L’analyse probabiliste et le droit pénal. Les chiffres et les valeurs
Afin d’examiner les propos tenus par M. François Vatin et de vérifier si, comme il le prétend, les juristes « peinent à intégrer dans leur façon de penser le raisonnement probabiliste », si « ce mode de pensée continue à répugner à l’esprit ordinaire et, il faut bien le dire aussi, à l’esprit de la Justice », il faut commencer par prendre les chiffres au sérieux et ne pas s’arrêter à cette saillie de Churchill (« je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées ») ramenant les statistiques à une forme moderne de mensonge : précises, complètes, détaillées… mais fausses . Ce point acquis, il convient de commencer par poser le cadre de la réflexion en droit pénal (I), rappel utile en ce qu’il permettra de formuler le problème tel qu’il doit l’être (II), avant d’esquisser les termes de la solution (III).
I. Le cadre
Toute la réflexion doit partir de cette distinction juridique cardinale entre la règle et la décision : la règle est une norme qui prescrit la façon dont juridiquement un problème devra être posé et résolu – elle régit le futur et est du ressort du législateur – ; la décision donne la solution de ce même problème dans un cas particulier, en faisant concrètement application de cette règle – elle se conjugue au présent et est du ressort du juge. Or, le droit n’est pas la statistique, ni dans le cas de la règle ni dans celui de la décision.
La règle dit ce qui doit être, non pas ce qui est. Le droit ne saurait donc être neutre – il est une mise en forme (au sens fort du terme) –, et, à ce titre, il est par nature étranger à la statistique comme aux calculs probabilistes qui, eux, se doivent de l’être. Pour autant, il est évident que les règles juridiques ne sauraient être conçues en tour d’ivoire, en faisant abstraction de toutes les données sociales, notamment des données scientifiques : la règle est générale, impersonnelle et abstraite et, de ce point de vue, il est vrai que ces caractères ne sont pas d’emblée incompatibles avec la statistique. En conséquence, les analyses chiffrées comme les calculs de probabilité effectués à partir de ces données peuvent être d’une grande utilité pour le législateur, dans la conception même de la règle, pour guider ses choix. C’est tout l’enjeu, d’ailleurs, de la politique et en filigrane, de la responsabilité du politique, qui ne doit pas être indexée sur les vérités scientifiques ni être jugée à l’aune de ce que la science prétendrait lui dicter. C’est même d’une certaine manière l’essence de son rôle qui l’exige, puisqu’il est un arbitre devant trancher entre des impératifs parfois contradictoires : rejoignant ici le droit, art du bon et du juste, la politique n’est pas une science – et c’est heureux. Mais si la statistique ou les calculs de probabilité peuvent donc aider à l’élaboration de la règle, ils peuvent, en outre, aider à son évaluation, au jugement porté sur son efficacité : si dans 60 % des cas, elle ne produit pas l’effet escompté, la règle est mauvaise – encore que cet effet pourra être jugé bénéfique, quoique non désiré. Ainsi, alors que le contrôle judiciaire a été introduit pour faire reculer le nombre de détentions provisoires, il a été utilisé, en réalité, à l’encontre de personnes qui, auparavant, étaient laissées en liberté ; pour autant, bien que cet effet ait été constaté, il n’a jamais été remis en cause. Il peut exister en droit des erreurs jugées bonnes, chose inconcevable pour la statistique : elle est juste ou fausse, comme les calculs de probabilité.
Mais, le droit comporte aussi l’application de la norme : c’est la décision évoquée précédemment, qui suppose la mise en rapport de la règle avec une affaire donnée, soumise à un juge. Or, ici et contrairement au cas de la règle, la loi des grands nombres, conçue pour des séries, est, a priori, impropre à la résolution d’un cas particulier.
Cela posé, il faut relever que le droit pénal utilise les ressources des calculs de probabilité ou des statistiques : ainsi, en droit de la peine, pour la prédiction de la récidive ou l’évaluation de la dangerosité grâce aux méthodes actuarielles ; ainsi encore, lors des enquêtes policières, pour permettre d’anticiper des risques de commission d’infractions dans tel ou tel quartier d’une ville grâce à des logiciels ; ainsi, enfin, d’une expertise qui aurait pour objet une analyse statistique (par exemple, dans une procédure pour tromperie à l’encontre d’un constructeur automobile, une juridiction d’instruction pourrait charger un expert de déterminer combien de voitures de tel modèle ont connu une défaillance de leur système de freinage), étant rappelé que les conclusions de l’expert ne s’imposent pas au juge. Bref, il existe bien une place pour les analyses statistiques ou probabilistes en droit pénal.
