Le recours à l’intention du législateur face aux énoncés normatifs ambigus

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Sommaire de l'article

Julien Jeanneney

Le recours à l’intention du législateur est couramment présenté comme un moyen de dissiper l’ambiguïté affectant un énoncé normatif. Les confusions qui entourent le concept d’intention du législateur rendent néanmoins difficile l’évaluation de cette opération. Il s’agit alors de clarifier les phénomènes rattachés au concept d’intention du législateur, afin d’examiner avec précision les arguments invoqués, en particulier dans le débat doctrinal américain, à son encontre ou à son soutien. Cette entreprise conduit à établir aussi bien les faiblesses structurelles de cette pratique que les limites de certains arguments formulés à son encontre.

L

’ambiguïté d’un énoncé normatif met en lumière certaines des imperfections de la communication juridique. Elle constitue une difficulté à laquelle il est courant de répondre par une thérapeutique aussi intuitive qu’insatisfaisante : le recours à l’intention de l’auteur de la norme. Si l’on comprend mal un message, ne faut-il pas diriger ses recherches vers ce que pouvait avoir à l’esprit son auteur, afin de le clarifier ?

Conformément à cette intuition, les juristes sont convenus dès la Rome antique que, face à un énoncé normatif ambigu, susceptible de plusieurs lectures distinctes, il convenait de privilégier celle qui se conciliait avec « l’esprit de la loi[1] ». Depuis lors, il est habituel de présenter le recours à l’intention de l’auteur de la norme juridique comme un moyen de dissiper l’ambiguïté de l’énoncé qui en est le support, et les travaux préparatoires à la rédaction de l’énoncé normatif comme un indice permettant d’y accéder[2].

Lorsque la recherche de cette intention est jugée possible, deux limites lui sont généralement fixées. D’une part, elle n’est pertinente que lorsque le sens premier de l’énoncé normatif n’est pas clair – ce que résume la formule « cessat in claris interpretatio[3] ». Il convient donc de ne pas remettre en cause les énoncés « établis » en en recherchant « trop scrupuleusement les raisons[4] ». D’autre part, en l’absence d’une règle établissant la primauté d’une méthode d’interprétation sur les autres, le recours à l’intention n’est jamais que l’une de celles qui s’offrent à l’interprète[5].

L’ambiguïté est susceptible d’affecter un énoncé normatif ainsi que l’établissement de la norme dont il est le support. Il convient d’en préciser brièvement les caractéristiques[6]. Avec le vague et la texture ouverte, il s’agit de l’une des principales causes d’indétermination des énoncés normatifs considérés isolément[7], qui correspondent aux « caprices de la référence » évoqués par Willard V. O. Quine[8]. Maladresse qui, dans le cadre d’une conversation, pourrait être facilement contournée à la faveur d’une « lutte pour la précision[9] », l’ambiguïté ne trouble la référence ou le « champ d’application » d’une catégorie juridique, donc d’une norme, que dans la mesure où, en amont, elle brouille la signification du terme ou de l’énoncé.

Deux ambiguïtés sont habituellement opposées.

La première, lexicale, homonymique ou polysémique, affecte un terme individuel de l’énoncé : « l’avocat » mangé par Hannibal est-il un légume – que les botanistes assimilent à un fruit – ou un auxiliaire de justice ?

La seconde, syntaxique, structurale ou amphibologique correspond à une construction grammaticale qui rend possible l’attribution à une phrase de deux sens différents – la formule « la belle au bois dormant » ne permet à elle seule de savoir qui dort.

Certaines ambiguïtés, grossières, sont aisément résolues. Comme l’écrit Polydore Fabreguettes dans son manuel d’interprétation, « [il] convient […], quand le texte est susceptible de plusieurs interprétations, de préférer celle qui donne une application sérieuse[10] ». D’autres ambiguïtés, plus fines, appellent une recherche approfondie.

Cette dernière est parfois prédéterminée. Il arrive ainsi que des dispositions normatives établissent par avance la conduite de l’interprète lorsqu’un énoncé normatif se révèle ambigu, en particulier en l’invitant plus ou moins explicitement à se tourner vers l’intention ayant présidé à sa rédaction ou à l’adoption de la norme dont il est le support.

Trois principaux cas de figure peuvent ainsi être distingués.

En premier lieu, un système normatif peut contenir des règles générales d’interprétation tournées plus ou moins directement vers la recherche de cette intention, soit en couvrant toute interprétation – que l’énoncé soit ou non ambigu –, comme dans le code civil italien[11] ou dans le code civil espagnol[12], soit en limitant le recours à une méthode d’interprétation donnée aux seuls énoncés indéterminés, comme dans le code de droit canonique[13].

En deuxième lieu, en l’absence d’une telle norme juridique prescrivant explicitement un tel recours à l’intention, il est possible que les interprètes authentiques d’un énoncé normatif prennent appui sur une norme plus générale pour fonder juridiquement leur recours à l’intention. L’article 4 du code civil français, qui fait interdiction aux juges de refuser de juger « sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi », pourrait ainsi servir de support au recours à l’intention face à la loi obscure ou insuffisante, car ambiguë.

En troisième lieu, les interprètes, et en particulier les juges, recourent parfois à l’intention sans fondement normatif explicite.

Pour faire face à l’hypothèse dans laquelle un ordre juridique comprend un énoncé normatif ambigu sans que ne soit fixée par avance une méthode d’interprétation singulière, trois méthodes sont couramment distinguées dans différents ouvrages contemporains relatifs à l’argumentation et à l’interprétation juridiques – par exemple en France[14], en Australie[15] ou en Nouvelle-Zélande[16] – en les confrontant parfois à certains enseignements des théories du langage – ainsi en Italie[17], en Allemagne[18] ou en Amérique latine[19].

La démarche « sémiotique[20] » ou « textualiste[21] » prétend se limiter au sens transmis par l’énoncé lui-même, par exclusion du recours à l’intention de l’auteur de la norme[22].

La démarche « génétique[23] » ou « intentionnaliste[24] » s’attache à reconstruire le sens subjectivement attaché à l’énoncé par son auteur, à la faveur d’une rétrospective intellectuelle.

La démarche « téléologique[25] » ou « purposive[26] » tend vers la reconstitution du but en direction duquel la norme semble avoir été adoptée.

Parmi ces trois méthodes, l’intentionnalisme, qui structure les conceptions les plus courantes de la norme juridique comme acte de communication procédant d’une volonté, tient une place de choix. Il s’agit de la matrice à partir de laquelle les deux autres méthodes sont généralement conçues. En effet, le téléologisme s’apparente à une forme particulière d’intentionnalisme qui en exclut d’autres, en se concentrant sur la cause finale de l’activité législative. Quant au textualisme, à l’inverse, il est principalement conçu par rejet de tout recours à l’intention. Comme le résume Oliver Wendell Holmes, « nous ne recherchons pas ce que l’assemblée avait à l’esprit ; nous nous demandons simplement ce que signifie la loi[27] ».

