser la force militaire, voire à annuler ces ventes pour rétablir l’ordre. Mais bien souvent, la résistance était de plus bas niveau : une hostilité générale dissuadait les nouveaux propriétaires de venir prendre possession du bien qu’ils avaient acquis d’une manière plus ou moins régulière — l’existence de fraudes massives de la part des auxiliaires de l’administration fiscale étant amplement documentée. Lorsqu’ils se décidaient à le faire, les acheteurs devaient avoir recours aux tribunaux, ce qui engendrait un encombrement des cours de justice. Et les Britanniques devaient ensuite envoyer des forces de police pour faire respecter le verdict. Enfin, certains cas dans lesquels l’acquisition des terres par des « capitalistes » ou des usuriers étrangers à la communauté avait été menée à bien avec l’aide de l’appareil d’État ont fait l’objet de rapports catastrophistes, qui décrivaient des villages où la culture était laissée à l’abandon, où les maisons étaient délabrées, et où les structures d’autorité n’étaient plus respectées. Le résultat était une très forte augmentation de la criminalité organisée (dacoity), vers laquelle se tournaient les individus expulsés de leurs terres. C’est ce qui avait conduit à limiter ou à interdire ces ventes dans certaines régions.
La reconnaissance des communautés de village a ainsi obéi à un problème de maintien de l’ordre, qui n’a abouti que dans un second temps à un effort intellectuel de relativisation des modèles juridiques ou économiques importés d’Europe. Ce que les administrateurs coloniaux ont découvert à leurs dépens, c’est que loin de protéger la société en lui donnant une armature juridique, l’institution de la propriété privée sur le modèle anglais et l’organisation d’un marché des terres bouleversaient une organisation sociale qui n’admettait pas la légitimité des ventes aux enchères organisées par l’administration fiscale. Loin de minimiser l’intervention gouvernementale, la marchandisation des terres n’était possible qu’à condition de déployer un niveau de coercition inédit, afin de surmonter la répulsion que les ventes forcées à des étrangers souvent étroitement liés à la puissance coloniale inspiraient à la communauté. Dans un empire gouverné à l’économie, qui ne disposait que d’un tout petit nombre d’administrateurs et de policiers, cette politique était intenable. À cela s’ajoute que les soldats de l’armée coloniale étaient bien souvent issus des communautés villageoises de l’Inde du Nord, et que la destruction de leurs droits menaçait par conséquent de créer une dangereuse désaffection dans leurs rangs.
Le constat qu’il n’était pas possible de gouverner contre les attentes de leurs sujets, en renversant les structures foncières et les liens d’autorité qui assuraient la cohésion sociale, a conduit les administrateurs des Provinces du Nord-Ouest et surtout du Pendjab, à rechercher l’appui des communautés paysannes plutôt qu’à hâter leur dissolution. Au lieu de dissocier des lots individuels assignés à des individus, comme le préconisait le système ryotwari, le gouvernement se contentait de fixer un montant global pour lequel la communauté de village était responsable collectivement, et qu’elle distribuait comme elle l’entendait entre les différentes familles. Cette responsabilité collective évitait de recourir à la vente des terres en cas de défaut d’un des copropriétaires. Et elle autorisait aussi les chefs de villages à opérer une répartition conforme à la coutume : en particulier, il était fréquent que le poids de l’impôt diffère en fonction des castes.
Alors que l’école utilitariste avait rêvé d’un panoptisme administratif dans lequel aucun intermédiaire ne ferait plus obstacle au regard du collecteur, il s’agissait, pour tous ceux aux yeux de qui un tel idéal excédait structurellement les capacités du gouvernement britannique, d’enrôler la structuration interne des communautés villageoises au service du maintien de l’ordre :
L’existence de ces communautés, comme celle des associations paroissiales et régionales [au Royaume-Uni], semble offrir au gouvernement une facilité inappréciable dans l’administration des affaires, dont les détails, s’ils ne sont pas administrés par le peuple pour lui-même, ne peuvent jamais être bien administrés. L’union qu’elles assurent, tout en étant avantageuse du point de vue de la communauté […] offre la promesse d’une sécurité politique. Les préserver, comme elles l’ont été dans le territoire de Delhi, devrait faire l’objet de nos soins les plus attentifs. Les restaurer est une tâche beaucoup plus difficile. La révolution provoquée par les ventes publiques a donc eu les pires conséquences pour le gouvernement.