En revanche, pour l’attribution d’une responsabilité, le problème est forcément très différent, surtout dans le cas de la responsabilité pénale – M. Vatin la met d’ailleurs à part dans ses propos, même si, ensuite, il cite des exemples qui s’y rattachent tous – : elle est en effet la plus lourde des responsabilités juridiques et elle pose par conséquent de façon exacerbée toutes les questions que soulève « la » responsabilité juridique en général. Condamner à des dommages-intérêts n’a aucun rapport avec la condamnation à une peine privative de liberté ou même à une amende – pour cette raison, la responsabilité pénale est certainement l’étalon par excellence pour juger des rapports entre le droit et les analyses statistiques ou probabilistes. Or, il est évident qu’on ne saurait déclarer un prévenu ou un accusé coupable au motif qu’il existe X % de chances pour qu’il le soit : le jugement de culpabilité repose sur des preuves. Certes, le principe est celui de la liberté de la preuve, avec son corollaire, le principe de l’intime conviction, mais il faut bien en comprendre le sens : ils ne signifient pas que, pour un juge, tout est preuve et qu’en la matière, il peut donner libre cours à ses caprices (même si c’est, apparemment, ce qui est enseigné dans les écoles de journalisme). Aussi riche que soit la catégorie de l’indice, un pourcentage n’est pas un indice, ni donc une preuve : si une statistique établit que les violences conjugales sont dans X % des cas le fait d’hommes alcooliques, et si, dans une affaire donnée, le mari accusé d’avoir brutalisé sa femme abuse de l’alcool, ce chiffre n’a aucune signification pour le juge, lequel ne saurait fonder une condamnation éventuelle sur une telle donnée.
Ce n’est pas dire que la preuve soit, par nature, rebelle aux procédés statistiques, puisqu’il existe des présomptions, y compris en droit pénal, c’est-à-dire des règles de preuve assises sur une vraisemblance, bref sur une probabilité : lorsqu’une femme met au monde un enfant, son mari est présumé être le père. Mais c’est évidemment le droit qui arbitre l’usage de ces probabilités au point que, parfois, il consacre des solutions, voire des principes qui les contredisent directement : celui que tout accuse est présumé innocent envers et contre tout, tant que sa culpabilité n’a pas été déclarée dans un jugement irrévocable au terme de la procédure dirigée contre lui. Voilà un suspect, qui a agi devant 100 témoins, qui a passé des aveux et qui est condamné par la juridiction du premier degré : pendant toute la procédure éventuelle devant la cour d’appel, voire la Cour de cassation, il est présumé innocent, soit une présomption qui bafoue la vraisemblance, voire l’évidence, parce que le droit, décidément, n’est pas chiffre, et qu’il ne doit surtout pas l’être.
Cela étant, on ne saurait nier qu’il s’est produit une hystérisation du droit pénal à l’époque contemporaine : le caractère toujours plus sophistiqué de notre société, le progrès des sciences ont instillé sournoisement dans l’opinion l’idée d’une sorte d’infaillibilité qui devrait donc soustraire la population aux risques, quels qu’ils soient. En conséquence, nos concitoyens n’acceptent plus le hasard, surtout s’il est malheureux. Toute catastrophe appelle donc un coupable : cette société est celle où il n’existe plus d’innocent – d’ailleurs, la prescription de l’action publique, la présomption d’innocence sont remises en cause. C’est qu’on veut désormais non pas la sanction du responsable, mais la mort du pécheur, en application d’une mentalité très archaïque qui est celle du bouc émissaire. Cette dérive, très préoccupante, incite à chercher des solutions pour y remédier afin de garder raison.