En dépit de cette place centrale, l’intentionnalisme a longtemps été perçu de façon imprécise. Il convient donc de le clarifier en se donnant pour objet les propositions couramment formulées à propos de cette méthode d’interprétation.

Un double choix est ici effectué.

Le premier consiste à se fonder principalement sur la littérature américaine. En effet, l’importance du recours aux travaux préparatoires afin de sonder l’intention du législateur aux États-Unis y conduit la doctrine à nourrir, depuis près d’un siècle, de riches débats sur cette pratique.

Le second choix consiste à se concentrer en particulier sur la question de l’interprétation législative – moins connue en France que les controverses sur l’« originalisme » constitutionnel[28], que le terme désigne les intentions originelles des rédacteurs de la Constitution[29] ou la signification publique originelle de ses termes[30].

Ces choix invitent à une précision, tenant aux différences de cultures juridiques entre la France et les États-Unis : la doctrine américaine distingue moins que ne le fait la doctrine française, d’une part, entre l’énoncé normatif et la norme juridique qui en est la signification, et d’autre part, entre le rédacteur de l’énoncé normatif – qui formule l’énoncé – et l’auteur de la norme juridique – qui lui confère sa portée juridique.

Afin de proposer une présentation critique des débats relatifs au recours à l’intention du législateur par l’interprète confronté à un énoncé législatif ambigu, deux perspectives sont ici adoptées. Il s’agit d’abord de clarifier le concept d’intention du législateur et les phénomènes qui lui sont habituellement rattachés (I), afin d’examiner et d’évaluer les arguments couramment invoqués à l’encontre ou au soutien du recours à l’intention du législateur pour dissiper l’ambiguïté d’énoncés législatifs (II).

 

I. Clarification conceptuelle

 

Le concept d’intention du législateur mérite d’être clarifié, du fait des usages confus qui en sont souvent faits (A) et de la diversité des phénomènes auxquels il renvoie (B).

 

A. Des usages souvent confus

 

Le concept d’intention du législateur a fait l’objet d’usages divers, souvent confus. Une première étape dans la clarification de ce dernier consiste ainsi à reconnaître le défaut de neutralité de ses évocations doctrinales habituelles et à insister sur l’importance d’en contextualiser l’analyse, d’un point de vue tant géographique qu’historique.

 

1. Un défaut de neutralité

Une première cause de confusion procède du fait que le concept d’intention du législateur est rarement appréhendé de façon neutre lors des évocations qui en sont couramment faites par la doctrine. Soit il est utilisé à des fins prescriptives, et son analyse est alors teintée par l’objectif qui lui est attaché, soit il est utilisé à des fins descriptives, mais il est alors fréquemment considéré de façon superficielle.

La démarche prescriptive consiste à en vanter les mérites, dans une double perspective.

La première, simplement instrumentale, revient à proposer à l’interprète – en particulier au plaideur et au juge – un type d’argument susceptible de convaincre, d’emporter l’adhésion en faveur d’une interprétation donnée de l’énoncé ambigu. Dans la continuité de la topique juridique antique, des ouvrages proposent ainsi des listes de « brocards » dans la tradition continentale, ou de « canons d’interprétation » (canons of construction[31]) dans la tradition de common law, parmi lesquels le recours à l’intention trouve généralement une place de choix. Ces derniers fleurissent à diverses époques en Angleterre[32] et aux États-Unis[33] – mais aussi en France[34], en Belgique[35] et en Allemagne[36].

La seconde perspective repose sur une prétention plus lourde, à caractère ontologique. Certains auteurs de la doctrine universitaire ou organique prescrivent le recours à l’intention du législateur, à l’exclusion de toute autre méthode, comme permettant seul d’accéder au sens véritable de l’énoncé douteux.

Deux approches sont alors privilégiées, selon les conséquences attachées à l’intention.

Par « intentionnalisme structurel », il est proposé de désigner la position consistant à assimiler la norme juridique, quelles que soient les qualités de l’énoncé normatif, à l’intention qui a présidé à la formulation de l’énoncé normatif[37] – que la signification soit placée dans l’intention elle-même[38], dans le texte éclairé par l’intention supposée[39] ou dans l’interprétation du « lecteur » comme capacité à identifier cette intention[40]. La normativité de l’énoncé procèderait de l’intention de l’auteur de la norme dont elle est le support, si bien qu’il conviendrait de privilégier l’intention au détriment de la signification apparente de l’énoncé, et non pas seulement lorsque l’énoncé se révèle ambigu[41]. Cette conception repose sur la croyance, résumée par le juriste germano-américain Francis Lieber, selon laquelle « l’interprétation est l’art de découvrir le sens véritable de toute forme de mots – à savoir le sens que leur auteur a essayé de transmettre –, et de permettre aux autres d’inférer de ces derniers la même idée que l’auteur a eu l’intention de transmettre[42] ».

Par « intentionnalisme ponctuel », il convient alors d’entendre, par contraste, la position consistant à ne juger pertinent le recours à l’intention que dans le cas où l’énoncé normatif est indéterminé, et en particulier ambigu. Il n’est pas besoin d’attacher à l’intention une vertu absolue – fonder la norme juridique, donc mériter de prévaloir en toute circonstance sur d’autres méthodes d’interprétation – pour lui reconnaître un intérêt relatif – dissiper l’ambiguïté d’un énoncé.

Cette démarche prescriptive présente l’inconvénient de ne pas conduire à un examen neutre du concept d’intention du législateur : il s’agit alors toujours d’en promouvoir l’usage à certaines fins.

Au second degré, certains auteurs ont adopté une démarche descriptive, se donnant pour objet non plus l’intention du législateur, mais les usages du recours à cette dernière. Il s’est alors agi de porter sur le recours à l’intention du législateur un regard extérieur, plus ou moins critique. En particulier, dans le sillon des différents mouvements doctrinaux de remise en cause du formalisme qui naissent à l’articulation des XIXe et XXe siècles – « libre recherche scientifique » en France[43], « droit libre » en Allemagne et en Autriche[44], « théorie du droit sociologique » aux États-Unis[45] – la réflexion doctrinale s’intéresse à la contrainte – ou à l’absence de contrainte – que fait peser sur le juge l’énoncé normatif indéterminé et à la ressource que constitue le recours à l’intention de l’auteur de la norme dont il est le support.

 

2. Un défaut de contextualisation géographique

Une deuxième cause de confusion procède de la tendance parfois manifestée par la doctrine, en particulier de théorie du droit, à ne pas contextualiser géographiquement ses propositions relatives au recours à l’intention du législateur. Pourtant, ces dernières ne peuvent être conçues dans les mêmes termes dans toutes les traditions juridiques.

