La réception de la pensée de Savigny sous la monarchie de Juillet. Sur une controverse doctrinale opposant Laboulaye et Ledru-Rollin
Sous la monarchie de Juillet, à un moment où la pensée politique française hésite encore entre l’impératif de terminer la Révolution et celui de la relancer, lire et commenter les écrits juridiques de Savigny ne saurait être une entreprise purement scientifique, c’est-à-dire une démarche savante dénuée de significations politiques. En effet, l’attention portée à ces écrits permet d’y discerner une résistance critique à l’atomisme social résulté de la Révolution, plus précisément une condamnation des postulats individualistes accusés d’avoir conduit à une dissolution de la société civile et à une fragilisation des institutions. La révélation essentielle apportée par l’œuvre du grand juriste allemand est celle d’une pensée qui oppose à la conception classique d’un droit dégagé par les hommes l’idée d’un droit procédant de l’essence intime de la nation et de son histoire. En effet, dans un siècle où les événements ne cessent d’interroger le rapport des Français à leur propre histoire et où l’héritage révolutionnaire fait l’objet d’un questionnement persistant, la thèse selon laquelle le droit dérive de forces internes silencieuses et non pas de l’arbitraire d’un législateur est reçue comme un enseignement précieux par tous ceux qui, attentifs à la longue sédimentation des siècles, refusent de fonder le corps social sur la seule raison. Ainsi, dans le dessein de « définir en doctrine […] les fondements d’une société nouvelle, la loi de son existence et de son avenir », les juristes et penseurs libéraux recueillent volontiers l’idée maîtresse de l’École historique selon laquelle les institutions ont une vie propre dont les hommes s’exposent à méconnaître le sens et à interrompre le cours en voulant construire l’ordre politique sur la seule rationalité. L’objet de notre étude est essentiellement de souligner la portée politique de cette réception de la pensée savignicienne, portée qui se mesure à l’aune aussi bien de l’attraction que de l’opposition qu’elle provoque. Porte témoignage de cette diversité d’interprétations l’âpre et virulente controverse qui oppose, à la fin de l’année 1844, Edouard Laboulaye et Ledru-Rollin. Ce dernier ayant publié un manifeste contre l’École historique allemande dans le but de démontrer « l’insuffisance des doctrines d’outre-Rhin », Laboulaye, alors principal artisan de la réception en France de l’œuvre savignicienne, se fait fort d’en rappeler les mérites et de souligner les grands bénéfices tirés de sa lecture. Parmi ces derniers, il faut avant tout compter la mise en valeur de l’historicité du droit qui fait de l’histoire « l’unique voie par laquelle nous pouvons parvenir à la véritable connaissance de notre situation propre » par l’ investigation du réel à travers ses mutations successives. Aux yeux de Laboulaye, en invitant ainsi à porter son attention aux traditions historiques, cette thèse est propre à rendre moins fragile un tissu social traversé par de profonds désirs de changement. Les enjeux de la controverse doctrinale qui oppose le penseur libéral au député radical nous dictent les deux moments de notre propos : en un premier temps, nous verrons que ces interprétations opposées de Savigny participent de l’interrogation portée sur les acquis sociaux et politiques de la Révolution française. En effet, le questionnement relatif à l’événement révolutionnaire, qu’il s’agisse de célébrer les principes de 1789 ou de les reconnaître de manière plus critique et distanciée afin de les enraciner dans des institutions stables, commande de définir le rapport du présent au passé. Si Ledru-Rollin voit dans l’École française un courant de pensée propre à concilier la liberté individuelle et la volonté générale, à réunir de manière harmonieuse l’absolu et l’accidentel, Laboulaye reconnaît, au contraire, dans le travail de l’École historique allemande une méthode permettant d’exorciser l’expérience révolutionnaire par une réhabilitation du passé national. En un second temps, il conviendra de montrer que ces lectures ne se réduisent pas à une dimension purement théorique ou historiographique, mais servent clairement des desseins politiques. L’œuvre savignicienne ayant souligné que l’étude de l’histoire est de nature à donner toutes leurs dimensions aux institutions politiques, ses interprètes libéraux y puisent des arguments propres à étayer une politique libérale par laquelle la nation française pourra se réapproprier son passé et inventer son avenir.
