Indétermination du langage et indétermination du droit

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Sommaire de l'article

Arnaud Le Pillouer

La question du degré d’indétermination du droit est aussi classique qu’ancienne. Si on laisse de côté les thèses, aux visées essentiellement normatives, qui assurent que les problèmes juridiques reçoivent (ou plutôt doivent recevoir) une et une seule bonne réponse, on peut distinguer deux grandes positions théoriques à cet égard : celle selon laquelle le droit est absolument indéterminé (idée que l’on peut rattacher au réalisme juridique en général) et celle selon laquelle il ne l’est que relativement (thèse défendue aussi bien par Hart que par Kelsen). Le présent article s’efforce de comprendre les ressorts véritables de ces divergences. Contrairement aux apparences, il ne s’agit nullement d’un désaccord relatif à l’observation du phénomène interprétatif dans le contexte juridique (il n’y a guère de différences d’appréciation à cet égard). Mais la controverse ne consiste pas non plus dans la simple transposition au droit de divergences relatives à la nature (plus ou moins indéterminée) du langage humain – même si certains auteurs tendent à la présenter comme telle. On voudrait montrer que l’opposition repose, plus fondamentalement, sur des choix méthodologiques, qui déterminent une certaine manière d’appréhender le droit. De ce point de vue, le critère qui doit prévaloir pour départager ces différentes thèses n’est pas celui de leur vérité ou de leur fausseté, mais celui de leur caractère (plus ou moins) opératoire.

L

e droit est-il (plus ou moins) indéterminé ? Classique, pour ne pas dire rebattue, la question n’en reste pas moins un peu énigmatique.

Elle l’est d’abord parce que ses termes sont eux-mêmes relativement vagues : la notion de « droit » comme celle d’« indétermination » sont susceptibles d’acceptions différentes[1], de sorte que les approximations et les malentendus sur le sujet ne sont pas rares. Mais ce qui est encore plus troublant, c’est sans doute la variété des réponses que la philosophie du droit apporte à une question qui semble être fondamentale pour la compréhension du phénomène juridique : celle de la latitude laissée aux autorités de « concrétisation » des normes supérieures[2]. Il s’agit en effet d’une question essentielle dès lors que le droit est pensé comme un système normatif dans lequel les normes particulières sont justifiées par référence à des normes préalables plus générales.

Or, la palette des réponses à cette question de l’indétermination du droit est particulièrement large. On peut en effet grossièrement distinguer trois grandes thèses : celle de la détermination absolue du droit, celle de la détermination (ou de l’indétermination) relative, et celle de l’indétermination absolue.

La première consiste à estimer que les autorités de concrétisation du droit ne disposent dans l’exercice de leur mission d’aucune marge de manœuvre : à chaque situation juridique correspond une et une seule « bonne » réponse à apporter, c’est-à-dire une seule réponse objectivement valable du point de vue de l’ordre juridique considéré. Certes, il arrive que des normes prévoient une certaine marge de manœuvre pour les autorités chargées de les appliquer[3] (par exemple lorsque le code pénal prévoit une fourchette de peines à infliger pour tel ou tel délit, ou lorsque la loi enjoint aux autorités d’application de déterminer où se trouve « l’intérêt de l’enfant »), mais il ne s’agit là que de fausses exceptions, car de deux choses l’une : soit (version souple) l’on admet que les juges peuvent adopter des solutions diverses et pourtant également valables juridiquement, mais que cette diversité est contenue dans les normes supérieures, qui déterminent donc « absolument », c’est-à-dire autant qu’elles le souhaitent, le comportement des autorités d’application ; soit l’on estime (version stricte) que les juges doivent trancher les cas qui leur sont soumis en mobilisant non pas seulement les normes qu’ils sont chargés d’appliquer, mais également les règles plus générales et les principes qui gouvernent leur ordre juridique, de sorte que même dans le cas de marges de manœuvre prévues par les textes, leur travail, pour ne pas dire leur mission, consiste à découvrir quelle est la seule véritable « bonne » décision.

La seconde thèse, celle de la détermination (ou de l’indétermination) relative, est beaucoup plus nuancée. Selon les tenants de celle-ci, les autorités d’application du droit disposent toujours d’une marge de manœuvre dans l’exercice de leur fonction, et cette marge n’existe pas seulement lorsque les normes supérieures la prévoient. En effet, le langage par lequel s’exprime le droit est toujours relativement indéterminé, si bien que les juges par exemple disposent toujours de marges d’appréciation. En vertu de cette thèse, il est parfaitement possible qu’au sein d’un ordre juridique donné, une même situation donne lieu à deux réponses contradictoires également valables : un acte administratif peut être annulé ou sa validité confirmée, un conducteur automobile condamné à payer ou non une amende, etc. Là réside l’indétermination. Mais selon cette même thèse, toute solution n’est pour autant pas toujours acceptable. S’il y a bien une marge de manœuvre pour les autorités d’application du droit, elle n’est pas infinie. De sorte que certaines solutions sont, selon cette thèse, objectivement inacceptables d’un point de vue juridique. Pour prendre un exemple célèbre (sur lequel nous aurons l’occasion de revenir), si un texte juridique dispose que « tous les véhicules sont interdits dans le parc », il peut certes y avoir un doute sur la question de savoir si les vélos ou les trottinettes y sont autorisés, mais il est absolument certain que ce texte prohibe l’entrée d’un semi-remorque (qui est indubitablement un véhicule), et ne prohibe pas les barbes-à-papa (qui ne sont en aucune manière des véhicules).

Enfin, la dernière thèse, celle de l’indétermination absolue, affirme au contraire qu’il n’existe pas d’application objectivement incorrecte du droit. Elle repose en effet sur l’idée qu’il n’y a pas de droit en dehors de ce que les autorités d’application du droit énoncent comme étant du droit. Autrement dit, le droit ne se niche pas dans les textes, mais dans les interprétations des textes rendues par ces autorités. Cette thèse est celle dite du réalisme juridique, selon lequel, pour reprendre la formule rituelle, le droit est ce que les juges disent qu’il est. Les textes sont donc susceptibles d’une infinie variété d’interprétations et le droit se réduisant à ces dernières, il n’y a jamais de « bonnes » ni de « mauvaises » interprétations. Il n’y a d’opposition qu’entre les interprétations rendues par les autorités compétentes (qui emportent des effets juridiques) et les autres (celles imaginées par les avocats, par la doctrine ou les citoyens en général – qui n’emportent aucun effet juridique).

Il va sans dire que cette présentation est une simplification à l’extrême des positions que les théoriciens du droit peuvent adopter sur cette question de l’indétermination du droit : entre ceux qui défendent l’idée qu’à chaque cas correspond une et une seule solution (même lorsque les textes semblent laisser une marge de manœuvre aux autorités d’application) et ceux qui estiment au contraire que pour chaque cas n’importe quelle solution est toujours possible, les positions intermédiaires (beaucoup plus fréquentes) sont évidemment nombreuses et variées.

On ne peut manquer de s’étonner d’une telle variété de réponses, en ce qui concerne un sujet aussi essentiel que celui de la marge de manœuvre dont disposent les autorités chargées d’adopter les décisions particulières sur le fondement de règles générales. D’où peut provenir une telle divergence de vues entre théoriciens du droit ?

Une hypothèse qui pourrait paraître séduisante à première vue (lorsque l’on considère l’abondante littérature théorique sur la question) consiste à y voir un effet d’une différence de conception du langage. De fait, de nombreux auteurs invoquent à l’appui de leur thèse l’argument de la plus ou moins grande détermination du langage humain.

