M. Ternon, Juger les fous au Moyen Âge (PUF, 2018)

Thibault Desmoulins

Pour citer cet article : T. Desmoulins, Recension de « M. Ternon, Juger les fous au Moyen Âge (PUF 2018) », Droit & Philosophie, « Recensions », mis en ligne le 17 février 2022 [http://www.droitphilosophie.com/bookReviews/read/m-ternon-juger-les-fous-au-moyen-age-puf-2018-9].

 

L

e fou : un justiciable ordinaire ? L’ouvrage de Maud Ternon, Juger les fous au Moyen Âge*, issu de sa thèse de doctorat en histoire (co-dirigée par Claude Gauvard et Patrick Gilli à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et couronné par le prix Jean Favier (2015) répond à cette question par la négative de manière convaincante et enrichissante. Son ouvrage contribue tant à une histoire sociale « des fous » qu’à une histoire judiciaire « de la folie », puissamment enracinée dans les sources juridiques médiévales du Châtelet, du Parlement de Paris et du Trésor des Chartes.

Pourtant ancienne, la confrontation des fous à la justice est d’une perpétuelle actualité, sans cesse ravivée. La Cour de cassation en a fourni une illustration récente dans sa décision du 14 avril 2021, concluant à l’irresponsabilité d’une personne mise en examen pour des faits de meurtre accomplis dans une double circonstance[1] : d’un côté, ces actes étaient accompagnés de psalmodies et de cris religieux, attestant de la croyance de leur auteur dans le fait de tuer « un démon » ; d’un autre côté, ils se sont accomplis sous l’emprise de produits psychotropes consommés plus tôt. L’alternative présentée aux magistrats consistait dans un choix aussi ancien que la justice elle-même : soit considérer que le discernement du prévenu était « aboli » au moment des faits et le déclarer irresponsable ; soit estimer que l’altération du discernement résultait d’une consommation volontaire de psychotropes, laissant le prévenu pénalement responsable de ses actes. La confirmation d’un « non-lieu » dans cette affaire a rappelé, non sans émotion, la complexité du traitement judiciaire du discernement, auquel une histoire judiciaire de la folie – fût-elle médiévale – ne peut que contribuer.

La folie éclipse la raison et met à mal la rationalité du jugement. Elle n’est cependant pas toujours meurtrière ou criminelle. L’ouvrage de Maud Ternon le rappelle avec clarté : les « usages » judiciaires de la folie apparaissent tant en droit pénal, au soutien de l’excuse ou de l’atténuation, qu’en droit civil, pour caractériser une incapacité et désigner un tuteur ou un curateur. Plus encore, elle se manifeste sans considération de lieu, de temps, de rang et constitue en cela un objet d’étude privilégié de l’histoire sociale. En témoignait déjà la contribution à ce sujet de Michel Foucault dès sa thèse de doctorat[2], s’attachant à l’étude des représentations culturelles depuis le Moyen Âge, que l’ouvrage de Maud Ternon participe à diminuer de quelques mythes prégnants tels que la « nef des fous » – désormais image d’Épinal, regroupant des personnes en état de démence sur une embarcation précipitée au large, allégorie de l’« éloignement » des insensés. L’histoire de la folie, à laquelle plusieurs monographies étaient pourtant déjà consacrées (p. 6 et s.), trouve ainsi un nouvel opus particulièrement novateur et intéressant tant pour les juristes[3] que pour les philosophes ou les historiens.

I. L’épreuve de la raison : une rationalisation judiciaire de la folie ?

La difficile identification « du fou » fait l’objet de la première partie de l’ouvrage, éloquemment intitulée « signa furoris » car, en justice, il ne peut être question que des signes et des indices de la folie. Le mérite des recherches archivistiques et la complexité du travail judiciaire sont parfaitement reflétés par ce premier chapitre, qui s’attache à caractériser un objet d’étude fuyant, ancré dans les circonstances éphémères de « crises » (p. 19 et s.), d’« intermittences » (p. 37), de « troubles » (p. 41) et, donc, de preuves (p. 55 et s.). Comment permettre au juge d’appréhender des situations aussi diverses que la furie violente, la sénilité, la fureur, la simplicité mentale, l’égarement, la prodigalité, le délire, etc ? Cette inconstance et cette imprévisibilité sont bien sûr reflétées par la difficulté du droit médiéval à appréhender la notion de volonté et, avec elle, le discernement des auteurs.