Un exemple permet d’en prendre la mesure. Les travaux préparatoires – ou « l’histoire législative » dans les pays anglo-saxons – sont couramment présentés comme permettant d’accéder à l’intention du législateur. Or, les cultures juridiques invitent à considérer ces travaux avec une plus ou moins grande importance, comme le révèle une opposition longtemps frappante entre le Royaume-Uni et les États-Unis.

Un refus de principe est longtemps affirmé au Royaume-Uni, où l’on considère que l’intention doit être recherchée dans le texte et dans le contexte plus large d’adoption de la loi, mais non dans ce que l’on peut reconstituer des débats préalables à sa fixation définitive. Le contexte mérite d’être scruté, comme l’exprime Lord Blackburn dans la décision River Wear Commissioners v. Admson de 1877. Si « dans toutes les affaires, l’objet est de voir quelle est l’intention exprimée par les mots utilisés », il faut, « du fait de l’imperfection du langage », mener des « recherches plus approfondies » fondées sur « les circonstances auxquelles les mots utilisés ont fait référence », dès lors que « la signification du mot varie en fonction des circonstances en considération desquelles ils ont été utilisés[46] ».

En revanche, les travaux préparatoires ne sauraient être utilisés comme indice permettant d’accéder à l’intention. Certes, comme le note Walter Bagehot pendant l’ère victorienne, « la nation examine bien, en général, les débats parlementaires afin qu’ils l’éclairent sur les effets des lois[47] ». Mais les juridictions s’y refusent alors – ce qui, selon Albert Dicey, contribue « à l’autorité des juges et à la fixité de la loi[48] ».

Avant qu’elle ne soit assouplie à la fin du XXe siècle, au Royaume-Uni[49] et au Canada[50], cette règle d’exclusion des travaux préparatoires réduit la recherche de l’intention de l’auteur de la norme à ce qu’en laisse paraître l’énoncé normatif lui-même.

Le contraste avec les États-Unis est frappant. Les débats sur le recours aux travaux préparatoires y sont riches. De nombreux manuels d’interprétation législative[51] y font une place importante, et la banalisation de la référence à ce matériau dans les décisions de justice aux États-Unis[52] suscite au Canada, plus proche de la tradition britannique à cet égard, le quolibet selon lequel « aux États-Unis, lorsque les travaux préparatoires sont ambigus, il est permis de se référer au texte de la loi[53] ». L’usage distinct des travaux préparatoires aux États-Unis et au Royaume-Uni – la France ayant choisi, à cet égard, une position intermédiaire[54] – conduit à ce que le recours à l’intention du législateur y soit conçu différemment.

Dès lors que le choix est ici fait de se concentrer principalement sur les États-Unis, il convient de replacer la question du recours à l’intention du législateur dans la culture juridique américaine, en reconnaissant d’emblée que cette dernière a connu, sur ce point, plusieurs évolutions historiques majeures.

 

3. Un défaut de contextualisation historique

Une troisième cause de confusion procède d’une tendance à aplanir l’analyse du concept d’intention du législateur, sans prendre en compte le contexte historique dans lequel il est employé. Cela pose plusieurs difficultés, en particulier aux États-Unis. En effet, les controverses sur le recours à l’intention du législateur dans la doctrine américaine n’ont pas eu la même portée à différentes époques, du fait des circonstances dans lesquelles elles ont pris place.

Une première manière d’en rendre compte consiste à examiner la tendance politique de fond de la Cour suprême dans certaines de ses compositions. Il est courant, aux États-Unis, d’interpréter le recours plus ou moins aisé à l’intention du législateur à l’aune de préférences politiques générales – conservatisme ou progressisme – ou de préférences en matière de politique juridique – liberté plus ou moins grande de l’interprète. Il a ainsi pu être noté que, depuis la Seconde Guerre mondiale, la Cour suprême des États-Unis a globalement privilégié le téléologisme, dérivé de l’intentionnalisme, dans ses formations principalement progressistes – sous les présidences de Fred Vinson puis d’Earl Warren (1946-1969) –, et le textualisme, conçu par rejet de l’intentionnalisme, dans ses formations plus conservatrices – sous les présidences de Warren Burger, de William Rehnquist puis de John Roberts (depuis 1969)[55]. Cette approche, qui ne permet pas de rendre compte des positions adoptées par les juges à une échelle fine[56], présente en outre l’inconvénient de ne pas prendre en considération un mouvement historique plus profond.

Une seconde approche mérite alors d’être privilégiée, en examinant l’évolution relative du législateur lui-même dans la configuration institutionnelle et juridique de son temps. Les controverses américaines sur le recours à l’intention du législateur ont été marquées par l’intrusion progressive du législateur puis des autorités administratives (agencies) dans le rapport traditionnel entre le juge et les justiciables américains.

Cette évolution, qui constitue la toile de fond des débats ici analysés, s’est articulée en trois principales périodes.

Pendant la première, le développement des lois (statutes), certes temporairement contrecarré par la tendance de la Cour suprême à invalider nombre de celles qui ont été adoptées en matière de régulation économique et sociale pendant l’ère Lochner[57], pousse les juges américains à adapter les méthodes du common law. Lorsqu’en 1930, une controverse oppose Max Radin, professeur à Berkeley, et James Landis, professeur à Harvard et futur légiste du New Deal, sur le recours à l’intention du législateur, l’interprétation des lois est devenue un véritable enjeu, bientôt accru par les lois du New Deal. Six ans plus tard, Harlan F. Stone, alors juge à la Cour suprême, invite, dans un discours prononcé à l’école de droit de Harvard, à adapter les techniques du common law à ces lois, en défendant que tout comme les motifs de précédentes décisions éclairent sur le sens du common law, l’exposé des motifs et les travaux préparatoires permettent d’éclairer le sens des lois[58].

La deuxième période, qui va du New Deal aux années 1980, est caractérisée par un déclin relatif du common law à la faveur du développement quantitatif et qualitatif des lois. Il ne s’agit plus alors seulement pour les juges d’adapter les méthodes du common law, mais de tirer les conséquences du mouvement de « législativisation » (statutorification) du droit américain identifié au début des années 1980 par Guido Calabresi[59]. Révélateur de ce mouvement est le manuel majeur publié en 1958 par Henry M. Hart et Albert M. Sacks, The Legal Process. Ces derniers y défendent une interprétation dynamique des lois[60] et une méthode téléologiste consistant à privilégier l’objectif de la loi au détriment des travaux préparatoires s’ils paraissent entrer en conflit[61]. Cette évolution peut se comprendre comme une réponse au doute suscité par la disparition progressive du common law dans son sens traditionnel – pendant longtemps, les juridictions, disposant d’une compétence générale, tranchaient les litiges au cas par cas, en articulant progressivement les principes sans que le législateur n’intervienne à titre principal. La prise en compte du but du législateur doit permettre au juge d’interpréter les lois d’une façon aussi dynamique que celle selon laquelle il interprétait auparavant le common law.

