Dans son Histoire de l’anthropologie, publiée en 1966, l’anthropologue français Paul Mercier (1922-1976) livrait une lecture toute en nuances de l’œuvre d’Henry Maine (1822-1888), affirmant d’emblée devoir, parmi les premiers théoriciens de la parenté que furent McLennan, Morgan, Tylor ou Bachofen, « le placer assez nettement à part ». Soutenant la tonalité « très moderne » des travaux de Maine, il souligne la finesse d’une pensée volontairement limitée aux sociétés historiques, frileuse à l’idée de s’aventurer sur le terrain des sociétés primitives pour en déduire un schéma de stades d’évolution. En se situant « au plus près des faits », refusant ainsi, à rebours de nombre de ses contemporains, toute théorisation universalisante, Maine n’aurait eu, au fond, qu’une influence « relativement réduite » sur ces derniers.

Une trentaine d’années plus tôt, l’ethnologue américain d’origine autrichienne Robert Lowie (1883-1957), dans son History of Ethnological Theory (1937) était parvenu à des conclusions similaires. Dans un chapitre consacré au « droit comparé », dans lequel il traitait ensemble Bachofen, McLennan et Maine, il mettait l’accent sur le décalage entre le « schématisme évolutionniste » alors « à la mode du jour » et la « position […] impossible » du juriste britannique, victime de nombreux malentendus de la part de ses lecteurs en raison même de la « subtilité peu commune » de ses analyses. Maine, en somme, n’aurait pas assez sacrifié à l’air du temps
préférant les faits historiques établis des études indo-européennes aux schémas fantaisistes portant sur des sociétés primitives — anciennes ou contemporaines — encore mal connues.

Maine, un auteur à l’impossible réception ? Ce que les deux anthropologues, de part et d’autre de l’Atlantique, évoquent, est la réception anglo-saxonne de Maine, réelle dans les milieux coloniaux britanniques, mais limitée dans sa contribution théorique à l’anthropologie, rapidement éclipsée par d’autres œuvres majeures du xxe siècle et ternie par son conservatisme antidémocratique. En étudiant en détail la réception du juriste britannique dans les différents champs du savoir (histoire et théorie du droit, sociologie et anthropologie sociale comme juridique), Raymond Cocks relève à son tour à quel point la place de Maine dans l’histoire de la pensée anthropologique, loin d’être claire, doit être lue à la lumière de la nature de la discipline anthropologique elle-même dans ses rapports conflictuels avec l’histoire. De manière plus générale, rappelant après d’autres que Maine n’avait jamais voulu s’inscrire dans le champ de l’anthropologie, il plaide pour une relecture de l’auteur dans son contexte.

Maine peut, sans aucun doute, être lu sous une variété peu commune de points de vue. Le juriste Jacques Flach (1846-1919), du vivant du Britannique, faisait déjà le même constat, dès 1884 : « M. Sumner Maine occupe une place distincte parmi les savants contemporains. Il n’est ni jurisconsulte pur, ni historien, ni philosophe, et cependant il est quelque chose de tout cela. Combinez ces diverses qualifications comme vous le voudrez, et vous ne trouverez pas encore une définition exacte de son esprit et de ses tendances ». De fait, la recherche n’a eu de cesse que de butiner telle ou telle de ses idées, en les isolant de l’économie d’ensemble de son œuvre : historiens et anthropologues du droit, anthropologues de la parenté, sociologues, indo-européanistes, théoriciens de l’État ou encore philosophes y ont trouvé de quoi nourrir leurs disciplines respectives. Inclassable, déroutante, la plasticité de la pensée de Maine en fait un matériau mobilisable à l’envi, au risque, cependant, de la décontextualisation de sa pensée.

Le cas français illustre particulièrement bien la réception « brouillée » du juriste britannique, tant son héritage, constamment réapproprié de manière sélective, continue de sembler quelque peu confus. Son nom apparaît dans la plupart des histoires ou manuels d’introduction à l’anthropologie. Du côté de l’anthropologie sociale comme du droit, certains auteurs en font un représentant de l’évolutionnisme de la seconde moitié du siècle, tandis que d’autres n’associent pas son nom à ce courant. Et pour cause : si Maine a démontré l’évolution historique du droit, il ne croit pas à l’automaticité du progrès des sociétés, et moins encore à l’hypothèse d’un évolutionnisme unilinéaire applicable à toutes les sociétés humaines. Son évolutionnisme est, au mieux, très modéré. Son apport à la constitution du domaine classique de la parenté est également parfois mentionné, mais le plus souvent éclipsé par les théorisations de son contemporain, l’avocat américain Lewis Henry Morgan (1818-1881) — bien que ce dernier lui rende hommage pour avoir démontré le caractère structurant de la parenté dans les sociétés indo-européennes.

Si ce que l’anthropologie française contemporaine retient de lui est variable, c’est surtout à la fondation de l’anthropologie juridique que son nom est, rétrospectivement, associé. Du côté de l’anthropologie, Élisabeth Claverie lui reconnaît d’avoir envisagé le droit « non plus sous les seuls aspects d’un système normatif pourvu d’un champ d’application spécifique, mais dans sa dimension d’instance explicative de l’évolution sociale », faisant ainsi de la « nature du droit » le « critère fondamental du devenir des sociétés à partir d’un état initial commun à tous les groupes humains ». Du côté des juristes, l’institutionnalisation disciplinaire de l’anthropologie juridique dans les facultés de droit, dans les années 1960-1970, est l’occasion du choix de pères fondateurs parmi lesquels Henry Maine occupe une place privilégiée au titre des premières « grandes synthèses » ethnologiques. Ainsi, la revue Nomôs. Cahiers d’ethnologie et de sociologie du droit, dont l’unique numéro paraît en 1974, contient un article consacré aux trois « fondateurs de l’ethnologie juridique » identifiés par l’auteure comme Maine, Bachofen et Engels. Reprenant l’analyse de l’ethnologue Jean Poirier, elle souligne combien ces trois auteurs ont su dépasser le point de vue formaliste dans l’analyse du droit au bénéfice d’une explication en termes de structures sociales.

Dans le premier manuel consacré à la discipline, Norbert Rouland va plus loin, écrivant de Maine qu’il a « véritablement créé l’anthropologie juridique », avec la parution, en 1861, d’Ancient Law, date érigée en moment fondateur de cette dernière. Cette patristique est constamment reprise depuis, comme en témoigne la publication, en 1990, d’un dossier « Histoire de l’anthropologie du droit (II). Dossier Henry Sumner Maine » dans la revue Droit et Cultures. Enfin, le Belge Jacques Vanderlinden, dans un ouvrage de synthèse paru dans la collection « Connaissance du droit » des éditions Dalloz en 1996, poursuit cette tradition, faisant de Maine l’auteur « le plus influent aux origines de la discipline ».

Maine, fondateur de l’anthropologie juridique ? Assurément, à une époque où les frontières des savoirs sont mouvantes, et où cette discipline n’existe pas encore, les juristes français du xixe siècle n’ont pas lu son œuvre sous cet angle. La présente contribution souhaiterait dépasser la présentation mémorielle de Maine comme précurseur de l’anthropologie du droit, en interrogeant la manière dont les juristes français qui furent ses contemporains ont lu son œuvre et ce qu’ils en ont fait. Ce n’est donc pas la pensée de Maine en tant que telle qui nous intéressera, mais sa réception au sens de l’acte de lire, remis au cœur de l’herméneutique littéraire par l’École de Constance par des auteurs comme Hans Robert Jauss, Wolfgang Iser ou encore Stanley Fish. Ce déport vers une pragmatique de la lecture reconstruisant continuellement le sens du texte permet d’envisager ce dernier, non comme le produit intangible de la pensée de son auteur, mais comme étant susceptible de mobilisations contextuelles par une communauté de lecteurs, en fonction de leurs visées propres. Ce « geste d’appropriation » effectué par les lecteurs français de Maine, « opération de réénonciation » par le lecteur en fonction du contexte de son présent, sera la perspective théorique retenue dans le cadre de ce texte.