Les auteurs qui souhaitent prouver que le droit est tout à fait (ou presque entièrement) déterminé s’efforcent parfois de démontrer que le langage l’est également – ou du moins davantage que ce que les apparences pourraient laisser penser ; ceux qui cherchent à établir que le droit est seulement relativement (in)déterminé, entreprennent de montrer que le langage présente le même caractère ; tandis qu’il n’est pas rare de voir les auteurs voulant apporter la preuve que le droit est absolument indéterminé, tenter de faire la démonstration de l’indétermination absolue du langage humain.

La fréquence du recours à de tels arguments n’est guère surprenante, eu égard aux liens qu’entretiennent droit et langage. Quelle que soit en effet l’ontologie du droit que l’on adopte, la façon dont on le définit ou la méthode que l’on souhaite adopter pour l’appréhender, le droit se présente à nous, observateurs du droit, essentiellement sous la forme d’un langage, d’un discours, d’un ensemble d’énoncés. Ce que nous pouvons observer, lorsque nous souhaitons étudier le droit, c’est du langage[4]. Cela tient au fait que les autorités qui produisent du droit cherchent à guider, orienter le comportement d’autrui (des simples citoyens ou d’autres autorités productrices de droit) par le biais du langage. Qu’il s’agisse de lois, de traités, de contrats ou de jugements, les commandements du droit sont exprimés sous forme linguistique. Les quelques exceptions auxquelles on peut penser spontanément (la coutume, le panneau de signalisation, le geste du policier) sont en réalité liées, d’une manière ou d’une autre, à des textes. C’est pourquoi l’idée que le degré d’indétermination du droit est indexé au degré d’indétermination du langage est si répandue. Elle est pourtant éminemment contestable.

Pour le comprendre, il convient avant tout autre chose de s’interroger sur la nature même de la controverse des trois grandes thèses présentées plus haut. De nombreuses méprises résultent en effet d’un malentendu sur le type de discussion dont il s’agit. L’essentiel des développements qui vont suivre sera donc consacré à élucider ce point. Je commencerai par montrer que, contrairement à ce que l’on pourrait être porté à croire de manière relativement intuitive, le débat sur l’indétermination du droit n’est pas une querelle « scientifique » (c’est-à-dire portant sur la description des phénomènes observés) (1). Il ne s’agit pas non plus d’une controverse philosophique, qui opposerait les tenants de conceptions différentes du langage humain (2). Cette controverse doit au contraire être envisagée comme portant sur une question méthodologique – concernant la façon dont le droit peut ou doit être approché, en tant qu’objet d’étude. Dans cette perspective (mais dans cette perspective seulement), je défendrai la position réaliste – celle de l’indétermination absolue du droit (3).

 

1. Ni querelle scientifique (relative à l’observation du droit)

 

Le désaccord des trois positions énoncées correspond-il véritablement à une controverse scientifique – au sens d’un désaccord sur la description du droit ? Je ne le crois pas. D’abord, parce qu’il n’est pas certain que ces trois thèses soient toutes conçues comme des tentatives de description du droit tel qu’il est (1.1). Ensuite, parce que même si on ne les envisage que comme des thèses descriptives, il est probable que la controverse entre elles ne puisse pas être tranchée par l’observation du droit – comme c’est normalement le cas pour une controverse scientifique, même si chaque camp s’efforce de mobiliser un certain nombre d’exemples pour démontrer sa supériorité (1.2).

 

1.1 Description contre prescription

 

Pour que la question de l’indétermination du droit puisse être considérée comme une querelle scientifique, encore faut-il que les différentes positions théoriques (détermination absolue, détermination relative et indétermination absolue) aient une prétention scientifique – c’est-à-dire qu’elles proposent toutes une description du droit tel qu’il est, et ne cherchent ni à l’évaluer, ni à dire ce qu’il devrait être.

Or, il semble bien que l’une des thèses en présence, au moins, se caractérise nécessairement par sa prétention normative : il est en effet difficile d’affirmer que le droit serait absolument déterminé, sans adopter une approche éminemment prescriptive du droit. L’expérience concrète du phénomène juridique laisse en effet voir combien les solutions sont toujours discutées, controversées, réversibles – et donc incertaines. Affirmer qu’une et une seule solution est toujours (ou même le plus souvent) disponible est une position qui s’appuie nécessairement sur des présupposés idéologiques plus ou moins explicités[5]. Hans Kelsen avait déjà noté, de façon définitive, que « le juriste qui […] distingue l’une des interprétations possibles comme la seule “exacte” ne (remplit) pas une fonction de science juridique, mais une fonction de politique juridique[6] ».

La thèse de la détermination absolue du droit est donc prescriptive et ce, aussi bien dans sa version étroitement formaliste et centrée sur la loi, que dans la version casuistique centrée sur la figure du juge que propose Ronald Dworkin. Dans la première, le juge procède par syllogisme et s’efface derrière la loi qu’il applique mécaniquement, par la voie du syllogisme. Dans la seconde, le juge au contraire doit solliciter l’ensemble des précédents et des principes constitutionnels pour trouver la « bonne » solution au cas qui lui est soumis. Dans les deux hypothèses, c’est une certaine conception du droit qui est promue : il s’agit de servir soit la démocratie (lorsque l’on prétend que le juge ne saurait être que le relais de la volonté parlementaire), soit la justice (lorsqu’il lui est enjoint de donner une lecture morale de la constitution).

Si donc l’on s’en tient aux thèses qui prétendent décrire et seulement décrire le droit, c’est-à-dire qui s’inscrivent dans un projet de type scientifique pour rendre compte de cet objet particulier, alors seules deux positions doivent être retenues : celles de la détermination relative et celle de l’indétermination absolue du droit.

Parmi les tenants de la première thèse, on peut compter aussi bien Herbert L.A. Hart que Hans Kelsen – même si chacun donne une version de la « détermination relative » qui lui est propre. En s’appuyant sur une distinction proposée par Riccardo Guastini (dans un tout autre contexte)[7], on peut considérer que leurs thèses se présentent respectivement comme une théorie de l’interprétation axée sur les faits (fact-oriented interpretation) – pour Hart – et comme une théorie de l’interprétation axée sur les textes (text-oriented interpretation) – pour Kelsen.

Rappelons pour mémoire que, selon Hart, il convient de distinguer les cas faciles des cas difficiles (easy cases et hard cases). En réponse aux réalistes américains, pour qui les juges créent le droit et ne sont, en conséquence, jamais liés par le droit (c’est-à-dire par les règles générales), Hart veut montrer que la liberté des juges n’est pas absolue, et dépend des cas qui se présentent à eux. À travers notamment le fameux exemple de la règle de l’interdiction des véhicules dans le parc, il explique que s’il peut y avoir un doute sur la question de savoir si une trottinette est ou non un véhicule en vertu de la règle, il n’y en a guère sur la question de savoir si un camion en est un ou non[8]. Pour Hart, il existe donc un noyau de sens établi (a core of meaning) et une zone de pénombre (an area of penumbra). C’est donc bien l’idée d’une détermination relative du droit qui transparaît chez Hart : il y a détermination parce que dans le cas de la voiture, du camion ou du bus, il est clair que la règle lui est applicable (que le parc est interdit à ces véhicules), et elle est seulement relative, parce que dans le cas de la trottinette, du vélo ou des patins à roulettes, la question de savoir si la règle s’applique est douteuse.