La troisième période est marquée par la révolution Chevron et par le surgissement des autorités administratives (agencies) dans le rapport entre les juges et les lois. En 1984, une décision de la Cour suprême[62] confère à ces autorités un rôle central dans l’interprétation des lois. Lorsqu’une loi oblige une autorité administrative à agir d’une certaine manière, les juridictions doivent s’en remettre (defer) aux interprétations de cette loi par les autorités administratives, à moins qu’elles ne soient manifestement déraisonnables. Aujourd’hui contestée[63], cette jurisprudence modifie structurellement le rapport entre le juge et la loi. Auparavant, les juridictions intervenaient au moins partiellement ex ante, dans la mesure où elles contribuaient à faire évoluer les règles applicables en tranchant les litiges. Elles interviennent désormais en grande partie ex post, après que le législateur et les autorités administratives ont donné leur interprétation. Dans ce contexte nouveau, le juge américain joue un rôle d’aiguilleur, en répartissant les capacités décisionnelles entre les organes de l’État, et il tente de donner de la cohérence à un ensemble dont la qualité formelle tend, en outre, à se dégrader – lois riches fondées sur des travaux préparatoires contradictoires, interprétations problématiques de la part des autorités administratives. La détermination de l’intention du législateur n’est alors plus l’apanage du juge[64]. Le recours à cette intention prend une signification nouvelle.

Cette trajectoire historique mouvementée rend d’autant plus importante l’entreprise de recontextualisation des réflexions sur le concept d’intention du législateur. Avec la prise en compte des singularités du droit américain et la recherche d’une certaine neutralité doctrinale dans l’appréhension de ce concept, elle permet d’analyser ce dernier dans de bonnes conditions. Il est alors possible de distinguer les principaux phénomènes auxquels il renvoie dans le langage juridique.

 

B. Des phénomènes distincts

 

Lorsqu’il est accolé à un énoncé normatif, le terme « intention » est utilisé, en droit, pour définir des objets fort différents[65]. S’ajoute une difficulté : plus que d’autres phénomènes, ceux qui sont rattachés au concept d’intention du législateur sont souvent fuyants, du fait des propriétés reconnues à l’intention en général. En effet, comme l’a établi le philosophe Donald Davidson[66], l’intention ne peut jamais être évaluée que conformément à une description donnée de cette dernière. Soit une personne qui allume sa lampe de chevet et qui, sans avoir perçu sa présence, effraie ainsi un cambrioleur qui rebrousse chemin. Il n’y a pas de sens à s’interroger sur le caractère intentionnel de son action en général, et la réponse diffère selon la question posée – avait-il l’intention d’allumer la lumière ? avait-il l’intention de faire fuir le cambrioleur ? Afin d’affiner la compréhension des phénomènes couramment rattachés à l’intention du législateur dans le langage juridique, il est utile de les présenter (1) et de les évaluer (2).

 

1. Les phénomènes rattachés à l’intention du législateur

Les débats sur le recours à l’intention du législateur face à un énoncé normatif ambigu mêlent souvent, derrière le même terme, trois principaux phénomènes qui peuvent s’appliquer aussi bien à l’auteur de la norme qu’au rédacteur de l’énoncé qui en est le support, même si leur portée n’est pas alors toujours la même. Il convient de les présenter brièvement. Ils sont ici nommés intention-volonté (a), intention-signification (b) et intention-objectif (c).

 

a. L’intention-volonté

Le premier phénomène peut être qualifié d’intention-volonté (a.)

Il correspond àune volonté normatrice initiale, fondée sur une habilitation. Il repose sur un présupposé : le contenu de l’énoncé normatif est au moins partiellement dépendant de l’intention qui a présidé à l’adoption de la norme dont il est le support. Ce présupposé se fonde sur une considération tenant à la communication en général – la représentation de tout énoncé comme véhicule d’une intention communicative – et sur une propriété reconnue à la normativité juridique – la représentation de l’énoncé normatif comme véhicule d’une intention normative.

L’intention-volonté se compose de deux principales dimensions.

La première (a1.), minimale, est l’intention d’adopter une norme juridique, fondée sur un énoncé – partant, que cet énoncé ait une signification.

La seconde (a2.) est l’intention de fonder une même norme sur un énoncé précis – l’intention collective d’adopter la même norme en fixant un énoncé donné ou en adoptant la norme dont il est le support.

Dans cette perspective, l’intention-volonté fonde l’activité normatrice, comprise comme le processus consistant, pour un locuteur habilité à cette fin, à chercher à imposer à des interlocuteurs une norme dont il est attendu de leur part qu’ils reconnaissent cette qualité de norme.

La célèbre définition proposée par Hans Kelsen de la norme comme « signification (Sinn) d’un acte de volonté » conduit à placer cette intention-volonté (a.), en tout cas dans sa première forme (a1.), au fondement de la normativité[67]. En revanche, il insiste sur l’impossibilité d’en inférer une conception plus large assimilant la norme à l’intention qui lui a donné naissance, ce qui explique qu’il attache moins de poids à l’intention collective d’adopter une même norme donnée sur un énoncé précis donné (a2.) : « une loi à caractère obligatoire ne peut être un acte mental, la volonté des individus qui la créent, même si un acte de volonté réel est nécessaire pour faire une loi[68] ».

En somme, l’intention-volonté (a.) correspond principalement à une hypothèse de pensée qui détermine l’arrière-plan sur le fondement duquel s’effectue la communication juridique.

 

b. L’intention-signification

Le second phénomène peut être qualifié d’intention-signification (b.)

Il porte sur la substance de la norme juridique, sur la signification intentionnellement attachée à l’énoncé par son auteur – que la théorie du langage désigne comme l’intention communicative du locuteur, « speaker’s meaning ». Elle constitue un étalon à partir duquel sont implicitement conçues les théories de l’interprétation, auquel elles attachent une plus ou moins grande importance.

Deux principales dimensions peuvent en être conçues.

La première (b1.) est la signification intentionnellement insérée dans l’énoncé, la norme vue par son auteur.

La seconde (b2.) est la signification telle que son auteur à l’intention qu’elle soit reconstituée à l’avenir.

Dans ces deux dimensions, l’intention-signification (b.) fonde la « thèse de la fixation » (fixation thesis) formulée par Lawrence B. Solum en matière constitutionnelle, selon laquelle « la signification du texte […] est fixée au moment où chacune de ses dispositions est rédigée et adoptée[69] » – les divergences portant principalement sur les conditions d’identification de cette signification originelle, et sur le degré de contrainte que cette signification originelle fait peser sur les interprètes ultérieurs.

 

c. L’intention-objectif

Le troisième phénomène peut être qualifié d’intention-objectif (c.)

Il convient d’en analyser les deux principales dimensions.

