M. Fabre-Magnan, L’institution de la liberté (PUF, 2018)

Gabrielle Radica

Recension de M. Fabre-Magnan, L’institution de la liberté, Paris, PUF, 2018

Pour citer cet article : G. Radica, « M. Fabre-Magnan, L’institution de la liberté, Paris, PUF, 2018 », Droit & Philosophie, « Recensions », mis en ligne le 14 juin 2019 [http://www.droitphilosophie.com/bookReviews/read/m-fabre-magnan-l-institution-de-la-liberte-paris-puf-2018-5].

 

L

 e droit nuit-il à la liberté, et peut-il la menacer ? Telle n’est pas sa vocation dans un système libéral, mais tel peut être son effet. On rencontre aisément un consensus aujourd’hui sur ce point, ainsi que sur une double exigence concernant la liberté : exigence égalitaire (il faut que tous aient accès à la même liberté) et maximaliste (autant viser la plus grande possible), et enfin, sur le fait que le droit doit user de moyens contraignants voire coercitifs, y compris pour promouvoir la liberté. Mais une fois énoncées ces affirmations très générales, il faut s’engager dans des définitions plus précises, et les conflits d’interprétation surgissent immédiatement sur le sens à donner à la liberté, sur le rôle du droit à son égard et, plus largement, sur le domaine et les moyens d’action pertinents du droit. Liberté sans le droit, hors du droit, dans les silences du droit, ou liberté par le droit ? Le débat est ancien, mais la situation politique, juridique (et jurisprudentielle) et philosophique dans laquelle il se pose actuellement présente quelques traits singuliers.

La liberté peut-elle naître de la seule combinaison des consentements, et ne peut-elle s’étendre que si la loi et la contrainte juridique reculent toujours plus devant ceux-ci ? De nos jours, sous l’influence convergente de divers facteurs, évolutions historiques, modèles et acteurs juridiques, une conception se déploie qui finit par dominer les usages juridiques en France, et plus largement en Europe : celle-ci considère la liberté individuelle comme une série de droits subjectifs qu’il reviendrait au juge de rendre effectifs. Parfois est invoqué un unique principe général d’autonomie personnelle pour la réalisation duquel chacun, parce qu’il y a droit, peut exiger tels ou tels effets, actions, efforts, protections de la part des gardiens du droit. Pour séduisante qu’elle paraisse, puisqu’elle repose sur l’idée que chacun a le droit de vivre sa vie comme il l’entend, cette position est fondée sur différents oublis et confusions, qui amènent toutes sortes de conséquences paradoxales, voire contre-productives. C’est à en exposer la genèse, le contenu théorique et les moyens de diffusion juridique, et c’est à la réfuter et à lui opposer une conception alternative plus prometteuse que s’emploie Muriel Fabre-Magnan dans L’institution de la liberté. Contre l’idée que le droit doit se contenter de consacrer les volontés individuelles et réguler leurs interactions, elle affirme que la liberté n’est pas un donné naturel, mais le résultat d’une institution dans laquelle le droit a une fonction décisive à exercer. Diverses voix s’unissent pour présenter le droit comme un appareil de domination, un pouvoir excessif (libertariens, bourdieusiens, foucaldiens[1]), mais elles pourraient faire oublier le rôle protecteur du droit, en particulier la notion d’État de droit qui consiste justement à opposer le droit à l’emprise de l’État. « Le consentement et le contrat ne suffisent en réalité pas à garantir la liberté, et ils en sont même parfois les fossoyeurs ; à l’inverse, l’interdit ou la dignité n’en sont pas toujours les ennemis » (p. 16[2]). La situation est aujourd’hui singulière parce que le système judiciaire et juridique lui-même (la Cour européenne des droits de l’homme en particulier et sa jurisprudence, mais aussi les juridictions nationales) relayent cette philosophie particulière de la liberté.

Juriste, professeure de droit, auteure de manuels de droit et d’un essai dirigé contre la banalisation de la gestation pour autrui[3], Muriel Fabre-Magnan intervient dans un état du débat afin d’en modifier les termes conceptuels et juridiques : cette conception négative et subjective de la liberté qui soutient certaines pratiques juridiques, lesquelles la confirment en retour, peut passer désormais pour l’unique définition légitime de la liberté et il semble urgent de rappeler d’un côté aux juristes qu’il existe d’autres conceptions plausibles de la liberté, de l’autre aux philosophes qu’ils emploient parfois inconsidérément certains termes dont la portée juridique leur échappe, comme le droit, le contrat, le consentement.