Si Hart le common lawyer part des cas, Kelsen le continental envisage quant à lui le problème à partir des règles. Selon lui, si l’acte d’interprétation du droit par une autorité d’application du droit (quelle qu’elle soit) est la manifestation d’une fonction de la volonté et non de la connaissance, car « la norme de degré supérieur ne peut pas lier l’acte qui l’appliquera sous tous les rapports », de sorte qu’« il demeure toujours inévitablement une certaine marge, réduite ou considérable, pour le jeu du pouvoir discrétionnaire[9] ». D’où la célèbre distinction proposée par Kelsen, entre l’interprétation authentique et l’interprétation scientifique : il reconnaît que l’interprète authentique (qui confère à un énoncé normatif sa signification juridique) choisit la norme à appliquer plutôt qu’il ne la découvre – puisqu’il y a toujours plusieurs solutions disponibles ; mais il estime d’un autre côté qu’une interprétation scientifique de l’énoncé normatif est possible, au sens de la « détermination par voie de connaissance du sens de l’objet à interpréter », et cette opération consiste (et ne saurait consister que) dans « la détermination du cadre que le droit à interpréter représente et par là la reconnaissance de plusieurs possibilités qui existent à l’intérieur de ce cadre[10] ». À la science juridique la détermination du cadre des significations possibles des règles juridiques, aux autorités d’application du droit le choix entre ces différentes significations[11].

Ce n’est pas le lieu de discuter des ressemblances et des dissemblances des théories de l’interprétation de ces deux auteurs quant à la question de l’interprétation[12]. Notons simplement qu’ils présentent une théorie de la détermination relative du droit, en adoptant un point de vue strictement descriptif – et que leurs thèses respectives ont fait école, jusqu’à aujourd’hui. Elles s’opposent ainsi (ensemble, et avec la théorie de l’indétermination absolue) à l’idée qu’il y aurait toujours une seule réponse aux questions juridiques (c’est pourquoi elles estiment que le droit est seulement relativement déterminé). Il reste que toutes les deux prétendent qu’une interprétation donnée peut être considérée comme objectivement « conforme au droit en vigueur », tandis qu’une autre ne le serait pas.

C’est en cela qu’elles s’opposent conjointement à la théorie de l’indétermination absolue du droit, pour laquelle une telle affirmation n’est tout simplement pas possible, dès lors que l’on s’en tient à un point de vue strictement descriptif. Ceux qui défendent cette dernière thèse s’inscrivent dans tradition du réalisme juridique que ce soit dans sa version américaine, scandinave, génoise ou nanterroise. Il ne saurait être question ici de relever les nuances (parfois notables) qui séparent ces différentes versions et il faut se contenter de rappeler qu’elles reposent toutes sur l’idée inverse de celle exposée plus haut : dans une situation donnée, les autorités d’application du droit disposent d’une latitude absolue dans le choix de la solution juridique qu’elles vont adopter, grâce à l’interprétation qu’elles donnent des matériaux juridiques à leur disposition. Cette interprétation est entièrement libre, car les normes juridiques ne sont pas contenues dans les textes : ce sont les interprètes qui les créent en assignant à ces textes une signification donnée, qu’ils sont parfaitement libres de choisir. Aussi ne peuvent-ils être soumis à des normes qu’ils créent eux-mêmes.

Demeure la question de savoir comment départager ces deux grandes thèses. Tout porte à croire qu’une telle controverse devrait pouvoir être vidée (en tant que controverse scientifique) par la confrontation de différentes observations de son objet – le droit. De fait, les auteurs mobilisent souvent des exemples, réels ou imaginaires, pour s’efforcer de démontrer la validité de leurs thèses respectives.

 

1.2. Exemples contre exemples

 

On peut être frappé par la place prise par les exemples dans cette controverse. Les auteurs de chaque « camp » mobilisent leur lot de « cas » supposés démontrer, ou du moins étayer, leurs thèses respectives.

Les exemples utilisés sont assez souvent imaginaires. Ils présentent des cas stylisés, supposés rendre plus convaincante la thèse défendue. À cet égard, l’exemple de Hart sur la règle interdisant « les véhicules » dans le parc fait figure de véritable classique. Elle illustre l’idée défendue par les tenants d’une détermination relative du droit, selon laquelle le mot « véhicule » exprimé dans la règle permet de distinguer les cas d’application « claire », dits « faciles » (une automobile, par exemple) des cas dits « difficiles », qui concernent des événements qui se situent dans la fameuse « zone de pénombre » (les bicyclettes ou les rollers, par exemple).

Mais les réalistes ne sont pas en reste d’exemples fictifs. On pense notamment au cas Regina v. Ojibway (imaginé par deux étudiants de l’Université de Toronto, semble-t-il), très connu des étudiants anglo-saxons, et qui illustre la liberté de la qualification juridique et de l’interprétation des textes par le juge. Par cet arrêt fictif, un Indien était condamné pour avoir abattu son poney à la patte cassée dans le Queen’s Park, en Ontario, sur le fondement d’une Loi interdisant de tuer les petits oiseaux (le Small Birds Act). Le juge estimait en effet que la définition des « oiseaux » donnée par la loi (« un animal à deux pattes recouvert de plumes ») devait conduire à qualifier le poney d’oiseau – et à condamner l’Indien. En effet, le poney était bien doté de deux pattes, puisqu’en ayant quatre, il en avait au moins deux ; et comme son maître avait utilisé un oreiller de plumes en guise de selle, on pouvait sans aucun doute affirmer que le poney était bien couvert de plumes (« covered with feathers »). À l’objection selon laquelle le poney n’était, d’après un expert mandaté par la défense, pas un oiseau, le juge répondait que la question n’était pas de savoir si le poney était réellement un oiseau, mais s’il était un oiseau « au sens de la loi ». Les autres arguments étaient à l’avenant : à la question perfide de la défense, de savoir si le juge aurait continué d’estimer que le poney était un oiseau si l’Indien lui avait retiré l’oreiller de plumes avant de l’abattre, le juge répondait par une question tout aussi perfide : « un oiseau cesse-t-il d’être un oiseau pour la simple raison qu’il a perdu ses plumes ? ».

Bien sûr, les exemples tirés de décisions réelles sont également mobilisés, pour étayer l’une ou l’autre thèse. Les partisans de la thèse de la détermination relative relèvent ainsi des exemples de règles qui illustrent de façon particulièrement éloquente la part d’indétermination et la part de détermination des normes. Timothy Endicott utilise ainsi le cas[13] de la disposition d’une réglementation (réelle cette fois) de l’Ontario (encore une fois) selon laquelle, dans une région donnée, « personne ne doit prendre ou posséder une grenouille-taureau […] à moins que le tibia de celle-ci ne soit supérieur ou égal à 5 cm[14] ». L’indétermination existe bien évidemment, reconnaît l’auteur : par exemple, la question de savoir si une « personne » inclut ou non le cas d’une entreprise ; ou la question de savoir si une grenouille-taureau dont l’un des tibias est supérieur à 5 cm et l’autre inférieur à 5 cm est ou non soumise à l’interdiction formulée par la règle… Mais il insiste aussi sur le fait que si un enfant désigne un hamster comme étant un crapaud, on ne se dit pas seulement qu’il s’agit d’un usage original du mot, mais qu’il a tort – et on le corrige[15]. On pourrait d’ailleurs en dire de même pour la taille du tibia : s’il y a des cas « limites », il existe aussi des cas « clairs » : une grenouille-taureau dont les deux tibias mesurent 2 cm tombera sous le coup de l’interdiction, sans qu’il y ait le moindre doute.

On peut d’ailleurs noter que parmi les exemples les plus communément opposés aux réalistes, on trouve beaucoup de références à des chiffres : des délais, des limitations de vitesse, ou des longueurs de tibias. Cela tient sans doute au fait que le langage des mathématiques est un langage formalisé, c’est-à-dire un langage dans lequel à un signe correspond une seule signification, de sorte qu’il illustre particulièrement bien l’idée selon laquelle il existerait des cas « clairs » : un automobiliste qui conduit à 130 km/h selon toutes les mesures effectuées sur une route sur laquelle la limite de vitesse est fixée à 50 km/h tombe sous le coup de ladite interdiction. Ni les automobilistes, ni les observateurs ne peuvent contester cela.