La première (c1.) est l’intention que telle norme donnée s’applique à l’avenir à telle activité particulière – ce que Mark Greenberg nomme « intention tournée vers l’application[70] » (application intention).

La seconde (c2.) est l’intention que cette norme, à l’avenir, permette d’atteindre certains objectifs, parmi d’autres possibles, qu’elle permette de répondre d’une certaine manière à telle question concrète posée à l’interprète à l’avenir. Cet élément est souvent assimilé à l’objectif (purpose) de l’auteur de la norme, ou à la ratio juris, sur lesquels insistent les défenseurs du téléologisme[71] – qui n’est, à ce titre, qu’une forme parmi d’autres d’intentionnalisme.

Cette intention n’est jugée utile que par une partie limitée de la doctrine.

Kelsen juge, par exemple, qu’elle doit être écartée à un double titre.

D’une part, sa théorie ne saurait procéder que « du contenu des normes juridiques positives », si bien qu’elle ne peut être « influencée par les motifs et les intentions des autorités législatrices » que « dans la mesure où ces motifs et ces intentions […] trouvent leur expression dans la loi elle-même[72] ».

D’autre part, il évalue sévèrement le recours à l’intention de l’auteur de l’énoncé normatif comme toutes les autres « soi-disant méthodes d’interprétation », qui ne sauraient, dans le silence du système normatif sur ce point, prévaloir sur les autres – il revient alors à l’interprète authentique de trancher, parmi les différentes interprétations possibles d’un même énoncé[73].

En somme, il est possible de considérer que l’adoption d’une norme juridique s’explique pour son auteur par son intention (a.) de faire reconnaître au destinataire son intention de conférer à l’énoncé une certaine signification (b.), reflet de son intention plus large qu’elle soit appliquée à l’avenir (c1.) à une certaine fin (c2.).

Une fois distingués ces trois types de phénomènes assimilés à l’intention du législateur, il convient de les évaluer.

 

2. Évaluation des phénomènes rattachés à l’intention du législateur

Ces phénomènes méritent d’être évalués à un double égard.

En premier lieu, ils sont plus ou moins couramment recherchés. Le rôle qui leur est reconnu n’est pas d’une égale importance.

L’intention-volonté (a.) est généralement supposée dès lors que les procédures de production de la disposition normative ont été respectées, elle est simplement postulée lors de l’interprétation de tous les énoncés normatifs, au nom d’un présupposé de sérieux de l’auteur de la norme juridique. Il s’agit simplement d’un dogme d’arrière-plan partagé dans la communication juridique. Comme l’écrit Scott Shapiro[74], si un système juridique contient une disposition normative aux termes de laquelle la règle lue devant les députés devient une loi dès lors qu’une majorité d’entre eux a affirmé « Pour » après sa lecture, la procédure prive d’intérêt la recherche de l’intention-volonté des députés qui ont affirmé « Pour ». Peu importe au demeurant que les députés n’aient pas eu l’intention d’adopter une loi en agissant ainsi (a1.), ou qu’une même signification soit attachée aux énoncés à propos desquels ils ont respecté les règles de production d’une loi (a2.). En somme, cette intention révèle peu sur l’adoption de la norme et elle contraint peu l’interprète[75].

L’intention-signification (b.) est souvent recherchée, avec l’espoir nourri de l’atteindre et d’éclairer ainsi l’interprétation de l’énoncé, tout comme l’intention-objectif (c.), même si la quête de cette dernière est souvent plus difficile.

En second lieu, ces intentions sont d’une utilité inégale pour l’interprète qui souhaite dissiper l’ambiguïté d’un énoncé.

L’intention-volonté (a.) est de peu d’intérêt dans cette perspective. L’intention générale d’adopter une norme juridique donnée ne dit en effet rien du contenu de la norme juridique. Cette première forme d’intention ne permet donc de dissiper une ambiguïté que si cette dernière porte sur la normativité même de l’énoncé. Or, le plus souvent, l’ambiguïté ne porte pas sur le caractère normatif ou non-normatif de l’énoncé, mais sur la signification de l’énoncé d’emblée postulé comme étant normatif.

L’intention-signification (b.) et l’intention-objectif (c.) ont en commun de contribuer à dissiper certaines ambiguïtés, surtout les plus grossières – en jouant le rôle d’une règle d’absurde[76]. En effet, ces deux intentions peuvent être éclairées à la lumière de la trajectoire intellectuelle qui a mené de la « philosophie du langage idéal » à la « philosophie du langage ordinaire[77] ». Cette dernière a conduit à reconnaître à l’intention du locuteur une place de choix pour étudier la portée « pragmatique » du langage – ce qui est fait lorsqu’il est utilisé. Aujourd’hui, la plupart des théoriciens du langage acceptent la distinction entre l’étude formelle de la signification et des conditions de vérité des énoncés – la sémantique –, et l’étude des usages du langage dans les discours – la pragmatique[78] – ainsi que la possibilité de distinguer, au sein d’un même énoncé, ce qui relève de l’une et de l’autre.

Cette forme d’intention détermine, en droit comme ailleurs, la communication à différents titres. Selon Paul Grice, l’intention supposée du locuteur structure l’échange linguistique lui-même, puisque le langage permet avant tout de communiquer des intentions communicatives – des intentions d’accomplir un acte de langage. Ainsi, signifier quelque chose revient à avoir l’intention de produire un effet chez l’interlocuteur au moyen de la reconnaissance, par ce dernier, d’une telle intention[79].

Ces intentions sont toujours interprétées à la lumière de trois éléments.

Le premier est ce qui est exprimé.

Le deuxième correspond à des hypothèses contextuelles qu’il nomme « maximes conversationnelles[80] », à des principes de conversation que le locuteur tend à respecter dans les conditions ordinaires pour se faire comprendre au mieux.

Il présente le troisième comme des effets de sens qu’il nomme « implicitations[81] » (implicatures), implicitement suggérés ou signifiés par le locuteur : en disant « il pleut », un locuteur peut vouloir exprimer implicitement l’idée selon laquelle il ne veut pas sortir tout de suite.

L’identification même de l’ambiguïté d’un énoncé s’effectue dans ce cadre. Certes, l’interprétation d’un énoncé n’est que partiellement déterminée par la supposition de ces intentions : elle correspond à un double mouvement de « décodage » du contenu sémantique de l’énoncé, qui ne suppose aucune référence à l’intention supposée du locuteur, et d’« inférence contextuelle » de son contenu pragmatique, qui est, elle, consubstantiellement liée à ce que le destinataire perçoit de l’intention probable du locuteur dans un contexte conversationnel donné.

En dernière instance, le succès de la communication s’apprécie donc à la capacité de l’interlocuteur à identifier ces intentions communicatives à partir de l’énoncé.