Les brèves incursions de Maud Ternon dans le système de preuves et la faiblesse des témoignages d’« experts » en justice (p. 55 et s.) sont à cet égard tout à fait pertinentes, car elles interrogent la rationalité des preuves[4] et du jugement face à l’irrationalité du justiciable. Cette rationalité n’est pas strictement juridique, car la matière s’y dérobe : il n’est pas possible d’assigner à la folie des critères d’appréciation fixes. La preuve étant libre et l’« expertise » amoindrie au Moyen Âge (qui la rapproche d’un simple témoignage), c’est la fonction du juge qui s’en trouve comme mise à nu, et c’est son pouvoir d’appréciation que l’on peut y apercevoir avant qu’il ne soit théoriquement réduit à une « puissance nulle » d’application de la loi à partir du xviiisiècle. Pour caractériser la bonne santé mentale par exemple, le juge évalue la faculté de « faire de justes choix » (p. 87) sans recourir à une rationalité scientifique ou au corps médical (chirurgien ou barbier, à l’époque). Pour avérer la prodigalité d’un individu, le juge recherche ce qui « outrepasse la juste proportion entre ce qu’il possède et ce qu’il donne » (p. 232), en appréciant lui-même les proportions de ces dépenses. En matière criminelle, la violence et la gravité hors-normes des actes sont appréciées par le juge (p. 173) en plus des conditions du parricide, de l’uxoricide, de l’infanticide ou du suicide.

À travers ce jeu de proportions et de mesures – en réalité favorisé par l’influence du droit savant – apparaît ainsi un domaine d’appréciation irréductiblement indéterminable qu’il faut nécessairement abandonner à l’appréciation du juge. Fondamentalement a-normale, la folie est appréciée par le juge à l’aune des circonstances et d’une rationalité ordinaire, que les progrès scientifiques mettront plusieurs siècles à concurrencer[5]. En témoigne d’ailleurs l’affirmation en forme de conclusion suivant laquelle « le juge médiéval paraît armé pour affronter les cas de folie » (p. 230) – affirmation un peu brève et proche des sources, mais dont on reconnaîtra que la critique ne relève pas de l’objectif premier de cette étude. Or, c’est là qu’est tout l’embarras : comment, faute d’appliquer des règles, les juges peuvent-ils encore rendre la justice ? Si l’on envisage les moyens judiciaires d’apprécier la folie, le Moyen Âge les conçoit comme une libre appréciation, seule à même de s’adapter parfaitement aux circonstances. Mais les médiévaux se séparent en revanche dans les justifications de ce pouvoir, y compris au sein même de la doctrine savante où les avis s’avèrent diamétralement opposés : comme Maud Ternon le rapporte, le plus grand juriste de son temps qu’est Bartole (Bartolus de Sassoferrato) prétend que la folie n’est qu’« un phénomène évident, compréhensible dans une perception intuitive immédiate. Sa reconnaissance appartient au sens commun » (p. 71) ; pour son éminent successeur, Balde (Baldus de Ubaldis), c’est tout le contraire, puisqu’il y voit une chose invisible, nécessitant « un décryptage, une opération de jugement complexe » (p. 72). Ce problème, à peine évoqué dans l’ouvrage, est pourtant au cœur du problème tant juridique que social de la folie, car il se situe au cœur de la compréhension sociale et de l’appréhension juridique de la folie. Sous ce rapport, le hiatus avec l’époque contemporaine paraît être un abîme : l’expertise scientifique, médicale, est aujourd’hui indispensable pour établir une exacte qualification des faits, mais il revient encore au juge de reconnaître juridiquement cette appréciation. Sans cette médiation, la qualification de la folie ne pourrait que régresser en une simple perception. Il en dépend pourtant la distinction entre les différents cas de folie, entre les cas avérés et les cas simulés, les cas a priori « simples » (une fureur à la cause exclusive et manifeste), « complexes » (un comportement et une démence aux causes concurrentes et profondes) ou encore, les cas d’altération et d’abolition du discernement. Il y a là, bien sûr, un enjeu contemporain de légalité, mais, plus largement, un enjeu atemporel de justice et de légitimité. Malgré les progrès réalisés dans ce domaine, il reste un lieu privilégié d’affrontement entre une rationalité scientifique et une perception ordinaire, qui la contestera et critiquera par-là même la décision de justice qui en dépend. La difficulté intrinsèque des décisions rendues dans cette matière s’avère duale : non seulement apprécier les faits d’espèce, mais aussi en convaincre efficacement. Pour ce faire, le Moyen Âge se satisfait d’un pouvoir d’appréciation discrétionnaire du juge et d’une rationalité ultimement ordinaire et basée sur les faits. Aujourd’hui, l’appréciation judiciaire doit convaincre « grâce à » – mais peut-être parfois « malgré » – des progrès scientifiques susceptibles de fonder et de complexifier sa décision. La justice paraît en cela un inéluctable médiateur des rationalités scientifique et ordinaire.