Du côté réaliste, on relève au contraire des exemples réels dans lesquels les autorités d’application du droit ont donné une interprétation particulièrement contre-intuitive des textes juridiques : pour en rester à la France, on peut bien sûr citer le fameux arrêt Dame Lamotte[16], ou l’usage de l’article 11 de la Constitution par le Général de Gaulle en 1962 pour réviser la Constitution[17]. On cite aussi parfois l’exemple, relevé par Chaïm Perelman, de ces tribunaux anglais qui refusaient de condamner à mort les auteurs de vols excédant 40 shillings, comme la loi le leur imposait pourtant, en estimant que tous les vols dont ils étaient saisis avaient concerné une somme inférieure à 40 shillings, même lorsque ce n’était pas le cas[18]. Ces exemples illustrent le fait que le droit fait parfois l’objet d’applications pour le moins inattendues, selon le sens commun – et même selon le sens commun des juristes : qu’un recours puisse être admis alors qu’il est explicitement exclu par un texte législatif, un portefeuille contenant 50 shillings considéré comme n’en valant que 30, un conducteur innocenté alors qu’il dépassait « clairement » la limite autorisée, un « chasseur » de hamster condamné parce qu’un juge a considéré qu’il s’agissait en fait d’un crapaud-taureau « au sens de la loi ».

Ces exemples existent bien sûr. Mais il est tout aussi évident qu’aucun d’entre eux ne permettra jamais de trancher la controverse qui nous occupe. Tous les juristes du monde sont confrontés à des décisions juridictionnelles (ou autres) qui s’écartent – parfois très franchement – du sens attendu de la règle censée être appliquée. Personne ne le nie. Ce qui change, en revanche, c’est la manière dont ces exemples sont analysés.

Tandis que les réalistes y voient la confirmation du caractère parfaitement indéterminé du droit, les partisans de la thèse de la « détermination relative » estiment que les interprétations contre-intuitives constituent en réalité de fausses interprétations, non conformes aux règles qu’elles prétendent appliquer.

Le problème, qui reste entier, consiste donc à savoir ce que l’on fait de ces cas, si l’on souhaite (encore une fois) en rester à une perspective strictement descriptive : peut-on dire qu’elles sont objectivement fautives (comme le prétend la thèse de la détermination relative), ou non (comme le prétend la thèse de l’indétermination absolue) ?

La querelle semble alors pouvoir être réglée par le recours à la philosophie du langage – puisque la question de la plus ou moins grande détermination des règles paraît devoir être indexée à la plus ou moins grande détermination du langage par lequel elles sont exprimées. Comme on va le voir, il n’en est rien.

 

2. Ni controverse philosophique (sur le langage)

 

Si le droit s’exprime à travers le langage, on peut estimer qu’il sera aussi indéterminé que le langage lui-même. C’est sans doute la raison pour laquelle les arguments tirés de la philosophie du langage sont si fréquents[19] dans le cadre de cette controverse sur l’indétermination du droit.

Il faut reconnaître qu’ils sont parfois un peu décevants[20], en particulier lorsqu’ils font figure d’arguments d’autorité. Les auteurs s’appuient sur des philosophes du langage pour convaincre de la supériorité de leur thèse, mais surtout avec l’espoir de bénéficier de l’aura de l’auteur pris comme référence. Il n’est sans doute pas anodin, à cet égard, de voir Wittgenstein brandi comme un étendard par chaque camp ; et il est significatif de voir le second Wittgenstein très souvent invoqué contre le premier (comme s’il avait atteint un degré supérieur de sa réflexion) ou l’interprétation de Wittgenstein par Saul Kripke rejetée comme erronée (comme si l’erreur d’interprétation de Wittgenstein valait erreur de compréhension du langage lui-même[21]).

Néanmoins, à bien examiner les arguments de fond avancés dans un sens et dans l’autre, il semble que la thèse de la détermination relative du langage doive l’emporter. Les arguments en ce sens me paraissent en définitive plus convaincants que les autres, à tous égards. Toutefois, je voudrais montrer que la thèse de l’indétermination absolue du droit n’a pas besoin d’affirmer que le langage est lui-même absolument indéterminé. De sorte que la thèse de la détermination relative du langage est certes supérieure (1), mais insuffisante (2).

 

2.1. La supériorité de la thèse de la détermination relative du langage

 

Il est évidemment difficile d’affirmer aussi brutalement qu’une approche philosophique est supérieure à une autre – quel que soit le domaine concerné. Si l’on se permet ici une telle affirmation, c’est parce qu’il apparaît, à l’analyse, qu’aucun auteur ne défend réellement la thèse inverse – celle de l’absolue indétermination du langage[22]. Ce n’est ni le cas des philosophes du langage en général (personne, même parmi les plus radicaux des déconstructivistes ou des contextualistes, ne nie l’existence d’accords partiels ou temporaires sur la signification des énoncés), ni le cas des théoriciens du droit qui cherchent à étayer leur affirmation de l’absolue indétermination du droit.

Du reste, a-t-on fait valoir avec quelque raison, si les énoncés normatifs pouvaient toujours recevoir n’importe quelle signification, la science du droit serait dans l’incapacité de produire une quelconque connaissance du droit. En effet, les autorités d’interprétation authentique (qui, d’après les réalistes, produisent le droit) ne peuvent donner leur interprétation des textes qu’elles appliquent que grâce à de nouveaux énoncés. En conséquence, si l’on maintient que de tels énoncés sont également tout à fait indéterminés, non seulement les autorités chargées d’appliquer ces interprétations seraient bien en peine de leur obéir (de sorte que les interprètes authentiques ne produiraient pas plus le droit que le législateur)[23], mais la science du droit serait quant à elle incapable de décrire la signification attribuée à l’énoncé législatif par l’interprète authentique, via l’énoncé interprétatif. Admettre la thèse de l’indétermination absolue du langage conduit donc à reconnaître qu’aucune connaissance du droit n’est possible, puisque l’observateur du droit est alors dans l’incapacité de décrire quoi que ce soit : ni les énoncés législatifs, ni les énoncés interprétatifs produits par les interprètes authentiques[24].

C’est la raison pour laquelle cette thèse n’est en réalité pas défendue par les tenants de la thèse de l’indétermination absolue du droit. Si l’on a pu être porté à croire le contraire, c’est sans doute que les efforts fournis par les réalistes pour lutter contre les thèses formalistes (selon lesquelles les énoncés juridiques comporteraient presque toujours une et une seule signification, et seraient donc porteurs d’une seule norme) ou contre les thèses de la détermination relative (selon lesquelles les énoncés juridiques ne peuvent pas se voir attribuer n’importe quelle signification) ont pu conduire certains d’entre eux à exagérer la portée de l’argument tiré de l’indétermination du langage[25].

Mais il est tout à fait évident que la thèse de l’indétermination absolue du droit n’a pas besoin d’adopter la thèse de l’indétermination absolue du langage et que, symétriquement, la thèse de la détermination relative du langage ne prouve pas la validité de la thèse de la détermination relative du droit. En effet, la thèse de l’indétermination absolue du droit est parfaitement compatible avec une indétermination seulement relative du langage.

 

2.2. L’insuffisance de la thèse de la détermination relative du langage

 

Certes l’indétermination du langage est un élément important de la théorie réaliste. Il faut insister sur le fait que les autorités d’application du droit sont confrontées non à une succession d’expressions ou de concepts plus ou moins prédéfinis (vol, mariage, service public…), mais à des énoncés complexes et articulés, mêlant langage commun et langage juridique, de sorte que l’opération d’interprétation ne consiste pas seulement à fixer les significations successives des expressions qu’ils comprennent, mais la façon dont elles sont agencées les unes aux autres. Ne s’agirait-il que de cela, la marge de manœuvre de ces autorités ne serait sans doute pas infinie. Mais ce n’est pas le cas.