L’ambiguïté d’un énoncé, stricto sensu, ne peut alors être identifiée qu’au terme de son interprétation globale, qui permet déjà de dissiper certaines « ambiguïtés » grossières inoffensives. Pour emprunter un exemple à un manuel américain[82], le locuteur qui enjoint à son destinataire de « tout laisser tomber » pour venir l’aider, sans savoir que ce dernier tient à ce moment un nourrisson dans ses bras, ne s’attend probablement pas à ce qu’il le jette par terre, et il est probable que le destinataire de l’injonction prendra cet élément en considération pour choisir, selon cette règle d’absurde, la plus opportune des deux significations possibles de l’expression[83].

Intuitivement, s’il est possible d’atteindre l’intention-signification (b.) ou l’intention-objectif (c.), alors elles doivent pouvoir contribuer à dissiper certaines ambiguïtés. À l’inverse, l’impossibilité de les atteindre rend probablement vaine l’utilisation de ces théories du langage[84] pour éclairer l’interprétation juridique. Ces intuitions méritent cependant d’être scrutées dans le détail. À cette fin, il convient d’examiner les conditions dans lesquelles pourrait s’effectuer le recours aux phénomènes lui correspondant, en se fondant sur les riches débats qui se sont tenus au sein de la doctrine américaine depuis près d’un siècle.

 

II. Cartographie argumentative

 

Procéder à une cartographie argumentative du recours à l’intention face aux énoncés normatifs ambigus consiste à exposer les principaux arguments formulés à son propos, afin d’en évaluer la portée et les limites. Parmi ces derniers, certains sont de caractère général et s’appliquent donc en particulier à l’hypothèse du recours à l’intention du législateur face à un énoncé normatif ambigu. D’autres ne se concentrent que sur cette hypothèse particulière. L’intention prise au sérieux par les auteurs qui se sont intéressés à la question est généralement de deux types. L’intention psychologique, supposée renvoyer à un état mental, a une portée globalement limitée, quoique cela mérite d’être précisé dans le détail (A). L’intention conventionnelle, supposée renvoyer à une représentation d’emblée conçue comme une reconstruction fictive à laquelle certaines propriétés sont attachées, a une portée ambivalente (B).

 

A. La portée limitée de l’intention psychologique

 

L’idée selon laquelle il serait possible de rechercher l’intention psychologique « réelle » des membres d’une assemblée parlementaire afin de dissiper l’ambiguïté d’un énoncé suscite d’emblée la méfiance. Il convient cependant de ne pas s’arrêter à cette intuition et d’évaluer dans le détail les arguments soulevés à l’encontre du recours à une telle intuition. Ils sont principalement de trois ordres, ontologique (1), épistémologique (2) et démocratique (3).

 

1. Des arguments d’ordre ontologique

Un premier ensemble d’arguments est d’ordre ontologique : il porte sur les propriétés traditionnellement reconnues aux normes juridiques et aux conditions dans lesquelles elles sont produites dans les démocraties libérales contemporaines. Ces arguments en défaveur du recours à l’intention de l’auteur de la norme juridique se concentrent sur trois points : l’imputation contestable d’un état psychologique à une assemblée parlementaire (a), le cynisme postulé par les théories du choix rationnel (b) et le caractère éthéré de l’hypothèse d’une intention collective (c).

 

a. L’imputation contestable d’un état psychologique à une assemblée parlementaire

L’imputation d’un état psychologique à une assemblée parlementaire fait l’objet de plusieurs critiques.

En premier lieu, les institutions n’ont pas de psyché, si bien qu’il n’y aurait aucun sens à penser la psychologie d’un organe institutionnel. Comme le résume Kenneth Shepsle, « l’intention législative est un oxymore[85] ». À une échelle plus large, même à supposer qu’il soit possible d’identifier l’intention d’une institution, une loi est couramment le fruit de plusieurs intentions institutionnelles – celle des chambres du Parlement dans les systèmes bicaméraux, voire celle de l’autorité de promulgation lorsque sa compétence n’est pas liée – ainsi du président des États-Unis lorsqu’il oppose le veto.

En deuxième lieu, l’intention est un état psychologique, et non la propriété d’un énoncé, de sorte que le lien entre l’état psychologique putatif de l’auteur d’un énoncé et l’énoncé serait loin d’être évident[86]. On se tromperait ainsi de cible en cherchant à atteindre l’intention, puisque seul compterait l’énoncé.

En troisième lieu, s’il est improbable que les intentions individuelles des membres de l’organe collégial aient pu tendre vers un objectif unique, il est encore moins probable que ce consensus ait existé lorsque l’énoncé normatif est affecté d’une ambiguïté[87]. L’interprétation législative peut sur ce point tirer les enseignements de l’échec du premier originalisme qui se fondait sur une conception individuelle de l’intention : de même qu’un examen serré des archives de James Madison ne suffit pas à établir un état mental propre à éclairer la Constitution de 1787, il paraît vain de rechercher l’état mental des parlementaires.

Quoiqu’ils convainquent dans l’ensemble, ces arguments gagnent à être relativisés dans le détail, à plusieurs titres.

En premier lieu, si la norme est considérée comme la signification d’un acte de volonté, il est raisonnable d’imputer une cohérence minimale aux volontés individuelles qui se sont cristallisées, selon certaines procédures, dans l’acte qui les révèle, sous peine de saper la possibilité même de reconnaître ou d’assigner une signification à cet acte. Or, cette cohérence ne peut être supposée qu’en postulant un substrat psychologique collectif minimal. Ce postulat ne saurait être affaibli par les critiques tirées du caractère irréaliste de cet état psychologique collectif. Certes, établir une raison apparente d’imputer cette intention collective ne suffit pas à affirmer que cette dernière est fondée. Mais cela éclaire, au second degré, sur les raisons pour lesquelles cette représentation est partagée.

En second lieu, l’application de ce modèle à une assemblée parlementaire[88] est certes rendue complexe par l’existence d’une majorité et d’une minorité, par l’absence de certains parlementaires lors des votes et par la pratique des délégations de votes. Mais il existe également des raisons de penser que cette quête est possible.

Deux idées peuvent être défendues à ce titre.

La première se fonde sur le constat empirique, établi par des politistes à partir d’une étude du fonctionnement du Congrès américain, selon lequel les rédacteurs d’une loi tendent structurellement à mettre en valeur les points d’accord entre différents partis. Dès lors, les travaux préparatoires ne constituent pas une simple photographie, floue, de la délibération à un instant donné, mais le fruit d’une élaboration délibérée destinée à rendre possible, au terme du processus, l’identification de cette intention collective[89].

La seconde idée consiste à redéfinir ce que l’on entend par « état psychologique » dans ce cadre. Victoria Nourse a récemment proposé de fonder l’intention d’un groupe sur « l’équivalent fonctionnel d’une intention », qu’elle conçoit en général comme la tendance des membres du groupe à suivre un plan commun, fondé sur des procédures prédéterminées conformément auxquelles tous les membres du groupe peuvent projeter leurs actions dans le futur. La procédure parlementaire fixe en particulier, selon elle, un tel cadre : l’intention équivaudrait au contexte procédural et décisionnel déterminé par la procédure parlementaire[90] et il s’agirait alors d’examiner « la manière dont les décisions relatives au texte sont prises dans le contexte d’un ensemble de décisions séquentielles[91] ».

