Le zonage en droit de l’urbanisme : instrument de gestion de l’espace ou de régulation sociale ?

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Sommaire de l'article

Frédéric Rolin

Cet article vise à montrer que les techniques de « zonage » des sols apparus dans le droit de l’urbanisme américain au début du XXe siècle ont toujours cumulé plusieurs finalités : celle d’assurer une allocation rationnelle des espaces, mais également celle d’assurer une forme de régulation sociale. L’article décrit ainsi comment aux États-Unis le « zonage » a été un des principaux outils des politiques ségrégationnistes. Il montre également comment l’évolution récente du droit de l’urbanisme en France est marquée par une tension entre des usages discriminatoires du zonage par les acteurs locaux et des politiques publiques nationales tentant de les contrecarrer.

 

Le « zonage », francisation du terme américain « zoning », est la clé de voûte du droit de l’urbanisme réglementaire contemporain : c’est grâce à l’institution de cette technique que les collectivités publiques peuvent « diviser le territoire […] en zones et secteurs dans lesquels l’occupation des sols est soumise à des règles différentes. Il permet d’organiser l’utilisation de l’espace », selon la définition qui en est donnée par le Dictionnaire pratique de Droit de l’urbanisme1.

D’un point de vue de droit administratif, en France tout particulièrement, le développement de cette technique a été sujet à de fortes réticences, d’abord parce que l’institution de règles administratives limitant le droit de construire des propriétaires a dû franchir les barrières dressées par les tenants de la conception absolutiste de la propriété privée dominants dans les institutions françaises jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ensuite parce que le zonage porte en lui une remise en cause du principe d’égalité des citoyens propriétaires devant la loi, dans la mesure où il est de son essence même d’attribuer des possibilités de construire différentes dans chacun des périmètres établis. Là encore, cette remise en cause de l’idéal égalitariste issu de la Révolution n’a pas été de soi.

Mais désormais, ces obstacles ayant été franchis, le zonage est devenu la vulgate des urbanistes comme des autorités publiques. C’est bien dans la définition de zones et dans la différenciation des statuts de ces zones que s’exprime le plus fortement l’identité du droit de l’urbanisme. Bien plus même, l’efficience apparente de cette technique a conduit à l’étendre au-delà du droit de l’urbanisme. On trouve désormais des zonages dans beaucoup d’autres branches du droit : en droit de l’environnement par exemple, avec l’institution des plans de prévention des risques naturels et technologiques, en droit de la ville ou même en droit fiscal avec l’institution de différents types de « zones franches » bénéficiant de régimes spécifiques.

Toutefois, la présente étude restera centrée sur les seules institutions propres au droit de l’urbanisme, car une acception trop extensive de la notion de zonage reviendrait finalement à reposer la question globale de la partition de l’espace et laisserait échapper l’intérêt particulier que posent ces questions en urbanisme.

Il faut encore préciser d’emblée ce que nous entendrons par « régulation sociale » dans le cadre de ces développements. On sait que les travaux de Jean-Daniel Reynaud ont posé les bases d’une théorie de la régulation sociale étudiant les relations d’acteurs et de systèmes qui sont à l’œuvre dans les groupes et institutions sociales et qui assurent ou tentent d’assurer leur permanence2. On pourrait parfaitement concevoir une étude des techniques de zonages qui s’appuie sur une épistémologie de cette nature et qui montrerait les rapports entre propriétaires, habitants, élus, ONG, pour la construction de cet instrument de gestion des sols.

Toutefois, dans la perspective ici adoptée, qui se concentre sur les enjeux en termes de libertés des partitions de l’espace, nous emprunterons notre définition de la régulation sociale à l’article classique de Bernard-Pierre Lecuyer3, qui propose ce vocable pour traduire le « social control » des sociologues anglo-saxons, c’est-à-dire l’ensemble des processus de contraintes et d’influences qui peuvent être identifiés dans l’étude d’un fait social.

C’est bien en effet de cela qu’il s’agit ici en cherchant à savoir si le zonage du droit de l’urbanisme est susceptible d’exercer un pouvoir sur l’organisation de la société.

