La probabilité au service du droit de la responsabilité administrative

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Sommaire de l'article

Anne Jacquemet-Gauché
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nvisagée au singulier, la probabilité renvoie en règle générale au fait de mesurer les chances ou les risques qu’a un évènement de se produire. Or, si elle a en principe pour objet l’avenir, son utilisation en droit de la responsabilité révèle déjà une particularité : il ne s’agit plus en l’occurrence de déterminer la probabilité qu’un dommage se produise, car, par hypothèse, à ce stade contentieux, le risque s’est déjà réalisé et a causé un préjudice. Partant, il faut procéder à un raisonnement rétrospectif pour établir la ou les responsabilités et identifier les responsables. Pour ce faire, la probabilité, cet outil mathématique, irrigue le raisonnement du juge administratif. Il faut dire que l’aspect purement indemnitaire et donc, pécuniaire, de cette responsabilité facilite aussi un tel usage, pour une répartition optimale des obligations au prorata de la part que chaque personne ou évènement a prise dans la survenance d’une situation préjudiciable.

Bien que le raisonnement probabiliste ne soit généralement pas identifié explicitement par la doctrine et analysé par ses soins, il est présent en matière de responsabilité administrative et se trouve mis au service de ce droit. En ce sens, il faut exprimer un désaccord avec François Vatin, lorsqu’il énonce à brûle-pourpoint que « les juristes peinent à intégrer dans leur façon de penser le raisonnement probabiliste[1] », divergence de position qu’il faudra expliquer en conclusion. Tant le mot que l’esprit de probabilité sont présents dans le droit de la responsabilité administrative, même s’ils sont concentrés principalement dans certains contentieux.

L’expression la plus visible et la plus incontestable de l’utilisation de la probabilité réside dans la présence du terme « probable[2] » ou « probabilité[3] » dans la décision de justice. Si tel n’est pas le cas, il arrive que le mot soit employé et analysé par le rapporteur public dans ses conclusions sur l’affaire[4], voire, de manière plus originale, dans le seul résumé synthétisant la décision sur le site officiel du Conseil d’État et non dans la décision elle-même[5]. D’autres fois, une idée proche ou un synonyme font office d’indice, par exemple, la mention du « raisonnablement[6] », de l’« imprévisibilité », de la « normalité » ou encore du « cours normal des choses[7] » et l’on pourrait encore largement étendre les occurrences proches. Par ailleurs, des pourcentages ou des statistiques émaillent quelques fois les décisions de justice. Ces données chiffrées ne peuvent pas, par elles-mêmes, être assimilées à une probabilité, mais viennent au soutien du raisonnement probabiliste du juge administratif. Les chiffres avancés sont généralement basiques, nul besoin d’être mathématicien pour les comprendre. Par exemple, dans le cadre de la tempête Xynthia, pour apprécier le caractère imprévisible et irrésistible de l’évènement et écarter la force majeure, le Conseil d’État fait référence à la « probabilité d’une telle conjonction […] de l’ordre de 0,5 pour mille sur un an[8] », en l’espèce la conjonction exceptionnelle d’une forte dépression atmosphérique, de vents violents et d’un coefficient de marée élevé.

À partir, mais aussi au-delà, de cette identification formelle, le raisonnement probabiliste se retrouve dans de nombreuses composantes du droit de la responsabilité, allant du lien de causalité au préjudice en particulier, en passant notamment par les causes d’exonération. Longtemps caché, tant « il est vrai que la culture du juge administratif ne le porte pas spontanément vers le calcul probabiliste[9] », ce dernier est désormais occasionnellement mis en lumière. Il faut y voir, à notre sens, l’expression d’une recherche nouvelle de légitimation de la décision de justice, qui passerait par une justification du raisonnement du juge, étayé par des données chiffrées – censées être les plus objectives.