Ainsi, certaines intentions psychologiques pourraient être fortement présumées lorsqu’un groupe de parlementaires agit d’une certaine manière conformément à la procédure. Même en s’éloignant de la procédure, il est possible de défendre que les membres du Parlement partagent des références communes, qu’ils opèrent dans un cadre minimal de compréhension réciproque sur ce qu’ils sont et ce qu’ils font, ce qui conférerait une signification minimale à l’idée d’intention psychologique collective du législateur.

 

b. Le cynisme postulé par les théories du choix rationnel

Un deuxième ensemble de critiques de la possibilité d’imputer un état psychologique « réel » à une assemblée parlementaire, formulée par certains textualistes américains, se fonde sur les théories du choix rationnel, principalement diffusées en science politique et en droit après l’attribution du prix Nobel d’économie à James M. Buchanan en 1986[92]. De ces dernières, ces auteurs infèrent le constat selon lequel l’élaboration d’une loi suivrait structurellement un processus chaotique, auquel participent des agents cyniques. Le comportement stratégique des différents parlementaires empêcherait l’émergence d’une intention collective substantielle[93]. En effet, l’égoïsme des parlementaires qui chercheraient structurellement à maximiser leurs intérêts, et au premier chef à se faire réélire, créerait toujours une distorsion entre l’intention réelle qui les conduit à adopter une loi et l’intention qu’il est rétrospectivement possible de leur attribuer.

Cet argument mérite d’être contesté à deux principaux égards.

En premier lieu, une critique externe procède de l’inadéquation de ces théories aux pratiques parlementaires : il n’est pas certain qu’un examen empirique de l’activité parlementaire conduise à établir que les intentions tirées de la représentation que se font les parlementaires de l’intérêt général ne jouent pas un rôle au moins aussi déterminant que ces considérations cyniques. Tant qu’il n’est pas établi que les parlementaires tendent toujours à privilégier leur intérêt cynique au détriment de leur perception de l’intérêt général, ce modèle n’est en rien explicatif.

En second lieu, deux critiques internes gagnent à être opposées à cet argument.

D’une part, attribuer des intentions cyniques aux parlementaires revient toujours à leur attribuer des intentions, des ressorts psychologiques, ce qui affaiblit la portée de l’argument.

D’autre part, il n’est pas certain que l’élaboration de ces modèles stratégiques suffise à faire obstacle à l’identification de certaines intentions partagées, comme ont essayé de le démontrer des politistes qui se sont placés dans ce cadre d’analyse[94]. Dès lors qu’une interprétation optimiste pourrait aussi bien être proposée que cette interprétation pessimiste, cet argument porte peu.

 

c. L’hypothèse éthérée d’une intention collective

Le troisième – et principal – pan de la critique porte sur le caractère éthéré, ou vaporeux, d’une intention collective. Une intention collective réelle est considérée comme une improbabilité structurelle. En effet, dans un système majoritaire, dès lors qu’un texte ne fait pas l’objet d’un vote unanime, le texte est souvent le fruit de l’accord de la majorité, en dépit du rejet de l’opposition. Le texte n’est donc rédigé et accepté que par la majorité, ce qui exclut la possibilité d’agréger à l’intention de la majorité, si elle existe, les intentions des membres de l’opposition. Dès lors, il est difficile à concevoir qu’un organe puisse avoir une intention « réelle » collective.

À l’encontre de cet argument, deux stratégies argumentatives peuvent être privilégiées.

La première consiste à se fonder sur l’idée d’un transfert implicite entre l’organe et la majorité. Il serait ainsi toujours possible d’assimiler l’intention de l’organe à celle de sa majorité[95] au nom de l’idée selon laquelle l’organe aurait délégué aux membres minoritaires le soin d’assimiler leur intention à celle de l’organe, établie par la majorité[96], ou au nom du dogme selon lequel le « dialogue » délibératif pendant la phase de discussion parlementaire se transformerait en « monologue » lorsque l’énoncé normatif est fixé dans sa forme finale[97].

La seconde stratégie consiste à modifier le concept même d’intention du législateur afin de l’adapter aux spécificités d’un groupe. L’intention collective ne serait alors plus pensée selon le modèle agrégatif traditionnel de l’action collective[98], elle ne correspondrait plus au cas dans lequel chaque membre d’un organe collégial a exactement la même image à l’esprit[99], mais elle se fonderait sur le modèle englobant de l’« agent collectif ».

Certains travaux récents en philosophie de l’action permettent de concevoir ce dernier. Ainsi Christian List et Philip Pettit ont-ils examiné dans le détail cette possibilité, en proposant quatre critères pour identifier de tels « agents collectifs », conçus comme ayant l’intention conjointe d’atteindre un objectif donné. a) L’objectif partagé : les individus « ont chacun pour intention que les membres de cet ensemble plus ou moins important atteignent ensemble l’objectif en question ». b) La contribution individuelle : ils ont « tous l’intention de remplir la part qui leur revient dans un dessein plus ou moins important pour atteindre cet objectif ». c) L’interdépendance : « [chacun] d’entre eux forme cette intention au moins partiellement parce qu’il pense que les autres forment des intentions équivalentes ». d) La conscience commune : cet ensemble « repose sur une conscience commune, où chacun croit que les trois premières conditions sont remplies, et où chacun croit que les autres le croient, etc.[100] ».

En matière de production normative, certains indices supplémentaires peuvent être proposés : par exemple, il est possible de considérer, avec Joseph Raz, qu’il est d’autant plus facile d’attacher une intention à un organe collectif que sa délibération a duré longtemps[101].

Pourtant, ce modèle n’est, lui-même, pas exempt d’imperfections.

Commençons par une critique d’ordre conceptuel et général. Il n’est pas certain que l’agent collectif identifié par Christian List et Philip Pettit soit davantage qu’une nouvelle manière de penser l’agrégation d’actions et d’intentions individuelles auxquelles la cohérence d’un modèle fictif est attribuée ex post.

Une deuxième critique est d’ordre juridique et institutionnel. Cette intuition d’un « agent collectif » s’applique plus volontiers à certains parlements qu’à d’autres. Elle est acceptable dans les contextes britanniques ou australiens, bipartisans, où le Premier ministre enjoint à tous les membres de son parti de soutenir une loi. La parole de ce dernier y équivaut peu ou prou à la signification de cette dernière. Il est dès lors plus facile d’identifier, outre l’énoncé législatif, un ensemble de raisons et de justifications propres à être invoquées à l’avenir pour dissiper une ambiguïté. À l’inverse, l’idée d’« agent collectif » est moins opportune s’agissant des cultures constitutionnelles plus marquées par la séparation des pouvoirs – d’autant plus à l’époque contemporaine. Ainsi, en France, l’intention du législateur ainsi conçue avait probablement plus de sens sous la IIIe République, à une époque où la loi était principalement élaborée dans l’enceinte de l’institution parlementaire, que sous la VRépublique, où la loi est le fruit d’influences plus diverses.