Première partie
De « l’influence du passé sur le présent » ou comment penser l’héritage révolutionnaire
En 1815, dans son célèbre article programmatique sur lequel s’ouvre la Zeitschrift für geschichtliche Rechtswissenschaft, Savigny observe que « chaque époque ne se crée pas pour elle et en toute liberté son univers propre, mais elle ne le fait qu’en relation indissoluble avec la totalité du passé » et que, par conséquent, la question essentielle de son temps est celle du « rapport [dans lequel] se trouve le passé à l’égard du présent, autrement dit le devenir à l’égard de l’être ». Laboulaye est particulièrement conscient que cette interrogation relative à « l’influence du passé sur le présent » est primordiale pour qui veut se livrer à un jugement sur l’héritage de la Révolution française. À cet égard, se présenter comme un disciple de Savigny revient à adopter un jugement critique à l’endroit de la culture révolutionnaire française sur deux points essentiels : appréhender la communauté comme un organe vivant et non une fiction conduit, d’une part, à s’éloigner de la définition révolutionnaire de la société comme addition d’individus et, d’autre part, à condamner toute doctrine législative des sources du droit fondée sur la seule rationalité. La controverse doctrinale opposant Ledru-Rollin à Laboulaye va reposer sur ces problématiques en posant la question de la conjugaison du « nécessaire » et du « libre » dans la formation du droit. À cet égard, Savigny avait souligné que « chaque époque doit […] reconnaître ce qui s’impose à elle et qui est à la fois nécessaire et libre. Nécessaire dans la mesure où cela ne dépend pas de l’arbitraire du présent ; libre parce que cela ne procède pas d’un arbitraire extérieur, mais, au contraire, de la nature la plus haute du peuple qui est une totalité toujours en devenir et qui ne cesse de se développer. »
I. Du caractère fatal ou arbitraire du droit
En décembre 1844, dans son Étude sur l’influence de l’École française sur le droit au XIXe siècle, dans laquelle il s’en prend vivement à Laboulaye, Ledru-Rollin considère que Savigny défend la thèse de la fatalité du droit, c’est-à-dire l’idée selon laquelle le droit, qui se développe en vertu de sa propre spontanéité, ne possède qu’un rapport nécessaire avec le gouvernement, les mœurs et les idées d’une nation. La critique essentielle qu’il adresse à cette conception savignicienne de la source sociale du droit porte sur l’indifférence dont ferait montre le juriste allemand à l’égard de l’élément libre et humain dans le développement du droit. Résumant la théorie de Savigny, il souligne que cette dernière pose que « le droit ne s’invente pas, il existe de lui-même, il a ses racines dans le corps même de la nation, il grandit et se développe avec elle, en vertu de ses énergies internes ; c’est un élément nécessaire, fatal, de ce vaste organisme […]. L’homme ne saurait y toucher légitimement : ce serait contrarier la nature et vouloir la soumettre à la tyrannie de la pensée » . Selon Ledru-Rollin, si Savigny a raison d’affirmer que le droit existe de lui-même – ce qui revient à rappeler, dans les termes de Montesquieu, qu’il existait des « rapports de justice possibles » avant qu’il y eût des lois positives –, il se méprend et confond « le nécessaire et le contingent » quand il en vient à considérer que les législations ne sauraient être « le produit des spéculations humaines ». En effet, si le droit est certes un élément fatal de l’organisme social, cet élément nécessaire « ne se manifeste que lorsque l’homme lui a donné, par son intervention, par son consentement libre, une forme sensible, une vie extérieure ». L’influence de la pensée proudhonienne sur ces développements de Ledru-Rollin, qui ignore l’allemand et ne connaît l’œuvre de Savigny que de seconde source, est particulièrement manifeste : en effet, après avoir découvert les thèses de l’École historique allemande en suivant les cours d’Eugène Lerminier au Collège de France, le célèbre penseur anarchiste est, dès 1840, un lecteur critique de la revue et des œuvres de Laboulaye. Condamnant l’effacement de l’individu derrière la société qu’implique, à ses yeux, la conception savignicienne d’un droit issu spontanément de la société, Pierre-Joseph Proudhon avait dénoncé non seulement l’idée que le droit ne puisse être valable que dans telle ou telle société, mais s’était également vivement opposé à la thèse d’une formation du droit en dehors de toute intervention consciente des membres du corps social. Cette thèse a, selon lui, toute l’apparence de la fatalité. Ainsi, à l’opposé de l’affirmation d’une norme juridique émergeant spontanément dans la société qui ne peut que conduire à la négation de la liberté individuelle, Proudhon souhaite mettre en lumière, en s’appuyant sur le concept rousseauiste de la volonté générale, le rôle essentiel de l’individu dans la formation des normes juridiques . Ledru-Rollin connaît également la pensée de Savigny par la sévère condamnation qu’en fait le républicain Pascal Duprat dans la Revue indépendante en août 1844 . Dans ce texte dans lequel le député radical puise nombre de ses arguments, l’école de Savigny se voit reconnaître « le tort de conclure au fatalisme aveugle, qui réduit étrangement notre rôle dans le mouvement des choses humaines. D’après cette doctrine, le passé, bon ou mauvais, nous enchaîne ; il nous enveloppe et nous presse de toutes parts. Il nous impose souverainement ses actes et ses institutions ». Dans la recension de la brochure de Ledru-Rollin qu’Edouard Laboulaye publie dans la Revue de législation et de jurisprudence à l’automne 1844, il insiste sur le fait que Ledru-Rollin s’est complètement mépris sur les théories de Savigny et lui a prêté des idées que le juriste allemand a, tout au contraire, combattues depuis le début du siècle. Selon Laboulaye , bien loin de ne voir dans le droit que « l’élément divin, le nécessaire, l’absolu », Savigny enseigne que « le droit était une part de la vie des nations comme la langue et les mœurs, qu’il variait comme la vie même de chaque nation, et que par conséquent le droit était chose contingente, humaine, nationale… ». Ayant toujours soutenu que le droit était une « chose contingente