Le raisonnement probabiliste dépasse en revanche la seule application purement mathématique, pour deux raisons principalement. D’une part, en l’absence de source textuelle, la responsabilité administrative est d’origine jurisprudentielle et le reste aujourd’hui encore. Le juge administratif utilise tous les mécanismes à sa disposition pour continuer à faire évoluer la matière et n’hésite pas à innover au besoin. L’utilisation de la probabilité dans ses raisonnements juridiques n’est donc pas anodine. Elle révèle à la fois un volontarisme s’agissant de la causalité (I) et, plus généralement, un certain pragmatisme dans le reste de la matière (II). D’autre part, comme on le verra, ces caractéristiques ne sont pas synonymes d’arbitraire de la part du juge, mais révèlent des valeurs véhiculées à travers le droit de la responsabilité administrative.

I. Probabilité et causalité : le volontarisme du juge administratif

Les trois conditions nécessaires à l’engagement de la responsabilité sont connues et communes aux droits civil et administratif : un fait générateur, un préjudice et un lien de causalité. Or, ce dernier fait souvent figure de « nouvelle variable d’ajustement de la responsabilité administrative[10] ». Face à une faute manifeste (ou dans le cadre d’un régime de responsabilité sans faute) et à un préjudice qui a tendance à être reconnu de manière de plus en plus extensive, le lien de causalité permet de moduler l’engagement de la responsabilité.

Dans nombre d’affaires, le lien de causalité entre un fait générateur et un préjudice ne pose pas de difficultés particulières, à telle enseigne que le juge ne s’y arrête pas. Dans ces situations, le raisonnement probabiliste n’affleure pas, puisque le juge prend même la liberté de ne pas étayer son raisonnement sur ce point. D’autres situations, plus délicates, sont plus intéressantes pour notre analyse. En effet, le juge administratif fait parfois face à une incertitude, soit au niveau de l’imputation (en particulier lorsqu’il est confronté à une pluralité d’auteurs), soit lorsque la corrélation entre le fait – ou la faute – et le préjudice est délicate à établir (dans le cas d’une pluralité de causes). Dans de telles hypothèses, le juge peut alors adopter un raisonnement probabiliste. Il s’en sert parfois pour écarter la causalité (A), pour faire évoluer sa position (B), voire pour l’établir en dépit de la probabilité (C). Dans tous les cas, il met en œuvre une démarche volontariste, dans le sens où il construit cette causalité, de sa propre initiative et en toute liberté.

A. Écarter la causalité grâce au raisonnement probabiliste

D’une manière générale, le juge administratif procède à une analyse, puis à une sélection des causes les plus probables pour écarter la causalité. Il a, par exemple, été saisi dans le cadre de la crise sanitaire de la question du port du masque. Dans une décision du 28 juin 2022, le Tribunal administratif de Paris reconnaît la faute de l’État, le préjudice subi par les victimes atteintes de la Covid, mais refuse pourtant d’établir automatiquement la causalité en énonçant que « la contamination des victimes par le virus responsable de la covid-19 ne présentait pas un lien de causalité suffisamment direct avec les fautes commises[11] ». Il justifie son propos en se référant « au caractère aléatoire de la transmission du virus d’un individu à un autre, à l’absence de caractère infaillible de la mesure de prévention que constitue le port d’un masque et aux autres mesures disponibles pour se protéger, en particulier le respect de distances physiques et le lavage régulier des mains, dont l’application a été largement recommandée par les autorités françaises ». Pour le dire autrement, la probabilité que la contamination résulte du port du masque est trop faible pour établir un lien entre la mauvaise communication fautive du gouvernement sur le sujet et la contamination. La responsabilité de l’État n’est ainsi pas engagée et la dimension aléatoire de l’évènement entérinée.