Pour parvenir à déterminer ce que les juristes français du xixe siècle ont fait de Maine, trois sources principales ont été mobilisées : les nécrologies qui furent publiées à l’occasion de son décès, survenu en 1888, les recensions de ses ouvrages publiées dans des revues françaises, ainsi que les préfaces aux traductions de ses livres. À la lecture de ces sources, la réception française de Maine par les juristes recèle quelques surprises. Contrairement à un poncif maintes fois réitéré, ce n’est pas tant sa fameuse loi « du statut au contrat », à laquelle on le résume volontiers aujourd’hui, qui frappe les juristes français, pas plus que sa prise de position en faveur du patriarcat et du communisme primitif des biens. Ce que les juristes français, préoccupés dans la seconde moitié du xixe siècle par des considérations relatives aux méthodes de la science du droit et par la perte de leur hégémonie, retiennent de Maine, ce sont ses postures méthodologiques, et en particulier la substitution de la méthode d’observation à la traditionnelle méthode hypothético-déductive qu’il propose. Toute leur position est résumée par le juriste Rodolphe Dareste (1824-1911) à l’occasion du décès de Maine, en 1888 :

En ce siècle où la science marche vite, [les ouvrages de M. Maine] seront bientôt dépassés ; ils le sont déjà, pour le fond. Mais il restera toujours l’impulsion donnée, la méthode pratiquée, les idées largement répandues. C’est là l’essentiel.

La Revue historique dresse le même constat, en n’hésitant pas à écrire que :

La théorie de la modernité des contrats est, sans doute, des trois théories auxquelles on attache son nom, celle qui lui appartiendrait de plus près. Mais son originalité véritable est ailleurs : elle est surtout dans sa façon d’utiliser et d’interpréter les faits, qu’il ne se contente pas d’accumuler

Si la question méthodologique polarise par conséquent la lecture des juristes français, c’est que la méthode de Maine, en étant présentée comme rigoureusement objective, rend par-là même ses conclusions sur l’idée de droit irréfutables. Le juriste britannique offre en effet à ses homologues français un périmètre pour penser un droit commun, dans sa genèse et son évolution, aux peuples européens, dont il construit ce faisant l’identité. L’insistance des juristes français à mettre l’accent sur son introduction de la méthode d’observation dans la science juridique (I.) doit donc se lire comme étant la condition heuristique permettant le déploiement d’un récit juridique européen aux frontières étroitement délimitées (II.).

I. Maine, un modèle de rénovateur de la science juridique

Au xixe siècle, tous les lecteurs français d’Henry Maine lisent l’œuvre du juriste britannique, et en particulier Ancient Law (1861), comme un modèle d’introduction de la méthode d’observation dans la science du droit, en lieu et place de la traditionnelle méthode déductive, fondée sur la spéculation et l’hypothèse. Cette inversion méthodologique est unanimement louée (B), en raison de sa capacité à faire participer la science juridique à l’édification d’une théorie générale des sociétés, l’arrachant à la sécheresse de l’exégèse des textes pour la faire entrer de plain-pied dans un xixe siècle des savoirs en plein renouvellement (A).

A. Faire du droit une composante de la théorie des sociétés

1. La science juridique comme science sociale

La méthode d’Henry Maine est analysée par les juristes français dans le contexte d’un délabrement, diagnostiqué par quelques-uns, de l’état de la science juridique hexagonale. Il faut dire qu’au milieu du xixe siècle, les études de droit, asséchées par le carcan napoléonien, sont étroitement exégétiques. Le « modèle de l’École de droit », envisagée comme une institution strictement professionnalisante dans le cadre d’une « culture juridique d’État », connaît son apogée au mitan du siècle, aucune réforme des programmes n’intervenant avant le début de la Troisième République. Quelques jeunes enseignants isolés, issus du concours d’agrégation institué en 1855, cherchent certes progressivement à renouveler les méthodes de travail des juristes, majoritairement coupés, jusqu’à l’avènement de la Troisième République, des autres milieux intellectuels. Mais avant cette date, la vision du droit comme science sociale — une antienne réitérée depuis 1830 —, s’épanouit majoritairement en dehors des facultés, comme à l’Académie des sciences morales et politiques. Nulle surprise si Maine en est fait associé étranger en 1883.

Afin de quitter l’univers clos des facultés de droit essentiellement connectées au monde judiciaire, nombre de juristes de la seconde moitié du xixe siècle portent un intérêt soutenu aux savoirs émergents sur l’Homme : l’archéologie, la science antiquaire, la philologie, la science sociale, la mythologie, l’anthropologie physique, l’économie politique ou encore l’ethnographie alimentent une manière différente de penser le droit chez des juristes avides d’en faire un savoir d’expertise au service de l’action publique. De ce point de vue, Ancient Law est salué comme l’ouvrage ayant transposé ces questionnements nouveaux et les nouvelles méthodes en vogue sur le terrain du droit, comme le rappellera Paul Vinogradoff (1854-1925) en 1904.

Lorsqu’Ancient Law est publié, en 1861, il est toutefois ignoré des revues françaises qui, il est vrai, ne sont guère nombreuses sous le Second Empire. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que le rapide succès de l’ouvrage en Angleterre conduit à sa traduction française par l’économiste Jean-Gustave Courcelle-Seneuil (1813-1892). Ce n’est donc que lorsque l’ouvrage et son auteur ont déjà atteint une certaine notoriété que les Français en prennent connaissance. Le traducteur, juriste de formation, insiste dans sa préface sur le retard de la science juridique par rapport aux autres sciences de l’époque. Alors que se développent l’histoire générale, la philologie, l’archéologie ou encore la géologie, le droit se montre singulièrement en retrait. Pour lui, Ancient Law s’adresse essentiellement aux juristes ; non pas aux praticiens, à qui le livre sera inutile, mais « à quiconque prétend au titre jurisconsulte », au sens du jurisconsultus perfectus, « autorité morale et philosophique » propre à l’humanisme du xvie siècle. L’idéal de Courcelle-Seneuil, dans l’époque d’« abaissement des études juridiques » qu’il déplore, est celui des jurisconsultes de la Renaissance, qui se sont imposés, à la faveur du déclin de la philosophie aristotélicienne et de la théologie, non seulement dans le domaine de la pensée politique, mais également dans des champs du savoir plus éloignés du droit, comme l’histoire ou la linguistique. Un juriste doté d’une culture universelle, pourvu d’une autorité intellectuelle dans l’ensemble des sciences morales comme sociales et qui ne soit pas « l’esclave d’un texte » : voilà ce qu’aperçoit en Maine son premier traducteur.

Cette lecture d’Ancient Law est étroitement ajustée à l’agenda de son traducteur. Économiste libéral, traducteur d’Adam Smith ou encore de John Stuart Mill, Courcelle-Seneuil est un républicain convaincu, attaché à l’idée de liberté. Or, au moment même où Henry Maine rédigeait son maître-ouvrage, l’économiste français, exilé à Santiago de Chili en raison de l’avènement du Second Empire, travaillait à la rédaction de ses Études sur la science sociale, parues en 1862. Dans la préface, il explique avoir « rêvé un grand ouvrage, un traité de science sociale qui, partant de la métaphysique et de la physiologie, traiterait du développement de l’activité humaine dans toutes ses directions et fonderait sur l’observation et l’histoire la morale, l’économie politique, le droit, la législation, la politique, que sais-je encore ? » Sa science sociale, baptisée « Poliologie », se donne pour objet « l’activité humaine dans ses causes ou mobiles et dans ses effets ». En s’intéressant à toutes les branches de l’activité humaine, elle a pour objectif « un art dans lequel rentrent la morale, la politique et la législation ».

Dans ce contexte, l’ouvrage d’Henry Maine, presque l’exact contemporain du sien, lui apparaît comme une contribution majeure à la renaissance de cette science sociale qu’il appelle de ses vœux, par l’application faite au domaine du droit de la méthode d’observation, dont il dira plus tard, dans sa Préparation à l’étude du droit. Étude des principes (1887), qu’elle est « la méthode de la science moderne », seule à même de mettre au jour « les phénomènes sensibles ». La traduction du juriste anglo-saxon vient par conséquent appuyer le projet intellectuel de Courcelle-Seneuil, qui entend que la France renoue avec la tradition de la science sociale du xviiie siècle, qui avait vu « l’idée de progrès [conquérir] dans la science cette position élevée » et « appliquer plus directement la méthode expérimentale aux études sociales et […] tirer de l’observation des faits une théorie générale de l’homme et de la société ». Courcelle-Seneuil souhaite en réalité la transformation de la théorie sociale en science sociale, c’est-à-dire en véritable science de la société, calquée sur les sciences naturelles, au service de l’art social. Le modèle auquel il se réfère implicitement semble être le projet de l’Institut de France et de sa nouvelle classe consacrée aux sciences sociales, instituée en 1795. Tout en admirant l’effervescence intellectuelle remarquable de la Révolution française, il déplore aussitôt les sophismes qui en sont nés, faute de méthodologie adéquate. Il aura manqué aux théories sociales des Lumières, pour devenir pleinement une science sociale, l’aide de la méthode d’observation, seule à même de dissiper les « fantaisies » d’une opinion publique « flottante », prompte à s’égarer « dans toutes les directions », en rendant possible une vérification aussi fiable que celle des sciences physiques. Ainsi, l’attaque d’Ancient Law contre le pessimisme anthropologique de Rousseau, ainsi que le caractère central que l’ouvrage ménage à l’idée de progrès (du droit) chère à Courcelle-Seneuil, explique l’empressement de ce dernier à s’atteler à sa traduction.