À partir de l’observation de la législation et de la jurisprudence, de diverses revendications et comportements nouveaux, l’auteure remonte à ce que signifie pour la notion de liberté (chap. 1 : « La généalogie de la liberté ») et pour le droit, que de conférer une place toujours plus grande, et une signification toujours plus contraignante, parce que contractuelle, au consentement (chap. 2 : « Les leurres du tout-consentement ») : loin de s’en trouver augmentée, la liberté risque par là de diminuer, notamment parce que cette source formelle et subjective du droit qu’est le consentement ne prémunit pas contre l’exploitation, l’esclavage, ni contre la renonciation de certains à leurs droits fondamentaux. Bien au contraire, la liberté-consentement est le moyen de légitimer ces situations par différents contrats dans lesquels l’individu cède volontairement l’usage libre de sa volonté (chap. 3 : « Le retournement de la liberté »). Pour ce qui concerne la liberté, deux mouvements en particulier ont été des sources de confusion : le mouvement englobant qui a récemment consisté chez les juristes à invoquer une liberté en général, i. e. un principe d’autonomie unique, mais vague, et à abandonner la manière antérieure de procéder par invocation détaillée des libertés précises que le droit avait à charge de protéger ; ensuite, la confusion conceptuelle qui a consisté à faire basculer le traitement de la liberté dans le registre des droits, à traduire la première dans les termes hétérogènes des seconds, et donc à considérer une faculté d’agir ou de ne pas agir (la liberté) à travers le prisme de la dette, du dû, de ce « dont on peut poursuivre l’exécution forcée devant les tribunaux en cas d’inexécution par le débiteur » (p. 56).

En cherchant à qui profite le discours du tout-consentement et qui il dessert, Muriel Fabre-Magnan passe de l’analyse et de la réfutation d’une conception théorique à la dénonciation d’une idéologie contestable fondée sur l’occultation des intérêts qu’elle protège et de ceux qu’elle exploite, sur l’oubli et le déni des inégalités dont elle tire profit. Or, une idéologie se développe aussi en transformant à son tour la position de ses adversaires en idéologie. En l’occurrence, les tenants d’une position comme celle de Muriel Fabre-Magnan, qui souhaitent rendre au droit la capacité d’interdire, de fixer des limites, de décider substantiellement quels comportements sont souhaitables et a fortiori quels comportements ne sont pas souhaitables dans la cité, essuient différentes accusations : paternalisme, intrusion autoritaire dans les mœurs et la vie privée, dogmatisme moral et affirmation rigide de certaines valeurs comme la dignité susceptibles de bafouer la neutralité libérale.

Contre ces objections, l’auteure s’emploie à rendre sa légitimité à la dimension prohibitive du droit : non seulement ceux qui la refusent sont incapables d’enrayer le sur-déploiement – tout autant paternaliste – d’une série d’interdits et limitations divers issus du système juridique et politique, qui accompagnent les efforts pour répondre à ces multiples revendications individuelles ; mais encore, ils ne comprennent pas que, loin d’être opposé à la liberté, l’interdit en est la condition (chap. 4 : « Liberté et interdit »). Ensuite, elle affirme que « qualifier de paternaliste toute préoccupation protectrice sert en réalité souvent à justifier une indifférence grandissante au sort d’autrui. » (p. 184). « En magnifiant dans tous les domaines le consentement au nom de la liberté, on donne finalement à voir et à vivre une société où les pauvres sont au service des riches, les faibles au service des puissants », et « la fiction du consentement parfaitement libre et éclairé sert ainsi en réalité à nier les rapports de pouvoir et de domination » (p. 128).

Enfin, l’auteure revient sur une mauvaise façon de penser le problème de la dignité : il faut renoncer à opposer les prétendus tenants libéraux de la liberté aux prétendus tenants autoritaires de la dignité ; et il faut tout autant renoncer à trancher le faux débat – par exemple dans l’affaire du lancer de nain, ou dans les questions relatives à l’euthanasie –, entre tenants de la dignité du consentement individuel et tenants de la dignité humaine, dialectique sans issue qui écartèle la dignité en branches divergentes impossibles à réunir. (Respecter la dignité de M. Wackenheim consiste-t-il à le laisser choisir sa profession ou à lui interdire d’être utilisé comme projectile ? Respecte-t-on mieux la dignité d’un grand malade en accédant à son souhait de mourir, ou en préservant sa vie envers et contre tout ?). C’est un faux procès et un faux débat (« Dignité c. Liberté : un faux procès », titre ainsi le chapitre 5). La question est plutôt de savoir si les juristes qui ont fait de la dignité un emploi inflationniste, et ont fini par formuler une sorte de « droit à la dignité » mal entendu, ne l’ont pas fait déchoir au moment même où ils prétendaient la mettre en valeur. En effet, dès lors que la dignité devient l’objet d’un droit parmi d’autres, et non plus la valeur fondamentale et principielle qui soutient et fonde tous les autres droits et notamment les droits de l’homme (p. 300), elle peut entrer en transaction, se mesurer, s’échanger contre d’autres droits ou revendications, et perd son caractère absolu.