Les historiens ont à juste titre souligné que la fameuse description par Charles Metcalfe des communautés de villages comme des « petites républiques » autosuffisantes économiquement comme politiquement avait négligé les réseaux d’échanges à longue portée qui existaient dans l’Inde précoloniale. Mais cette critique légitime risque de faire oublier que la fonction de leur promotion au rang d’organismes sociaux élémentaires était de convaincre les autorités coloniales de renoncer à interférer avec leur économie interne — c’est-à-dire de mettre un terme à ce que Maine appellerait un peu plus tard la trituration des sociétés.
Il est on le voit inexact d’attribuer à l’influence de Maine le « grand renversement » de la politique fiscale britannique, comme le fait Clive Dewey. Lorsque Lewis Tupper écrivait à la fin des années 1880 qu’« il est beaucoup plus facile pour un gouvernement étranger de traiter avec des groupes d’hommes organisés, par l’intermédiaire de personnes jouissant de la confiance des deux parties, qu’avec des hordes désordonnées d’individus », il ne faisait pas que plaquer sur le Pendjab les enseignements de la jurisprudence comparée. Il récapitulait les acquis d’une réflexivité administrative endogène vieille de plus d’un demi-siècle, dans laquelle Maine lui-même reconnaissait avoir largement puisé. Le grand bilan de la politique fiscale de la Compagnie des Indes dressé en de 1832, au moment du renouvellement de sa charte, qui synthétisait une immense masse de documents produits au cours des deux décennies précédentes, prouve que l’essor d’une réflexivité pratique sur la nature des unités socio-économiques que l’administration coloniale devait se donner pour interlocutrices, et les tentatives de freiner, ou même de revenir sur l’individualisation complète des droits sur la terre, ont été précoces. Le rôle de Maine a plutôt consisté à donner après-coup une armature théorique au savoir patiemment accumulé par l’administration fiscale au cours de la première moitié du xxe siècle, et à l’avoir fait rétroagir sur les fondements mêmes de la théorie sociale importée d’Europe.
Les Communautés de villages en Orient et en Occident prenait en effet le contrepied des principes qui avaient jusqu’alors servi de fondements à la politique fiscale britannique. Le premier de ces principes était que l’institution de la propriété privée sous sa forme individuelle était productrice non seulement de croissance économique, mais aussi d’une société civile bien ordonnée. La généalogie de Maine aboutissait au contraire à démontrer qu’elle dissolvait le ciment social des communautés villageoises. Alors que les administrateurs britanniques ne pouvaient jusqu’alors traiter les entorses qu’ils avaient faites à l’idéal de l’individualisme possessif que comme des anomalies locales, qu’ils peinaient à justifier face aux principes de l’économie politique, Maine est parvenu à opérer une impressionnante montée en généralité.
La correspondance qu’il a établie entre les descriptions des communautés de villages faites par l’administration coloniale en Inde, les travaux des historiens du droit allemands, et en particulier de Konrad von Maurer, sur la Marke germanique, les récits des voyageurs sur les mirs russes, et les vestiges des communs identifiables en Angleterre même, a été l’un des plus grands triomphes de la méthode comparative. Maine n’a certes pas été le premier à mettre en évidence des formes de propriété collective, puisque chacun des travaux sur lesquels il s’appuyait en documentait l’existence dans une région du monde. Mais la mise en parallèle de ces différents cas a fait changer le problème de dimension. Alors que les historiens de l’école allemande voyaient dans la Marke teutonique les origines de la nation allemande, que les Britanniques cherchaient dans les communs la préfiguration de leur système parlementaire, et que les descriptions de la Russie ou de l’Inde étaient regardées comme des curiosités exotiques, Maine a affirmé l’identité de ces phénomènes en apparence hétérogènes, et les a promus au rang de point d’origine d’une histoire générale de la propriété.