II. Le problème
La difficulté peut se formuler ainsi : comment peut-on tracer une frontière raisonnable pour la responsabilité pénale ? Le raisonnement probabiliste pourrait-il y aider ? M. Vatin répond par l’affirmative. Dans son entretien avec Olivier Beaud, il prend ainsi plusieurs exemples, dont deux sont plus particulièrement significatifs : la mise en cause de ministres dans la gestion de la pandémie de la Covid-19 et l’affaire des suicides intervenus au sein de l’entreprise France Télécom. Dans ces deux situations, M. Vatin invoque une analyse statistique, faisant apparaître, dans le premier cas, que le personnel politique français a mieux géré la crise sanitaire que beaucoup d’autres gouvernements étrangers ; dans le second, que le nombre de suicides constatés dans l’entreprise était dans la moyenne de la population « normale », ce qui l’amène à conclure que « La complexité exige de penser le social sur un mode probabiliste pour lequel le droit est mal équipé » – le droit pénal plus spécialement, un droit pénal que M. Vatin ne récuse pas en son principe, mais qu’il accuse d’être étendu « à toute force » (soit une dénonciation de l’hystérisation précédemment évoquée). Quel jugement faut-il porter sur ce jugement ?
Sans doute, et comme le soutient M. Vatin, « le droit pénal ne doit pas être le seul instrument susceptible d’ordonner la vie sociale » – mais le droit pénal n’a jamais prétendu le contraire, puisqu’il pose lui-même le principe de sa subsidiarité : il n’est légitime que si les autres réponses juridiques sont insuffisantes. Voilà pour la règle, qui est l’œuvre du législateur, et qui se rattache à un modèle où figure le droit pénal à côté d’autres disciplines juridiques, chacune remplissant son rôle propre et, si possible, en harmonie les unes avec les autres (pour le droit pénal, c’est la formule bien connue selon laquelle il sert de gendarme à ces autres disciplines). En ce qu’il est général, impersonnel et abstrait, ce modèle peut s’enrichir, on l’a vu, des analyses statistiques ou probabilistes, pour guider, à défaut de les dicter, les choix politiques et évaluer leurs effets. Mais, autre chose est de savoir comment ce modèle s’applique : ce n’est plus la règle, mais la décision, qui revient au juge. Il ne s’agit plus de modéliser (par exemple en proclamant abstraitement le principe de la responsabilité pénale du fait personnel avec l’article 121-1 du Code pénal), mais de dire le droit dans un cas particulier (par exemple en demandant à un juge si concrètement, dans telle affaire, la responsabilité pénale de M. Untel doit être engagée conformément à l’article 121-1 du Code pénal).
Or, il est frappant que, dans les propos de M. Vatin, la règle et la décision sont constamment confondues, comme l’illustrent plus particulièrement deux passages :
Il ne s’agit pas de récuser le principe de responsabilité individuelle qui est au fondement du droit pénal, mais de ne pas chercher à l’étendre à toute force. À l’autre extrême, on aurait en effet le fatalisme absolu susceptible de dédouaner de toute responsabilité. Mais, entre ces deux extrêmes, il y a une place pour un raisonnement probabiliste susceptible de porter des jugements globaux sur des ensembles complexes.
L’obsession de la recherche des responsabilités individuelles nous éloigne d’une analyse raisonnée des causes, nécessaire à une meilleure maîtrise des phénomènes.
Cette position reflète une juxtaposition de points de vue pourtant bien différents : le « principe de responsabilité individuelle » renvoie à une règle, tandis que « l’obsession de la recherche des responsabilités individuelles » renvoie, elle, à une décision. Dès lors, la question est de savoir non pas si l’on applique le droit pénal « à toute force », mais si la décision rendue dans une affaire particulière respecte la règle, si le juge, autrement dit, fait application de la loi pénale conformément à ses directives : telle est sa fonction, plus encore en droit pénal soumis au principe indérogeable de la légalité criminelle. Par conséquent, s’agissant du juge, il ne peut pas y avoir de place pour des « jugements globaux », lesquels relèvent, à la rigueur, de la règle, mais certainement pas de la décision : au législateur de porter un jugement d’ensemble sur une situation abstraite destinée à se reproduire et à lui, par conséquent, de forger la norme qui doit la régir. Le juge, pour sa part, rend des jugements particuliers, et non pas « globaux », il ne se prononce pas, contrairement au législateur, sur des « systèmes complexes », mais sur une situation concrète – il lui est même interdit de rendre des arrêts de règlement et il doit motiver sa décision par rapport aux faits précis du litige qu’il doit trancher : fonder une condamnation sur un pourcentage ou une probabilité, ce n’est pas motiver, c’en est même, juridiquement, l’exact contraire.
