Dans un texte important Carlo Ginzburg évoque le concept de « traces » à propos de l’apparition du paradigme indiciaire dans la décennie 1870-1880. Ce qui devient alors un modèle épistémologique des sciences humaines consiste à « sentir, enregistrer, interpréter et classifier des traces infinitésimales » comme autant d’indices tirés de cas individuels à partir desquels le chercheur établit des généralités. Le terme sera pris ici en un double sens, à la fois pour déterminer ce que Henry Sumner Maine a fait de ce paradigme indiciaire dans sa méthode comparatiste ; et ce que nous pouvons en faire, nous, pour retrouver sa pensée et sa méthode dans les premiers manuels d’histoire du droit français. Traces, car même si Maine a fait une entrée fracassante dans le monde intellectuel avec le succès éditorial d’Ancient Law, en France son nom s’efface vite derrière la (sa) méthode, au point d’apparaître assez peu dans la doctrine en train de se faire des premiers historiens du droit – même quand ceux-ci discutent d’un thème (la communauté des terres) que l’auteur avait été l’un des premiers à pointer. On y reviendra, mais les traces du savant anglais dans les manuels d’histoire du droit français se retrouvent en effet plus à propos de la justification de la méthode comparative, que pour ce qui est de son apport au débat historiographique sur les origines de la propriété — débat dans lequel les collectivistes composent un groupe désordonné et hétérogène qui n’assume pas forcément Maine comme précurseur.

Un mot sur l’objet « manuel » qui sert de support principal à la recherche. Cet ouvrage didactique au format maniable (lat. manus) présente l’essentiel d’une doctrine, d’un contenu ou d’une méthodologie, relatifs à un domaine donné. Il est aujourd’hui encore un vecteur de transmission des connaissances même s’il reste assez sous-estimé par la recherche, au motif de n’être pas le produit de pensées singulières, originales, mais d’offrir une synthèse (vulgarisation) des connaissances. Et pourtant il est un instrument essentiel de la formation et de la transmission des caractères et valeurs qui confèrent à chaque discipline son ethos. À sa mesure modeste, il rend compte des conditions de production d’un discours scientifique, dont il diffuse les principaux acquis, et joue donc un rôle structurant sur l’évolution des disciplines. Dans le contexte de démocratisation de l’enseignement du droit dans les facultés de la Troisième République, la publication de manuels accompagne ainsi la constitution de la discipline histoire du droit.

Celle-ci a été instituée par le décret du 18 décembre 1880 qui créait le cours général d’histoire du droit français dans les facultés de droit. Mais ces dernières n’ont toutefois pas le monopole de l’enseignement d’histoire du droit, puisqu’au Collège de France et à l’école des Chartes se trouvent aussi certains des protagonistes de la présente contribution — qui parfois se croisent dans ces institutions. Numa Fustel de Coulanges et Jacques Flach enseignent ainsi au Collège de France, où le second a succédé à Édouard Laboulaye à la Chaire d’histoire des législations comparées en 1884. Depuis 1877, il dispensait un cours de législation civile comparée à l’École libre des sciences politiques en remplacement d’Ernest Glasson, et le concours pour la chaire du Collège l’avait opposé à Rodolphe Dareste (fondateur avec Laboulaye de la Revue historique de droit français) et Paul Viollet, lequel enseigne à l’École des Chartes en même temps qu’il est le bibliothécaire emblématique de la bibliothèque de la faculté de droit de Paris.

Le format des manuels d’histoire du droit n’est pas encore stabilisé en France, à une époque où les frontières disciplinaires sont elles-mêmes en cours de structuration avant le sectionnement du concours d’agrégation. Dans le contexte académique anglais, la production éditoriale de Maine ne relève a priori ni des manuels ni du genre monographique ; il semble pourtant que c’est bien ainsi que ses ouvrages ont ensuite fini par être considérés, comme le signale cette remarque de Sir Frederick Pollock sur l’utilisation qui a été faite de ses livres — remarque dont le ton éclaire la forme de mépris dans lequel les manuels étaient (déjà) tenus :

Il était inévitable que les ouvrages de Maine servissent à la longue de manuel, mais quiconque veut les prendre simplement à titre de manuels se condamne à perdre la meilleure moitié de leur valeur. Ainsi l’Ancien droit garde une importance permanente comme type capital de cette méthode comparative aujourd’hui si familière à la génération présente.