 

 

I. Les tensions entre allocation rationnelle des espaces et régulation sociale dans l’invention des techniques de zonage au début du XXe siècle

 

Le premier élément de cette réponse doit être recherché dans l’histoire du droit de l’urbanisme et tout particulièrement dans la manière dont la théorie juridique du zonage s’est progressivement mise en place au cours du début du XXe siècle.

Traditionnellement, on désigne la « building zone resolution » adoptée par la ville de New York comme le premier acte normatif mettant en œuvre une réglementation d’urbanisme fondée sur la répartition des natures et des densités de constructions en fonction de zones prédéterminées4. On sait que c’est en particulier sur la base de cette réglementation que se développera la construction d’immeubles de grande hauteur dans Manhattan et que sera dessiné l’urbanisme new-yorkais tel que nous le connaissons encore aujourd’hui.

Mais la mise en œuvre new-yorkaise du « zoning » est le produit d’une intense activité intellectuelle et juridique qui commença à se déployer dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Les principaux promoteurs du projet new-yorkais se situaient en effet au confluent de trois traditions juridiques et urbanistiques dont il convient de rendre compte.

 

F. L. Olmsted Jr, tout d’abord, était le fils d’un des fondateurs du « city beautiful movement » créé à Chicago en 1893, et qui visait à transposer aux États-Unis les techniques d’urbanisme monumental européennes du XIXe siècle, inspirées notamment par les réalisations d’Haussmann en France et des réglementations prussiennes de la même époque.

La philosophie du city beautiful demeure dans la lignée des réflexions de l’urbanisme du XVIIIe siècle et privilégie une approche esthétique et publique de l’urbanisme : il s’agit avant tout d’élaborer des plans permettant l’embellissement des espaces publics de la Cité. Notons d’ailleurs que la loi française de 14 mars 1919 dite Loi Cornudet, qui instituera le premier dispositif de zonage sur le territoire national, s’appuiera sur cette logique en donnant aux plans créés le nom de plans « d’aménagement d’embellissement et d’extension ». L’apport essentiel de ce mouvement au développement du zonage d’urbanisme tient toutefois à ce qu’il admet qu’il existe une habilitation publique à délimiter des espaces pour mettre en œuvre ces projets d’embellissement.

Benjamin C. Marsh, qui fut également un des acteurs essentiels de ce mouvement et le créateur de l’american planners association, a décrit dans son article « Economic Aspects of City Planning » les objectifs qu’il assignait à un plan d’urbanisme et qui méritent d’être reproduits :

 

1st. Proper housing of the city’s masses for a reasonable proportion of a fair wage, and within easy access of their work.

2d. Direct and adequate roads connecting the main business centers of a city with smaller roads of such width and construction as not to impose an unnecessary and burdensome cost upon the occupants of small houses.

3d. A proper system of water supply and sewage disposal pipes and wires.

4th. The economic location of factories and the prohibition of factories in districts where they will be an injury to the neighborhood, and, as a necessary corollary, the provision of means for carrying freight.

5th. The elimination of the cost of carfare, as far as possible, to the working population.

6th. The decentralization of the city’s business, pleasure and educational interests.

7th. The provision of adequate parks, playgrounds and open spaces, with space for public buildings to furnish not merely sites hut settings.

8th. Such control over the location and volume of buildings for manufacturing and office purposes as will enable the city authorities to anticipate and provide adequate means of carrying passengers.

9th. The control of the development of new and unbuilt sections of a city, and the incorporation of adjacent areas so that their development may similarly be controlled5.

 

On constate à la lecture de ces objectifs que la philosophie de B.C. Marsh comporte un aspect utilitariste : lutter contre la congestion urbaine par une allocation convenable des ressources urbaines à chaque secteur, un aspect économique important : limiter les coûts d’infrastructure, les coûts d’urbanisation et les coûts pour les habitants, et enfin un aspect sanitaire : assurer la santé et le bien-être de la population. Sans que les liens avec les mouvements français de la même époque ne soient nettement établis, notons que l’on retrouve ici certaines des préoccupations essentielles du Musée social en matière d’urbanisme et que l’on retrouvera dans la proposition de loi déposée en 1912 par son Président, Jules Siegfried6.