et variable », Savigny n’a jamais pensé que le droit puisse être absolu et ne puisse connaître un développement dans le temps. Il n’est que rappeler à cet égard que, dans la querelle de la codification, c’est Thibaut qui a soutenu la thèse d’un droit absolu en parlant d’une pure mathématique juridique. Laboulaye condamne donc sévèrement la contradiction faite par Ledru-Rollin qui consiste à faire accroire que, dans l’École historique, le droit « est en même temps un absolu et une végétation ». Quant à la question de l’intervention humaine dans le développement du droit, si « Savigny a dit que le droit se développait sans l’intervention du LÉGISLATEUR », il n’a jamais pensé que la formation du droit puisse s’opérer sans intervention humaine. En effet, pour le juriste allemand, la langue, la littérature et le droit « ne sont pas des abstractions ni des absolus, mais la nation même parlant, écrivant, se constituant ». En outre, la thèse d’une absence de toute intervention humaine ne saurait être conciliable avec l’affirmation savignicienne selon laquelle les jurisconsultes sont les représentants officiels de la nation en ce qui concerne la vie juridique. Toutefois, par-delà le ton acerbe et ironique qu’emploient Ledru-Rollin et Laboulaye à l’occasion d’une controverse qui est à la fois doctrinale et institutionnelle , les positions qu’ils défendent ne s’opposent pas radicalement. En témoigne le fait que la critique du fatalisme, récurrente dans la brochure de Ledru-Rollin, se rencontre également sous la plume de Laboulaye. Ce dernier accuse en effet l’École historique de s’être trop concentrée sur son objectif scientifique, au point de tomber dans une sorte de fatalisme. Dans l’introduction de son Histoire du droit de propriété foncière en Occident , il observe à cet égard que l’École allemande « s’est trop préoccupée du poids fatal que chaque siècle jette dans le plateau du siècle qui le suit, et pas assez de l’élément libre, c’est-à-dire des idées nouvelles dont chaque génération demande la réalisation législative, des intérêts nouveaux pour lesquels chaque époque demande la garantie et la protection du droit ». Savigny aurait donc eu le tort de ne tenir compte que des intérêts antérieurs déjà protégés par les lois, alors qu’apparaissent, au cours de l’évolution, des intérêts nouveaux qui n’ont point la garantie légale et traversent la société jusqu’à ce qu’ils soient reconnus. Savigny aurait tort de les négliger car « là est d’ordinaire la vie et le mouvement » dans la mesure où ce sont les idées nouvelles et les besoins nouveaux qui font passer l’élément libre dans la civilisation. Ainsi, l’introduction de son ouvrage consacré à l’Histoire du droit de propriété témoigne clairement de l’évolution de son interprétation : dans les premières pages de ce texte, dans des termes très proches de ceux employés par Savigny, Laboulaye écrit que « le développement du droit, du gouvernement, des mœurs, était nécessaire et fatal comme celui de la nation elle-même, parce que ce développement était commandé en quelque sorte par le droit, le gouvernement, les mœurs, les idées de la génération précédente ; en un mot, […] que le droit d’aujourd’hui n’est pas différent du droit d’hier, mais le fruit contenu en germe dans le droit qui l’a précédé ». Dans la suite de ces pages, après avoir fait l’éloge de l’École historique allemande en ce qu’ « elle subordonne le particulier au général, l’individu à la société, l’âge présent à celui qui le précède et à celui qui le suivra », Laboulaye en vient à prendre ses distances avec Savigny. Il observe en effet que, chez le savant allemand, « le monde marche providentiellement à un but donné, chaque siècle est une étape, chaque génération un pas dans cette marche immense. La suprême liberté, c’est de marcher volontairement vers ce but divin, avec le monde, le siècle, la génération ; l’abus de la liberté, c’est de vouloir contrarier ce mouvement de toutes les nations et de tous les âges. Le législateur qui veut remonter la pente est écrasé et ses lois avec lui ». Par-delà les oppositions ou incompréhensions réciproques dont témoigne la controverse doctrinale entre Ledru-Rollin et Laboulaye, il convient surtout de souligner que leur dénonciation commune du caractère fatal de la conception savignicienne du droit apparaît injuste et partiellement erronée. Il n’est que rappeler que, dans son bref texte programmatique de 1815, Savigny, après avoir observé qu’ « il est important […] de procéder à la juste appréciation de l’époque présente et de son rapport aux temps passés », poursuit en disant qu’ « il existe une aveuglante surestimation du passé [qui] paralyse complètement les forces actuelles ». Il convient ainsi de rappeler que la position de Savigny sur le poids respectif de l’élément nécessaire et de l’élément libre dans la formation du droit apparaît comme une voie médiane fondée sur un idéalisme où se retrouvent et s’engendrent réciproquement nécessité et liberté. À la différence des philosophes de l’Aufklärung et plus particulièrement de Kant, loin de distinguer méthodiquement liberté et nécessité, Savigny s’efforce de les réunir. Dans la mesure où le présent et le passé se trouvent dans « une communauté indissoluble », ce qui est donné doit être « à la fois nécessaire et libre ». Appuyée sur le postulat idéaliste d’un développement de soi et par soi du peuple et de sa conscience – et partant du droit qui n’est qu’un contenu de cette conscience –, l’œuvre savignicienne s’efforce essentiellement de percer à jour le caractère naturel et organique de processus autonomes formant « un Tout constamment en devenir, un Tout qui se développe ». Ainsi, ce que Ledru-Rollin ou Laboulaye interprètent et dénoncent comme fatalisme doit bien plus se comprendre comme l’affirmation d’une nécessité qui est au fondement du droit. Pour Savigny , ce qui unit le droit, « c’est la conviction commune du peuple, le même sentiment de nécessité interne, lequel exclut toute idée d’une origine fortuite et arbitraire ». C’est l’affirmation de cette « nécessité intérieure » qui soustrait le droit à la contingence en l’arrimant à un fondement concret et personnel, c’est-à-dire à l’intériorité d’un peuple défini comme « individu ».