II. L’influence du droit romain : la folie, affaire de famille

Les difficultés d’appréciation judiciaire paraissent décuplées par les effets, systémiques, de la folie en société. La progression de l’ouvrage de Maud Ternon l’illustre d’ailleurs : la folie « aliène » l’individu et le rend ainsi, littéralement, « étranger à lui-même », ce qui modifie tant sa propre capacité (chapitre 2, consacré aux prodigues) que son appréhension juridique au sein de la famille (chapitre 3, portant sur la curatelle) et de la société tout entière (chapitre 3, qui a pour objet la répression). S’y trouvent successivement croqués des procès médiévaux avec une précision remarquable, équivalent littéraire de la Praxis criminalis illustrée de Jean de Mille en matière pénale. On y trouvera notamment le contenu des plaidoiries en matière de prodigalité, de démence, de succession, de meurtre, souvent très vives afin de suggérer aux magistrats une situation hors de toute norme ou proportion. L’exagération s’avère d’autant plus tragique compte tenu du contexte familial des affaires, donnant à s’affronter les intérêts de plusieurs branches collatérales ou successorales.

Or, la protection de la famille et du patrimoine ne revêt pas seulement un enjeu matériel ou social : il conduit naturellement la pratique judiciaire à emprunter ses fondements juridiques au droit savant et, en son sein, au droit romain, dont on sait le modèle qu’il incarne et la force d’attraction qu’il exerce dans ce domaine. C’est en effet à Rome que se présente l’archétype de la puissance paternelle, celle d’un paterfamilias censé protéger les intérêts d’une large famille (comprenant femmes, enfants, adultes non émancipés et esclaves). Tant et si bien que l’avarice des pères, ou des maris, et l’impécuniosité des fils ont prouvé être capables de rendre fous. La « peur des pères[6] » a ainsi contribué à la naissance des formes juridiques utiles à la préservation du patrimoine, telles que l’incapacité (p. 104 et s.) et la curatelle (p. 131 et s.), dont le développement au Moyen Âge se déroule en lieu et place de mécanismes coutumiers tels que la garde et le bail. Il est donc particulièrement intéressant d’étudier, comme le fait Maud Ternon, l’un des moments charnière de l’histoire du droit de la famille, donnant à voir l’emprise du droit romain sur cette matière au détriment du droit coutumier et, ainsi, la consolidation de conceptions juridiques qui se renforceront au moins jusqu’en 1789, et se maintiendront au moins jusqu’au récent xxsiècle.

Pour le Moyen Âge, il en résulte naturellement que « la parenté médiévale a la main sur le traitement de la démence » (p. 233), certes organisé en justice, mais, surtout, assumé à l’intérieur même de la famille. En d’autres termes, c’est bien une « famille-institution » que donne à voir la folie, c’est-à-dire des mœurs en surplomb du droit et des juges, ce qui plonge souvent les observateurs dans l’embarras. La famille étant à la fois « un phénomène de droit et un phénomène de mœurs », « on ne sait pas toujours par quel bout la prendre[7] ». C’est tout particulièrement vrai de l’institution de la famille qui se donne à voir à travers l’étude de la folie, éclairant en cela d’un jour nouveau les rapports intrafamiliaux du Moyen Âge, depuis les familles modestes jusqu’aux dynasties régnantes – Charles VI y figurant, entre autres exemples, en bonne part. Cela signifie qu’au fil des pages de cet ouvrage, la prise en charge de la folie semble étrangement ordinaire, si ce n’est littéralement familière au Moyen Âge ; une sorte de primat social s’exprime tant en amont qu’à l’intérieur des interventions judiciaires, elles-mêmes préférées à l’élaboration de règles dont on sait les difficultés à s’introduire dans la vie privée des hommes pour y « normer » les mœurs. La folie, par le truchement de la famille, s’avère lourde de déterminations sociales et révèle une justice essentiellement conservatrice à cet égard – quoiqu’elle ne soit jamais décrite en censeur ou en « gardien des mœurs » par Maud Ternon, cette dernière évoque néanmoins une « justice au service des familles » (p. 131), la faisant contribuer à un véritable ordre social médiéval. La singularité de ce modèle apparaît d’autant en comparaison du détachement, voire de l’extraction familiale des fous que la période contemporaine accomplira, et dans laquelle Michel Foucault verra plus encore une exclusion sociale.