B. Faire évoluer la jurisprudence grâce au raisonnement probabiliste

Le juge administratif peut, en outre, faire évoluer sa position pour des faits semblables, comme en atteste le récent contentieux de la pollution de l’air. Jusqu’au printemps 2023, il retenait la faute de l’État du fait de son inaction pour lutter contre la pollution de l’air, mais refusait d’indemniser les victimes qui évoquaient plusieurs préjudices liés à des atteintes à leur santé, parmi lesquelles des rhinites allergiques. La Cour administrative d’appel de Paris pouvait ainsi refuser « d’établir un lien de causalité direct et certain entre les pathologies respiratoires étudiées et l’aggravation de la qualité de l’air du fait de la pollution atmosphérique » en se fondant sur « les études produites » et sur l’absence de « documents médicaux récents[12] ». Notamment en 2022, il était encore précisé qu’« il ne peut être démontré un lien unique entre rhinite chronique et pollution du fait de la diversité des facteurs possibles[13] ».

Or, le Tribunal administratif de Paris a, pour la première fois, le 16 juin 2023[14], reconnu ce lien de causalité, en jugeant suffisante la probabilité que diverses pathologies respiratoires soient imputables à la pollution de l’air et à la carence fautive de l’État. Alors que la faute et le préjudice – des affections ORL – sont semblables aux affaires précédentes, le revirement s’explique par la prise en compte de la probabilité. Le tribunal livre sa méthodologie dans le jugement, la question principale étant dès lors focalisée sur la « probabilité » (le mot est employé) du lien de causalité.

Deux temps sont établis. La juridiction doit, en premier lieu, « rechercher, au vu du dernier état des connaissances scientifiques en débat devant elle, s’il n’y a aucune probabilité qu’un tel lien existe » (voir supra). En second lieu, dans l’hypothèse inverse, c’est-à-dire s’il y a une probabilité ou, à tout le moins, en l’absence d’aucune probabilité, le juge doit affiner son raisonnement en procédant « à l’examen des circonstances de l’espèce » pour « ne retenir l’existence d’un lien de causalité entre l’exposition aux pics de pollution subie par l’intéressée et les symptômes qu’elle a ressentis que si ceux-ci sont apparus dans un délai normal pour ce type d’affection, et, par ailleurs, s’il ne ressort pas du dossier que ces symptômes peuvent être regardés comme résultant d’une autre cause que l’exposition aux pics de pollution ». Le critère temporel et les autres causes potentielles[15] entrent en ligne de compte pour l’établissement de la probabilité du lien de causalité.

Le tribunal se réfère à des études scientifiques qui démontrent ce lien (au moins partiel) entre atteinte à la santé et pic de pollution[16], pour ensuite étudier le cas d’espèce et confirmer l’existence d’un tel lien, ce qui permet d’engager la responsabilité de l’État et d’indemniser les victimes. On pourrait considérer qu’une telle avancée, à nuancer cependant[17], est à imputer principalement à ces études scientifiques, dont les résultats sont progressivement affinés grâce à des instruments de mesure plus performants ou mieux utilisés ; on pourrait également arguer du fait qu’il s’agissait ici de « bonnes » victimes, c’est-à-dire de requérants qui constituaient le cas typique, dont la configuration factuelle était la plus à même de permettre l’engagement de la responsabilité. Il n’empêche qu’il faut souligner l’utilisation (peut-être opportuniste, à titre de légitimation de sa position) que fait le juge administratif de la probabilité pour procéder à un revirement de jurisprudence.

C. Établir la causalité malgré l’absence de probabilité suffisante

Au stade ultime, le caractère volontaire de la démarche du juge est manifeste lorsque celui-ci déconnecte, de manière rarissime, causalité scientifique et causalité juridique et qu’il dépasse les incertitudes du raisonnement probabiliste pour établir malgré tout ce lien de causalité.