La lecture de la production de Maine fait ressortir une différence essentielle avec les manuels français du temps, qui tient d’abord à l’absence de références bibliographiques et d’un appareil critique développé dans les ouvrages de l’Anglais. Son successeur à Oxford, Pollock l’admet volontiers, tout en critiquant ceux qui selon lui en font trop : « Un livre cesse d’appartenir au domaine de la littérature et devient un instrument de laboratoire, un simple outil de science ou d’érudition, lorsqu’il se surcharge de notes, extraits, de dissertations accessoires ».

Cette différence n’est pas que formelle et aura des incidences sur l’utilisation des livres de Maine dans la controverse scientifique. Certains des manuels d’histoire du droit sur lesquels se fonde la présente étude se caractérisent en effet par de très nombreuses notes de bas de page — en particulier ceux de Viollet ou de Glasson — ce qui explique sans doute pourquoi ils ont été directement pris dans la controverse plutôt que les ouvrages de Maine, qui ouvraient des pistes fondamentales, mais laissaient moins de prise à l’analyse critique de fond. Sans souci pédagogique revendiqué, Maine faisait « parler à la science le langage d’un lettré, doublé d’un homme du monde ».

Au-delà des différences propres aux ouvrages à travers lesquels on les lit aujourd’hui, on s’attachera d’abord à montrer le souci commun des premiers historiens du droit de promouvoir l’utilité de leur discipline (I). On verra ensuite comment ils disputent des enjeux de méthodes dans un contexte évolutionniste (II). L’étude de la controverse sur les origines de la propriété permettra enfin de voir l’utilisation faite de la pensée de Maine, qui avait été l’un des premiers à remettre en cause ses fondements individualistes (III).

I. Défendre l’utilité de l’histoire du droit :

On sait que pour Adhémar Esmein et Raymond Saleilles, la méthode historique était « la » méthode scientifique d’étude du droit. En France, l’histoire du droit est dotée depuis 1855 d’une revue, la Revue historique de droit français et étranger qui analyse les développements de la société par le prisme du droit. Dans les propos préliminaires de sa thèse d’École des Chartes (Étude sur la cour du vicomte, ou juridiction bourgeoise en Orient au temps des croisades, 25 janvier 1862), Viollet justifiait ainsi l’utilité de l’histoire du droit :

L’histoire externe d’un peuple nous est transmise par ses chroniques, son histoire interne nous arrive par ses lois. Une société se présente à nos regards curieux dans l’éloignement du passé : nous en retrouverons l’aspect et la physionomie dans le chroniqueur, qui s’est donné, comme le peintre, la mission de reproduire la forme et la couleur des objets. Mais le secret de cette organisation dont nous touchons les effets sans en connaître les causes, où le chercherons-nous ? Comment pénétrer au centre même du corps social comme le naturaliste au cœur de l’être animé pour y surprendre la vie et y saisir cet arrangement merveilleux qui se trahit sans cesse au-dehors, mais ne se laisse point suffisamment expliquer à distance ? Ici le rôle des chroniques cesse presque entièrement : elles doivent céder la place à un autre ordre de documents qui nous permettent une étude plus approfondie du sujet et nous découvriront les rouages de cette machine dont nous ne voyions que les contours ; je veux parler des lois et des usages.