II. L’office du législateur
Si Ledru-Rollin concède à Savigny l’idée que le droit obéit à « un principe invisible et mystérieux », il ne lui accorde pas que ce principe puisse échapper à la volonté du législateur dans la mesure où cette volonté procède de ce principe secret. Ainsi, « si le droit contient en lui-même sa puissance de développement, c’est l’homme qui lui apporte les moyens de se développer ; de même que l’enfant reçoit de Dieu ses énergies vitales, et de l’homme les aliments nécessaires pour les exercer ». Alors que l’École historique reproche à la pensée révolutionnaire, dans une postérité des critiques burkienne ou romantique, d’avoir écrasé la tradition nationale sous le poids artificiel d’un ordre juridique prétendument rationnel qui n’était en réalité que le fruit d’une volonté humaine incomplète et perfectible, Ledru-Rollin célèbre les vertus du légicentrisme révolutionnaire qui avait conduit à une autonomisation du droit à l’égard des fluctuations de la vie sociale. Toutefois, tout en dénonçant la thèse d’un refoulement de la législation, le député radical prend soin de préciser que « l’assemblée ne crée pas l’esprit de la loi, car l’esprit de la loi est dans la nation elle-même ; mais l’assemblée donne à la loi un corps en écrivant la formule ». Sur ces points, le commentaire de Ledru-Rollin apparaît à nouveau très influencé par les thèses défendues par Proudhon dans les années 1840 et 1841. En effet, Proudhon avait distingué clairement les écoles anhistorique et historique dans les termes suivants : d’une part, la première se présente comme une « école pratique et routinière, pour qui le droit est à chaque moment une création du législateur, une expression de sa volonté, une tolérance de son bon plaisir, en un mot une affirmation gratuite, qui pourrait être tout autre sans cesser d’être rationnelle et légitime » ; d’autre part, l’école historique allemande est une « école fataliste ou panthéiste […] qui nie l’arbitraire posé par la première, et soutient que le droit est à chaque époque l’expression de la société, sa manifestation, sa forme, la réalisation extérieure de sa pensée mobile, de ses changeantes inspirations ». Il s’agissait de répondre à une question posée depuis 1789 par le légicentrisme révolutionnaire : « l’étoffe du droit » est-elle donnée par le passé tout entier de la nation ou par une volonté rationnelle adossée aux exigences et à l’utilité du moment ? Dans son Essai de 1842 consacré aux doctrines de Savigny, Laboulaye répond à cette question en se rangeant clairement aux thèses de l’École historique : il rappelle que le droit existe dans les mœurs et dans l’opinion publique avant de se réaliser dans la législation et observe que la force du droit « est intérieure et ne vient nullement de l’arbitraire du législateur ». En affirmant l’auto-engendrement d’un droit que le législateur ne fait que « recevoir » et « contresigner », il rend compte fidèlement de la thèse savignicienne de la naturalité du droit. Pour le juriste allemand , l’artifice d’un « appareil » législatif ou d’un « code » dénature le droit qui est « produit d’abord par les mœurs et la conviction du peuple, puis par la jurisprudence, et il l’est ainsi par des forces internes, silencieuses » dans la totalité vivante du peuple. Le développement interne et invisible de la nation est ainsi mis en opposition à l’action extérieure et visible du législateur. De là, il importe que les décisions s’orientent en fonction d’une « connaissance véritable » du processus évolutif dans son ensemble et non pas d’après l’énoncé juridique artificiel d’un législateur. Qu’en est-il alors de l’office du législateur ? Considérant, dans la postérité de Montesquieu, que la loi n’est que le résultat de rapports nécessaires et variables, Laboulaye affirme qu’ « on écrit les lois, [mais qu’]on ne les invente pas ». Dans la mesure où le législateur « ne doit pas devancer [le droit], mais le suivre », Laboulaye condamne ce qu’il appelle la « violence législative » et se montre très ironique à l’endroit de ceux qui, de Justinien à Napoléon, ont rêvé d’une loi immuable. Si E. Lerminier souligne, dans son Introduction générale à l’histoire du droit , que les lois, loin de constituer le droit, « peuvent souvent le corrompre et le dénaturer », il défend l’œuvre du Code civil français – respectueuse à la fois des leçons du passé et des progrès de l’esprit humain – et la vocation de son temps à codifier le droit. Chez Laboulaye, la critique du légicentrisme révolutionnaire qu’implique un retour à Montesquieu s’accompagne essentiellement d’une volonté de refondre la méthode propre à gouverner l’entreprise législative. Ainsi, dans les phrases introductives de sa première leçon au Collège de France du 8 mai 1849, il précise que son cours d’histoire et de philosophie des législations « est une doctrine toute nouvelle, presque inconnue en France, et qui prétend tirer la législation des régions métaphysiques où elle s’est enfermée, trop longtemps égarée, pour en faire une science positive qui relève de l’expérience plus encore que du raisonnement ». Toutefois, tout en présentant le droit comme une « science d’application » qui relève de l’expérience et non de la raison pure, Laboulaye reconnaît au législateur une certaine marge de manœuvre. En effet, il distingue dans la législation, à la fois un élément fatal et un élément libre. D’une part, il prend soin de rappeler que l’élément nécessaire et fatal de la législation dont parle Savigny doit se comprendre « en ce sens que le législateur ne peut se soustraire à son empire, sous peine de voir ses lois sans racines se flétrir dès le premier jour ». Ainsi, par « élément fatal », il faut entendre, selon le penseur libéral français, « les institutions nationales qui subsistent par elles-mêmes et que le législateur est tenu de respecter ». D’autre part, l’élément libre – que Ledru Rollin veut lui faire reconnaître comme étant l’élément humain – est constitué par l’action du législateur. Concernant le contenu de cet élément libre, Laboulaye parle, de manière quelque peu confuse, d’ « idées nouvelles », d’ « éléments nouveaux » demandant leur consécration, ou de l’ « effort continu du législateur » pour introduire la liberté dans les mœurs. La tentative difficile et parfois contradictoire qu’opère Laboulaye, dans les pages qu’il consacre à la législation, pour concilier le respect du passé et de la tradition avec l’aspiration vers la liberté et l’initiative individuelle, semble essentiellement procéder de l’évolution fluctuante des idées savigniciennes en la matière. Dans son System de 1840, Savigny révise sa conception du rôle de la législation qu’il avait défendue dans son pamphlet de 1815, pour reconnaître la nécessité « d’une forme extérieure reconnaissable du droit, qui le mette au-dessus de toutes les opinions individuelles et facilite la répression de l’injustice ». La législation possède une « dignité » égale à celle du droit coutumier, car elle est aussi un « organe du droit populaire », puisque le législateur, monarque ou assemblée, n’est pas « hors de la nation », mais « se situe, tout au contraire, en son centre ». Toutefois, même si le juriste allemand est désormais disposé à reconnaître à la législation « une action plus