En démontrant que la propriété collective du sol était le phénomène fondamental, dont la propriété individuelle du sol n’avait émergé que très tardivement, à l’issue d’un lent processus de dissolution qui n’était même pas arrivé à terme en Angleterre, Maine prouvait qu’il existait une rationalité immanente aux résistances de la société indienne contre les tentatives de modernisation économique des utilitaristes. Contre la réduction des normes du comportement économique au calcul d’utilité individuelle, il entendait montrer qu’il existait une rationalité coutumière, dans laquelle l’économie ne pouvait être désencastrée des formes de solidarités sociales. Il inaugurait ainsi une ligne de critique de la rationalité économique qu’on fait souvent, à tort, commencer avec La Grande Transformation de Karl Polanyi. La qualification de la terre comme marchandise fictive, en particulier, est le point d’aboutissement d’une longue histoire, dans laquelle l’expérience coloniale a joué un rôle injustement négligé. Dès les années 1870, il était clair pour l’administration coloniale britannique que dans les communautés de villages, la terre n’était pas un bien aliénable parce qu’elle était le support de leur existence commune. Ce qui signifiait qu’une politique de séparation des lots et d’individualisation de l’impôt équivalait à la destruction de leur principe même de cohésion.
Le deuxième volet de la démonstration de Village Communities consistait dans une généalogie du prix et de la rente, et par là même du marché comme forme sociale. Là aussi, la jurisprudence comparative visait directement les instruments de gouvernement mis en place par l’administration coloniale, qui avaient fait de l’institution d’un marché des terres la garantie conjointe de l’accumulation capitaliste et de la perception ponctuelle de l’impôt foncier — la vente des terres des propriétaires incapables de payer étant supposée permettre une sélection économique des meilleurs gestionnaires. Et il faut également rappeler que tout le dispositif de gouvernement utilitariste reposait sur l’idée que l’économie politique permettrait de déterminer scientifiquement le niveau de la rente foncière. C’était la théorie malthusienne et ricardienne qui devait servir au gouvernement à calculer son niveau de prélèvement sur chaque parcelle — l’enjeu étant de maximiser les rentrées fiscales tout en évitant de compromettre la subsistance des cultivateurs et les profits du capital. Répétant le geste qu’il avait déployé contre les théoriciens du droit naturel, Maine entendait montrer que la détermination de la rente par la compétition entre les tenanciers revenait à projeter sur la société archaïque des notions qui ne convenaient qu’à la société moderne.
Pour ce faire, Maine partait de la description des communautés de villages comme groupes autosuffisants. À côté du groupe des cultivateurs, les communautés de village incluaient une série d’artisans, c’est-à-dire qu’elles contenaient en elles-mêmes une forme minimale de division du travail destinée à répondre aux besoins quotidiens de ses membres : barbier, cordonnier, forgeron, etc. Or Maine soulignait que les prix de leurs prestations étaient entièrement réglés par la coutume : ils rendaient aux cultivateurs de la communauté des services indispensables, moyennant le paiement d’une indemnité fixe ou de l’attribution d’une terre. L’idée de réclamer le prix le plus élevé possible pour un bien ou un service était à ses yeux entièrement étrangère à la logique sociale qui sous-tendait ces communautés.
C’était donc uniquement dans les interstices entre les groupes que la logique maximisatrice du marché avait pu s’enclencher. Le marché était, dans la description qu’en propose Maine, une institution originairement frontalière, un lieu neutre où des membres de communautés différentes se rencontraient pour échanger sans qu’il existe entre eux de relations de parenté fictives ou réelles, et sans que la coutume règle leurs échanges. C’est dans cet espace interstitiel, extérieur à la communauté, que le marchandage et la négociation auraient pour la première fois commencé à régir la formation des prix. Le marché, en ce sens, incarne ce qui échappait à la logique de la solidarité sociale. Or la modernisation se caractérisait pour Maine par l’introjection à l’intérieur de la communauté des mécanismes désocialisés et désocialisants du marché. Les prix cessaient d’être fixés par la coutume, pour se régler sur la loi de l’offre et de la demande à mesure que la communauté de familles archaïque se dissolvait en une société d’individus, n’étant plus tenus par d’autres liens que les relations contractuelles qu’ils nouaient par intérêt.