2. Querelles disciplinaires. Maine, juriste ou sociologue ?

La traduction d’Ancient Law, à sa sortie en France en 1874, rencontre aussitôt un large accueil dans les revues françaises ; L’ancien droit est commenté à sept reprises. Les contemporains de Maine sont nombreux, rejoignant le constat de Courcelle-Seneuil, à relever à leur tour combien le Britannique a œuvré à faire en sorte que le droit participe enfin à l’édification d’une théorie générale des sociétés, voire d’une anthropologie au sens de « science naturelle et générale de l’homme », comme le défend le juriste républicain Émile Acollas (1826-1891) cette même année devant la Société d’anthropologie de Paris. En relations épistolaires avec Maine, Acollas indique tout le bénéfice que la science de l’Homme pourrait tirer d’une meilleure connaissance du droit dans l’élucidation, en raison de l’existence commode de documents juridiques écrits, du « problème des origines et des races » comme de celui de la « marche du genre humain ». Le second traducteur de Maine, l’avocat Joseph Durieu de Leyritz, met à son tour l’accent sur le caractère sociologique de l’ouvrage du Britannique, preuve des « rapports étroits par lesquels le droit se rattache à la science sociale ». Le Bulletin de la Société de législation comparée insiste pareillement sur la connexité du droit et des « diverses branches de la science sociale », mise en lumière par Henry Maine. Le droit constituant l’« un des éléments principaux de la science sociale », son histoire doit contribuer à jeter la lumière « sur le développement de la civilisation ».

« L’importance considérable » d’Ancient Law « au point de vue de la philosophie du droit et de la science sociale » ne fait donc aucun doute pour ses lecteurs français, qui relèvent que « pour découvrir les lois qui président au développement de la civilisation, la sociologie doit examiner les formes d’organisation des sociétés primitives ». En cela, Ancient Law fournit, bien avant les travaux de Durkheim et de son école, qui insisteront eux aussi sur l’importance des caractères originels des sociétés dites premières pour comprendre les sociétés complexes, « le modèle de ce genre d’investigations », d’« un haut intérêt […] pour l’esprit humain ». De toute évidence, les ouvrages de Maine revêtent, aux yeux d’une partie de son lectorat français, un intérêt dépassant le seul domaine juridique, pour prendre rang au sein des « études sociales comparées ». Sa comparative jurisprudence n’est rien moins, pour le leplaysien Claudio Jannet (1844-1894), que « la base de la sociologie ou, pour employer un mot plus correct, de l’économie sociale ». L’artisan de la sociologie française René Worms (1869-1926) abonde dans le même sens : en indiquant que la sociologie « a toujours considéré comme une de ses branches principales, l’étude des formes primitives de la famille, de la propriété et de l’État », il reconnaît à Maine d’avoir engagé l’Angleterre dans cette voie.

Maine, sociologue ? Si certains juristes français entendent par-là que ses études incluent la science du droit dans une science plus large de la société, d’autres refusent précisément de l’étiqueter ainsi, en raison des prétentions croissantes de la sociologie, sous la Troisième République, à concurrencer la science juridique. Comme le rappelle Jacques Flach en 1884, Maine lui-même se défendait de vouloir « déterminer l’origine absolue des sociétés humaines » : il ne saurait, par conséquent, être question de classer ses écrits « sous la rubrique favorite de notre temps, sous la rubrique de sociologie ». De la même manière, Rodolphe Dareste, à l’occasion du décès de Maine, oppose le juriste anglais, en raison de la prudence de ses conclusions, à « la science nouvelle qui », aspirant à remplacer la science juridique, « se décore du nom barbare de sociologie ». L’un de ses traducteurs, René de Kerallain (1849-1928) — qui lui est présenté par Émile Acollas — traduit pour sa part l’expression comparative jurisprudence par « archéologie juridique » afin d’isoler cette « science nouvelle » des autres branches de la sociologie que sont l’ethnographie, l’anthropologie, la linguistique ou encore la science des religions, « sur les frontières desquelles le droit ne doit s’aventurer qu’avec des précautions extrêmes ». Ce qui se joue dans cette catégorisation des travaux d’Henry Maine relève moins de l’analyse du contenu de ses textes que d’une instrumentalisation dans un contexte français de concurrence et de reconfiguration des savoirs sociaux.

Derrière la question des frontières disciplinaires et du rejet de la sociologie, se cache cependant une peur plus profonde de la part des juristes français, majoritairement conservateurs : celle d’une menace des libertés individuelles par les sciences sociales naissantes, dont l’un des lieux communs est de comparer la société à un organisme vivant. Dans cette perspective organiciste, l’individu et ses droits, craignent les juristes hexagonaux, courent le risque d’être sacrifiés aux besoins supérieurs de la collectivité. De ce point de vue, l’œuvre de Maine rassure les Français, qui adhèrent à ses principales idées, telles que le passage du statut au contrat, du communisme primitif des biens à la propriété individuelle ou encore du caractère patriarcal des sociétés primitives et de la parenté comme fondement de celles-ci. Peu intéressés par les controverses proprement anglo-saxonnes, telles que la réfutation par Maine des thèses de Bentham et d’Austin, ou encore sa querelle avec Bagehot, dont ils parlent peu, ils préfèrent mettre l’accent sur la direction du progrès du droit, objet d’Ancient Law, identifiée par Maine dans un individualisme toujours croissant qui satisfait leurs aspirations libérales. Discutant peu le fond des ouvrages de Maine, si ce n’est sous l’angle de détails historiques d’érudition,
ils se contentent en général d’exprimer une adhésion assez générale à ses principales idées, pour préférer mettre en avant ses apports méthodologiques.

B. Faire du droit une science : l’observation contre l’hypothèse

Si la science juridique de Maine peut passer pour une branche de la science sociale, c’est en raison de l’inversion méthodologique proposée par le juriste britannique ayant profondément œuvré, pour ses homologues français, à la « transformation de la science juridique ». À lire Courcelle-Seneuil, Maine, en maîtrisant les travaux les plus récents d’histoire générale comme de philologie, aurait porté « la lumière dans la partie de l’histoire et de la science qui était demeurée la plus réfractaire à la méthode moderne, et qui est en quelque sorte le temple de la routine, dans le droit ». Cette « méthode moderne », à laquelle l’économiste fait allusion, se caractérise selon lui, par « l’induction » ou « observation des faits ». Cette lecture d’Ancient Law est partagée par tous les commentateurs de l’ouvrage. L’adjectif « expérimental » comme les mots « induction » et « observation » sont continûment employés pour caractériser la méthode du juriste britannique, qui aurait procédé « du connu à l’inconnu ». Le second traducteur de Maine, l’avocat Joseph Durieu de Leyritz, l’affirme sans équivoque : « il faut transposer la méthode expérimentale et inductive sur le terrain de la jurisprudence ».

Cet appel à l’observation comme « évidence sensible » n’est pas neuf : il traverse la littérature, les sciences naturelles et la pensée sociale et politique depuis la seconde moitié du xviiie siècle. Vers les années 1850 cependant, lorsque Maine travaille à l’élaboration d’Ancient Law, la méthodologie de l’observation a, en France, changé de fonction : alors que le xviiie siècle valorisait la singularité du « génie observateur », prédisposition naturelle donnée à quelques individus, l’observation, au siècle suivant, a désormais pour fonction « de garantir le consensus autour des faits sans recourir à la raison (qui peut varier d’individu en individu) ». La décennie 1840-1850 serait ainsi le théâtre d’une façon inédite d’observer : l’observation objective, dont l’effet serait d’abolir la question des aptitudes individuelles pour introduire des normes d’observation reproductibles.