Prolongeant ce lent et difficile mouvement de judiciarisation, l’ouvrage de Maud Ternon donne d’ailleurs à voir les progrès du mécanisme de curatelle et, avec lui, d’une « romanisation » du droit au détriment des droits coutumiers au tournant des xive et xve siècles – ce que les paradigmes d’extraction et d’exclusion remettront en cause par la suite. L’analyse de ce mouvement est d’autant plus intéressante que Maud Ternon la situe au cœur d’une justice royale difficile d’accès, grâce à l’étude des juridictions souveraine (Parlement), parisienne (Châtelet) et des lettres de rémissions elles-mêmes (Trésor des Chartes). L’histoire judiciaire de la folie contribue ainsi à l’histoire des techniques judiciaires d’influence et d’articulation entre ordres juridiques – question elle aussi d’une perpétuelle actualité.

III. L’aporie répressive : genèse de la fol excuse

Certains cas de folie, signalés comme minoritaires, dépassent toutefois le cadre familial. C’est à leur traitement qu’un dernier chapitre est consacré, adoptant un prisme pénal, où les préconceptions sont peut-être les plus nombreuses. Il revient notamment à Foucault d’avoir présenté la reconversion à partir du xve siècle d’établissements de santé (et de léproseries) en établissements de charité (accueillant ensemble aliénés et pauvres), avant que leur isolement ne se convertisse en mesures d’enfermement ; une sorte de « tout répressif » valant jusqu’aux débuts freudiens de la psychanalyse. Dans cette perspective, le traitement des fous emprunterait une trajectoire disciplinaire et pénale, ayant permis l’apprentissage étatique du « grand renfermement » progressivement étendu à toute catégorie d’individus susceptible de troubler l’ordre public, si ce n’est bourgeois.

Tous les fous ne sont cependant pas « à lier », et l’histoire repousse l’hypothèse d’un pouvoir invariablement répressif depuis l’Ancien Régime. L’ouvrage de Maud Ternon permet d’écarter de telles conclusions à une époque préfigurant justement la construction de l’État moderne. Une simple formule résume d’ailleurs ce que confirme l’étude quantitative et qualitative des archives judiciaires : le fou est « suffisamment puni par sa folie même », comme l’affirme en droit romain un fragment du Digeste (D. 1, 18, 14). Admettre « le malheur de son sort » (p. 182) commande dès lors ne pas « affliger l’affligé » et de reconnaître dans la folie une cause d’excuse. Cette solution juridique revêt une forte charge morale que l’on aurait pu être tenté de rattacher à des conceptions chrétiennes qui, cependant, ne sont absolument pas pertinentes : les juristes romanistes affirment avec constance et simplicité l’irresponsabilité des fous furieux, traitant les infractions accomplies par les fous comme des accidents, ce que les juristes canonistes se contenteront de perpétuer. À l’inverse, le droit coutumier y voit davantage une cause de mitigation des peines décidées par les juges. Le « pragmatisme » (p. 186) à l’œuvre s’apparente donc à un arbitraire pénal bien conçu, mais cèdera finalement devant une conception plus stricte et entière de l’irresponsabilité des fous.