Cette confusion permanente entre la règle et la décision s’illustre par exemple avec le cas de la chute d’un avion, comme lors du vol Rio-Paris qu’Olivier Beaud évoque dans son entretien avec M. Vatin : si la statistique de la compagnie Air France fait apparaître un nombre d’accidents moins élevé que celui des compagnies concurrentes, faut-il en conclure qu’en prononçant une condamnation – domaine de la décision – l’on étend « le principe de la responsabilité pénale » – domaine de la règle – et qu’on l’étend « à toute force » – domaine de la décision – ? Faut-il en conclure que l’intervention du droit pénal est illégitime, car déraisonnable, parce que la réponse donnée par le droit des transports aériens et le droit des assurances est suffisante et satisfait aux exigences de ce qui est juste, au seul motif que « le droit pénal ne (doit) pas être le seul instrument susceptible d’ordonner la vie sociale » ? En matière d’accidents du travail, si les statistiques d’une entreprise sont inférieures à la moyenne, doit-on, là aussi, ne pas poursuivre les homicides et blessures par imprudence subis par les salariés, en laissant à la législation du travail et au droit de la sécurité sociale le soin de dénouer la situation ? Poser ces questions, c’est y répondre : si une faute est établie (défaut d’entretien de l’avion, manquement aux obligations de sécurité au travail sur un chantier), par quel curieux mystère faudrait-il ne pas réprimer ceux qui s’en sont rendus coupables ? Si un responsable politique a manqué à des obligations légales et a exposé ses concitoyens à un risque anormal, voire a causé la mort de certains d’entre eux, par quel autre curieux mystère faudrait-il qu’il n’ait aucun compte à rendre à un juge pénal ? Bref, si les éléments constitutifs d’une infraction sont réunis (domaine de la règle), comment le juge pourrait-il refuser d’entrer en condamnation (domaine de la décision) ? La décision doit appliquer la règle, à peine de consacrer l’arbitraire du juge : voilà quel est le problème, qu’il reste à résoudre.
III. La solution
Souhaiter la condamnation de la compagnie d’aviation, de l’employeur, du ministre, ce n’est pas viser à la mort du pécheur en voulant appliquer le droit pénal « à toute force » ; c’est vouloir l’application de la loi (la règle) dans un cas particulier, que le juste soit dit, que justice soit rendue (la décision), car il faut répéter, apparemment, cette évidence : le droit, règle ou décision, exprime des valeurs, quand les chiffres ou la sociologie n’en portent aucune.
Aussi la question devient-elle la suivante : comment analyser ce qui est juste en matière pénale, pour le ministre, l’employeur, la compagnie d’aviation ? On ne saurait procéder autrement qu’en raisonnant à partir des catégories du droit pénal, à savoir, ici, celles des infractions matérielles et des infractions formelles : les premières postulent un résultat (ainsi de l’homicide par imprudence inconcevable en l’absence de la mort d’une victime), tandis que les secondes en font l’économie (ainsi du délit dit de risque causé à autrui, punissable indépendamment de la question de savoir si le risque s’est concrétisé dans un résultat dommageable quelconque). Or, au regard d’une analyse probabiliste, ces deux familles d’infractions soulèvent des interrogations radicalement différentes : parce que les infractions matérielles postulent un résultat, elles requièrent qu’un rapport de causalité le relie au comportement poursuivi, condition pour que ce comportement soit jugé fautif, alors que les infractions formelles en font l’économie.