grande sur le développement progressif du droit », les lois demeurent, à ses yeux, impuissantes à structurer une vie sociale qui procède fondamentalement de la nature organique du peuple. En effet, le législateur ne saurait être, par essence, une « force intérieure », une puissance formatrice du droit. Selon l’auteur du System, il ne peut exister que deux types de législations : celle qui vise à la modification du droit existant et celle qui « vient en aide à la coutume », lui ajoutant une précision là où elle est nécessaire. O. Jouanjan a montré que la logique de la conscience qui est à l’œuvre chez Savigny n’offre pas de place définie à la législation. Ainsi, l’affirmation formulée par le savant allemand en 1840 selon laquelle le législateur, situé au sein même du peuple, en serait le « représentant » à l’égal du corps des juristes, ne semble pas témoigner de la vérité de sa pensée . Laboulaye demeure à cet égard un interprète assez fidèle car il prend soin de rappeler que le rôle assigné par Savigny au législateur demeure secondaire. Ce rôle consiste à « écarter les obstacles qui gênent la marche des institutions en progrès, [à] donner par une sanction publique la vie juridique à des institutions qui s’établissent en quelque façon d’elles-mêmes, [à] couper toute branche morte ou parasite ». Ainsi, un législateur qui souhaiterait substituer ses propres intentions à celles de la nation, se méprendrait sur l’objet de son office et « [confondrait] misérablement toute la législation ». Dans le long processus de formation du droit procédant de la conscience populaire, la législation ne peut avoir qu’un rôle modeste. À l’instar de la coutume et de la science, elle n’est qu’un organe de révélation du droit qui assure « son passage de l’invisible au visible ». Il convient à présent, dans un second temps de notre étude, de souligner que les lectures, critiques ou bienveillantes, qui sont faites de Savigny dans les années 1840, sont lourdes de significations et d’intentions politiques. Si l’exposé critique de Ledru-Rollin participe de la volonté de rappeler les mérites du volontarisme révolutionnaire et de protéger la science française face à la menace d’une « nouvelle secte gallophobe » qui veut y introduire les doctrines de l’École historique, la lecture de Laboulaye est, à l’opposé, une invitation à découvrir une méthode scientifique et une démarche philosophique susceptibles d’apporter des réponses aux questions posées par la crise sociale et politique française. La fréquentation de l’œuvre savignicienne lui ayant révélé que seule la connaissance approfondie du passé explique le présent et peut guider l’avenir, il va s’efforcer de convaincre les lecteurs français que le souci de l’histoire doit gouverner une refondation de la pensée et de l’action politiques. L’héritage de la pensée révolutionnaire doit en effet être accueilli au bénéfice d’inventaire. À cet égard, appréhender le droit comme un produit de l’histoire déterminé non point par la raison législatrice, mais par les mœurs d’un peuple, constitue une entreprise scientifique propre à révéler les lacunes du volontarisme révolutionnaire. En outre, dans la mesure où la conjugaison savignicienne du « nécessaire » et du « libre » dans la formation du droit apporte de nombreux arguments propres à étayer une défense du libéralisme, Laboulaye va s’efforcer d’affirmer la faculté de chaque génération de réaliser ses aspirations par le mouvement même de l’histoire. L’action politique doit accepter les nécessités de l’époque présente, sans rompre avec la tradition.
Deuxième partie
Les usages politiques français de la pensée savignicienne
Sous la monarchie de Juillet, la réception des doctrines de Savigny va servir les projets politiques d’un libéralisme français soucieux de faire face à la menace d’une dissolution sociale produite par une profonde décomposition des liens sociaux antérieurs . En effet, en s’ouvrant aux langages de la philosophie et de l’histoire, le programme de l’École historique avait réussi à appréhender l’histoire du droit comme une discipline susceptible de répondre aux interrogations de son époque . À l’instar de Lerminier , Laboulaye est persuadé qu’un tel programme, invitant à rechercher dans l’histoire une réponse aux événements présents, est à même de permettre une réorganisation de la vie sociale sur des fondements scientifiques. Cette entreprise lui apparaît propre à valoriser le passé national et à subordonner le droit politique au développement organique des peuples selon le rythme naturel de leur histoire. Il importe en effet désormais, selon lui, de « considérer le présent comme une arche jetée entre le passé et l’avenir, et [de] ne jamais oublier qu’on ne peut rompre d’un côté sans tomber dans l’abîme ». Apparaît à cet égard très précieuse la leçon savignicienne selon laquelle les phénomènes et les formes du droit ne peuvent être véritablement connus, quant à leur contenu et à leur portée pour le présent, qu’à partir de l’histoire de leur développement. Les notions de droit populaire (Volksrecht) et d’esprit du peuple (Volksgeist) témoignent particulièrement de l’importance qu’accorde Savigny au sentiment d’une « nécessité interne » dans « la genèse invisible du droit positif ». Dans la société post-révolutionnaire française, les libéraux sont particulièrement disposés à accueillir une telle conception de l’histoire, c’est-à-dire une histoire entendue au sens d’un enchaînement organique et objectif dont les divers éléments et moments n’ont pas d’existence propre (il n’est que de rappeler la reconnaissance, affirmée dans l’opuscule De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit, d’un « indissoluble lien organique qui existe entre les générations et les siècles, et entre lesquels on ne peut concevoir qu’une évolution, mais non un terme et un commencement absolus », pour prendre la mesure du profit que peuvent tirer les libéraux d’une telle appréhension de la réalité historique). Toutefois, par-delà l’intérêt qu’ils peuvent y trouver pour mener à bien leurs desseins politiques, ils méconnaissent ou ne saisissent pas véritablement la dimension philosophique de cette conception. En effet, la réhabilitation en France du concept d’histoire ne s’accompagne pas, chez les juristes, d’une réception de la thèse – défendue par le savant allemand – d’une nécessité intérieure qui est à l’œuvre dans le développement du droit, c’est-à-dire une perception de l’histoire comme expression d’une conscience qui se développe à partir d’elle-même . La thèse savignicienne consistant à situer le siège véritable du droit dans la conscience du peuple est banalisée suite à une progressive disparition de l’importance philosophique rattachée, dans le contexte intellectuel du début du XIXe siècle, au mot « conscience ». Ce mouvement conduit ainsi à des « interprétations plates de [l’historicisme juridique allemand] comme un pur et simple relativisme, [à] la mise à l’écart de sa dimension philosophique pour rabattre l’entièreté de la doctrine sur les positions politiques contre-révolutionnaires de Savigny ». Commençons notre seconde partie en soulignant que la thèse savignicienne d’un recours à l’histoire est essentiellement interprétée comme une démarche profondément « politique ».