Ces manières de voir font écho à l’entreprise de l’école historique allemande, dont Laboulaye — fondateur de la Revue historique — avait été l’un des relais en France dès la monarchie de Juillet. Mais, si après la guerre de 1870 on a pu parler d’une crise allemande de la pensée française, outre l’anti-germanisme viscéral de certains (Fustel De Coulanges) d’autres préfèrent aller chercher leur inspiration vers l’Angleterre, comme Esmein, Glasson ou Viollet, pour lesquels Maine devient une référence. La Revue historique de droit français le présente alors comme le créateur de la nouvelle école d’histoire du droit anglaise. Si école anglaise il y a, les liens avec l’Allemagne sont pour le moins distendus : le savant anglais ne se revendique pas expressément de Savigny, et son opposition est nette avec Gierke sur les communautés de village ; ce dernier insiste sur les particularités germaniques quand l’Anglais pointe 

l’idée d’une ressemblance constante entre les institutions des divers pays, l’idée d’association n’étant pas plus germanique dans sa substance, qu’elle n’est hindoue ou slavone, les formes d’association doivent être à peu près les mêmes parmi les membres d’une colonie de village, où l’idée d’un Droit individuel est moins développée que le sentiment naturel d’union.

Ancient Law oppose aux conjectures de la jurisprudence spéculative la méthode d’observation historique de l’archéologie juridique qui permet de trouver les traces qui rendent compte des évolutions des institutions juridiques. Viollet confirme que toutes les transformations laissent des traces, et que ce sont donc celles-ci que l’historien doit rechercher dans les époques plus récentes. Pollock saluera ensuite la capacité de Maine à établir « des analogies entre des faits très éloignés dans le temps et dans l’espace ; sa faculté de saisir les points saillants au milieu d’une masse de détails, puis les coups fermes, rapides — non moins sûrs en dépit de son apparente liberté et de son aisance de main — avec lesquels il achève son édifice ». Dans cette quête, Maine est salué pour avoir établi des liens féconds entre le droit, l’histoire et l’anthropologie. À sa suite, Viollet suggère que chercher l’état primitif de la propriété immobilière chez les anciens ne suppose pas « d’aborder sans préambule les anciens témoignages et traditions historiques » : « on peut avantageusement préparer son esprit en jetant un regard sur les populations encore neuves qu’on peut supposer offrir une image vivante et fidèle de l’état social par lequel ont passé nos ancêtres ». Un Jean-Baptiste Brissaud assume aussi l’idée selon laquelle l’histoire et le droit sont des branches éminentes de la science des faits sociaux, à partir d’une méthode expérimentale basée sur l’observation rigoureuse et la comparaison raisonnée.

Néanmoins, parce que l’enquête se fait sur une documentation nécessairement lacunaire et tendancieuse (au sens de tendance), l’historien doit « se borner à révéler l’orientation sur le long terme ». De fait, si Maine dénonce les interprétations abstraites (imaginaires) de la jurisprudence spéculative, il brosse des tableaux larges sans donner beaucoup de références — ce qui lui vaudra des critiques de ceux qui considèrent que sa démonstration manque de preuve : en Angleterre F. W. Maitland, en France, on y reviendra, Fustel de Coulanges. Vinogradoff admettra ensuite que

l’œuvre de l’école anthropologique, en ce qui concerne le Droit, est largement descriptive et poussée plutôt en étendue qu’en profondeur. Elle a été complétée par un autre genre de recherches, parent du premier par son point de départ et ses buts, mais tout de même différent dans la méthode technique […] le traitement sociologique des faits juridiques, qui devint courant dans la seconde moitié du xixe siècle.

Dans le contexte de développement des sciences sociales, certains historiens du droit recherchent les lois d’organisation et de développement des sociétés et s’orientent vers le comparatisme, auquel sont liées les préoccupations anthropologiques. Les propositions amples de Maine seront saluées pour avoir « ouvert de nouveaux horizons à l’étude de la législation comparée, en montrant tout le parti qu’on pouvait tirer des usages encore existants chez certains peuples peu civilisés pour expliquer le développement des anciennes institutions d’Europe ». Son influence est ainsi très nette chez Alfred Gautier, qui note qu’on peut

observer quelles sont les institutions les plus généralement admises chez les autres peuples, constater les résultats qui découlent de leur adoption et, tout en tenant compte de la différence des milieux, les transporter dans une société parvenue à un même degré de développement.