C’est donc aux tenants de la conception subjective du droit que s’adresse ce livre. Un travail de clarification sur la nature et le statut du droit montre que le droit ne peut ni « renoncer à un contrôle des actes », ni « admettre que toutes les infractions soient effacées en cas de consentement » (p. 164-165). Quelque chose échappe aux particuliers dans le droit qui « se trouvera dissous si son application est soumise à l’approbation – et donc subordonnée à la volonté – de ses destinataires » (p. 165).

Prenant appui sur Alain Supiot et sur Pierre Legendre dans le dernier chapitre (chap. 6 : « Faire face au manque »), Muriel Fabre-Magnan rappelle la part inévitable de contrainte et de limite objective que comprend toute institution, y compris l’institution de la liberté. Ce n’est pas la dimension dogmatique du fondement du droit en tant que telle qui l’intéresse chez Legendre[4], ni le caractère formel qu’il présente chez Kelsen, même si l’un et l’autre auteurs l’aident à rappeler que le droit a besoin d’un fondement auquel « l’auto-fondation » des sujets ne peut se substituer. Elle affirme bien plus nettement que Legendre, que seule l’institution de la liberté vaut, et non pas toute institution en tant que telle : « le juriste ne peut pas se désintéresser de ce à quoi conduit la logique structurale des montages de discours » (p. 314)[5]. Si M. Fabre-Magnan assume son refus du formalisme juridique, du minimalisme moral et d’un libertarianisme prétendument neutre, ce n’est pas pour le mettre au service de n’importe quelle cause pourvu qu’elle fût commune. Elle rappelle que Legendre lui-même distingue les fondements aberrants d’une société indécente ou délirante, des fondements désirables d’une société capable d’humaniser ses membres. Loin d’avoir à choisir entre une structure mystérieuse et inaccessible, un dogme fondateur qu’on ne discute pas d’une part, et une liberté sans limites de l’autre, c’est-à-dire loin d’avoir à choisir entre Legendre d’un côté et Nozick, Iacub ou Ogien de l’autre, il y a lieu de comparer et de décider. « Certaines règles ne sont pas des limites à la liberté mais les conditions mêmes qui permettent de l’instituer » (p. 181) et il convient de distinguer les interdits qui oppriment et infantilisent les sujets, de ceux qui les libèrent et les protègent (p. 180).

Le constat de départ était celui d’une dépolitisation : « La liberté qui était au cœur d’un projet politique commun s’est ainsi progressivement transformée en droit individuel, et elle est devenue ce que les juristes appellent un droit subjectif, et que l’on nomme parfois aussi un “droit à” » (p. 9-10). Il semble que la portée finale de cette argumentation soit en effet fondamentalement politique, car l’auteure propose une certaine façon de nouer le moral au politique, et refuse de détacher la morale de tout ancrage positif en l’absolutisant – comme le fait notamment la Cour européenne des droits de l’homme.