En conséquence, dans le cas d’une infraction matérielle comme l’est l’homicide par imprudence, même en présence d’une faute et d’un résultat (le décès d’une victime), le droit ne veut pas la mort du pécheur : il exige encore que la preuve d’un lien de causalité soit rapportée (une causalité qui n’est pas seulement « putative », selon les mots de M. Vatin, puisque, de jurisprudence constante, elle doit être déclarée « certaine » par le juge et que, ayant été jugée telle, elle est réputée être la vérité – judiciaire). Sans doute existe-t-il de nombreuses théories juridiques de la causalité, dont certaines ne sont pas radicalement coupées d’un calcul probabiliste (même si la causalité du juriste n’a que peu à voir avec celle du physicien), mais il reste qu’elles postulent, toutes, l’appréciation d’un lien entre tel événement et tel résultat. Or les probabilités sont impuissantes à le tisser (lorsque, pour une compagnie d’aviation donnée, les calculs établissent que la probabilité d’un accident en vol est de 1 %, pour un passager dont le voyage s’est terminé par une chute, la tentation sera grande de considérer que ce pourcentage est de 100 %…). Tout au plus, les probabilités peuvent-elles avoir un rôle au regard de la preuve, en incitant le législateur, voire le juge à présumer qu’en telle ou telle situation, la causalité existe – y compris en droit pénal. Mais le propos de M. Vatin est tout autre : il consiste à prétendre que le droit devrait refuser de tirer les conséquences d’une causalité pourtant établie, au nom d’une probabilité qui lui serait contraire ! Or, si dans une affaire comme celle de France Télécom, le juge pénal estime que la faute des dirigeants est avérée ainsi que son lien de causalité avec le suicide, il est juste qu’il les condamne. Le fait que les autres entreprises ne connaissent pas, statistiquement, plus de suicides ne rompt pas ce lien de causalité, les deux questions ne se situant évidemment pas sur le même plan : si les statistiques faisaient apparaître que le nombre des suicides augmente dans les entreprises, ce serait là une indication pour le législateur qui s’interrogerait sur les dispositions à mettre en œuvre pour lutter contre le phénomène et en faire baisser la probabilité (la règle) ; mais cela ne dit rien au juge pour l’affaire dont il est saisi (la décision). Il est donc impossible de suivre M. Vatin lorsqu’il dit : « Le statisticien ne peut manquer de noter que le nombre de suicides qui a eu lieu à France Télécom pendant la période mise en cause était “normal”, c’est-à-dire que le taux de suicide (nombre de suicidés rapportés à la population) était dans la norme de celle de la population générale. Il n’y a donc pas eu d’“épidémie de suicides” à France-Télécom. » En quoi pareil constat est-il censé remettre en cause la légitimité de la condamnation prononcée ?
Évidemment, le problème se pose différemment pour la mise en danger puisque, faute d’un résultat dommageable requis, la causalité n’y joue aucun rôle et que, dès lors, un calcul de probabilité n’aurait aucune signification. La causalité y est remplacée par un autre élément constitutif : le délit suppose que le coupable ait mis autrui en danger en violant « de façon manifestement délibérée » non pas n’importe quelle obligation, mais une « obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ». Ici encore, le droit pénal ne veut donc pas la mort du pécheur : il ne sanctionne que celui qui a violé une obligation particulièrement lourde (une obligation est dite « particulière » lorsque le législateur impose un modèle de conduite à l’agent qui se trouve dans une situation précise), et il ne le sanctionne que s’il a violé délibérément cette obligation, c’est-à-dire de façon consciente. En pareil cas, de quelle aide l’analyse probabiliste pourrait-elle être ? Si l’on voulait la relier à un élément constitutif de l’infraction, ce ne pourrait être qu’à la faute que cette infraction requiert – à la façon dont il est possible de tenter de mettre les probabilités en rapport avec la causalité dans le cas des infractions d’imprudence. Mais seule la loi peut définir ce qu’est une faute et une analyse probabiliste n’est à l’évidence d’aucune aide pour dire si une obligation est « particulière », puisque cette qualification dépend exclusivement de la loi et du contenu, particulier ou non, qu’elle insuffle à cette faute. Il serait donc dénué de sens de refuser de condamner celui dont le comportement correspond au comportement incriminé (il a, par exemple, violé de façon manifestement délibérée l’obligation de s’arrêter à hauteur d’un feu rouge), au nom d’un raisonnement qui serait le suivant : puisqu’en pareille situation, la probabilité de causer un accident est de X %, il faut relaxer celui qui, par chance, l’a fait sans tuer quiconque… Un juge qui statuerait de la sorte commettrait une violation du principe de la légalité criminelle – la décision doit respecter la règle. Au demeurant, où voit-on là une volonté d’appliquer le droit pénal « à toute force » ?