Enfin, troisième concepteur de ce projet, aux tendances plus politiques, Morgenthau, avocat et promoteur immobilier, secrétaire du comité chargé de la rédaction du projet, décrira ainsi en 1909 les enjeux d’une politique d’urbanisation :

 

There is an evil which is gnawing at the vitals of the country, to remedy which we have come together — an evil that breeds physical disease, moral depravity, discontent, and socialism — and all these must be cured and eradicated or else our great body politic will be weakened… Our community can only hold its preeminence if the masses that compose it are given a chance to be healthy, moral, and self-respecting. If they are forced to live like swine, they will lose their vigor7.

 

La description de ces trois fondements de l’urbanisme de zone, tel qu’il se constitue en technique juridique à New York au début du XXe siècle montre bien les rapports complexes qu’entretient ce nouveau droit avec les problématiques de la régulation sociale. Certes, les enjeux d’allocations des espaces et d’embellissement de la ville, enjeux essentiellement territoriaux, sont incontestables, mais ils sont couplés avec des enjeux de politique sanitaire au sens le plus large du terme, incluant la moralité publique, qui participent incontestablement du contrôle social des masses urbaines de la société industrielle. Et tous ces enjeux sont eux-mêmes couronnés par une philosophie qui fait du contrôle social une des raisons d’être essentielles du zoning puisque, pour reprendre les termes de Morgenthau que nous avons cité, c’est bien la régulation par le city planning et le zoning qui permettra de garder la force et la dynamique des masses, sans quoi des plaies aussi terribles que les maladies physiques et morales, l’agitation et le socialisme ne manqueront pas de se développer.

On voit donc comment, dès sa constitution en doctrine, le thème du zoning sera fortement corrélé à la problématique du contrôle social et participera à la régulation de la ville, conçu comme un monstre organique dont la vie et le développement doivent être contrôlés8.

 

 

II. Le rôle du zonage dans la régulation sociale des minorités ou des groupes sociaux discriminés

 

La littérature juridique et sociologique anglo-saxonne a depuis de nombreuses années mis l’accent sur le fait que les techniques de zonages d’urbanisme n’avaient pas uniquement per se un effet de régulation sociale, mais que les autorités en charge du zonage usaient sciemment de cette technique pour étayer ou conforter une discrimination frappant un groupe social dans un espace déterminé.

On peut en prendre deux exemples bien documentés dans la littérature universitaire. D’abord, le rôle qu’a joué le zonage urbain dans les politiques de ségrégations aux États-Unis (A), ensuite la manière dont le zonage urbain reproduit et conforte des schémas fondés sur la discrimination sexuelle (B).

 

 

A. Le rôle joué par le zonage d’urbanisme dans les politiques ségrégationnistes américaines.

 

L’analyse de l’histoire américaine du zonage ne peut pas être limitée à la seule pensée immédiatement exprimée par les acteurs de son élaboration et qui en constituent le fond théorique. Il faut encore montrer comment le développement du zoning et du city planning aux États-Unis va jouer un rôle essentiel dans la mise en place des politiques de ségrégation raciale, en particulier dans les États du Sud.

En 1917, la Cour suprême avait jugé que l’ordonnance municipale de la Commune de Louisville qui délimitait un secteur dans lequel des propriétés privées ne pourraient pas être vendues à des « coloured people » méconnaissait le principe constitutionnel de la liberté contractuelle sans que les justifications fondées sur la nécessité de la séparation ethnique donnée par la municipalité ne lui confèrent une base constitutionnelle suffisante9. Cette décision rendue à l’unanimité des membres de la Cour interdisait donc les zonages directement discriminatoires. Toutefois, comme le relèvent les auteurs, de nombreuses municipalités vont utiliser des techniques visant à contourner cette décision10.