I. À la recherche d’une politique réformatrice face à l’angoisse de la dissolution sociale : la construction d’un Savigny politique
Étant persuadés que l’émancipation sociale et économique de l’individu est désormais accomplie, les penseurs libéraux estiment que l’entreprise contemporaine la plus importante consiste dorénavant à « compléter la Révolution française politiquement, [à] organiser moralement et techniquement la liberté ». À cette fin, Laboulaye va s’efforcer de présenter la pensée de Savigny comme un programme politique propre à soutenir un système de gouvernement. Faisant écho à E. Lerminier, il relève la portée, « plus grande qu’on ne le suppose ordinairement en France », des idées de l’École historique : « La jurisprudence, écrit-il , n’est point leur seul objet, mais elles sont destinées à paraître dans une sphère plus vaste ; je veux parler de la politique, qui, véritablement, n’est qu’une des faces les plus élevées de la jurisprudence. » À l’opposé du penseur libéral, Ledru-Rollin estime que les thèses défendues par l’École historique allemande ne peuvent conduire qu’à « l’immobilité [et à] l’impuissance de toute application sociale » dans la mesure où « un aveugle fatalisme proclamé par la domination exclusive de l’absolu » y coexiste avec « des théories sociales reposant sur des nuages et des projets de législation tentés avec des rêves ». Le fatalisme de l’École historique allemande conduit à « [nier] la politique ». L’usage politique libéral de l’héritage savignicien conduit à défendre une politique réformatrice propre à stabiliser la société française et à lui assurer un progrès régulier par l’économie de nouveaux soubresauts révolutionnaires . Dans la préface de son ouvrage de 1842, Laboulaye écrit que « dans l’agitation où nous ont laissés tant de révolutions précipitées, il nous faut une théorie qui donne quelque point solide où puissent se poser nos intelligences agitées. Mais pour obtenir cette règle, qui nous est nécessaire, rien ne vaut l’étude des origines nationales, quand cette étude est faite en vue du présent, et dans l’esprit de l’École historique. Un peuple qui, loin de mépriser le passé, y cherche avec amour l’origine et la filiation de ses institutions, est un peuple chez qui les révolutions s’arrêtent et font place à un nouvel ordre social. » En août 1855, dans un texte qu’il ajoutera en appendice à la seconde édition de son ouvrage consacré à Savigny, Laboulaye , réaffirmant la nécessité historique d’une réception des idées du juriste allemand, observe que « de récentes révolutions ont prouvé une fois de plus qu’on n’improvise pas des institutions. En dédaignant la tradition, on n’improvise que la misère et le désordre. » L’entreprise réformiste peut également procéder de la science juridique appréhendée comme une des branches premières des sciences sociales. Forts d’une magistrature sociale consistant à enseigner le respect de l’ordre et de la loi, les juristes de la monarchie de Juillet doivent prendre conscience de leur fonction politique. Sur le modèle de la science juridique allemande portée à son apogée par Savigny, il appartient à la science juridique française de pouvoir faire face aux questions politiques en proposant de nouvelles modalités de résolution, c’est-à-dire plus apaisées et pacifiques que ne le sont les traditionnelles manifestations de la culture politique française . L’importation du modèle allemand d’un progrès par la science est également souhaitée et défendue par E. Lerminier dans les termes suivants : « Dans cette richesse et cette variété de la jurisprudence en Allemagne, on sent la vie et le progrès. Depuis 1790, la théorie y continue ses paisibles agitations ; et cependant nous, en France, nous faisions de la pratique à la tribune et sur les champs de bataille. » Il convient surtout de dire ici combien cette figure d’un Savigny politique relève de la construction intellectuelle : en effet, le quiétisme politique et l’attachement au passé dont témoigne la pensée savignicienne ne semblent pas la désigner naturellement à la sollicitude de ceux qui souhaitent réformer les institutions politiques françaises par un ambitieux projet d’affirmation des droits de l’individu et de prise en compte de besoins nouveaux. Comprenant l’office des jurisconsultes dans une perspective corporatiste et conservatrice, ainsi qu’en témoigne son activité à la tête de la commission de révision du Code prussien ou au sein du ministère de la Législation de Frédéric-Guillaume IV, le juriste allemand apparaît éloigné des revendications libérales de son temps. Ainsi, reconnaître sa dette à son endroit consiste moins à épouser ses idées politiques qu’à s’inspirer de sa méthode historique et de sa démarche critique de l’ordre existant. Laboulaye lui-même ne semble pas dupe du caractère paradoxal de l’affiliation à une pensée qu’il n’est possible de qualifier de libérale qu’au bénéfice de certaines omissions ou dénaturations. Il observe en effet qu’ « en transportant dans la politique les doctrines que Savigny appliquait aux institutions civiles, on s’aperçoit qu’il y a une grande analogie entre les idées du savant allemand et celles [de Joseph de Maistre] ».