Cette nouvelle volonté d’objectivité — le mot est introduit par Victor Cousin — permise par l’observation des faits apparaît progressivement sous la plume des juristes au cours de la seconde moitié du xixe siècle. Alors qu’ils déployaient traditionnellement leur expertise sur l’Homme et les sociétés sous la forme d’une « perspective ontologique », la seconde moitié du siècle aspire à faire entrer le droit dans l’ère des « procédés sévères et consciencieux de l’esprit d’observation et d’analyse » qui, selon l’un des traducteurs de Maine, auraient investi le domaine des sciences morales après avoir démontré leur validité dans les sciences de la nature, regardées comme un « idéal scientifique » à atteindre. De fait, dans les années 1830-1840, la philosophie positive d’Auguste Comte, bien qu’elle séduise peu les juristes, met l’accent, afin de contrecarrer les abstractions de la métaphysique comme les errements de la théologie, sur l’importance de l’observation dans les sciences. La propagation rapide, au mitan du siècle, de l’expression « méthode d’observation » dans la majeure partie des champs du savoir doit beaucoup à Frédéric Le Play (1806-1882) et son école, qui contribuent, depuis Les Ouvriers européens (1855), à la populariser. De son côté, l’Introduction à la médecine expérimentale (1865) du médecin Claude Bernard (1813-1878), si elle fonde la méthode expérimentale en biologie, est surtout commentée, à sa sortie, dans les cercles littéraires et philosophiques.

Les lectures d’Ancient Law par les juristes français portent la marque de cette croyance partagée de la seconde moitié du xixe siècle dans l’observation et l’expérimentation comme méthodes désormais incontournables de toute science objectivable. Les juristes — ils sont un certain nombre à rejoindre les rangs de l’école de Le Play et à se référer explicitement à Claude Bernard — reprennent à leur compte cette attention nécessaire aux « faits » afin de répondre à la montée en puissance de savoirs se proposant, mieux que le droit, de déchiffrer un monde social en profonde transformation. Nulle surprise si la Revue générale du droit, de la législation et de la jurisprudence en France et à l’étranger, fondée en 1877 dans l’objectif de faire du droit une science véritable, s’adjoint aussitôt le patronage de Maine et publie des traductions inédites de quelques-uns de ses articles. La majorité des recensions de ses ouvrages proviennent par ailleurs de cette même revue, qui met particulièrement en valeur les publications régulières du Britannique. Les commentateurs de Maine diagnostiquent ainsi le passage, enfin réalisé dans le domaine du droit, de la méthode a priori, « conception mécanique imaginaire des phénomènes ou de leur succession » à la méthode expérimentale ; de l’hypothèse à l’induction.

Leur lecture d’Ancient Law intervient à un moment charnière de l’histoire de la science juridique française : dans les années 1860-1870, le droit n’est pas encore appelé à être une « science des faits » et la méthode d’observation pas encore l’étendard de tous les juristes s’engageant dans une réforme des méthodes juridiques, mais la vacuité du formalisme juridique commence à susciter des réactions. Ces deux décennies se situent entre la période historiciste des années 1830-1840 et le mouvement anti-formaliste caractéristique du moment 1900, dont on situe habituellement le début aux alentours des années 1880. Avant la Troisième République, les facultés de droit sont encore largement des facultés professionnelles fonctionnant en liaison avec le monde judiciaire, attachées à une tradition civiliste bâtie sur l’exégèse, mais non des lieux de recherche à proprement parler. Il ne faut pas s’étonner que les traducteurs français de Maine n’appartiennent pas au monde universitaire : Courcelle-Seneuil, spécialiste d’économie politique, n’est pas un juriste au sens classique, Joseph Durieu de Leiritz est avocat et René de Kerallain, rentier, est publiciste. L’injonction à transposer au droit la méthode d’observation, légèrement antérieure à la Troisième République, émane par conséquent des marges de l’université. Malgré leurs différences politiques, les trois traducteurs de Maine, tout comme les auteurs de recensions et de nécrologies, reconnaissent à sa méthode d’être à l’origine d’une nouvelle façon de pratiquer l’histoire du droit, aboutissant à la construction d’un récit de la genèse et du développement du droit en Occident.

II. Maine, artisan du récit juridique occidental

Commenté lors de sa sortie en français en 1874, Ancient Law est l’illustration parfaite de l’apport méthodologique majeur du Britannique : l’alliance de l’histoire et de la comparaison — sa méthode est qualifiée tantôt d’« historique », tantôt de « comparative » — au service d’une nouvelle manière d’aborder l’histoire du droit, que Maine appelle comparative jurisprudence et qui se caractérise par le lien tracé entre le passé et le présent, le second s’expliquant par le premier. Loin de l’érudition gratuite de bien des juristes-historiens, loin également de la conception française de la législation comparée, qui s’épuise dans une juxtaposition des lois et des codes étrangers, la « conception génétique du droit » de Maine rencontre l’obsession de l’Europe continentale pour le paradigme des origines (A) comme de l’évolution du droit (B). Les Français ont tôt fait de l’ériger en artisan d’un récit du droit en Occident, tant il leur semble qu’il en construit les frontières.

A. La construction d’une filiation

1. Le xixe siècle et le paradigme des origines

Le xixe siècle est caractérisé par un intérêt soutenu pour le problème des origines, paradigme structurant de la recherche, décliné dans des domaines aussi divers que la géologie, la paléontologie, l’archéologie, les études religieuses ou encore la science antiquaire. À bien des égards, ce nouveau paradigme n’épargne pas la science du droit, qui se met en quête d’un droit originaire. Or, lorsqu’Ancient Law est traduit en français, en 1874, les juristes hexagonaux y découvrent un déplacement majeur du problème des origines du droit. Avant les travaux historiques du juriste anglais, les Français traitaient essentiellement sous cette rubrique du fondement philosophique du droit, c’est-à-dire du droit naturel. Au xviiie siècle, la question de la naissance du droit était envisagée comme une question de philosophie morale, appuyée sur la tradition du droit naturel, qui tâchait de fonder les obligations juridiques et morales de l’Homme sur sa nature rationnelle et sociale. Or, les travaux de Maine déportent la question vers celle de la naissance historique du droit, à laquelle seule l’observation du passé peut apporter quelque lumière.

De ce point de vue, les travaux de Maine sont analysés par les juristes français comme relevant strictement de l’histoire du droit. C’est son apport à cette discipline qui est unanimement loué par ses lecteurs français. Dans un contexte de pauvreté des études historico-juridiques en France et de faible place de l’histoire du droit dans les cursus, Maine aurait prouvé, affirme en 1884 de manière quelque peu exagérée son traducteur René de Kerallain, « que le droit a son histoire ». De fait, depuis 1880, l’histoire du droit dispose d’un cours en première année de licence et la recherche s’est structurée autour de la Revue historique de droit français et étranger, fondée en 1855. En outre, malgré l’indigence institutionnelle de l’histoire du droit dans les facultés avant la Troisième République, l’historicité du droit était une thématique familière pour les juristes depuis Savigny, qui avait inspiré le petit groupe de juristes de La Thémis dans la première moitié du siècle. En 1874, la défaite française contre la Prusse est cependant encore récente. Les analyses françaises de Maine sont ainsi parsemées de sarcasmes adressés à l’École historique du droit allemande. Rechignant à mettre en avant l’apport de cette dernière, les juristes français préfèrent retenir que Maine aurait créé une nouvelle école d’histoire du droit anglaise dégagée des tendances germanistes déjà dénoncées dans la première moitié du siècle par les contempteurs du cercle de La Thémis.