Précisons tout de même que dans une perspective franco-française, la méthode comparatiste se revendique surtout de Laboulaye, titulaire de la chaire d’histoire des législations comparées au Collège de France, et de Tocqueville — pour ce dernier toutefois moins à partir de De la démocratie en Amérique que de L’Ancien Régime et la Révolution ; Tocqueville qui était justement salué par Maine comme le premier à avoir souligné les liens entre la Révolution et la monarchie à partir de l’étude des cahiers de doléances, démontrant la nécessité « de détruire les préjugés à l’aide de matériaux authentiques », ce qui nous ramène à la question des traces et des preuves.

II. Un enjeu de méthode

Les premiers manuels d’histoire du droit suivent une logique évolutionniste dont Maine est parfois considéré comme l’un des pères, convaincu qu’il serait de l’existence de lois fixes et indépendantes de la volonté humaine, auxquelles obéirait le développement des sociétés perçues comme des êtres vivants. À rebours des théories utilitaristes et du droit naturel, les chapitres v et viii d’Ancient Law mêlaient d’emblée des exemples tirés d’époques et d’aires géographiques différentes (Rome, Inde, Russie) pour rendre compte de l’évolution similaire des sociétés indo-européennes, même si les rythmes avaient pu varier. La comparaison des données de l’histoire primitive avec l’étude des peuples moins avancés de l’époque contemporaine devait permettre de prouver l’unité de l’évolution du droit civil, selon un évolutionnisme unilinéaire. Maine montre ainsi 

la décadence et l’évolution de notions légales, qui ont toujours été regardées comme appartenant à ce que l’on peut appeler la structure osseuse de la jurisprudence ; le fait qu’elles n’en ont pas moins péri nous suggère avec force l’impression que la jurisprudence elle-même ne saurait échapper à la grande loi de l’évolution.

Malgré ses propres réserves, son traducteur R. de Kérallain résume parfaitement l’esprit de l’anthropologie juridique :

le présent de l’Orient est le passé de l’Occident ou, si l’on veut, que nous pouvons étudier sur le vif, en Orient, tous les phénomènes de transformation, de dissociation, de recombinaison sociale qui caractérisent l’antiquité, la féodalité et les débuts des temps modernes en Occident […] grâce à des prodiges d’intuition auxquels des découvertes inespérées ont souvent apporté une confirmation frappante, les lois de l’évolution juridique commencent à se dessiner.

À savoir que le mouvement social contribue au dégagement des droits individuels hors du communisme originaire qui les absorbait au profit de groupes plus ou moins nombreux. L’anthropologie juridique se fixe en somme comme ambition de rechercher les formes sociales les plus élémentaires, pour éclairer en retour le fonctionnement du droit moderne. L’idée est décidément dans l’air du temps et Esmein souligne aussi le cycle de vie des institutions dans un mouvement de croissance puis de déclin, où Jean-Louis Halpérin voit l’effet de son admiration pour Maine. Idem pour Viollet, selon qui l’évolution s’impose partout à l’historien : « L’évolution de l’ordre physique est une pure hypothèse. L’évolution de l’ordre social et politique est un fait, un fait indéniable ».

Dans une analyse historiographique produite après coup, Paul Veyne a ainsi résumé l’alternative qui s’était posée aux fondateurs de l’histoire scientifique du dernier xixe siècle : « expliquer scientifiquement les événements par les différentes lois auxquelles chacun de ceux-ci ressortit, ou bien expliquer l’histoire comme un tout, découvrir sa clé, trouver quel moteur la fait avancer en bloc ». Si l’on revient sur la période qui nous occupe, un Brissaud s’y attèle par exemple dans le Cours d’histoire générale du droit français, assurant que l’histoire du droit ne peut prétendre au titre de science que si elle constate des lois « séculaires, inexorables, dont les formes juridiques ne sont, dans chaque civilisation, que des expressions adaptées aux contingences sociales particulières à un moment donné » — faute de quoi elle ne serait aussi, selon Viollet, qu’« un répertoire, un inventaire de débris politiques et sociaux ». Comme pour Maine, cette manière de faire l’histoire du droit revêt chez certains la forme d’une croisade contre la « rigidité mécanique des systèmes a priori » et « l’artificialisme arbitraire, outrancier et dangereux de la pensée des xviie et xviiie ». Ainsi chez Viollet qui explique que dans une société prise en tension entre des forces novatrices et des forces conservatrices, se dégagent deux grandes lois — engendrées « par la complexité croissante des besoins et des intérêts » — autour desquelles il articule son Histoire des institutions : la division progressive du travail et des fonctions, et la loi de centralisation progressive (« si les organes se multiplient, les forces, avec le temps, se concentrent, tandis que la vie se retire des extrémités »).