En d’autres termes, le Moyen Âge admet déjà la disjonction entre dangerosité et responsabilité. Cette solution est si bien connue du droit contemporain qu’elle peut interroger : quel intérêt y aurait-il à démontrer à nouveau ce principe – la disjonction entre dangerosité et responsabilité – ou à le faire « remonter » au Moyen Âge ? D’un côté, la solution romaniste n’impressionne guère les contemporains : répétons-le, la folie n’y constitue pas une simple circonstance atténuante, mais bien une cause d’exonération de responsabilité pénale. D’un autre côté, cette solution peut continuer d’interroger les contemporains en ce qu’elle peut sembler radicale, comme dans l’arrêt récent cité supra : l’irresponsabilité pénale peut gêner tant les victimes que les citoyens et l’opinion. De la sorte, ici, au contraire de ce que l’on a déjà dit, l’application du droit – et d’un principe trop tranchant – rendrait peut-être plus difficile la reddition de la justice. L’étude du Moyen Âge prend ici tout son intérêt, car Maud Ternon laisse entrevoir les solutions et les alternatives qui s’en dégagent.

En premier lieu, pour ce qui concerne la fonction judiciaire, il revient de nouveau à un pouvoir arbitraire de modérer la répression pénale. En témoigne d’abord le constat selon lequel les textes sont en général plus sévères que leur application « en conscience » et suivant les circonstances (p. 187 et s.). Il faut également préciser que, dans de rares cas, les sanctions sévères et exceptionnelles demeurent soumises à la possibilité des lettres de rémission de la royauté, agissant comme un véritable pouvoir régulateur en matière pénale. En quelques mots contre-intuitifs, tant les sources romaines que l’arbitraire judiciaire favorisent la clémence pénale envers la folie. En second lieu, pour ce qui dépasse la fonction judiciaire stricto sensu, d’autres voies juridiques et sociales permettent également une appréhension des fous. Dans cet espace en quelque sorte infrapénal ou infrajudiciaire, dans lequel la question de la responsabilité se trouve écartée plutôt qu’adressée, le jeu des « négociations familiales », l’entremise des « communautés locales », l’arbitrage social (p. 188 et s.) fournissent au Moyen Âge des mécanismes palliatifs lorsque la voie d’un procès semble « impossible » et insatisfaisante. Ces voies ne peuvent être empruntées qu’au regard d’un impératif supérieur dans l’appréhension des fous : celui de leur protection et de leur bonne garde, qui dépasse parfois les capacités du cadre familial mais ne s’inscrit dans le cadre pénitentiaire qu’exceptionnellement (p. 218) et, enfin, dans le cadre hospitalier à venir (p. 225). Ultime expression d’une sorte de relâchement juridique, alternatif à la responsabilité des fous, cette notion de « garde » permet de surmonter la dichotomie habituelle et accusatrice entre « prison » et « soin » sans pour autant brouiller leur distinction. Elle fournit également une nouvelle série d’instruments au traitement du fou, puisque ce dernier ne s’épuise ni juridiquement ni socialement dans la pénalité.

La folie n’est pas un phénomène juridique. Le droit contemporain, chargé de normes et d’interventions de justice, « tranche » avec l’histoire judiciaire de la folie au Moyen Âge présentée par Maud Ternon. Depuis le Code pénal de 1810, l’abolition du discernement justifie l’irresponsabilité entière de l’auteur des faits « en état de démence au moment de l’infraction » (article 64). L’altération du discernement, quant à elle, a contribué à une forte judiciarisation de la folie et à des peines plus sévères. La dernière réforme législative à ce sujet, survenue après l’affaire évoquée en introduction afin d’exclure l’application d’une excuse pénale en cas de consommation de psychotropes, l’illustre également. Les sources médiévales donnent quant à elles à voir une appréhension judiciaire complexe de la folie, laissant un large pouvoir arbitraire aux magistrats tant en matière de preuves que de sanctions. Elles montrent également la mise en scène de cette folie en justice, et s’inscrivent parfois en faux contre l’histoire des représentations sociales. Toutefois, il persiste à l’évidence la difficulté pour les juges d’apprécier les capacités et le discernement de chaque individu, ainsi que, pour le public, d’accepter leur éventuelle irresponsabilité pénale. L’ouvrage de Maud Ternon en offre une vive illustration médiévale, ouvrant des pistes de réflexion d’une singulière actualité.

 

Thibault Desmoulins

Docteur en droit de l’Université Paris Panthéon-Assas, qualifié aux fonctions de maître de conférences en droit public (CNU 02). Sa thèse de doctorat, consacrée à L’arbitraire, histoire et théorie. Le pouvoir de surmonter l’indétermination de l’Antiquité à nos jours (2018) a reçu le prix de thèse de l’Université Paris Panthéon-Assas (2019) et se trouve actuellement en cours de publication aux éditions Classiques Garnier.

 

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