Pour bien comprendre le modus operandi, il faut examiner le raisonnement du juge– qui a d’ailleurs évolué depuis les premières affaires rendues en 2007[18] – s’agissant des vaccinations contre le virus de l’hépatite B et de leur lien avec le développement d’une sclérose en plaques. Le Conseil d’État a, là aussi, livré un mode d’emploi dans un arrêt du 29 septembre 2021[19], dépassant les incertitudes scientifiques et contournant la pure logique mathématique. L’analyse consiste, en priorité, à « s’assurer au vu du dernier état des connaissances scientifiques […], qu’il n’y avait aucune probabilité qu’un tel lien existe[20] » et auquel cas, la demande indemnitaire doit être rejetée. À l’inverse, s’il existe une probabilité même infime, le juge doit passer à « l’examen des circonstances de l’espèce » et il se contente d’une « probabilité suffisante[21] » pour établir (à certaines conditions) juridiquement un tel lien, prélude à l’engagement de la responsabilité de la personne publique. Plus précisément, il procède à la mise en œuvre d’une « double probabilité[22] » : « celle que la vaccination puisse – i.e. qu’il ne soit pas exclu – potentiellement être à l’origine d’une pathologie et celle que le patient puisse avoir été victime de cette dernière à l’occasion de sa vaccination. La première probabilité repose sur la prise en compte de l’état de la science quand la seconde dépend d’un faisceau d’indices confortatifs de l’existence d’un lien, tenant à la date d’apparition des symptômes et à l’absence d’antécédents médicaux du patient. La discussion est ouverte aux deux stades du raisonnement[23]. »

On voit ainsi à quel point la politique jurisprudentielle peut incliner en faveur de la victime et différer de l’approche scientifique : d’une part, car « un scientifique ne s’attachera […] pas à établir l’absence de probabilité de l’existence d’un phénomène, mais dira que ce phénomène n’a jamais été démontré[24] » ; d’autre part, parce que si le scientifique ne dit pas que le lien est démontré, le juge administratif, lui, l’affirme. Il ne s’agit nullement d’arbitraire, mais simplement d’un choix juridictionnel, dicté par des considérations sociales (et aussi parce qu’il est peu coûteux pour les deniers publics) : engager la responsabilité permet de préserver une certaine confiance dans l’action de la personne publique en considérant que le risque s’étant malheureusement réalisé, le minimum est de soutenir la victime dans sa déconvenue[25].

Jusqu’à présent, ce raisonnement ne prévalait que dans le contentieux relatif à la vaccination contre l’hépatite B. Par sa décision du 16 juin 2023, le Tribunal administratif de Paris l’a fait sien également à propos de la pollution de l’air, ce qui démontre les potentialités, à l’avenir, de l’approche probabiliste en droit de la responsabilité, dès lors que le juge administratif entend, au nom de considérations sociales, sanitaires ou environnementales, favoriser l’indemnisation des victimes. Une telle orientation se retrouve également, au-delà de la causalité, dans d’autres pans du droit de la responsabilité.

II. Probabilité et responsabilité : le pragmatisme du juge administratif

Différents usages de la probabilité sont faits par le juge administratif en droit de la responsabilité administrative, lesquels révèlent diverses facettes de l’intérêt de la probabilité. Dans tous les cas, le pragmatisme du juge l’emporte, qu’il s’agisse de tenir compte des aléas de la vie en indiquant quel est le cours normal des choses (A) ou, lorsque la victime est en prise à des difficultés concrètes, de faciliter la reconnaissance du préjudice (B).

A. Révéler le cours normal des choses

Le raisonnement probabiliste est inhérent à la théorie de la causalité adéquate : il permet de définir ce qui relève du cours normal des choses et, à l’inverse, ce qui est imputable à la personne publique et engage, à ce titre uniquement, sa responsabilité. La prise en compte de la probabilité vient alors au soutien de la causalité adéquate et permet de hiérarchiser les situations et d’opérer une sélection entre les différents faits pour ne retenir que ceux qui sont en adéquation avec le préjudice[26]. Ce faisant, le juge n’engage pas la responsabilité de la personne publique tous azimuts, mais il le fait simplement lorsqu’il y a une rupture du cours normal des choses.