La raison principale en est que les énoncés normatifs ne constituent pas un « donné » pour les autorités d’application du droit. Les tenants de la thèse de la détermination relative du droit raisonnent le plus souvent comme si tel était le cas – d’une façon stylisée, en quelque sorte : étant donné tel énoncé normatif (« les véhicules sont interdits dans le parc »), quelles sont les différentes significations que l’on peut lui attribuer ? Or, dans la réalité, les choses se passent fort différemment : les textes ne sont jamais isolés ni imposés à l’autorité saisie, et le « droit applicable » à une situation est dès lors toujours une construction de sa part. Cela se manifeste de plusieurs façons, qui toutes ouvrent de nouvelles marges de manœuvre aux autorités pour décider dans le sens qui leur convient.

Premièrement, une autorité doit d’abord déterminer les normes qui l’habilitent à agir – en interprétant les dispositions qu’elle estime pertinentes. Il faut bien percevoir ce que cette opération peut ouvrir comme perspectives à une autorité. Elle peut déclarer la demande irrecevable ou se déclarer incompétente (ce qui peut avoir pour effet de mettre définitivement fin à un litige qu’elle préfère ne pas trancher). On peut en prendre pour exemple la décision du Conseil constitutionnel de 1962, par laquelle a été indirectement validé le recours à l’article 11 pour la révision de la Constitution. La déclaration d’incompétence du Conseil pour connaître des lois référendaires a emporté des conséquences strictement identiques (à court terme) qu’une décision de conformité – mais elle a permis aux membres du Conseil de garder une certaine distance avec la manœuvre initiée par De Gaulle.

Deuxièmement, une autorité doit déterminer quels sont les textes applicables au cas qui lui est soumis. Cette opération est bien un choix, entièrement à la discrétion de l’autorité. Cela passe évidemment avant tout par la qualification juridique des faits, laquelle fait une large place au raisonnement par analogie – dont on connaît la souplesse. Mais il convient de remarquer que rien n’interdit d’estimer que plusieurs textes sont pertinents en l’espèce ; et ce seront alors non pas un mais plusieurs ensembles d’énoncés qu’il faudra interpréter. Plus encore, lorsque tel est le cas, c’est l’articulation de ces énoncés à laquelle il s’agit d’attribuer une signification : les textes se complètent-ils ? l’un constitue-t-il le fondement de l’autre ? ou bien se contredisent-ils ? l’un prévoit-il une exception à la règle énoncée par l’autre ? l’un remplace-t-il l’autre ? une lacune apparaît-elle, qui devrait être comblée ? etc. Ces articulations renvoient en réalité à une autre manifestation de la liberté des autorités d’interprétation.

Troisièmement, en effet, ces autorités doivent déterminer le statut des textes qu’elles appliquent. Elles doivent décider qu’il s’agit bien d’un énoncé juridique – c’est-à-dire appartenant à l’ordre juridique concerné – et lui attribuer une place dans la hiérarchie normative. Cette opération, en dépit des apparences, est également libre et peut se révéler décisive sur le sens de la norme produite par l’autorité d’application du droit[26]. De cette décision dépend notamment la question de savoir comment doivent être articulées les normes que des textes différents peuvent porter. Les principes de la lex superior, de la lex posterior ou de la lex specialis pourront être mobilisés, selon le choix opéré, pour résoudre une éventuelle antinomie (résultant de l’interprétation donnée des différents textes). Mais l’autorité peut également, en particulier lorsqu’il s’agit de principes, opérer un balancement entre eux (une opération dont on peine à identifier en quoi elle pourrait être contrainte). Il y a du reste toutes les raisons de trouver dans un ordre juridique un grand nombre d’antinomies : contrairement à une idée répandue, le système juridique n’est ni axiologiquement homogène, ni dépourvu de contradictions, y compris dans les degrés les plus élevés de la hiérarchie des normes. Les textes législatifs, les conventions internationales en vigueur dans l’ordre juridique interne et les textes constitutionnels sont empreints de valeurs diverses et souvent antinomiques. De sorte que c’est par l’interprétation que la « cohérence axiologique » est reconstruite, même si elle reste toujours très imparfaite. Il serait d’ailleurs préférable de parler d’« impression de cohérence » ; et cette impression est produite notamment par le fait que les autorités d’application du droit font en sorte d’interpréter les textes qu’elles sont chargées d’appliquer à la lumière de textes et/ou de principes supérieurs, dont elles s’efforcent en outre de montrer la cohérence supposée – ce qui leur ouvre bien sûr de larges marges de manœuvre, pour justifier les décisions qui leur semblent les plus appropriées. Mais il reste encore une autre manifestation de cette liberté des autorités d’application du droit.

Il convient en effet, en quatrième lieu, de souligner (plus classiquement) que, de façon générale, toute interprétation d’un énoncé donné repose d’abord sur le choix des techniques d’interprétation qui vont être mobilisées. Il a souvent été signalé qu’opter pour une interprétation littérale plutôt que systémique ou téléologique conduit à préférer une interprétation à une autre, et donc à produire une norme plutôt qu’une autre. Or, le choix entre ces techniques d’interprétation est un choix que rien ne contraint. De la même façon, aucun texte juridique n’étant interprété isolément, les autorités d’application d’un tel texte le confrontent nécessairement à des textes ou des principes supérieurs qui lui servent à justifier l’interprétation qu’elles s’apprêtent à en donner, mais qu’il leur faut d’abord interpréter. Plus encore, les autorités d’application du droit font appel à ce que Riccardo Guastini nomme des « doctrines juridiques » (telles que la séparation des pouvoirs, l’État de droit, la sécurité juridique, la démocratie, la dignité de la personne, l’autonomie de la volonté, etc.) qui ne correspondent pas nécessairement à des normes juridiques ni même à des principes très définis, mais qui structurent concrètement et justifient les choix interprétatifs opérés par ces autorités. Les significations potentielles de l’énoncé principal sont dès lors démultipliées en raison du choix, par l’interprète, des techniques interprétatives et des principes ou textes fondant l’interprétation de celui-ci.

Bref, la sélection des matériaux à interpréter, la détermination de leur statut, la combinaison privilégiée entre ces différents matériaux, le choix des techniques interprétatives et des doctrines juridiques qui fondent les règles particulières, tout cela s’ajoutant à l’indétermination du langage dans lequel les énoncés sont exprimés, ouvrent une marge de manœuvre potentiellement infinie aux autorités d’application du droit[27], de sorte qu’affirmer qu’un cas est « clair » n’est jamais qu’une manière de justifier une certaine interprétation de la règle (usage commun des mots, approbation d’une jurisprudence passée, etc.) : pour l’affirmer, comme cela a été maintes fois expliqué, il faut déjà avoir interprété et la règle, et le cas.

La thèse de l’indétermination absolue du droit signifie très précisément ceci qu’une autorité d’application du droit, saisie d’une question quelconque, est parfaitement libre de prendre la décision qu’elle souhaite, et qu’elle dispose toujours de suffisamment de ressources argumentatives pour produire une justification de cette décision qui soit fondée sur les matériaux juridiques de l’ordre juridique auquel elle appartient. Comme le fait remarquer Mark Tushnet[28], une solution juridique considérée comme incontestable par tous les juristes à un moment t (le droit et donc les « règles applicables » apparaissent alors comme « imposant » une solution donnée à une question juridique donnée) est toujours susceptible d’être renversée par la mobilisation d’un argument juridique (fondé sur ce que Tushnet appelle une « règle d’arrière-plan ») auquel personne n’avait pensé, mais qui surgit tout à coup, en général sous l’impulsion d’un avocat cherchant à défendre les intérêts de son client. De sorte qu’à l’instant t +1, sans qu’aucun matériau juridique n’ait été ajouté ou retiré à l’ordre juridique, la solution adoptée est différente, voire contraire à celle que l’on estimait seule envisageable à l’instant t. C’est pourquoi le droit peut être considéré comme profondément indéterminé.