C’est ainsi que la ville d’Atlanta, dont le premier plan d’urbanisme ouvertement ségrégationniste avait été jugé inconstitutionnel sur la base de la décision Buchana vs Warley, repris à peu près le même dispositif, remplaçant simplement les termes « zone blanche », « zone noire », « zone indéterminée », par « zone R1, R2, R311 ». D’autres villes, sans donner d’orientations ouvertement racialistes, divisaient le territoire en « villages séparés », dotés d’infrastructures identiques et redondantes ne s’expliquant que par la séparation des communautés12. Il est d’ailleurs à noter que, dans ce domaine comme dans d’autres, les censures régulières ou de la Cour Suprême ou des juridictions des États n’empêchaient pas les élus ségrégationnistes de reprendre à peu de chose près les mêmes dispositions, quitte à subir une nouvelle censure.

Comme le souligne Christopher Silver, ces zonages racialistes ont été globalement un succès et ont efficacement concouru à la séparation spatiale des communautés blanches et afro-américaines. Ceci témoigne de la puissance juridique de l’institution du zonage et du fait qu’il peut-être fréquemment utilisé à des fins assumées de contrôle social.

 

B. Le rôle joué par le zonage d’urbanisme dans le renforcement de schémas discriminatoires

 

Les gender studies se sont naturellement intéressées, parmi bien d’autres objets, à la question de la situation spatiale des genres et aux politiques publiques de détermination de ces spatialisations. Dans un article s’appuyant essentiellement sur l’exemple des banlieues australiennes, mais connecté avec la littérature théorique générale, Jean Hillier montre ainsi que les politiques de zonages ont eu pour effet, sinon pour objet, de conforter les schémas sociaux traditionnels et, en l’occurrence, s’agissant des différences sexuelles, de maintenir les différences de fonction entre hommes et femmes13.

L’auteur montre en particulier comment la promotion de la suburb par la planification d’urbanisme anglo-saxonne joue un rôle essentiel sur cette question. La justification de la construction d’unités d’habitations individuelles séparées dans l’espace vise à favoriser le développement de la cellule familiale traditionnelle et au sein de celle-ci l’allocation des espaces en fonction des genres. Tout particulièrement, on trouve dans un des manuels anglais de planification d’urbanisme les plus anciens et les plus fameux14, la justification du jardin comme « donn[ant] à la femme une opportunité de jouir de l’air pur et du soleil tout en restant à la maison... Un jardin doit souvent être regardé comme une oasis parfaite pour le repos de la femme du travailleur ».

Ainsi, dans la séparation des espaces entre celui du travail, essentiellement masculin, et celui de l’habitation résidentielle, à dominante féminine, s’institue, au-delà de l’allocation rationnelle des fonctions urbaines, une forme de régulation sociale visant à favoriser le maintien des structures familiales traditionnelles. Entre les écrits de Henry Aldridge en 1915 et la série télévisée Desperate Houswives, force est de constater qu’en un siècle ce schéma n’a pas perdu de sa vigueur...

 

 

III. La place de la régulation sociale dans l’expérience française du zonage d’urbanisme

 

Les développements précédents ont laissé une large place aux illustrations issues d’expériences étrangères, notamment anglo-saxonnes. Ceci s’explique entre autres par le fait que le caractère pionnier de ces États en matière de « zoning » en a fait le lieu des expériences les plus caractéristiques des potentialités inhérentes à cette forme de planification spatiale.

Si l’on essaye désormais de s’attacher à la situation française, peut-on retrouver des structures identiques ? La réponse à cette question n’est pas univoque et mérite que l’on distingue plusieurs aspects.