II. Portrait du juriste Savigny en contre-révolutionnaire
Dans la préface à la nouvelle édition de son ouvrage sur Savigny, Laboulaye écrit en 1856 que l’École historique, « qui tient à de Maistre par plus d’un point, a eu le mérite de combattre l’école révolutionnaire, qui rompt avec la tradition et qui ne croit qu’à l’individu et au jour présent. La devise des disciples de Savigny est inattaquable. Le présent, fils du passé, est père de l’avenir. [Mais] ne se sont-ils pas trop absorbés dans la vénération du passé, n’ont-ils pas trop négligé les besoins de l’avenir ? » Cette phrase de la nouvelle préface témoigne à la fois de l’assimilation erronée à de Maistre, et des mérites et faiblesses supposées de la doctrine savignicienne. Quant au rapprochement qu’opère Laboulaye entre le juriste allemand et le philosophe contre-révolutionnaire, il convient de rappeler qu’il est également souligné par Ledru-Rollin. Ce dernier estime que Savigny emprunte tous les éléments de sa doctrine à de Maistre, et tout particulièrement le rejet de toute intervention humaine dans l’évolution du droit : selon lui , « la contrefaçon est […] si évidente que, même le mot fondamental de la théorie savinienne [sic], la végétation du droit, est ouvertement pris de De Maistre » qui avait parlé d’une germination des constitutions. Toutefois, malgré ses principes absolus, le penseur contre-révolutionnaire « n’allait pas jusqu’à proscrire la codification dans la loi civile » alors que Savigny va plus loin et poursuit ainsi toutes les conséquences de la pensée réactionnaire. Si l’assimilation entre Savigny et de Maistre est commune aux deux auteurs français, elle ne sert pas aux mêmes démonstrations ou intentions. En effet sous la plume du député radical, elle vise clairement à inscrire la doctrine de l’École historique au rang des pensées réactionnaires dans la mesure où l’affirmation de la « végétation du droit » conduit à une condamnation aussi bien du mouvement de la codification que de celui des constitutions écrites . Face à cette doctrine d’outre-Rhin qui célèbre une certaine passivité de l’individu dans la « végétation » du droit, Montesquieu est présenté comme un contre-modèle en tant que « représentant véritable de l’École française », École dont le grand mérite fut de reconnaître dans le droit l’importance égale de la pensée divine et de l’intervention humaine : ayant réussi à concilier l’autorité avec la liberté, l’auteur de l’Esprit des lois est à la fois le « gardien fidèle des trésors du passé et [le] clairvoyant investigateur des richesses de l’avenir ». Chez Laboulaye, l’assimilation de Savigny à Maistre recouvre deux significations. D’une part, Laboulaye reconnaît dans les écrits du savant allemand une pensée qui sait appréhender le temps présent comme un point dans l’évolution de la nation, c’est-à-dire une pensée à partir de laquelle le libéralisme peut désormais apparaître comme un fait de l’évolution des sociétés. À cet égard, la comparaison avec de Maistre témoigne de l’intention de s’appuyer sur certaines thèses traditionalistes pour justifier une politique de juste milieu : l’autorité du passé et le respect des arrangements institutionnels légués par la tradition apparaissent comme les points de convergence où peuvent se rencontrer le discours libéral et une pensée traditionaliste à laquelle se trouvent agrégées les thèses du juriste allemand. Face à l’affirmation révolutionnaire d’un recommencement absolu, Savigny et l’auteur des Considérations sur la France se rejoignent dans une commune intention de réformer l’ordre social et politique sans en modifier les identités cristallisées par l’histoire. Toutefois, d’autre part, l’assimilation à de Maistre sert à marquer la distance existant entre Savigny et la pensée libérale. Comme nous l’avons vu supra, tout en approuvant la méthode et la pensée de Savigny, Laboulaye se garde bien d’aller au terme du raisonnement, c’est-à-dire de faire du passé une législation absolue (comme ont pu justement le faire les auteurs contre-révolutionnaires). Tout en observant une loi de développement, Laboulaye n’en est pas moins partisan de laisser filtrer l’élément libre. S’il reconnaît certes qu’il est juste de tenir compte, dans la réforme de la législation, des éléments anciens que le passé transmet à l’avenir, il souhaite également qu’il soit fait une large place aux aspirations et besoins nouveaux du peuple. Parmi ces derniers, il s’interroge au sujet de la part réservée par l’École historique aux progrès rapides de la démocratie. Ainsi, Laboulaye récupère le traditionalisme de Savigny tout en le réinterprétant et en le mettant au service du programme libéral : si les thèses historicistes lui permettent d’étayer sa critique de la période révolutionnaire, elles doivent cependant être dépassées. En effet, sa conception libérale de la tradition, fondée sur une recherche constante de la fusion des impératifs moraux et des nécessités historiques, autorise le mouvement et l’innovation. Alors que l’historicisme des contre-révolutionnaires auquel il agrège Savigny lui apparaît comme une volonté exclusive de renouer avec le passé, comme un traditionalisme, l’historicisme libéral est, quant à lui, tourné vers l’avenir. L’emploi que fait Guizot des idées burkiennes offre, à la même époque, une autre traduction du même phénomène d’appropriation distanciée. Si le penseur doctrinaire s’appuie sur les thèses du philosophe anglais pour historiciser le libéralisme, il