À dire vrai, les arguments avancés par les réalistes me paraissent parfaitement convaincants. Pour autant, je reconnais volontiers qu’ils puissent ne pas convaincre, de la même façon que je ne suis pas convaincu par les arguments avancés par les tenants de la thèse de la détermination relative. Autrement dit, lorsqu’elle est formulée ainsi, en termes de vérité ou de fausseté (le droit est-il ou non absolument indéterminé ?), la question me paraît relativement indécidable.

Cela tient au fait (déjà mentionné plus haut) qu’aucun événement survenant dans le monde du droit (une loi, une décision, une motivation, etc.) ne sera jamais susceptible d’apporter une quelconque preuve de la supériorité d’une des thèses en présence sur l’autre. Encore une fois, tous les juristes peuvent bien constater l’existence de décisions surprenantes, de justifications inattendues, d’argumentations plus ou moins convaincantes et même parfois un peu bancales. Les tenants de la thèse de l’indétermination absolue analyseront ces cas comme une illustration du fait que les autorités d’application du droit sont libres d’appliquer les normes de leur choix, tandis que leurs adversaires y verront au contraire une transgression du droit, du moins lorsque ladite interprétation s’éloignera trop du « cadre de significations » qu’ils estiment objectivement acceptable. Ce n’est donc pas l’observation des phénomènes juridiques qui diffère (ce que l’on observe) mais plutôt la façon dont on aborde ces phénomènes (ce que l’on s’autorise à en dire).

On le voit, le problème à résoudre n’est ainsi ni une question de pure observation des phénomènes juridiques, ni un problème relatif aux propriétés du langage : il s’agit plus simplement d’une question de méthodologie, c’est-à-dire une question relative à la façon dont l’on souhaite aborder le droit, en tant qu’objet d’étude.

 

3. Une question de méthodologie : les mérites de la thèse de l’indétermination absolue du droit

 

Évidemment, la question méthodologique n’est la seule pertinente que du moment où l’on souhaite s’en tenir à une stricte description du droit (d’autres critères devraient sans doute être retenus s’il s’agissait d’élaborer une théorie normative sur le droit). Mais si on l’envisage comme telle, c’est-à-dire comme une querelle relative à la meilleure manière d’approcher le droit, alors le critère permettant de jauger les mérites respectifs des deux thèses en présence se déplace : il ne s’agit plus de savoir laquelle des thèses est la plus exacte (la plus « vraie »), mais plus simplement d’évaluer celle qui est la plus utile, ou la plus efficace, au regard de cette ambition scientifique.

Or, dans cette perspective, la thèse dite « réaliste », de l’indétermination absolue du droit, me paraît éviter quelques inconvénients de la thèse adverse, et présenter quelques avantages sur elle.

 

3.1. Les inconvénients méthodologiques évités

 

Si l’on adopte la thèse de la détermination relative du droit, on est nécessairement conduit à identifier le cadre de significations possibles des énoncés juridiques. Il convient de souligner que l’identification de ce cadre est essentielle aussi bien dans la version hartienne que dans la version kelsénienne de cette thèse. Kelsen l’a seulement exprimé de façon beaucoup plus nette que Hart, puisque l’une des tâches qu’il assigne à la science du droit consiste précisément à identifier ce cadre de significations possibles[29]. Mais cette identification est en réalité tout aussi indispensable à Hart, s’il entend pouvoir distinguer les cas « faciles » des cas « difficiles » : déterminer qu’un cas concret entre (ou n’entre clairement pas) dans le champ d’application d’une règle (cas dits « faciles »), ou au contraire qu’il est douteux (cas dits « difficiles »), consiste précisément à déterminer la classe des cas qui tombent sous le coup de cette règle – c’est-à-dire à déterminer le cadre des significations possibles de la règle[30].

La position de Hart paraît donc a priori moins étayée, moins consistante et finalement plus intuitive que celle de Kelsen. Cela est sans doute vrai, mais elle évite cependant l’un des principaux écueils de la thèse kelsénienne : l’idée qu’il appartiendrait à la science du droit de déterminer l’ensemble des significations possibles de chaque énoncé juridique dont elle aurait à s’occuper dénote en effet une ambition un peu excessive. Selon les réalistes, une telle tâche est tout simplement impossible à accomplir ; tout au moins convient-il de reconnaître qu’il s’agirait-là d’un travail colossal, du fait de toutes les combinaisons possibles entre les textes et les principes de l’ordre juridique considéré, de la latitude dans la qualification juridique des faits, etc.

L’effort ne serait pas inutile, néanmoins, si l’on parvenait à percevoir clairement l’utilité d’une telle élucidation. Or, elle paraît pour l’essentiel assez vaine. D’un côté en effet, il est probable que la plus grande partie des « significations possibles » de la règle ne sera jamais exploitée, et restera à l’état d’hypothèse farfelue[31]. De l’autre, il n’est pas absurde d’imaginer que le juge puisse à l’occasion se montrer plus ingénieux que le « scientifique », et parvienne à « découvrir » une signification de la règle à laquelle aucun analyste n’avait pensé, mais qui paraisse à tous, a posteriori, parfaitement acceptable[32]. À quoi aurait alors servi la détermination du cadre des significations « possibles » ?

À cet égard, la position de Hart est plus pragmatique, puisqu’il ne considère la question de la signification de la règle qu’au moment où le cas se présente. Mais elle est aussi plus suspecte : on ne pourra empêcher de soupçonner que le « cadre des significations possibles » aura été pensé afin de justifier ou de critiquer l’interprétation concrète, rendue à l’occasion du cas considéré.

En réalité, la thèse de la détermination relative du droit semble être fondée sur le refus presque viscéral de présenter les autorités d’application du droit, et en particulier les juges, comme libres de toute entrave[33], et par le désir symétrique de pouvoir donner une critique « objective », « impartiale » des décisions qu’ils rendent. Il est certes difficile de renoncer à ce jeu de l’approbation ou de la réprobation « experte » des décisions juridictionnelles – qui est aussi ancien que constant dans l’activité doctrinale.

Il me semble pourtant que ce jeu s’avère particulièrement coûteux. Il pose en réalité deux séries de problèmes, que la théorie réaliste, de son côté, évite.

Le premier type de problèmes, concerne les acrobaties théoriques que nécessite la prise en compte des interprétations dont on estime qu’elles sortent du cadre des significations possibles d’une règle – mais qui continuent pourtant d’être appliquées « comme du droit » par les autorités compétentes : comme l’arrêt Dame Lamotte ou le référendum de 1962. Le paradoxe que constitue ce genre de cas n’est pas si facile à résoudre, d’un point de vue théorique. La plupart du temps du reste, la doctrine ignore ou feint d’ignorer le problème. Pourtant, l’affirmation que des règles juridiques restent en vigueur alors même qu’elles sont contraires au droit devrait faire l’objet de quelques éclaircissements. Cela suppose semble-t-il de distinguer entre un droit réel (celui appliqué) et un droit idéal (qui a été violé). Mais cette distinction n’est le plus souvent ni exposée ni justifiée – comme si elle allait de soi. Si l’on veut être conséquent, on est donc conduit à certaines contorsions théoriques. C’est le cas des théoriciens du droit normativistes, dans la lignée de Kelsen.

Pour ce dernier, par exemple, l’existence de lois contraires à la Constitution et pourtant valides (en raison de l’absence d’une juridiction capable de les annuler) devait conduire à estimer que la Constitution admettait la production par le Parlement de lois aussi bien conformes que contraires à ses propres dispositions (il s’agit de la fameuse thèse des « dispositions alternatives[34] »). Une autre possibilité consiste à prétendre que lorsqu’une norme non conforme au droit a été produite et perdure, en particulier lorsqu’il s’agit d’une norme constitutionnelle[35], on a assisté à une révolution juridique silencieuse et invisible au commun des mortels, mais identifiable par les juristes savants.