Alain Testart a qualifié depuis la période 1860-1914 de second évolutionnisme, où il s’agissait de retrouver quelque chose d’une époque ancienne à partir de phénomènes contemporains. Cet évolutionnisme repose sur l’idée d’un ordre immanent à l’histoire de l’humanité, dont le savant reconstruit les grands schémas d’évolution en postulant que celle-ci s’effectue dans le sens d’un progrès, avec une complexification croissante des formes sociales. Gautier, Brissaud et Viollet partagent avec Maine l’idée d’un fond civilisationnel indo-européen et la conviction que « le présent nous aiderait à comprendre le passé ». La démarche est particulièrement nette chez Gautier pour qui la science recherche « un ensemble de vérités fondées sur la nature, vérités indépendantes du caprice ou de la volonté des êtres humains », de sorte que pour l’historien juriste il s’agit « non pas de chercher le sens de tel texte positif, qui est œuvre humaine et éphémère, mais chercher les lois auxquelles obéit le développement des sociétés, et par suite le développement corrélatif des institutions juridiques ». La société est « un organisme qui se transforme avec les années par des modifications continuelles et qui, à chaque époque, présente des conditions d’équilibre déterminées ». Dans cette mesure, le droit est « l’ensemble des conditions qui déterminent l’équilibre social d’une nation à une époque donnée », « appareil coordinateur des sociétés ». D’où cette conviction que pour comprendre comment le droit s’est formé, il faut regarder « les peuples qui sont aujourd’hui aux derniers rangs de l’humanité » — en admettant, précise l’auteur, qu’il y a des peuples stationnaires et des peuples progressifs. Dans les uns et les autres, le droit varie sans cesse, « non toutefois d’une progression toujours égale et sans des temps d’arrêt plus ou moins longs ».

Cela étant précisé, on lit souvent aujourd’hui que ces auteurs n’auraient été que modérément évolutionnistes, dans un second xixe siècle qui l’aurait été franchement. Quelle que soit son intensité, l’évolutionnisme s’adosse surtout à une relativisation des solutions de continuité et des ruptures, au motif qu’il n’y aurait pas de révolution complète en histoire du droit, mais des modifications lentes. Le débat historiographique est riche ; pour Michel de Certeau, les premiers tenants de la science historique s’attachaient en effet à recoudre les discontinuités, envisagées « comme les figures successives […] d’un même sens et manifestant, dans un texte plus ou moins téléologique, l’unicité intérieure d’une direction ou d’un devenir ». Chez les juristes, le paradigme évolutionniste relativise ainsi la portée de l’activité législative, comme chez le Grenoblois Jacques Édouard Guétat pour qui 

les juristes historiens savent que le droit n’a rien d’arbitraire, que les lois successives se contiennent en germe, qu’il n’existe pas pour elles de génération spontanée, mais au contraire que l’humanité assiste à une transformation lente et continue, variant seulement çà et là d’après la conception individuelle de chaque peuple. […] Vouloir organiser les rapports juridiques d’après des principes abstraits comme le proposait, malgré Montesquieu, l’école du xviiie siècle, c’est poursuivre une pure chimère. L’homme n’avance qu’avec une persistante lenteur.