 

1. Il faut tout d’abord souligner que la mise en œuvre du zonage a été beaucoup plus tardive en France que dans les pays anglo-saxons. Comme on l’a dit en commençant, les institutions dominantes en France ont réussi à contester avec succès jusqu’à la Seconde Guerre mondiale les atteintes au droit du propriétaire que constituaient les opérations de zonage, qui réduisaient son droit de construire. Tel est en particulier le cas du Conseil d’État qui va maintenir avec force le principe de « l’indemnisation des servitudes d’urbanisme », qui conduit à ce que toute réduction du droit de construire sur un terrain doit faire l’objet d’une indemnisation sur le fondement du principe de l’égalité devant les charges publiques15, conduisant ainsi à rendre impossible toute planification urbaine régulant dans des zones déterminées les possibilités de construction en raison de l’importance de leurs incidences budgétaires pour les collectivités locales. Il faudra attendre les décrets lois de 1935 pour la région parisienne, et l’article 80 de la loi d’urbanisme du 15 juin 1943 pour l’ensemble du territoire, pour que soit enfin admis le principe de la non-indemnisation des servitudes d’urbanisme, seul à même de permettre le développement de techniques de zonages contraignantes sur le territoire français.

Ce retard aura pour effet qu’au moment où se développera en pratique cette technique sur le territoire français, les considérations hygiénistes et post-hygiénistes issues du Musée Social seront depuis longtemps passées de mode et que les objectifs de régulation sociale qu’elles contiennent ne seront plus regardés comme une base sérieuse d’un droit de l’urbanisme moderne.

 

2. À partir du moment où seront institués des documents locaux de planifications urbaines rendus plus ou moins obligatoires selon la taille des communes (plans d’urbanisme en 1958, plans d’occupation des sols en 1967), on devra également constater que les techniques d’urbanismes du droit français se divisent en deux grands groupes : l’urbanisme réglementaire d’un côté, et l’urbanisme opérationnel (encore appelé aménagement) de l’autre.

Les plans d’urbanismes institués par les collectivités locales relèvent pour l’essentiel de la technique du zonage et ont pour but de gérer le quotidien. Ce n’est pas dans ces plans que l’on trouve une réflexion d’urbanisme poussée : ils véhiculent en règle générale des idées classiques sur la séparation des fonctions, la nécessité de voie de communication et l’institution de nouvelles zones relevant des politiques administratives ordinaires. Dans ce contexte, les finalités de régulation sociale sont fort peu développées, sinon quelques considérations générales sur l’harmonie, l’espace, l’équilibre, et quelques lieux communs sur le bien-être des populations. D’un certain point de vue, il reste dans ce droit de l’urbanisme réglementaire de l’après-guerre une révérence propriétariste importante qui empêche les projets ambitieux et limite les fonctions du zonage.

D’un autre côté se développent, cette fois de manière spectaculaire, aussi bien visuellement que quantitativement, des opérations d’aménagement qui présentent cette caractéristique d’être pour l’essentiel entre les mains de l’État : initiée avec les opérations de reconstruction des villes détruites pendant la guerre (Le Havre et Caen en fournissent des exemples majeurs), cette nouvelle fonction de l’État bâtisseur va être poursuivie dans de nombreux domaines : grandes infrastructures (barrages, voies de communications, aéroports), politiques d’aménagement régional (Mission Interministérielle pour l’aménagement du littoral du Languedoc-Roussillon, pour l’aménagement touristique du pourtour méditerranéen, quartier d’affaires de la Défense…), création des villes nouvelles.

Or, ce qui caractérise toutes ces grandes opérations d’État, c’est précisément qu’elles sont la plupart du temps « hors zone », ce qui signifie à la fois qu’elles dérogent aux documents réglementaires classiques et en même temps qu’elles sont constituées en dehors de toute technique juridique de zonage, au sens du moins du droit de l’urbanisme.

Certes, lorsque l’État réalise une ville nouvelle, il détermine de manière préalable les modalités d’allocation des espaces sur la base de conceptions urbaines bien précises : Le Vaudreuil, c’est la ville dense, avec des fonctions urbaines interconnectées, Evry, c’est la ville compacte avec la superposition des fonctions, etc. Il ne s’agit cependant pas là d’opérations de zonage, mais beaucoup plus simplement d’un plan de construction. Aussi bien, même si ces opérations d’État peuvent reposer sur des conceptions urbanistiques qui mettent en œuvre des problématiques de régulation sociale, celles-ci ne sont pas en rapport avec des techniques juridiques de zonages des espaces.