Mais Maine notait aussi que la morale sociale résistait à l’imposition de la dureté des rapports marchands aux relations entre les membres d’une même société, et qu’elle continuait à se référer à un idéal de juste prix déterminé par la coutume longtemps après que les lois anonymes du marché aient pris le dessus. En soulignant que ces réticences à la logique optimisatrice, que les économistes réduisaient à des scrupules moraux irrationnels, disposaient d’une rationalité sociale, Maine a ainsi élaboré, à partir des témoignages des administrateurs coloniaux, la première problématisation de ce qu’Edward Thompson a dénommé au siècle suivant l’« économie morale ».
Cette résistance à l’égard de la logique du marché était exacerbée dans le cas de la terre, aussi longtemps que celle-ci était vécue comme le support d’une identité commune. C’est la raison pour laquelle la théorie de la rente compétitive était inapplicable à l’Inde, en particulier là où les liens constitutifs de la communauté de village demeuraient forts, et imposaient la prévalence d’une « rente équitable » entre ses membres. Mais même en Angleterre, Maine faisait valoir qu’il était rare qu’on pousse la valeur de la rente foncière à son maximum, les relations entre propriétaires et tenanciers étant au moins légèrement tempérées par un idéal d’équité qui témoignait du fait que leur relation n’était pas purement économique.
À l’issue de cette démonstration, on aurait pu s’attendre à ce que Maine se soit déclaré un partisan fervent de la protection de la propriété collective en Inde, comme dans toutes les sociétés où la dissolution des liens communautaires n’était pas aussi avancée qu’en Angleterre. Or tel n’a pas été le cas. Pendant son séjour en Inde, plusieurs grandes controverses se sont élevées à l’intérieur de l’administration coloniale sur les droits des cultivateurs. Et les participants de ces controverses se référaient régulièrement à des arguments tirés d’Ancient Law. Mais Maine a pour sa part adopté une attitude pragmatique qui consistait avant tout à ne pas revenir en arrière : là où des droits avaient été reconnus aux paysans, il préférait les maintenir, mais là où la politique fiscale avait été favorable aux magnats terriens, il ne souhaitait pas remettre en cause leur titre de propriété.
La raison de cette tiédeur, qui a déçu jusqu’à ses disciples, tenait à sa conviction selon laquelle il n’était pas possible de restaurer au moyen d’un droit édicté par l’autorité souveraine l’équilibre sociopolitique de la société primitive. La normativité propre à la communauté de village s’exprimait dans des formes infrajuridiques essentiellement coutumières. Mais le seul fait d’enregistrer cette coutume pour lui donner force de loi, comme essayaient de le faire certains officiers britanniques, altérait en réalité sa nature en la faisant entrer dans un ordre politique et conceptuel foncièrement moderne. Pour Maine, la modernisation, une fois enclenchée, était un processus irréversible, et il était illusoire de penser que le droit permettrait de remédier aux effets dissolvants du marché et de la propriété privée. Le mécanisme même de la législation, appuyé sur la puissance propre à l’État moderne, était appelé à pulvériser et à homogénéiser les communautés auxquelles les empires asiatiques avaient jusqu’alors laissé une large mesure d’autonomie.