Ce paradigme évolutionniste heurte cependant ceux pour qui le travail de l’historien n’est justement pas de retracer des continuités historiques, mais au contraire de dégager les forces qui s’affrontent et structurent chaque époque. La recherche des continuités serait de l’ordre du récit et non d’une histoire scientifique. Frédéric Audren a pointé la défiance de Flach pour une histoire « qui se satisfait d’une lecture imaginative (pour ne pas dire sauvage) des sources antérieures ou postérieures pour les appliquer au présent » — bref une histoire qui verse dans le piège de l’anachronisme, auquel l’historien oppose la nécessité de partir des expériences des acteurs, de la façon dont ils voyaient eux-mêmes la société, et non de catégories a priori, reconstruites postérieurement ou prétendument intemporelles. Flach s’efforce ainsi « de restituer les institutions dans leur contexte social, économique politique et culturel et non de rechercher des origines romaines, celtes ou germaniques aux institutions présentes. L’histoire du droit et des institutions se définit donc comme une histoire sociale qui rompt avec l’approche généalogique et téléologique des juristes de son temps ». À propos des travaux sur la France médiévale, il invite par exemple ses collègues à reconstruire cette société de l’an mille telle qu’elle était (et non telle que les historiens souhaiteraient qu’elle soit), considérant que le devoir de l’historien est de retrouver dans chaque zone les éléments qui lui sont propres et lui restituer par là sa physionomie distincte. Or si Flach revendique Montesquieu comme un maître, Maine reprochait justement à ce dernier une conception plastique de la nature humaine, soumise à des impulsions venues de l’extérieur : « Il n’apprécie pas à sa valeur la stabilité de la nature humaine. Il tient peu de compte ou néglige les qualités héréditaires de la race que chaque génération reçoit de celles qui l’ont précédée, et transmet avec peu d’altération à celles qui la suivent ».

Derrière ces tensions méthodologiques, le procès de l’évolutionnisme et du comparatisme devait se révéler particulièrement sensible à propos des origines de la propriété, dans l’analyse du passage du collectivisme à l’individualisme. Maine y apparaît comme une autorité lointaine, sans être au cœur de la dispute technique sur l’interprétation des ressources documentaires mobilisées par les parties. Telle qu’elle est retranscrite dans les premiers manuels, mais aussi dans certains articles où elle se prolonge, cette place dans la controverse éclaire selon nous ce que fut l’apport du savant anglais au développement de l’histoire du droit.

III. Une controverse scientifique et politique

À la fin d’un xixe siècle bourgeois qui a célébré le culte de la propriété privée, la question des origines de cette dernière revêt une dimension politique, plus ou moins masquée chez les professeurs de droit derrière des enjeux épistémologiques. Paolo Grossi a montré que si les découvertes sur les modes collectifs de la propriété étaient antérieures à 1861, Ancient Law avait contribué à en faire le mode primitif, Maine soulignant l’impossibilité de comprendre l’histoire primitive de la propriété en la bornant à la propriété individuelle. Son œuvre a favorisé la diffusion, auprès d’un public profane, de la dimension profondément diverse de l’assise agraire à l’époque médiévale. À sa suite, les théories collectivistes ont relativisé la propriété individuelle, par la comparaison de la réalité antique avec les pratiques contemporaines de « communautés villageoises ». Le recours de Maine à cette expression révèle, autant que chez Marx, la fascination idéologique de l’Occident fin de siècle pour des sociétés originellement non hiérarchiques. Mais on précisera que le caractère « politique » des livres de Maine se trouve surtout dans les préfaces de son traducteur Kérallain, qui ne cache pas son hostilité aux doctrines utopistes qui imprègnent les « problèmes démocratiques ». D’après Pollock, le conservatisme de Maine met les lecteurs en garde « contre la crédulité qui s’appuie sur des traditions imaginaires du passé, tout aussi bien que contre la crédulité, beaucoup plus fréquente aujourd’hui, qui s’appuie sur des espérances chimériques de l’avenir ». En se réclamant de Maine, le Belge Laveleye défend les origines collectives de la propriété en affirmant que c’est la radicalité de la propriété privée (i.e. individuelle) qui l’a dépouillée « de tout caractère social » et a « ébranlé les bases de la société » ; assumant le soubassement politique des origines communautaires de la propriété, il propose donc de refaire la théorie de la propriété, non seulement pour la mettre en adéquation avec les faits de l’histoire, mais surtout pour opposer une ligne réformatrice aux excès du capitalisme. Si cet auteur a dû se défendre de légitimer les revendications socialistes, ce n’est pas un reproche qu’encourent Glasson ou Brissaud, dont les propos dénoncent ouvertement les chimères socialistes; chez Viollet la critique est plus feutrée, masquée derrière des considérations liées au débat scientifique sur les origines de la propriété.