On ne trouvera pas chez Maine, se félicitent ainsi les juristes français, la profusion de détails et l’érudition excessive dont ont fait preuve les monographies « fort peu intéressantes, peut-être même tout à fait inintelligibles » de l’École germanique, ni le « vague symbolisme » qui la caractérise, et encore moins ses tendances à la « pédanterie ». L’apport majeur du Britannique réside au contraire, selon ses commentateurs, dans le lien explicite que sa comparative jurisprudence établit entre le passé et le présent, et dont l’intitulé complet d’Ancient Law témoigne. L’histoire du droit n’est pas étudiée pour elle-même, mais comme contenant en germes « toutes les formes que le droit a assumées dans les sociétés qui se sont succédé ». Le présent du droit ne peut devenir intelligible qu’au prix d’une remontée dans le temps, à l’origine des institutions. Le but de Maine ? « Reculer les frontières de l’histoire du droit, essayer d’en saisir les lignes pour ainsi dire à la formation des sociétés, pour en suivre le cours à travers les âges », résume le juriste normand Louis Guillouard (1845-1925) dans une formule saisissante. C’est par conséquent l’idée de droit, son origine et les conditions de son évolution jusqu’à son époque qui préoccupent Maine. Comme le rappelle son lectorat français, Maine n’est pas un romaniste au sens strict du terme : Ancient Law, « essai magistral sur l’histoire philosophique du Droit et sur ses rapports avec les civilisations primitives », refuse de s’encombrer de détails d’érudition pour privilégier une explication du sens du progrès du droit. Cette tournure très singulière de l’ouvrage — à mi-chemin entre histoire et  « théorie philosophique du droit » — par rapport à la production des historiens du droit français de son époque, occupés à l’écriture d’une histoire nationale du droit, explique son succès auprès des Français, qui ne trouvent guère son équivalent hexagonal qu’en Fustel de Coulanges (1830-1889) et son étude historique des institutions antiques, voire parfois en Alexis de Tocqueville (1805-1859) ou en Paul Viollet (1840-1914).

2. L’historicité contre le droit naturel

La quête des origines du droit est ainsi identifiée comme étant l’objet même d’Ancient Law par la quasi-totalité de ses lecteurs. Alors qu’avant lui, cette quête était effectuée par le biais de spéculations théoriques sur le droit naturel, Maine aurait substitué à l’hypothèse la méthode historique, seul moyen d’observer « d’une manière positive, scientifique » les sociétés passées. Les diverses conjectures portant sur les origines du droit, auparavant confondues avec une réflexion spéculative sur son fondement, se muent, chez le juriste anglais, en une recherche des origines observables du droit, au moyen de l’histoire. Comme dans toutes les branches de la science sociale, « le problème des origines est le premier qu’il est nécessaire de résoudre, celui qui donne la clé de tous les autres », résume le Bulletin de législation comparée au début des années 1870. La métaphore stratigraphique calquée sur la géologie, utilisée par Maine lui-même, conduit ses traducteurs à traduire l’expression comparative jurisprudence par « archéologie juridique » pour l’un, et « paléontologie juridique » pour l’autre — sans doute sous l’inspiration de l’ouvrage du Suisse Adolphe Pictet (1799-1875), inventeur de la paléontologie linguistique. Et l’un de ses traducteurs de résumer, dans une formule aussi saisissante qu’approximative, que « le droit réclame son Cuvier ».

Or, la quête des origines observables du droit conduit Maine à réfuter l’idée d’un état de nature et, corrélativement, celle d’un droit naturel donné aux hommes : ses travaux vont dans le sens d’une historicisation de cette notion. Regrettant « ce triomphe du Contrat social et de l’état de nature sur le droit historique, et l’homme réel sacrifié à l’être imaginaire », il est, comme le résume la Revue politique et littéraire en 1873, « pour Montesquieu contre Rousseau, pour la méthode historique contre le droit naturel ». L’attaque portée contre l’état de nature de Rousseau, que Maine vise plus particulièrement, est partagée par ses lecteurs français, prompts à faire de l’auteur Du contrat social (1762) le théoricien involontaire d’une démocratie despotique et du socialisme. René de Kerallain, en traduisant les Dissertations on Early Law and Custom (1883), saisit l’occasion pour faire longuement état, dans sa préface, de ses propres opinions antidémocratiques : l’inégalité physique et morale des hommes est un fait, selon lui, prouvé par les travaux du juriste anglais, comme par ceux de Fustel de Coulanges, désireux, lui aussi, de « diminuer nos illusions sur les démocraties antiques ».

Kerallain n’est pas le seul lecteur français de Maine à railler les chimères du xviiie siècle. Ils sont nombreux à porter la charge contre la façon dépourvue de « valeur scientifique » dont la question des origines du droit, c’est-à-dire le plus souvent du jusnaturalisme, est enseignée dans les facultés du droit du xixe siècle, dans les cours exposant les principes généraux du droit. Pour la Revue critique d’histoire et de littérature, « ceux qui l’enseignent se traînent dans les ornières d’un rationalisme suranné ou d’une théologie non moins surannée ». Contre le droit naturel dans sa double version classique et moderne, produit, dans les deux cas, de « formules abstraites et de dogmes absolus », Maine, par sa méthode historique, rend « la connaissance des anciennes organisations sociales […] indispensable » à la résolution du problème ancien des origines. La naissance du droit, d’après le juriste anglais, proviendrait en effet de la répétition des sentences du chef de famille, lesquelles deviendraient alors coutumes, puis lois.

Si le principe méthodologique adopté séduit les juristes français, les conclusions de Maine, tendant à diminuer l’autorité du droit naturel en l’historicisant, sont reçues avec davantage de réserve. D’après le juriste anglais, la création du droit ne saurait être le produit que de l’œuvre exclusive et artificielle de l’Homme : si elle correspond malgré tout à « [s]a nature », l’on ne saurait en déduire pour autant un quelconque déterminisme. L’idée d’une création « purement humaine » du droit et, corrélativement, de l’absence « de droit préexistant », heurte tout de même des juristes français, même républicains comme l’avocat Paul Jozon, accoutumés à une rhétorique du droit naturel comme guide du juriste. Ce n’est que plus tard dans le siècle qu’une partie des juristes, réticents à l’idée d’abandonner le droit comme la science de ce qui doit être et refusant de condamner le jusnaturalisme sur l’autel de l’empirie dominante dans les sciences naturelles comme sociales, entreprendront de réconcilier histoire du droit et droit naturel, grâce notamment à la théorie du droit naturel à contenu variable.

Pour l’heure, c’est l’économiste belge protestant Émile de Laveleye qui s’illustre par sa volonté précoce de réconcilier méthode historique et jusnaturalisme. Refusant de « bannir toute poursuite de l’idéal » dans la conduite des affaires humaines, refusant d’ajourner la « recherche d’un ordre meilleur », il estime cependant nécessaire, dans cette investigation, de « consulter les leçons de l’expérience ». Contre des théories du droit naturel classique comme moderne, éminemment dépendantes des « opinions de l’écrivain », il se rallie à l’idée de Maine, de reconstitution d’un « droit naturel, non pas hypothétique, mais historique ». Or, cette reconstitution ne peut s’opérer, selon lui, que par l’histoire des institutions, « véritable histoire philosophique » en ce qu’elle révèle les « lois naturelles » caractéristiques des sociétés et, en cela, plus révélatrice de l’ordre humain que l’histoire événementielle, soumise à l’infinie variation de la volonté des hommes. Le Bulletin de la Société de législation comparée ne dit pas autre chose, lorsqu’il propose une division des tâches clarifiant le problème : aux historiens du droit, ainsi qu’aux « sociologistes », appartient l’étude des phénomènes contingents ; le problème des causes premières, en revanche, doit être abandonné aux « métaphysiciens et aux théologiens ».

3. Derrière l’origine, l’identité. L’aire indo-européenne

Cette substitution des origines observables du droit à la spéculation sur ses causes premières permet à Maine de construire une filiation, historique autant que conceptuelle, entre l’Antiquité classique (et en particulier le droit romain, au cœur de ses analyses) et les droits occidentaux de son époque. La question des aires géographiques incluses dans le cadre de l’observation historique devient alors déterminante, car elle inclut, ou inversement exclut, certains peuples de la construction du droit occidental. Ce choix de Maine, consistant à identifier une « famille de droit » indo-européenne, au lieu de s’intéresser à l’humanité entière, est certes dicté par une volonté de « sobriété » découlant du manque de sources historiques — c’est-à-dire textuelles — pour les périodes les plus reculées ou pour les peuples contemporains sans écriture. Mais il s’explique aussi bien par la volonté du juriste anglais de construire une filiation de l’idée de droit entre l’Inde et l’Occident. Dans les années 1850, l’intérêt pour l’Inde date déjà d’un siècle. Alors que cet engouement émanait originairement des Lumières, il est remis au goût du jour dans la première moitié du xixe siècle par des penseurs prophétiques, qui en font le berceau de la civilisation occidentale, voire, comme Pierre-Simon Ballanche (1776-1847), le « berceau cosmogonique du genre humain », l’admirant pour une stabilité contrastant avec la fièvre révolutionnaire des sociétés occidentales. Maine, cependant, ne cède pas à cette « chimère d’une civilisation originelle dont les nôtres se seraient que des épaves ». Il n’érige pas l’Inde en berceau de la civilisation occidentale, mais se contente d’en faire, plus sobrement, le type même d’une société n’ayant pas réuni les conditions nécessaires au progrès du droit.