ne les fait pas siennes. Pour Guizot, l’histoire n’est pas le dépôt intangible de normes consacrées par la coutume, mais atteste de ce qu’il y a de perpétuel dans la recherche de la liberté et des différents moyens pour l’atteindre. La tradition ne prend son sens que si elle traduit l’accord implicite des hommes avec leur histoire . Si la comparaison avec de Maistre est excessive et ne rend pas justice aux attributs libéraux de la pensée savignicienne , elle n’est cependant pas totalement infondée. En effet, Savigny, de par son inclination pour les communautés traditionnelles et son organicisme historiciste qui l’opposent radicalement aux thèses contractualiste et jusnaturaliste de l’École moderne du droit naturel, peut être, à certains égards, affilié aux idées contre-révolutionnaires. Formulée aussi bien par ses contempteurs, tels Ledru-Rollin ou les auteurs de l’École hégélienne , que par un admirateur tel Laboulaye, cette affiliation s’explique essentiellement par sa condamnation de tout individualisme libéral. Aux yeux de lecteurs et d’interprètes enclins à exiger et à affirmer une émancipation des individus dans leur rapport à la domination politique, l’organicisme savignicien, impliquant une forte hiérarchisation naturelle du monde social, peut être rapporté à un discours impuissant à penser la distinction entre l’État et la société civile et, partant, l’idée des droits et libertés de l’individu. L’État de Savigny, défini comme une totalité en soi, n’est pas composé d’êtres conscients de soi et libres. L’individu, loin de pouvoir s’arracher à la protection des liens statutaires, apparaît intégré, enchevêtré et donc effacé au sein d’organisations communautaires préexistantes. Chez le juriste allemand, les individus apparaissent comme prisonniers d’arrière-mondes stables et hiérarchiques et donc condamnés au respect de règles que leur imposent d’en haut ceux qui représentent la conscience de l’organisme social. Le quiétisme politique de Savigny apparaît à cet égard caractéristique d’une représentation sociale qui donne à voir une société d’individus égaux par l’esprit, mais socialement cloisonnés et respectueux de l’ordre établi. L’exigence d’une émancipation de l’individu n’est donc pas formulée dans des termes politiques. L’auteur du Vom Beruf unserer Zeit… ne semble voir dans les droits de l’individu que des potentialités de perturbation et de subversion du pouvoir monarchique. À l’opposé d’autres membres de l’École historique – au premier chef desquels les Sept de Göttingen –, Savigny n’arrive pas à penser le fait que le pouvoir de l’État monarchique puisse ne pas être conforme au bien commun. Toutefois, malgré ces dernières observations, il faut insister sur le fait que l’assimilation à de Maistre demeure excessive et erronée. En effet, les représentations organicistes qui sont les siennes conduisent Savigny à accepter l’évolution des systèmes politiques, dont la réforme – sur le modèle des réformes prussiennes de Stein et Hardenberg – ne peut venir que d’en haut. Sa croyance dans un processus spontané selon l’ordre de la nature ou de l’esprit accompagne non pas un conservatisme aveugle et fermé à toute évolution sociale ou politique, mais un réformisme constitutionnel qui, s’il demeure très tempéré et étroitement lié à un fort élitisme aristocratique , est cependant ouvert à une évolution de la société dans le cadre d’un ordre préexistant . Un tel réformisme est de nature à la fois à séduire et à décevoir un auteur libéral comme Laboulaye qui, tout en étant sensible à l’affirmation savignicienne d’un processus de « croissance naturelle » gouverné par une « nécessité interne », ne saurait voir dans l’auto-administration communale – forme d’exercice du pouvoir jugée par le juriste allemand propre à satisfaire les demandes d’émancipation de la bourgeoisie du Vormärz – l’aboutissement de la pensée constitutionnelle libérale.
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En conclusion, il apparaît que la controverse doctrinale opposant Laboulaye à Ledru-Rollin porte en creux l’interrogation suivante : la doctrine organiciste du maître de l’École historique implique-t-elle un effacement de l’individualité ? À cet égard, Laboulaye est conscient que, pour Savigny, l’individu doit se former et s’accomplir dans la totalité, dans la continuation des époques passées et au sein de l’organisme social, c’est-à-dire par un travail d’édification de soi qui est à l’opposé d’une reconstruction individualiste de l’ordre social. Si Ledru-Rollin, dans sa défense de la doctrine législative et étatique des sources du droit héritée du volontarisme révolutionnaire, demeure insensible à ce souci savignicien d’un travail de perfectionnement de soi, Laboulaye, fidèle à cette leçon du juriste allemand qui le conduit paradoxalement au libéralisme politique, souhaite protéger les initiatives individuelles des entraves extérieures artificielles et préserver la possibilité d’un libre épanouissement de l’individu. Ainsi, se faire l’avocat de Savigny sous la monarchie de Juillet, appréhender le droit en termes de continuités naturelles et de processus autonomes et non simplement en termes de lois et d’énoncés juridiques, revient principalement à défendre une forme de liberté et d’éducation de l’homme dans le temps, c’est-à-dire une relation de l’individu à la communauté qui peut se construire en-dehors et indépendamment de la législation étatique.
Jacky Hummel
Professeur à l’Université de Rennes 1