Est-il besoin de préciser qu’aucune de ces thèses ne me semble convaincante ? En réalité, elles me paraissent surtout parfaitement évitables : si l’on renonce à exprimer sur une interprétation authentique un jugement de conformité ou de non-conformité, si l’on part du principe que toutes les interprétations sont également « valables » du point de vue de l’ordre juridique considéré, puisqu’elles ne sont pas annulées, on fait l’économie de ces constructions théoriques aussi curieuses que fragiles. Or, éviter de telles acrobaties théoriques constitue un gain considérable pour la robustesse de la théorie du droit proposée.

D’un point de vue strictement pragmatique, du reste, ces contorsions sont également pour le moins superflues. La thèse de la détermination relative repose en effet sur l’idée que de nombreuses interprétations d’un même texte juridique sont envisageables, et elle ne se sépare de la thèse réaliste que parce qu’elle soutient qu’il est possible de tracer une frontière objective entre les interprétations acceptables du point de vue de l’ordre juridique et celles qui ne le sont pas. Or, de deux choses l’une : soit on admet que ladite frontière est « lointaine », c’est-à-dire que seules les interprétations véritablement absurdes ou contradictoires, qui provoquent un consensus contre elles, doivent être écartées ; soit on adopte une position plus restrictive, en estimant que certaines interprétations, quoique défendues par certains juristes (grâce à des arguments juridiques que l’on estime simplement peu convaincants), sont néanmoins objectivement contraires au droit. Dans le premier cas, qui paraît la position la plus solide scientifiquement, il est probable que l’on se retrouve face à une quantité tout à fait négligeable de décisions « à écarter ». Croire le contraire, c’est sous-estimer les ressources de l’imagination argumentative des juristes : il est difficile de trouver des exemples de décisions qui ne puissent être savamment défendues en en appelant à la somme (immense) des matériaux juridiques que l’ordre juridique met à la disposition des acteurs. Et l’on peine même à imaginer un exemple fictif de décision à laquelle on ne pourrait trouver aucun fondement juridique de quelque sorte que ce soit. La seconde hypothèse est plus problématique : si une autorité a rendu une décision, fondée sur une motivation juridique et qui par ailleurs trouve le soutien d’auteurs de doctrine, qui eux-mêmes développent ou enrichissent l’argumentation à l’appui de cette décision, il semble bien délicat d’estimer qu’elle est pourtant « objectivement » contraire au droit. Cela revient en effet nécessairement à faire prévaloir certaines considérations sur d’autres, certains types d’arguments sur d’autres (par exemple : la grammaire sur l’intention du législateur, les fins poursuivies sur la logique déductive, ou vice versa) – ce qui ne peut être accompli sans évaluation.

La position réaliste est plus simple. Si on ne la caricature pas, elle consiste à admettre que certaines décisions paraissent mieux justifiées que d’autres, plus convaincantes que d’autres, et même que certaines puissent sembler parfaitement surprenantes, à tous égards[36] ; à insister sur le fait qu’il est impossible de tracer une frontière objective entre les bonnes et les mauvaises interprétations, entre celles qui sont acceptables et celles qui ne le sont pas. Il s’agit plutôt d’un continuum – et c’est pourquoi il est beaucoup plus simple de postuler (car il s’agit d’un postulat plutôt que d’une observation), comme le font les réalistes, que toutes les interprétations sont également valables, du point de vue de l’ordre juridique. Cela ne signifie nullement une approbation des décisions en cause, contrairement à ce qui est parfois suggéré (car ce qui est « juridique » n’est pas nécessairement « légitime », dans la position positiviste qui préside à cette thèse) ; il s’agit plus simplement de définir comme étant « du droit » (susceptible d’observation et de description) toutes les décisions insusceptibles d’être annulées dans l’ordre juridique considéré, quelle que soit la pertinence des arguments apportés à leur appui. Nulle contorsion théorique n’est alors nécessaire pour rendre compte des hypothèses dans lesquelles une décision continue de s’appliquer alors qu’elle est prétendument « non conforme » au droit en vigueur, car la réponse apportée à ce problème est très simple : de telles décisions n’existent pas.

Le second type de problèmes (non sans lien avec le premier) concerne la prétention à établir objectivement un « cadre » des interprétations possibles. L’expression n’est pas très claire, en particulier quant à ce que peut signifier l’adjectif « possibles ». S’agit-il d’une analyse purement linguistique des termes de la règle, qui devrait permettre d’identifier ce cadre ? Ou bien doit-on prendre en considération le raisonnement qui permet de passer de la règle à son application – et notamment la validité des inférences logiques ? Est-il pertinent d’ajouter à ces éléments syntaxiques, sémantiques et logiques des considérations tirées des méthodes d’interprétation (téléologique ou systémique) ou des types d’arguments communément acceptés des juristes (par analogie, a contrario, etc.), voire des grandes doctrines qui structurent l’ordre juridique (telles la démocratie, la séparation des pouvoirs, la sécurité juridique, l’ordre public, l’égalité devant la loi, etc.) ? Doit-on bannir toute référence aux précédents ou à l’équité ou bien les prendre en compte dans la détermination de ce cadre ?

La question des possibilités ouvertes par « le droit » pour sa propre application est, on le voit, particulièrement complexe. Privilégier certaines considérations sur d’autres, comme semblent le proposer les tenants de la thèse de la détermination relative du droit, c’est en réalité prendre position sur ce que le droit devrait être[37]. En général, l’accent est mis par les auteurs sur les règles syntaxiques et sémantiques ainsi que sur les règles logiques pour la détermination de ce cadre. Mais il est évident que, ce faisant, ils promeuvent une conception du droit comme discours ordonné et logique, comme système logico-déductif – qui est lié notamment à l’idéal de sécurité juridique. Or, si l’on prétend seulement décrire le droit et non dire ce qu’il devrait être, il n’y a aucune raison pour privilégier cette dimension des systèmes juridiques, au détriment d’autres (comme l’équité ou le « bon sens », par exemple)[38].

Une théorie réaliste est beaucoup moins coûteuse de ce point de vue, puisqu’elle n’a pas à prendre position sur ce que devrait être le droit : il ne s’agit que de décrire ce que font certaines autorités – en l’occurrence, la façon dont elles attribuent effectivement certaines significations à certains énoncés. Peu importe à cet égard si les règles grammaticales ou logiques ne sont pas respectées : si elles ont été transgressées[39], il s’agira précisément d’expliquer comment, et éventuellement pourquoi.

Voyons maintenant quels avantages méthodologiques on peut attendre d’une telle approche – qui préfère donc envisager le droit comme étant absolument indéterminé.

 

3.2. Les avantages méthodologiques attendus

 

La thèse de l’indétermination absolue du droit fait en général l’objet de deux types de critiques : le premier est d’ordre politique, le second est strictement méthodologique. Du premier point de vue, on reproche aux réalistes de légitimer le pouvoir discrétionnaire (voire arbitraire) des juges – seuls à être considérés comme produisant du droit, de façon absolument libre. Dès lors, si une telle thèse se répandait, les juges se sentiraient autorisés à exercer leur mission de façon tout à fait débridée, mettant fin à tout judicial restraint, et laissant libre cours à la promotion de leurs propres valeurs. Du second point de vue, il est reproché à la thèse réaliste de négliger l’analyse du langage juridique : en estimant que toutes les interprétations se valent, en refusant d’analyser ce que veulent dire les énoncés juridiques avant qu’une autorité d’interprétation de cet énoncé se prononce, ces thèses négligeraient ce qui fait la spécificité du droit, à savoir l’utilisation du langage pour orienter les comportements humains.