Ainsi, pour reprendre l’exemple d’une personne qui bute sur un trottoir et se blesse en chutant évoqué par François Vatin[27], la responsabilité de la personne publique ne sera engagée qu’en cas de défaut d’entretien normal, notamment s’il y avait une excavation non signalée ou si la chaussée était anormalement glissante. En bref, c’est seulement lorsque la personne publique a manqué à ses obligations en matière de sécurisation de la voie publique qu’est engagée sa responsabilité. Si l’entretien de la chaussée est correct et qu’un individu chute et se blesse, ce sera uniquement de sa faute et de sa seule responsabilité.

Une autre illustration est particulièrement intéressante d’un point de vue sociétal[28]. Rémi Fraisse est décédé lors d’affrontements avec les forces de l’ordre au cours d’une manifestation contre le projet de barrage de Sivens : le juge administratif considère que le fait de se rendre à une manifestation constitue un danger auquel la victime s’expose (à hauteur de 20 %). Ainsi, le cours normal des choses est que le manifestant ait un risque sur cinq de courir un danger lors d’une manifestation (sic !) – ce qui constitue une appréhension pour le moins originale de la participation à un tel évènement, à moins qu’il s’agisse d’un réalisme saisissant. En revanche, une telle action « ne pouvait raisonnablement inclure celui de risquer d’être mortellement atteint par l’explosion d’une grenade offensive de type OF F1, arme alors considérée comme non létale[29] », ce qui justifie que la personne publique engage sa responsabilité à hauteur de 80 %.

Dès lors, la personne publique échappe à l’engagement de sa responsabilité pour tout ce qui est considéré comme relevant de la faute de la victime ou en cas de force majeure. Le juge fait le départ entre ce qui relève de l’aléa humain, naturel ou climatique et ce qui est réellement imputable à la personne publique. On pourrait ainsi, grâce à l’approche probabiliste et par une étude en creux, déterminer ce qui constitue le cours normal des choses dans une vie en société.

B. Faciliter la reconnaissance du préjudice

Face à la difficulté que peuvent rencontrer les requérants pour démontrer un préjudice, le juge aménage des mécanismes destinés à faciliter leur indemnisation, en s’appuyant là aussi sur la probabilité, qu’il s’agisse de recourir par exemple à la présomption ou à la perte de chance.

La probabilité-présomption. Tout le système de présomptions repose sur cette idée que la faute, le préjudice ou le lien de causalité (selon les espèces) ne sont pas démontrables de manière indiscutable, car il subsiste une incertitude, mais qu’il est probable que tel fait génère telle faute ou tel préjudice, par exemple. Rivero insiste d’ailleurs sur la fonction de la présomption, celle de « systématisation du plus probable[30] », face à une incertitude. Partant, le juge facilite la preuve pour la victime, en se fondant sur cette circonstance probable, mais non certaine. Il en va ainsi du préjudice d’anxiété. Dans l’affaire du Mediator[31], en 2016, le juge administratif accepte pour la première fois le principe de l’indemnisation d’un préjudice moral lié à l’anxiété de développer une maladie grave, alors même que la contamination de la victime n’est pas avérée. Il tient « compte d’éléments objectifs (tels que la gravité des pathologies risquant de se développer et la probabilité qu’elles se développent) comme subjectifs (les circonstances particulières dont se prévaut le cas échéant chaque requérant, par exemple en critiquant l’information qu’il a reçue)[32] ». Si en l’espèce, il relève que le risque est trop faible pour la victime pour que soit reconnu le préjudice d’anxiété, la « probabilité de » est néanmoins prise en considération.

La probabilité d’un avantage futur ou passé. L’introduction du mécanisme de la perte de chance en droit de la responsabilité administrative permet d’indemniser une victime non pour un préjudice en tant que tel, mais pour avoir perdu une chance de se soustraire à la survenance d’un préjudice. Le recours à la perte de chance fait même appel à deux aspects différents du raisonnement probabiliste, dans chacun de ses deux principaux domaines d’application.