Bien qu’il ait donné pour la première fois un sens à l’idée de protéger la société contre le marché, son effort de décentrement intellectuel par rapport aux théories libérales dominantes en Angleterre n’a pas trouvé de traduction politique dans sa carrière impériale. Maine est demeuré un ardent défenseur de la propriété privée, dont il est allé jusqu’à identifier le progrès au processus de civilisation lui-même, car il estimait que la propriété collective était soumise à des règles coutumières qui bridaient l’innovation. Mais ses lecteurs et ses disciples ne l’ont pas entendu de cette oreille, à commencer par John Stuart Mill, qui tirait de l’ouvrage la conviction que la société moderne avait le droit de remettre en cause le processus récent, et à bien des égards nocif d’individualisation de la propriété, pour le soumettre aux exigences collectives.
Les répercussions de la dénaturalisation de la propriété individuelle ne se sont pas limitées à la sphère intellectuelle. Aussi bien en Europe qu’en Inde, la critique historico-comparative de l’économie politique est immédiatement devenue la caution de politiques qui visaient à soustraire les droits sur la terre aux lois du marché. C’est ainsi que Gladstone s’est appuyé sur des arguments tirés de Maine pour réguler les relations entre paysans et propriétaires en Irlande. Deux décennies plus tard, les mêmes arguments ont joué un rôle décisif dans la reconnaissance légale des communs votée par le Parlement italien en 1894. Et surtout, en Inde, les disciples de Maine à l’intérieur de l’administration coloniale n’ont pas tardé à promouvoir une législation destinée à protéger les paysans des effets du marché, et en particulier des ventes de terres engendrées par leur endettement vis-à-vis des usuriers. Comme le proclamait Alfred Lyall, par une infidélité consciente à son maître, « [la liberté de contrat] ne peut guère être reconnue aujourd’hui comme un article cardinal des dernières croyances progressistes, car ni en Inde, ni en Irlande, la législation récente n’a évolué dans cette direction. Le principe de l’individualisme, qui, il n’y a pas si longtemps, semblait triompher partout, est maintenant délibérément remis en question ; et parmi les populations les plus avancées, il y a une tendance à la recomposition d’organismes autonomes, dotés du pouvoir presque tyrannique de soumettre les membres individuels à la volonté d’une caste ou d’une guilde. »
Autrement dit, le problème que Maine a légué bien malgré lui à la postérité est celui d’une gouvernementalité morphologique vouée à intervenir, en amont de la régulation des comportements individuels, sur les structures mêmes du lien social. S’il ne peut être question d’en décrire ici la mise en œuvre, le simple fait qu’il faille suivre la trace du nouage entre les savoirs socio-anthropologiques et l’État moderne qui s’est configuré dans l’Inde britannique à la fois chez des administrateurs paternalistes postés aux quatre coins de l’Asie et de l’Afrique, des socialistes européens, des populistes russes, et bientôt, dans des mouvements de libération nationale qui aspiraient à arracher le contrôle de l’appareil d’État colonial aux premiers, suffit à mettre en doute l’idée que sa portée se soit limitée à fournir un alibi à la persistance d’un empire dont la foi en sa mission modernisatrice avait été ébranlée. Sa surprenante capacité à traverser les frontières géographiques et les clivages politiques montre qu’on a tort de regarder les colonies comme des compartiments étanches, ayant fait l’objet de dispositifs de savoir-pouvoirs taillés sur mesure pour la domination européenne. De par leur rôle d’interface entre des formes de savoirs et de sociétés hétérogènes, elles ont été les laboratoires de la réflexivité sociopolitique d’un monde structuré par des empires qui étaient confrontés, en leur centre non moins que dans leurs périphéries, au défi d’une individualisation juridique et économique sans précédent.
Gildas Salmon
Gildas Salmon est chargé de recherches au LIER-FYT (CNRS-EHESS). Ses travaux portent sur la philosophie et l’histoire des sciences sociales. Après un premier chantier consacré à l’anthropologie française et américaine du xxe siècle, il travaille aujourd’hui à une généalogie des sciences comparatives dans le cadre de l’empire britannique. Il a publié Les Structures de l’esprit. Lévi-Strauss et les mythes (Paris, Puf, 2013) et prépare un ouvrage sur les savoirs-pouvoirs orientalistes intitulé L’Empire de la supervision (à paraître à La Découverte en 2025).