Dira-t-on, alors, qu’il ne saurait être question de juger le ministre comme l’homme de la rue, à peine d’étendre de façon déraisonnable le droit pénal jusqu’aux « affaires politiques », par un « retour au refoulé » venu de « sociétés anciennes », pour reprendre des expressions de M. Vatin ? Ici encore, il faut distinguer la règle de la décision.
Pour la première, il suffit de rappeler ce qu’a jugé la Cour de justice de la République dans l’affaire Christine Lagarde : « Il doit être rappelé […] que le principe de la séparation des pouvoirs […] ne fait pas obstacle à ce qu’une poursuite pénale soit exercée à l’encontre d’un membre du gouvernement pour des faits […] susceptibles de caractériser un manquement aux devoirs de sa fonction lors d’une prise de décision […]. En effet, la responsabilité politique qu’il pourrait encourir du chef de la même prise de décision est d’une nature différente et a une finalité distincte de l’action pénale et ne saurait empêcher [la poursuite de] cette dernière, sans méconnaître le principe d’égalité des citoyens devant la loi. » On retrouve ici l’idée, précédemment évoquée, que le droit est un système, avec des corps de règles différents pour la responsabilité politique et la responsabilité pénale, qui sont complémentaires et non pas alternatives : ce n’est pas parce que le droit propose une solution non pénale que le droit pénal est illégitime (sous réserve, comme précédemment rappelé, de sa subsidiarité).
S’agissant de la décision, il faut relever que la ministre de la Santé en poste au moment de la pandémie de la Covid-19 a été mise hors de cause, parce que les obligations auxquelles elle était accusée d’avoir contrevenu n’entraient pas dans les prévisions de la loi, puisqu’elles ne répondaient pas à la définition d’une obligation « particulière », au sens précis du texte – plus largement, nul n’a jamais prétendu que l’obligation pour le gouvernement de conduire la politique de la Nation, conformément à l’article 20 de la Constitution, constituait une telle obligation. Mais si, au contraire, l’obligation violée par la ministre avait appartenu à cette catégorie spéciale, elle aurait évidemment dû être condamnée, pour peu qu’elle l’ait violée de façon manifestement délibérée, tout simplement parce que la loi l’impose et que le juge doit en faire application. Tenir compte, comme M. Vatin, de la situation à l’étranger est sans objet, à peine de mêler des considérations sans rapport les unes avec les autres : il s’agirait de s’attacher aux résultats d’une politique (situation globale), alors qu’il s’agit de juger un acte (situation particulière), et, qui plus est, de le juger indépendamment de ses conséquences, puisque celles-ci ne font pas partie des éléments constitutifs du délit de mise en danger. Si les ministres connaissaient la loi, ils pourraient donc dormir sur leurs deux oreilles et non pas être paralysés par la peur d’on ne sait quelle condamnation qui, dit-on, les conduirait à l’inaction – par l’effet d’un bien mauvais calcul, d’ailleurs, puisque l’inaction pouvant constituer une faute pénale d’omission (ainsi du refus de porter assistance à une personne en péril), le fait de s’abstenir ne leur promet aucune impunité.
Bref, il est difficile de percevoir en quoi l’analyse probabiliste devrait bouleverser les solutions du droit pénal. « Faut-il pourchasser toute erreur qui aurait pu être commise ? », interroge M. Vatin : certainement pas, puisque le droit pénal ne « pourchasse » pas les erreurs, mais condamne seulement les fautes (une erreur de diagnostic, par exemple, ne suffit pas à engager la responsabilité pénale d’un médecin). Faut-il punir les fautes ? Certainement : il en va du bon fonctionnement de notre société, qui ne peut prospérer sans prendre appui sur la responsabilité.
En présence d’un tableau, il est possible de faire des statistiques pour le comparer avec les autres œuvres de son auteur sous différents rapports, de calculer son poids et d’en déduire la probabilité qu’il se décroche de son support ; mais on peut préférer porter sur lui un jugement à partir des lois de l’esthétique : ce sont deux mondes qu’on ne saurait confondre, comme le sont la sociologie (le fait) et le droit (le fait, la règle et la décision).
Philippe Conte
Professeur émérite en droit privé. Université Panthéon-Assas