 

3. En définitive, c’est avec les années 2000 que réémerge, en droit de l’urbanisme français, la question de la mise en relation des questions de zonages du droit de l’urbanisme avec des enjeux de régulation sociale.

Au moment de la discussion de la loi « solidarité et renouvellement urbain » du 13 décembre 2000, il est apparu que l’urbanisme réglementaire des collectivités locales prenait depuis quelques années un tour de plus en plus conservateur, visant en particulier à empêcher la densification de zones urbaines, en usant de procédés divers : faibles droits à construire, obligations de surfaces minimales de terrains pour permettre les constructions, interdictions de certaines formes de constructions (constructions à usage collectif notamment).

Les communes qui mettaient en œuvre de tels outils s’inscrivaient dans des objectifs évidents de régulation sociale : gentrification de la population, exclusion de l’arrivée de nouvelles populations, renforcement de l’attractivité et donc de la valeur des terrains ainsi devenus rares.

La loi SRU tenta de lutter contre cette utilisation conservatrice des règles d’urbanisme par les collectivités locales par deux moyens. D’abord en interdisant un certain nombre des outils mis en œuvre par les collectivités locales, et notamment l’exigence d’une superficie minimale pour rendre les terrains constructibles. Ensuite en créant des outils permettant de favoriser voire d'imposer une certaine forme de mixité sociale aux collectivités locales (quota de logements sociaux par commune, zonages et règles spécifiques pour des secteurs de logements sociaux, etc.). L’article L121-1 du Code de l’urbanisme fut même modifié pour poser que les documents d’urbanisme doivent permettre d’assurer « la mixité sociale dans l’habitat, en prévoyant des capacités de construction et de réhabilitation suffisantes pour la satisfaction, sans discrimination, des besoins présents et futurs de l’ensemble des modes d’habitat16 ».

S’ajouta à ces contraintes imposées aux techniques de zonage d’urbanisme l’obligation de respecter dans chaque commune un quota de 20 % de logements sociaux (récemment porté à 25 % dans la loi ALUR du 24 mars 2014) et en créant un système de pénalités pour celles qui ne le respecteraient pas (art. 55 de la loi Solidarité et renouvellement urbain).

 

Il est frappant de constater combien ces enjeux récents visant à empêcher la mise en œuvre de zonages d’urbanisme favorisant la discrimination sociale rejoignent les problématiques liées à la discrimination raciale que nous avons étudiées dans le cadre du zoning américain. Cela montre nettement que le pouvoir de zoner le territoire a toujours pour corollaire la tentation de la discrimination à l’égard de ceux qui ne détiennent pas ce pouvoir.

Dans le cas français, il est d’ailleurs à noter qu’une part importante des collectivités locales ne va pas jouer le jeu de la loi SRU.

D’abord, dès 2003, les élus conservateurs obtiendront la remise en cause des instruments les plus contraignants et notamment de l’interdiction de l’institution de surfaces minimales de terrains pour autoriser les constructions (Loi n° 2003-590 du 2 juillet 2003 « Urbanisme et habitat »).

Ensuite dans le cadre de l’exercice de leur pouvoir réglementaire, ils développeront des instruments substitutifs pour maintenir leurs objectifs de gentrification des espaces urbanisés : nombre excessif de places de stationnement exigées pour permettre la réalisation de logements, restriction de l’emprise au sol ou de la hauteur de construction, accroissement des marges de recul par rapport aux limites de terrains. L’imagination a été sans limite pour maintenir les restrictions du droit de construire et, partant, pour tenter d’empêcher la mise en œuvre de la mixité sociale. On observera en outre que ces politiques conservatrices ne sont pas le fait des seuls élus conservateurs : elle est également mise en œuvre par une part importante des communes dirigées par des majorités progressistes, y compris à sensibilité écologiste, car la base électorale stable de ces communes se situe dans ces quartiers de propriétaires, installés de longue date, soucieux de la préservation et de la valorisation de leur patrimoine immobilier, et qu’aucun maire ne peut se permettre de ne pas écouter.