Comme le relèvent les juristes français, la pensée de Maine s’inscrit dans un modèle de nature philologique. Le juriste anglo-saxon se tient informé des découvertes des philologues ayant démontré la parenté entre le sanskrit, le grec et le latin. Il n’ignore nullement que William Jones (1746-1794), puis Frantz Bopp (1791-1867) et Rasmus Rask (1787-1832) ont, dès les premières décennies du xixe siècle, défini les principes de la grammaire comparée, prouvant l’existence d’une famille de langues indo-européennes. La méthode comparative, socle des études indo-européennes, autorisera ses tenants à déduire de l’unité linguistique l’unité culturelle, en particulier religieuse. Les Français, en commentant l’œuvre de Maine, ne manquent pas de la comparer aux travaux de Max Müller (1823-1900), fondateur de la mythologie comparée et professeur de philologie, puis de théologie comparée à Oxford dans les années 1860-1870, dont le juriste britannique connaissait les travaux.

Les lecteurs français de Maine sont ainsi frappés par son application au domaine du droit de l’idée de l’existence d’une aire « indo-européenne » (parfois appelée « indo-germanique), par la filiation qu’il établit entre Orient et Occident, l’Inde et Rome. Ce qu’il a en vue n’est rien moins que la reconstitution de « l’organisation sociale primitive de la race indo-européenne » et la mise au jour « d’un fonds commun de traditions et d’idées » de la « race aryenne », ou des « peuples aryens », dont les Celtes et les hindous formeraient les deux branches les plus éloignées. Pour cela, encore fallait-il, comme le juriste britannique, identifier l’Orient comme étant le « passé de l’Occident ». Si nombre de juristes français, peu au fait de ces questions, acceptent cette prémisse sur la foi des linguistes et applaudissent à l’écriture d’une « histoire du droit aryen », l’indianiste Auguste Barth (1834-1916), mieux averti, ironise sur cette « sociologie indo-européenne » dont certains « voudraient encore nous gratifier », à la suite de la linguistique et de la mythologie comparée. Malgré tout, les travaux de Maine sont majoritairement présentés comme la transposition dans le domaine du droit des résultats de ces deux champs du savoir. En étudiant l’idée de droit dans le seul cadre de sociétés indo-européennes identifiées par la philologie comparée, Maine contribue malgré lui — alors qu’il n’avait probablement pas à l’esprit un tel projet — à diffuser l’idée d’une famille de droits excluant d’autres zones géographiques, reléguées hors du récit juridique occidental. En Australie, le doyen irlandais de la jeune faculté de droit de Melbourne, William Edward Hearn (1826-1888) ne dira pas autre chose dans son ouvrage The Aryan Household. Its structure and its development. An Introduction to Comparative Jurisprudence (1879), qui affirme, sur la foi des travaux de
linguistique, que « the Aryan form a well-marked ethnologic division ». Comme l’écrit René de Kerallain, « ce n’est point du Far-West que doit nous venir à flots la lumière, mais bien de l’Extrême-Orient ». Le lien ainsi tracé entre Orient et Occident n’est possible qu’à condition de situer Rome et l’Inde sur une même échelle d’évolution. C’est alors la question de l’évolutionnisme du juriste britannique qui est discutée par ses homologues français.

B. Le progrès du droit, entre évolution et évolutionnisme

1. Loi du progrès ; loi d’évolution

Le fait de vouloir tracer une continuité entre le passé et le présent juridique implique une recherche des étapes de développement du droit, sur une échelle du temps s’étageant des origines au xixe siècle. Sur ce point, les commentateurs de Maine manquent de clarté. Alors que certains journaux anglo-saxons affirment sans ambages l’application par leur compatriote de la doctrine darwinienne de l’évolution à la sphère juridico-politique, les Français utilisent des mots relativement différents, qui ne sont pas d’exacts synonymes, pour rendre compte du projet intellectuel de leur confrère britannique, dont ils n’ont pas tous la même compréhension. « Évolution », « progrès », « transformation », « états successifs », « développement » : ses lecteurs hésitent visiblement entre évolution et évolutionnisme. Si « l’évolution historique du droit » est chose acquise depuis les travaux de Savigny, cette évolution est-elle pour autant soumise à une loi uniforme chez tous les peuples, qui passeraient invariablement par des étapes similaires menant au présent juridique ? Pour Rodolphe Dareste, la science du droit du xixe siècle, caractérisée par une formidable découverte de sources historiques nouvelles, a prouvé sans contestation possible « l’affinité, pour ne pas dire l’identité, des diverses législations primitives », « alors qu’aucun emprunt direct n’a été possible », une croyance cependant combattue par d’autres, à commencer par Gabriel Tarde (1843-1904) ou Jacques Flach.

Tous les juristes français, en effet, ne partagent pas la lecture évolutionniste de Dareste. La nature de l’évolutionnisme de Maine est évoquée dans les milieux académiques français avec une certaine confusion. Alors que certains commentateurs relèvent le déterminisme inhérent à sa recherche de « lois », qu’il s’agisse des « lois du progrès », de la « loi d’évolution » ou encore des « lois qui président au développement de la civilisation », voire affirment même que la loi d’évolution constitue « le seul a priori que ses observations supposent », ils sont quelques-uns à lui reconnaître, à l’inverse, de ne s’occuper que des « races progressives » ou « sociétés progressives », au sein de l’espace indo-européen et non de l’ensemble du genre humain. Le fait que les « idées rudimentaires du droit » observées chez les « peuples primitifs » contiennent en germes ses formes futures ne signifie pas nécessairement que toutes les sociétés évoluent ni qu’elles évoluent selon des étapes comparables. Une partie du lectorat français de Maine a bien compris qu’à ses yeux, les sociétés stationnaires constituaient la règle et le progrès l’exception, l’Inde et Rome se présentant comme deux sociétés archétypales, l’une stationnaire ; l’autre progressive. L’idée même de progrès, autrement dit, induit l’évolution de certaines sociétés et la stagnation des autres, et porte en elle-même la réfutation de stades uniformes d’évolution. Si on doit à Maine l’introduction dans le domaine du droit du « thème de l’évolution », ce n’est pas sous la forme de ce que les anthropologues appelleront plus tard l’évolutionnisme unilinéaire.

Un autre point de confusion concerne la comparaison avec l’évolutionnisme darwinien, fréquemment effectuée par ses lecteurs : au-delà de l’analogie facile entre deux penseurs tous deux hommes « d’un seul livre », parue à deux ans d’intervalle, la Revue générale du droit analyse rétrospectivement les travaux du juriste britannique comme « une application imprévue des théories nouvelles aux antiquités du Droit grec et romain », témoignant, « entre les idées de Maine et de Darwin, d’un accord marqué dans leur façon de comprendre l’évolution du monde matériel et social ». Cette analogie explique la référence de l’un de ses lecteurs français, le civiliste normand Louis Guillouard, aux « tendances transformistes » de Maine, qu’il précise ne pas partager. Or, l’historiographie a prouvé que la gestation d’Ancient Law ayant eu lieu dans les années 1850, Maine n’avait pas pu avoir connaissance de L’origine des espèces de Darwin, publié à la fin de la décennie, en 1859. Malgré tout, ses lecteurs français situent sa production dans une pensée anglaise globale comprenant Darwin, mais aussi Herbert Spencer (1820-1903), dont le « transformisme — gouvernant les êtres, les idées ou les institutions sociales, — est la base plus ou moins exclusive de leur doctrine ». 