Le premier est celui de la perte de l’espoir d’un avantage futur, en particulier la perte de chance liée au fait de n’avoir pas pu se présenter à un concours administratif. Dans cette situation, le juge doit se placer dans une démarche prospective : quelle aurait été la probabilité de chance que le candidat réussisse et ait une meilleure carrière ? Il faut ainsi imaginer l’avenir du candidat. Comme le souligne T. Olson, « la situation ne s’est pas réalisée et ne se réalisera souvent jamais : il subsistera toujours un doute quant au point de savoir si l’avantage escompté se serait effectivement produit[33] ». Est donc mesurée la probabilité de survenance d’un tel évènement.

La logique est autre dans le second champ, en matière hospitalière, plus spécifiquement lorsqu’un patient perd une chance de guérison ou de se soustraire en toute connaissance de cause à une intervention médicale. En l’occurrence, le dommage est advenu et l’on cherche à savoir dans quelle mesure il aurait pu être évité. Et c’est précisément cette mesure, cette probabilité-là qui est indemnisée : la « fraction du dommage corporel [est] déterminée en fonction de l’ampleur de la chance perdue[34] ». On perçoit ainsi à quel point le juge administratif essaye de coller à la réalité des faits et de quantifier, à l’aide de pourcentages et probabilités souvent déterminés par des experts[35], le préjudice réellement subi par la victime pour qu’elle puisse bénéficier d’une indemnisation.

En définitive, la probabilité est un outil que manie régulièrement le juge administratif, qu’il le fasse de manière implicite ou explicite. Cette conclusion peut sembler banale, alors que tout le droit de la responsabilité est irrigué par une idée simple, celle de l’équité. Cette dernière commande d’indemniser la victime dès lors qu’il est non seulement acquis et certain que toutes les conditions de la responsabilité sont réunies, mais aussi, dès lors qu’il est plus ou moins probable qu’elles le soient et l’on retrouve ici la latitude dont dispose le juge administratif dans l’évolution de ce droit.

Dès lors, comment expliquer le hiatus avec le propos de François Vatin ? Les échanges que nous avons eus le 27 juin 2023 incitent à conclure que, en réalité, on ne parle pas de la même chose. Partant, les oppositions autour de la place de la probabilité en droit de la responsabilité tiennent principalement à cette incompréhension initiale.

Le sociologue plaide pour que l’approche probabiliste soit prise en compte de manière globale, sans entrer dans chaque cas d’espèce et indique dans l’entretien donné à Olivier Beaud qu’« il y a une place pour un raisonnement probabiliste susceptible de porter des jugements globaux sur des ensembles complexes[36] ». Ce raisonnement devrait permettre de mettre en évidence des phénomènes globaux, notamment en termes d’action en matière de risques industriels, sans qu’il soit nécessaire d’apprécier chaque cas de manière individuelle.

C’est là que le bât blesse. Si la responsabilité administrative est, dans la période actuelle, de plus en plus détournée de sa fonction initiale et principale d’indemnisation des victimes aux fins d’une attente de jugement porté sur l’action publique, voire d’une mise en cause indirecte des gouvernants, il n’en demeure pas moins qu’elle nécessite encore et toujours une victime précisément identifiée, laquelle a subi un préjudice. Finalement, la responsabilité ne semble pas l’institution la plus appropriée pour contraindre les pouvoirs publics à l’amélioration des politiques publiques via la mobilisation du raisonnement probabiliste. Reste à déterminer quelle serait l’institution juridique efficace pour créer une telle synergie.

Anne Jacquemet-Gauché

Professeur de droit public à l’université Clermont Auvergne.

Centre Michel de L’Hospital (UPR 4232) – IUF.

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