Cette dernière remarque induit d’ailleurs une observation importante : en définitive, le contrôle social institué par les zonages d’urbanisme est moins le produit de la volonté des élus que le résultat de l’obligation qu’ont ceux-ci de respecter la volonté des populations déjà installées pour assurer leur maintien en fonction. Ainsi, plus que d’une régulation sociale verticale, nous sommes en présence ici d’une régulation sociale horizontale, exercée par les habitants eux-mêmes en faisant pression sur leurs élus.

 

La lutte contre la loi SRU sera suffisamment un succès pour que le Législateur, dans la loi ALUR du 24 mars 2014, soit obligé d’élaborer de nouveaux instruments juridiques : interdiction des coefficients d’occupation des sols et remise en vigueur de l’interdiction de surfaces minimales de terrain autorisant les constructions. Mais le jeu du chat et de la souris entre le législateur et les pouvoirs réglementaires locaux est loin d’être terminé : les nouvelles équipes issues des dernières élections municipales ont fréquemment inscrit dans leur programme la révision des documents d’urbanisme locaux pour y inscrire de nouvelles restrictions au droit de construire, permettant de contourner les contraintes de la loi ALUR…

 

 

Conclusion

 

Les différentes analyses qui ont été menées au cours de cette étude permettent de constater que, de toute évidence, les techniques de zonages de l’urbanisme ne sont pas exclusivement des instruments d’allocation rationnelle des espaces urbains, mais également des outils puissants de régulation sociale. En particulier, le zonage d’urbanisme joue un rôle important dans les politiques explicites ou implicites de discrimination ou de ségrégation spatiale. Au point d’ailleurs que l’on pourrait s’interroger sur le point de savoir si le zonage d’urbanisme n’est pas par nature un instrument de discrimination, même si la régulation juridique, législative ou juridictionnelle, essaye d’en limiter les effets les plus brutaux ou les plus visibles.

Ces différentes analyses ont également permis de mettre en évidence les jeux d’acteurs relatifs aux stratégies de régulation sociale dans le cadre du zonage d’urbanisme. On peut dire à cet égard qu’il existe tout d’abord dans la définition des concepts de zonage des enjeux de régulation sociale qui sont portés par les théoriciens (administrateurs, urbanistes, juristes) qui pensent ces dispositifs. Toutefois, c’est moins au niveau de ces acteurs théoriques et centraux que se situent les actions les plus fortes de régulation sociale par l’intermédiaire de ces instruments, mais au niveau des acteurs locaux qui sont chargés concrètement de les mettre en œuvre. Et dans ce dernier cadre, deux remarques importantes doivent être faites.

D’abord, les élus locaux qui portent ces objectifs de régulation sociale sont le plus souvent capturés par leur clientèle électorale et c’est donc bien de la volonté initiale des populations installées que sont issues les pratiques discriminatoires que l’on a évoquées. Dans ce contexte, le zonage d’urbanisme apparaît moins comme un outil moderne d’administration de l’allocation des espaces, que comme une nouvelle technique mise au service des stratégies de domination des territoires par les populations qui y sont installées.

Ensuite, on constate qu’il existe un jeu des acteurs avec les règles du droit administratif : bénéficiant du privilège du préalable, que ce soit en France où dans les autres pays, les acteurs locaux n’hésitent pas à édicter des règles ayant un effet discriminatoire, quand bien même celles-ci seront ultérieurement censurées par une instance juridictionnelle. Le temps d’avance dont dispose l’administration sur le juge est ici clairement et fortement mis à profit pour mettre en œuvre ces formes de régulations sociales quand bien même seraient-elles contraires aux normes supérieures. De sorte que l’on ne peut comprendre la fonction des techniques de zonage d’urbanisme en étudiant simplement le droit qui leur est applicable. Il faut intégrer à cette étude celles des illégalités commises par les acteurs locaux, car c’est souvent de cette manière que se manifestent le plus nettement les fonctions de régulation sociale inhérentes à ces techniques.

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