Une mise au point est nécessaire, sur ces deux questions, afin de mettre en évidence les avantages que présente la thèse de l’indétermination absolue du droit.

La critique de type politique adressée aux réalistes, tout d’abord, n’emporte pas la conviction. Elle comporte un double aspect : d’un côté, on accuse les réalistes de surestimer l’importance politique des juges ; de l’autre, de légitimer leur pouvoir. En réalité, la surévaluation du rôle des juges n’est pas une fatalité – même si elle a caractérisé certains courants réalistes américains : Michel Troper, par exemple, a toujours insisté (avec raison), sur le fait que les interprètes « authentiques » qui créent les normes qu’ils appliquent ne sont pas seulement les juges suprêmes (type Conseil constitutionnel, Conseil d’État ou Cour de cassation), mais toutes les autorités dont les décisions sont insusceptibles d’être contestées par une autre autorité (comme c’est le cas, pour certaines décisions, du Parlement ou du Président de la République, par exemple). Quant au reproche de légitimation du pouvoir des juges, il n’est pas convaincant. Il ne s’agit pas de nier que cet effet puisse être produit par la thèse de l’indétermination absolue du droit : il est bien possible qu’un juge qui se convaincrait de la pertinence de cette thèse puisse se sentir moins lié que d’autres par ce qu’il perçoit comme la volonté du législateur – encore que les juges soient souvent tout à fait conscients de la liberté dont ils jouissent. Mais le reproche symétrique pourrait être adressé aux thèses de la détermination (relative ou absolue) du droit : en professant que les juges sont liés, on contribue à masquer le pouvoir dont ils jouissent en réalité[40] – et par conséquent on le renforce, en contribuant à maintenir les illusions que le système juridique produit. À vrai dire, n’importe quelle thèse portant sur le comportement humain (et au-delà) est susceptible d’emporter des conséquences – plus ou moins désirables – sur ce comportement. Mais ces effets sont souvent contradictoires, non linéaires, et surtout, imprévisibles. C’est pourquoi, de manière générale, les effets politiques induits par telle ou telle position ne sauraient constituer de solides objections : il est préférable de s’en tenir au contenu des thèses que l’on entend réfuter.

La critique méthodologique est plus sérieuse, et plus intéressante. Peut-être certains courants de la théorie réaliste, en particulier aux États-Unis, ont-ils eu tendance à négliger le langage dans l’analyse de l’activité des autorités d’application du droit. Ces courants ont privilégié d’autres facteurs explicatifs du comportement des autorités d’application du droit (et particulièrement les juges) : les facteurs sociaux, économiques, psychologiques ou idéologiques ont ainsi été largement mobilisés pour rendre compte du comportement des cours – en témoignent les nombreux courants de la théorie du droit américaine (tous issus de la théorie réaliste), qui, des Critical legal studies aux gender studies, en passant par Law and Economics ou la Critical Race Theory, ont entrepris une vaste critique du formalisme dont le droit s’efforce de se parer. Ces courants ont en effet pu, quoique de façon très inégale, négliger l’analyse du langage juridique. La fameuse idée, attribuée à Jerome Frank, selon laquelle les décisions de justice seraient déterminées par ce que le juge a mangé pour son petit-déjeuner, serait à cet égard révélatrice des travers de la théorie réaliste : ses tenants seraient conduits à analyser le droit à travers des facteurs si étrangers à celui-ci qu’ils finiraient par rater l’essentiel, de sorte que la science du droit ainsi construite finirait par perdre toute spécificité.

Il s’agit là d’une critique importante et sérieuse, même si elle ne peut pas être adressée en bloc à toutes les théories réalistes mentionnées ci-dessus, mais seulement à certaines de ses versions. C’est que l’évacuation de l’analyse du langage n’est absolument pas le résultat nécessaire de l’adhésion à la thèse de l’indétermination absolue du droit : considérer que les énoncés ne sont pas dotés d’une signification déterminée a priori ne signifie pas que l’on doive renoncer à décrire les significations que les autorités s’efforcent de donner aux énoncés juridiques. Il est simplement alors procédé à un renversement de perspective sur le langage juridique : il n’est plus envisagé comme une contrainte, un cadre, un étalon à l’aune duquel mesurer la validité des interprétations, mais comme une ressource pour les autorités pour justifier la production d’autres énoncés. Ce que l’on décrira, ce n’est donc pas un ensemble figé de significations potentielles (à déterminer a priori), mais un processus de construction de significations – un processus que l’on s’efforcera de reconstruire, a posteriori. La question n’est alors plus : que veut (vraiment, objectivement) dire la loi ? Mais, quelle signification la cour de cassation s’est-elle efforcée de donner à la loi ? Pourquoi a-t-elle privilégié cette signification ? Quels arguments a-t-elle effectivement mobilisés, et pourquoi ceux-là et non d’autres ? Le droit se présente alors comme un jeu de langage entre plusieurs autorités. Il est donc parfaitement possible de réintégrer le langage juridique dans l’analyse, sans pour autant verser dans une quelconque évaluation. Celle-ci n’est pas nécessaire, dès lors que l’analyse se contente d’être rétrospective – qu’elle ne dit jamais ce que les autorités doivent faire, mais se borne à décrire ce qu’elles font effectivement.

Une telle approche a donc le mérite de substituer à une analyse en termes de conformité et de non-conformité une analyse en termes de causalité (puisqu’elle pose la question du « comment » de la fabrication du droit), sans pour autant perdre son caractère spécifique – dans la mesure où elle porte l’attention sur les usages des énoncés juridiques.

Ces arguments, encore une fois, n’invalident pas la thèse de la détermination relative, pour la simple et bonne raison que (comme du reste celle de l’indétermination absolue) elle ne peut être réfutée – ni sur la base de l’observation, ni par le recours à la philosophie du langage. Et si l’on s’aventure ici à plaider pour la supériorité de la thèse réaliste, c’est seulement en tant qu’elle appartient à un programme méthodologique plus vaste, dont elle est solidaire – et qui propose une approche à la fois descriptive, spécifique et causale du droit. C’est alors qu’elle parvient à éviter de nombreux écueils sur lesquels me semble buter la thèse de la détermination relative : elle échappe à toute forme d’évaluation, ne présuppose rien sur ce que devrait être le droit, propose une lecture du droit qui prend en compte sa dimension discursive, mais de façon rétrospective.

Pour autant, il faut se garder de tout impérialisme méthodologique : d’autres projets quant à la façon dont le droit doit être approché peuvent parfaitement se fonder sur des hypothèses différentes, quant à la question de la détermination du droit. L’œuvre de Dworkin (quoique l’on puisse penser de ses diverses conclusions) montre combien peut être fructueux le recours à la thèse de la détermination absolue, si l’on part de présupposés tout à fait inverses à ceux que je viens d’énoncer – et il en va de même, bien sûr, pour la thèse de la détermination relative, avec des auteurs aussi essentiels que Hart ou Kelsen.

Il est donc vain, me semble-t-il, de continuer d’envisager ces diverses positions sur la plus ou moins grande détermination du droit comme si elles s’opposaient sur la véritable nature du droit et/ou de l’interprétation[41]. Ce qui reste en discussion, en revanche, ce sont les programmes méthodologiques auxquels ces thèses sont adossées, et notamment leur cohérence interne. Ainsi, ce qui a été ici suggéré, c’est par exemple qu’il est difficile d’affirmer en même temps que le droit est déterminé (même relativement) et que l’on s’en tient à une démarche strictement descriptive du droit. Il me semble que c’est à propos de ce type d’arguments que la discussion peut et doit continuer.

 

Arnaud Le Pillouer

Professeur à l’Université Paris-Nanterre.

 

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