Dans ce débat, quand Maine est cité, il ne l’est que dans une perspective méthodologique en lien avec la force démonstrative du comparatisme. À propos de méthode, on sait l’utilité épistémologique de la controverse scientifique, qui permet de cristalliser les positions contraires. Or Maine n’aime pas la controverse, « accompagnée de l’acrimonie particulière aux discussions dont la matière, réservée à l’érudition, n’est pas encore tombée dans le domaine populaire ». De ce point de vue, on peut hasarder que ses textes, dont on a vu qu’ils ne sont donc pas considérés comme des manuels, en ont pourtant toute l’apparence en ce qu’ils posent des idées comme étant déjà consolidées, sans s’arrêter sur les positions adverses (c’est un des griefs régulièrement posés contre les manuels). Pollock précise : « par goût et par inclination [Maine] eut été porté à combattre dans le détail les idées admises, il n’aurait cependant pu s’y risquer sans faire de son livre une monographie critique des problèmes qu’offre l’histoire du droit romain, ce qui allait expressément à l’encontre de ses désirs ». Son traducteur Kérallain rappelle toutefois qu’une « théorie ne se crée place dans la science qu’aux dépens d’une autre théorie, et la lutte pour l’existence n’est pas moins âpre dans le domaine des idées que dans celui des faits ». Ancient Law ayant synthétisé le problème des origines collectives de la propriété, Maine apparaît dans la controverse simplement au titre d’autorité : sans être un auteur dont les adversaires décryptent le fondement des analyses, il est opposé à Denmann Ross sur la propriété privée et à Fustel de Coulanges sur la société primitive.

Fustel, qui ne redoutait justement pas la controverse, dénonçait clairement la communauté agraire comme un « principe philosophique » non démontré par l’histoire, un principe fondé sur un a priori, soit exactement la méthode décriée par Maine, et qui lui est ici reprochée. Fustel accusait par ailleurs ses opposants de mal lire les textes — quand seulement ils les lisaient : « l’histoire ne se fait pas par l’imagination. Elle est une science, et c’est par l’observation qu’elle procède », « en dehors des documents, il ne peut y avoir que fantaisie et erreur ».

Entre autres auteurs attaqués, Viollet se défend de formuler une règle absolue sur la propriété collective, mais il multiplie suffisamment les exemples, dans les notes de ses manuels et de ses articles, pour attester fermement de la fréquence de celle-ci. Dix ans plus tard, dans une recension consacrée à Denman Ross, il cible cette fois les adversaires de la méthode comparative qui se refusent « aux comparaisons larges et étendues ; il leur déplait d’aller prendre chez les peuples jeunes des points de comparaison pour étudier la jeunesse cachée des vieux peuples. Par principe ou par nécessité, ils s’isolent ». Il ajoute que si l’on n’admet pas la propriété collective comme un fait primitif, « alors il faut admettre une conception artificielle, une invention » (de la propriété individuelle) ; « or, en fait de lois, les peuples n’inventent guère, surtout les peuples primitifs, et le principe de la critique historique, en matière de lois et d’institutions, c’est d’accorder la place la plus réduite à l’invention, une place considérable à la transformation ». Transformation dont les documents qu’il analyse dans ses études, portent la trace. Mais Marcel Thévenin lui reproche justement à son tour « des citations empruntées, comme au hasard, à diverses sources et à diverses époques ; en y regardant de près, pas un des textes cités n’est favorable à l’interprétation donnée. L’opinion ou, si l’on veut, la théorie de P. Viollet est une ingénieuse imagination, rien de plus ». La charge est violente, et on notera au passage que la critique est d’autant plus forte contre la théorie de Viollet, que celui-ci la reprend « sans hésitation ni doute » dans son Précis de l’histoire du droit français (1880, fasc. 2, p. 474 et suiv.) soit un livre destiné aux étudiants qui n’ont pas les moyens de vérifier ses affirmations. Piqué, Viollet reproche à Thévenin de ne pas avoir ouvert son manuel au bon endroit et d’avoir omis de chercher à la table le mot « banalité » ! À quelques années de distance, le ton très âpre de cet échange est reproduit en longueur dans la leçon que Fustel de Coulange adresse à Glasson, en signalant pas moins de 45 références dans le tome iii des Institutions de la France dont il dénonce point à point les interprétations. Il y éclaire, en le décryptant, le mécanisme de la controverse, avec la mobilisation des autorités et les reprises d’un auteur à l’autre, qui « allèguent des documents qu’aucun d’eux n’a vus ». La conclusion est sévère : « Il est toujours imprudent de citer de seconde ou de troisième main. Les érudits devraient s’imposer pour règle d’avoir lu les textes qu’ils citent ». La charge est tellement forte que Glasson répondra post-mortem à Fustel de Coulanges dans Le domaine rural (1890), mais dans son Précis élémentaire d’histoire du droit français (1904), il ne cite plus la controverse et ne change pas pour autant son point de vue sur l’origine collective de la propriété.