Le propos revient finalement sur la politique et le lecteur peut songer de nouveau aux auteurs invoqués au début du livre, notamment Pettit, qui rappelle de façon salutaire dans Républicanisme[6] qu’entre le retrait de l’État et une conception trop autoritaire ou positive de la liberté, il existe une troisième option : celle d’une liberté conçue comme le bénéfice collectif d’un statut partagé, statut qui ne protège chacun que parce qu’il est admis par tous, et parce qu’il a la force de faire admettre comme nécessaires à tous, les limitations individuelles qu’il exige également de chacun. Ces partisans de l’auto-législation et de la république rejoignent les positions de l’auteure et sa démonstration de l’importance des règles et des limites communes. Et quand Muriel Fabre-Magnan affirme qu’il faut préférer la règle objective du droit, même contraignante, à la domination d’autrui, elle énonce pour sa part un argument cher aux républicains. Si le républicain reconnaît pour unique supérieur une règle commune, une loi, ce n’est en effet pas tant par amour de la règle, que par refus d’être soumis à d’autres dominations qui seraient encore pires. Parmi ces dangers pour la liberté politique, le républicain craint autant la volonté arbitraire d’un particulier, que l’imperium de l’État. Or, ceux qui se focalisent uniquement sur le second danger (l’Etat) sont soupçonnés ici de le faire pour masquer le premier (les volontés privées), qui est bien plus actuel et urgent. Si la demande de non-interférence étatique était compréhensible chez des auteurs post-totalitaires comme Isaiah Berlin, elle n’a plus la même pertinence désormais, et, en agitant sans relâche ce chiffon rouge[7], les libertariens semblent vouloir masquer le fait qu’un danger plus grand vient aujourd’hui du second type d’emprise et de manipulation auquel seule la loi et la limite collectivement acceptée font échapper, et qui sont de nature principalement privée. Ainsi, par les enjeux politiques que soulève cette étude qui porte pourtant principalement sur le droit privé comprenons-nous que les rapports qu’organise le droit privé lui-même sont susceptibles d’une compréhension plus ou moins individualiste - en somme que le droit privé ne saurait être une affaire purement privée.

L’enjeu du livre concerne le politique et l’institution juridique de l’humanité, mais il apporte aussi des arguments dans la sphère de la politique car il permet de contester les frontières et catégories qui l’organisent ordinairement et y sont devenues des sortes de narcotiques qui paralysent le débat. On peut utiliser notamment de tels arguments pour critiquer et contester la pertinence des frontières qui séparent les choix et options associés à la « droite » ou à la « gauche » en matière de liberté.

L’institution de la liberté généralise des arguments exposés dans La gestation pour autrui, et ce livre rejoignait en partie les arguments exposés la même année par Sylviane Agacinski dans Corps en miettes[8]. Cette dernière dénonçait une situation critique : « Une certaine gauche a fait fausse route dès le début » (p. 9) concernant l’extension de « libertés » comme celles de la gestation pour autrui. On ne trouve certes pas un tel positionnement politique chez l’auteure étudiée ici, mais on constate un même refus de se laisser intimider par l’accusation de conservatisme, ou encore par l’affirmation selon laquelle tout changement serait un progrès, et toute extension de la liberté une émancipation. De telles mises au point rappellent qu’il ne s’agit pas de se laisser ligoter par l’impératif imaginaire que se serait donné la gauche, d’après lequel elle serait libérale sur les questions de mœurs et interventionniste dans la seule sphère économique et politique.

La dénonciation du tout-consentement représente une autre occasion de réfléchir à ces oppositions politiques mal dessinées de la droite et de la gauche, car le lecteur peut relier l’argumentation de cet ouvrage à la dénonciation du contrat qui a été jadis menée par Carole Pateman. Pateman s’étonnait en effet au début du Contrat sexuel (1988)[9] que l’idéologie du contrat et de la liberté par le contrat ait pu séduire tous les rangs politiques, y compris les marxistes. M. Fabre-Magnan rappelle de la même façon que le motif du consentement librement donné masque très souvent les situations de dépendance dans lesquelles le contrat est passé (p. 62 sqq.), c’est pourquoi il est surprenant que de nombreux auteurs ou acteurs de gauche se désintéressent à ce point des conditions dans lesquelles s’effectuent les échanges, et prennent pour de la liberté ce qui n’est qu’une forme courtoise d’exploitation. S’il faut supporter l’ingérence de la Cour européenne des droits de l’homme dans les choix politiques nationaux concernant les mœurs et la vie privée, et si l’on pense que c’est une avancée pour la liberté, il serait heureux, ironise l’auteure, que cette même Cour fût saisie pour défendre « le droit à un logement pour tous, à la santé pour tous, à l’éducation pour tous, ou encore à des transports pour tous » (p. 234).

Le débat entre une interprétation subjective et formaliste d’une part, et une interprétation institutionnelle de la liberté d’autre part, risque sans cesse de basculer de la réflexion objective et argumentée à la posture idéologique, et c’est un mérite de l’ouvrage que de refuser les façons figées et standardisées de dresser les oppositions, et de séparer les camps sur ces questions : ainsi, la dénonciation du faux procès de la liberté contre la dignité ; ainsi, le refus des accusations de paternalisme ou de tyrannie qu’essuie toute défense de l’institution sont-ils bien menés et de forte teneur philosophique. De même, la démonstration selon laquelle on ne voit pas au nom de quoi la Cour européenne a prétendu faire passer la liberté sexuelle au-dessus d’autres droits fondamentaux comme le droit à l’intégrité physique et morale, à propos de pratiques sadiques extrêmes, au motif unique qu’elles seraient consenties, est magistrale, car elle montre que la décision de la Cour revient à privilégier l’exception en piétinant la règle et à oublier la mission première et fondamentale du droit pénal à l’encontre des comportements qui sont dangereux pour l’intégrité morale et corporelle (voir p. 155 sq.).