Dans le contexte d’une réflexion continue des juristes français au sujet de l’évolutionnisme juridique, les ouvrages de Maine, en élargissant l’observation historique à d’autres peuples que la Rome antique, leur donnant matière à réflexion. Ce qui les fascine, dans la découverte et la mise en regard de systèmes normatifs différents, consiste dans la possibilité désormais ouverte de « discerner dans chaque institution l’élément absolu qui tient à la nature même de l’homme et qui a son fondement dans la raison, et l’élément relatif, variant à l’infini sous l’influence de conditions extérieures ». C’est précisément cet élément relatif qui doit être l’objet de la science du droit : pour Rodolphe Dareste, celle-ci doit s’assigner pour mission de dégager les lois de l’évolution juridique par la comparaison et l’analogie. Le troisième traducteur de Maine, René de Kerallain, pose le problème dans les mêmes termes : tout en reconnaissant que ses travaux contribuent à dessiner « les lois de l’évolution juridique », il s’interroge sur le fait de savoir quelle est la « part inaliénable du fonds humain et dans quelle mesure le tempérament de l’homme résiste aux circonstances changeantes des milieux ». L’évolution historique du droit pose en effet la question, renouvelée tout au long du siècle, des parts respectives de la contingence et de la permanence ; des lois et des hasards. C’est là l’une des questions auxquelles doit répondre l’histoire comparée du droit, confrontée, à la faveur de la colonisation, à des alter-mondes juridiques questionnant la nature, unique ou diverse, de l’Homme.

Une dizaine d’années plus tard, à l’occasion d’une recension de l’ouvrage du professeur de droit italien Icilio Vanni (1855-1903), Gli studi di Henry Sumner Maine e le dottrine della filosofia del diritto (1892), Kerallain, d’accord en cela avec Gabriel Tarde, réitère son scepticisme quant à l’idée d’une échelle d’évolution identique de tous les peuples, la question de « la direction ascendante ou descendante » des peuples les plus « sauvages » n’ayant pas encore été tranchée par la science.

2. L’Occident juridique contre les sauvages

En l’état embryonnaire des connaissances, Maine aurait donc eu raison, pour la majorité de son lectorat français, de se restreindre à des sources strictement historiques, et de délaisser volontairement l’étude des populations autochtones des territoires nouvellement colonisés. Les travaux américains de Lewis Henry Morgan (1818-1881) ou d’Hubert Bancroft (1832-1918) sont ainsi écartés de ses analyses. Pour un autre Italien, Gino Dallari (1872-1942), dont la Revue historique de droit français et étranger se fait l’écho, c’est le cadre indo-européen lui-même qui s’avère trop général. Dans les années 1930, quelques revues anthropologiques françaises analysent la réfutation de l’évolutionnisme juridique de Maine par l’avocat américain Jacob Henry Landman (1898-1961), qui fonde sa réponse au Britannique sur l’étude des Indiens de l’Amérique du Nord, des Eskimos et des sociétés polynésiennes. À l’inverse de Maine, il soutient l’influence du milieu géographique pour expliquer les différences de « droits » entre les peuples. Mais dans la seconde moitié du xixe siècle, l’heure n’est pas encore à ces critiques ni à un tel élargissement du cadre de l’analyse comparatiste. Ce qui préoccupe les juristes européens est surtout la construction de l’Occident juridique sur un modèle philologique excluant les « sauvages ».

La fascination des juristes-historiens pour l’œuvre de Maine tient ainsi à l’élargissement géographique raisonné qu’il propose à la science du droit par la comparaison entre les institutions des peuples historiques. Pour ses lecteurs français, le juriste britannique aurait, le premier, appliqué à l’histoire du droit la méthode comparative en vogue au milieu du xixe siècle depuis les travaux de grammaire comparée. Les lecteurs français de Maine lui font ainsi crédit de ne s’être pas cantonné à l’histoire du droit d’un unique peuple (en l’occurrence romain), mais d’avoir nourri ses analyses à d’autres sources, hindoue dans le cas d’Ancient Law (1861), Celtes, dans le cas des Lectures on the Early History of Institutions (1875), mais également grecques, germaniques, slaves, scandinaves et parfois hébraïques. Au contraire de Savigny, Maine tente, dans sa reconstitution des origines de l’idée de droit, d’atteindre un au-delà du droit romain — pour paraphraser la célèbre formule de Jhering —, tout en maintenant à ce dernier une place centrale dans la genèse des institutions occidentales.

La question des sources historiques utilisées par Maine pour reconstruire l’origine et l’évolution de l’idée de droit revêt un haut intérêt pour ses homologues français, déçus qu’en France, la question des origines du droit français ne puise qu’aux quatre sources romaine, germanique, féodale et coutumière. Ses lecteurs applaudissent à l’élargissement du point de vue romano-centré de l’« école historique » et de son tropisme consistant à ne considérer que le droit romain, au lieu de s’atteler à la reconstitution des origines du droit primitif. La publication des Lectures on the Early History of Institutions, en 1875, est ainsi saluée en ce qu’elle analyse une source irlandaise, les Brehon Laws, antérieure à la conquête de l’Irlande par les Romains, formidable vestige d’un droit pur de toute altération par un droit étranger, romain comme féodal et canonique. Celle de Village-communities in the East and West (1871), traduits en français au sein d’un recueil de textes posthume composé par René de Kerallain, Études sur l’histoire du droit (1889), est louée pour son « observation de civilisations moins avancées que celle dans laquelle a vécu celui qui observe », qui non seulement permet à Maine des conclusions considérées comme neuves sur la transition de la propriété collective à la propriété individuelle, mais qui aurait eu le mérite d’engager l’Angleterre, la France et l’Allemagne dans des recherches poussées sur la propriété primitive. Les observations ethnographiques de Maine, effectuées lors de son long séjour en Inde, sont les seules trouvant grâce aux yeux des juristes français.

De fait, ceux-ci se montrent, de manière générale, hostiles à l’ethnographie, en particulier des peuples extraeuropéens, au motif qu’il s’agirait d’un savoir balbutiant, mais également en raison de leur défense d’une science juridique concurrencée par les sciences humaines et sociales naissantes. C’est sans doute la raison pour laquelle Rodolphe Dareste, par exemple, prend soin d’indiquer que les études de Maine relèvent strictement de l’histoire du droit. De la même manière, René de Kerallain ne cesse d’insister sur le cantonnement bienvenu des travaux de Maine à l’« archéologie juridique ». Adhémar Esmein (1848-1913), pour sa part, préfère l’expression « histoire comparée du droit ». Dans cette perspective de défense disciplinaire, la prévalence des sources textuelles dans la méthode de Maine revêt des allures de manifeste pour l’histoire du droit contre les savoirs ethnographiques, ravalés au rang de simple « curiosité » s’ils ne sont pas mis au service de la mise en lumière de « lois » ou de « phénomènes ». Mais la défense de la discipline n’est pas la seule raison de l’approbation du choix de Maine par les juristes français. La volonté de ce dernier de se limiter à l’étude de la genèse et du développement d’un droit indo-européen permet d’exclure du récit du droit d’autres formes de normativités, africaines ou asiatiques, par exemple, de la famille des droits européens, en les reléguant à la périphérie d’une histoire dominée par le modèle occidental. Les juristes sont ainsi nombreux, à la même époque, à refuser de comparer par principe, et pour des raisons autant politiques qu’intellectuelles, le droit des « grands » peuples de l’Antiquité classique avec le droit des « sauvages », considérés comme indignes d’une telle comparaison.

De la même manière, contre Sir John Lubbock (1834-1913), qui reprochait à Maine son absence de prise en compte des recherches préhistoriques en plein essor dans la seconde moitié du xixe siècle, les juristes français se rangent majoritairement à ses côtés, reprochant à l’« école préhistorique », malgré de nombreuses intuitions, de ne faire du droit romain qu’un « anneau de la série », au mépris de son statut paradigmatique. En juristes formés dans les écoles de droit du premier xixe siècle, au sein desquelles le droit romain était enseigné dans une perspective dogmatique plus qu’historique, ils refusent de sortir de son orbite. « Savoir commun » et « référence partagée », le droit romain structure jusqu’au milieu du xxe siècle la formation des juristes français, qui l’envisagent comme l’une des sources du Code civil et, partant, comme la raison écrite devant guider l’activité du jurisconsulte. Si les philologues et les archéologues travaillent à la reconstitution des structures sociales des sociétés très anciennes, voire sans écriture pour les seconds, si les mythes et les poèmes peuvent également être mobilisés au service d’une élucidation des formes de normativité primitive, ce n’est qu’à titre d’enrichissement intellectuel, mais toujours à la marge, face à un droit romain envisagé comme un « véritable ressort fondamental de la dogmatique juridique, spécialement civiliste ». Pour certains lecteurs de Maine, la « révolution scientifique » consistant à s’intéresser aux normativités du « monde entier » aboutira tout au plus à transformer la compréhension du droit romain en éclairant certaines de ses dispositions les plus obscures grâce à la comparaison avec des institutions analogues d’autres peuples.