On l’a dit, Maine apparaît peu dans cette controverse technique où les textes juridiques sont mobilisés comme autant de traces permettant de remonter aux origines de la propriété dont les historiens du droit disputent. Il faut dire que ses ouvrages ne livraient pas les notes d’érudition qui auraient permis d’éprouver ses références. La conclusion sévère de Fustel de Coulanges ne l’en atteint pas moins : « L’histoire n’est pas un art ; elle est une science, et sa première loi, comme à toutes les sciences, est l’exactitude ». Pour le professeur au Collège de France, le « roman » de la communauté des terres chez les Mérovingiens, « introduit depuis une trentaine d’année dans l’histoire » (par Maine justement) « doit en être écarté, du moins si l’on croit, comme nous, que l’histoire est une science ». Était-ce à dire que, face aux méthodes de cette science historique en plein essor, le positionnement de Maine avait vieilli ? Pollock admet que dans l’ensemble de ses hypothèses, il s’en trouve certes qui 

paraissent décidément invraisemblables. Et l’on pourrait ajouter, avec confiance, qu’une ou deux sont définitivement anéanties par la preuve contraire. Pourtant, l’étudiant qui s’imaginerait n’avoir rien à tirer des dissertations de Maine — sur l’histoire primitive du Contrat par exemple, commettrait une erreur plus dangereuse que celui qui lirait la dissertation et négligerait de s’assurer que ses éléments méritent encore créance. […] Les faits se laisseront corriger ; l’ordre et la proportion des idées se modifieront ; de nouvelles difficultés feront appel à de nouveaux moyens de solution ; des connaissances précieuses serviront à leur heure et tomberont à leur tour dans l’oubli. Mais peut-être est-ce la marque du véritable génie que toujours on y retrouve la touche de l’art.

Sur la question des origines de la propriété, on observera que l’anthropologie juridique contemporaine dénonce aujourd’hui l’utilisation même de la notion de propriété dans des aires qui ne l’ont pas connue. Reste qu’au début du xxe siècle, Vinogradoff salue en Maine un savant qui était avant tout un penseur, un esprit qui irradiait bien au-delà de son environnement immédiat et dont l’incomparable capacité de vulgarisation a contribué au développement de l’histoire du droit. Même s’il n’en fut pas un acteur direct, la controverse française sur les origines de la propriété démontre le dynamisme d’une jeune discipline, qui avait su trouver dans les fulgurances démonstratives du penseur anglais un puissant levier de structuration.

Anne-Sophie Chambost

Historienne du droit, professeure des Universités à Sciences Po Lyon, membre du CERCRID (UMR-5137), Anne-Sophie Chambost s’intéresse aux approches matérielles de la production, diffusion et réception des savoirs juridiques. Elle dirige la collection Contextes. Culture du droit (Lextenso-LGDJ, désormais La mémoire du droit) qui soutient le développement des recherches dans ce domaine.