En revanche, un ou deux arguments semblent parfois plus militants que véritablement ou patiemment fondés : ainsi, on aimerait savoir quel genre de lien (analytique ? causal ? interprétatif ?) unit cette part grandissante accordée au consentement dans les pratiques et les textes du droit d’une part, au développement de mesures de contrôle, d’intrusion dans l’intimité, de surprotection étatique d’autre part : il semble certes à l’observateur, à l’historien, que tout cela survient simultanément, mais alors que, dans certains cas, c’est bien la protection de tels droits individuels qui exige par elle-même et comme mécaniquement la restriction excessive de ceux d’autrui (comme lorsque des règles tatillonnes permettent aux parents commanditaires de contrôler par le menu le comportement d’une mère porteuse, c’est-à-dire lorsque le législateur assortit la liberté de passer de tels contrats de conditions d’exécution liberticides), il ne s’agit dans d’autres cas que d’une corrélation empirique, ou encore d’une convenance entre des tendances issues de facteurs différents (par exemple, de quelle revendication individuelle pourrait-on tirer les injonctions et incitations sanitaires formulées par l’État-providence (comme les lois anti-tabac, anti-alcool, etc.) ? La chose n’est pas toujours si claire.). Si tous ces liens constatés intéressent le chercheur, le fait que des choses différentes convergent vers des effets similaires, ou qu’elles adviennent simultanément, est distinct du fait que des choses se causent les unes les autres ; en d’autres termes, il serait important pour l’analyse et pour la réponse pratique à lui donner de savoir si la conjonction de cet individualisme avec la multiplication des contraintes désigne un seul phénomène ou plusieurs.

Cet ouvrage représente pour les philosophes du droit, de la morale, de la justice, de la politique, un apport précieux, qui tempère la domination des schémas hyper-individualistes des libertariens, mais aussi des schémas individualistes, comme ceux de Rawls ou de Nussbaum, pour penser le rapport des droits et de la liberté, en rappelant à juste titre l’importance de l’institution[10] et du droit positif pour la défense de la liberté. L’oubli, l’ignorance ou le déni de la réalité du pouvoir étatique et juridique qui est à la source de la mise en œuvre du droit représente une régression pour la philosophie que ces arguments permettraient de corriger : entre ceux qui l’ignorent et ceux qui le dénoncent, peu de voix s’élèvent pour rappeler son caractère possiblement protecteur[11] dont l’étude est pourtant tout aussi importante que ses effets de domination, surtout dans les cas où ils sont mêlés. Certains partisans du mariage pour tous le savent, qui ont réclamé au droit lui-même de leur apporter une reconnaissance et un statut protecteur, et donc ont exigé de corriger la domination et l’exclusion qu’ils subissaient de la part du système juridique pour la transformer en protection.

L’auteure affronte ainsi la question complexe des rapports entre droit et philosophie : la philosophie a emprunté parmi les plus féconds de ses concepts au droit, ou en a renouvelé la compréhension à son contact : le contrat, la représentation, l’aliénation, l’héritage, la dette, le tribunal, les lois fondamentales, la constitution, etc. ; inversement, le droit ne peut pas ne pas manier certaines notions qui sont des objets dont l’analyse fondamentale est le domaine privilégié de la philosophie : la personne, la chose, la propriété, la nature matérielle ou immatérielle d’un objet, etc. C’est à fixer la frontière qui les sépare pour mieux comprendre leur collaboration qu’aide l’ouvrage. La philosophie doit éviter les confusions conceptuelles (par exemple entre registre du droit et registre de la liberté), tandis que le droit doit renoncer à faire de la mauvaise philosophie (par exemple en montant en généralité à propos de la notion de liberté au lieu de garder l’efficacité que lui donnent sa limitation et sa précision spécifiques). C’est en restant différentes, et vigilantes sur leurs limites respectives, que ces deux disciplines peuvent s’alimenter, au lieu de risquer de se dévoyer l’une l’autre.

Gabrielle Radica
Professeure de philosophie à l’Université de Lille, membre du laboratoire STL (UMR 8163).

 

Remonter en haut de page