Malgré la centralité persistante du droit romain, la comparative jurisprudence de Maine, en s’intéressant à d’autres sociétés, n’en revêt pas moins un intérêt marqué pour les juristes français, occupés à la même époque à l’institutionnalisation du droit comparé, comme en témoigne la création, en 1869, de la Société de législation comparée. Face à la déficience du droit naturel, face à un enseignement anhistorique et une « histoire incomplète » du droit romain, face enfin au tropisme national de bien des juristes-historiens travaillant exclusivement sur l’histoire de leurs coutumes médiévales, les « collections d’expériences » accumulées par l’histoire comparée du droit doivent faire office de boussole, afin de parvenir à dégager « les principes dont nous avons besoin pour nous guider ». Pour les juristes, l’histoire comparée du droit, en élargissant la palette de l’expérience normative humaine, ne doit pour autant qu’être un moyen au service de la mission rectrice du juriste. L’idée directrice, autrefois formée uniquement en fonction du droit naturel ou du droit romain considéré comme ratio scripta, doit désormais s’élaborer au contact de la réalité observable, mais en aucun cas s’y plier. C’est en ce sens que plusieurs lecteurs de Maine analysent son œuvre comme se situant à la confluence de la philosophie et de l’histoire. Si l’ontologie est remplacée par l’observation et si celle-ci envisage des peuples bien plus divers que le peuple romain, le choix du juriste doit être raisonné et sélectif, au service de la nature normativiste du droit. L’histoire comparée du droit n’apprend rien en elle-même, si l’observation des sociétés passées n’est pas éclairée par la raison.

Il n’est guère étonnant que la critique la plus fine du comparatisme d’Henry Maine émane du professeur d’histoire des législations comparées au Collège de France Jacques Flach, peut-être le meilleur connaisseur des formes de normativité extraoccidentales de son époque, auxquelles il consacrera une série de cours approfondis à la fin du siècle. À rebours de tous les commentateurs français de l’œuvre de Maine, qui louent la nouveauté de sa méthode, c’est précisément sur ce terrain que Flach l’attaque. En historien des institutions, il lui reproche un manque dommageable de précision quant à la datation des documents qu’il utilise, le conduisant à céder, lui aussi, à « l’hypothèse », dont Flach estime qu’elle joue « un grand rôle dans [s]es écrits ». La comparaison d’institutions de peuples aussi éloignés que les hindous et les Celtes — et sa potentielle capacité heuristique à combler les vides du temps par le recours à l’analogie — ne peut être opératoire qu’à condition d’être fondée sur des données précises qui font quelque peu défaut à l’œuvre du juriste anglo-saxon : « l’histoire des institutions, aussi peu que l’histoire proprement dite », assène-t-il, « ne peut se passer de chronologie ». Cette critique est cependant isolée. Si les juristes français, à partir des années 1880, commencent à nuancer quelques-unes des propositions de Maine, ils sont en revanche unanimes à considérer que ces corrections, dues à l’avancée normale de la science, ne remettent au fond jamais en cause ses intuitions fulgurantes.

Que conclure de cette enquête sur la réception française d’Henry Maine ? Alors qu’il est aujourd’hui souvent résumé à sa loi de passage du statut au contrat, ce n’est pas nécessairement ce que les juristes hexagonaux ont, de son vivant, retenu de lui. C’est essentiellement la question de la méthode qui a fourni l’essentiel de leurs analyses, dans un contexte où les questions méthodologiques servaient des batailles disciplinaires autant que politiques. La substitution unanimement mise en avant de la méthode d’observation à la traditionnelle méthode juridique hypothético-déductive, assise sur la tradition du droit naturel, permet de mettre en place une rhétorique de l’objectivité au service de la construction d’une famille de droit indo-européenne. En traçant les frontières de l’Europe du droit, Maine rassure des juristes français troublés par la découverte de formes d’alter-normativités à la faveur de la colonisation. Le récit de l’idée de droit proposé par le juriste britannique est lu par les Français comme excluant les peuples « sauvages » (une expression que Maine n’utilise pas) de la recherche de ses origines. Par ailleurs, la principale proposition théorique de Maine, consistant à identifier, chez les peuples européens, le passage du collectif à l’individu, permet aux juristes français, à une époque où ces questions sont débattues chez les premiers « anthropologues » ou chez les économistes, d’appuyer solidement leurs convictions libérales. Les ouvrages de Maine font ainsi l’objet de lectures souvent instrumentales de la part des Français, qui y voient tantôt une éclatante réfutation des thèses rousseauistes de l’état de nature et du bon sauvage, tantôt la preuve de la supériorité des droits individuels sur les droits collectifs, tantôt encore une preuve irréfutable de l’inégalité inhérente aux hommes.

Étrangement, l’œuvre de Maine fait l’objet d’un regain d’intérêt en France dans l’entre-deux-guerres, dans le contexte de l’Indochine coloniale. La revue L’Écho annamite. Organe de défense des intérêts franco-annamites fait ainsi paraître une curieuse série d’articles, en 1927, sur « l’histoire des institutions primitives », qui se présentent comme une discussion des principales thèses d’Henry Maine appliquées à l’Annam, qu’il s’agisse de la question de la propriété foncière collective ou de la parenté. Déplorant que les jurisconsultes français ne se préoccupent pas assez de la « paléontologie du droit » et des « antiquités comparées », l’auteur plaide pour le développement de telles études dans le cadre de sociétés savantes telles que la Société des études indochinoises ou l’Association des amis du Vieux Hué.

L’un de ces trois textes, intitulé « Comment étudier l’ancien droit annamite ? », se présente comme une reprise mot pour mot, et sans la citer, de la recension d’Ancient Law par Alphonse Rivier, publiée dans la Revue critique d’histoire et de littérature en 1874 : le texte est presque recopié tel quel, en substituant les mots « droit annamite » aux expressions « droit naturel » et « droit romain ». Son auteur, Ùng-Hoe — pseudonyme de Nguyên Van Tô (1889-1947) —, regrettant le mauvais niveau de l’enseignement du droit annamite dispensé par l’École des Hautes Études Indochinoises (autrement dit par l’École de droit d’Hanoï), plaide pour l’écriture d’une véritable « histoire du droit annamite », inspirée par la méthode comparative d’Henry Maine, qui ne soit ni une « histoire incomplète du droit chinois », ni une « histoire des coutumes », mais une histoire juridique appuyée sur une enquête sociologique visant à saisir les réalités que les codes recouvrent.

Cette feuille, fondée en 1920 à Saïgon par une faction indochinoise dévouée aux intérêts français, indique dans son premier éditorial croire à l’évolution des peuples par « étapes successives et rationnelles ». Elle se donne pour objectif d’étudier, afin de faire de l’Indochine la « digne fille de la France » contre une Chine économiquement oppressive, « au fond de toutes les questions, l’homme, considéré en ce qu’il a de particulier à la race et en ce par quoi il se rattache à l’espèce ». Selon Ùng-Hoe, qui suit la classification de Maine entre sociétés progressives et stationnaires, l’Annam en est resté au stade où la règle de droit ne se distingue pas des prescriptions religieuses. À l’occasion de la publication du Recueil des avis du Comité consultatif de jurisprudence annamite sur les coutumes des Annamites du Tonkin (1930), il met encore en lumière, dans la revue Phạ́p-Viện báo. Revue judiciaire franco-annamite, les enseignements de Maine, et en particulier ses Études sur l’histoire des institutions primitives (1879) et ses Études sur l’ancien droit et la coutume primitive (1884), dans une recension croisée, plus de cinquante ans après la parution de ces ouvrages. Ce regret, au fond lié à l’absence d’un juriste français de la stature de Maine, qui aurait pu faire du « droit annamite » un équivalent du droit hindou, n’est qu’une ultime et tardive manifestation du retentissement de sa pensée en France, dont les multiples appropriations, jusque dans l’Indochine coloniale de l’entre-deux-guerres, disent les infinies potentialités.

Laetitia Guerlain

Laetitia Guerlain est professeure d’histoire du droit à l’université de Bordeaux (Institut de recherche Montesquieu, UR 7434). Membre junior de l’Institut universitaire de France (promotion 2021), elle consacre ses recherches aux rapports entre la science juridique et les sciences de l’Homme aux xixe et xxe siècles.