Aujourd’hui, les liens complexes entre le pouvoir exécutif et la majorité parlementaire rendent plus difficile l’appréhension d’une telle intention. De la même manière, les États-Unis ont connu une évolution notable. Par le passé, les lois ont pu être principalement rédigées par le pouvoir exécutif, lorsque le Congrès ne disposait pas d’équipes importantes. À partir des années 1960 et 1970, la pratique parlementaire y a été profondément modifiée par l’accroissement massif du personnel[102]. Les lois y ont fait de plus en plus l’objet de compromis, de sorte que la recherche d’une intention unique y a probablement perdu de sa pertinence, quoique les juges continuent parfois à rechercher certains orateurs propres à l’incarner.

En outre, l’hypothèse développée par Carl Schmitt en matière constitutionnelle, tout aussi envisageable en matière législative, du « compromis de façade dilatoire[103] » fait peser un doute supplémentaire sur l’existence d’une intention collective réelle substantielle. Différentes forces politiques peuvent aborder une question, au cours de la délibération parlementaire, se mettre d’accord sur leur désaccord et décider de ne pas le trancher, soit qu’ils se trouvent dans l’incapacité de le faire, soit qu’ils jugent que les organes chargés de l’interprétation du texte seront mieux à même de le faire à l’avenir.

Soit l’on estime alors que cette question a été explicitement exclue de toute intention collective, soit un doute massif subsiste quant au contenu de cette intention « réelle », qu’elle renvoie à l’intention-signification (b.) ou à l’intention-objectif (c.).

Même si l’on s’accorde sur la possible existence d’une intention collective, une difficulté demeure : est-il possible de la connaître ? Trois réactions intuitives viennent immédiatement à l’esprit. Si une telle intention collective n’existe pas, il est vain de chercher à la connaître[104]. Si cette intention collective existe, il n’est pas certain qu’elle soit accessible. Mais il n’est alors pas vain de la rechercher. Cette question mérite dès lors d’être examinée plus en détail.

 

2. Des arguments d’ordre épistémologique

Les principaux arguments d’ordre épistémologique portent sur la qualité des sources disponibles pour accéder à cette intuition « réelle » du législateur (a) et sur la méthode adéquate qu’il conviendrait d’adopter à cette fin (b).

 

a. Un scepticisme quant aux sources

Certains arguments formulés à l’encontre du recours à l’intention sont tirés de l’imperfection supposée des sources sensées permettre de la connaître – principalement, les « travaux préparatoires ». Ce défaut affecterait l’accès à l’intention collective à deux principaux titres.

En premier lieu, ces sources souffriraient de défauts extrinsèques, tirés des qualités des agents les ayant produites.

Tout d’abord, il serait difficile d’accéder à l’intention « réelle » de chaque individu dans le groupe. L’intention individuelle ne correspondrait pas à un état mental toujours identifiable. Comme l’écrit John Chipman Gray, « en attendant que les marchands de forces psychiques réussissent à contrôler et à utiliser le transfert de pensées (et le transfert psychique de la pensée d’un organe artificiel serait stupéfiant pour le plus qualifié des chasseurs de fantômes), la volonté de l’assemblée doit s’exprimer par des mots, qu’ils soient oraux ou écrits[105] ». En l’absence de tels mots, il serait difficile d’accéder à l’intention individuelle, aux attentes subjectives de chaque participant au processus législatif[106].

Dans ces conditions, il serait a fortiori ardu d’atteindre une intention « réelle » collective. L’auteur anglais d’un traité d’interprétation législative du xvisiècle note déjà la complexité de considérer la loi « ex mente legislatorum […] du fait du grand nombre de personnes présentes, du grand nombre d’intelligences – tant de législateurs, tant d’esprits », même si « certains indices nous permettent de connaître son contenu[107] ».

Enfin, la tâche serait encore plus rude lorsque les individus ne sont pas réunis dans une assemblée, dans le forum restreint au sein duquel prend place la délibération. Cela rendrait par exemple difficile d’inférer une intention à partir du vote massif des électeurs français en faveur de la ratification de la Constitution à l’automne 1958.

En second lieu, ces sources souffriraient de défauts intrinsèques, tirés de la façon dont sont élaborés les « travaux préparatoires ».

D’une part, il serait douteux que les données les plus pertinentes pour reconstituer une intention collective se trouvent dans les « travaux préparatoires » tels qu’ils sont habituellement conçus. En effet, de nombreuses discussions et réunions ne donnent lieu à aucun écrit et les écrits eux-mêmes sont très formatés.

D’autre part, l’utilité de ces sources ne pourrait être reconnue que si elles sont moins ambivalentes que l’énoncé normatif même qu’il s’agit de clarifier. Une reconstruction indéterminée pourrait difficilement dissiper l’indétermination de l’énoncé[108]. Le juge à la Cour suprême Robert H. Jackson défend, dans une opinion concordante, qu’il soutiendrait plus volontiers l’opinion majoritaire si la Cour avait cherché à « atteindre [ce résultat] en analysant la loi elle-même, au lieu de faire la psychanalyse du Congrès », d’autant plus que « les travaux préparatoires (legislative history), ici comme c’est souvent le cas, sont plus vagues que la loi même qui s’offre à l’interprétation[109] ».

À l’inverse, l’idée peut être défendue selon laquelle ces sources ne font pas, par elles-mêmes, obstacle à la recherche de cette intention. En particulier, il est des cas dans lesquels les travaux préparatoires donnent accès à différentes versions d’un même texte au cours du processus législatif. S’y montrent alors des débats sur un point précis, une délibération, puis la décision collective de trancher ces débats dans un sens donné, en respectant certaines procédures. La précision des débats et le fait que ses participants y aient explicitement affronté une question rend plus tangible l’idée de volonté collective[110]. À ce scepticisme à l’égard des sources s’ajoute un scepticisme quant à la manière de les examiner.

 

b. Un scepticisme quant à la méthode

Un deuxième ensemble de critiques porte sur la méthode sur le fondement de laquelle il serait envisageable d’identifier l’intention du législateur.

Trois principaux arguments ont ainsi été proposés.

Le premier porte sur la subjectivité de la recherche. L’archéologue de la volonté législative se conformerait moins au modèle de l’historien – qui chercherait à rendre compte de façon scientifique de ce qu’il perçoit d’une intention collective après un examen serré de toutes les sources qui lui sont disponibles – qu’à celui de l’avocat – qui risquerait de forcer les sources qu’il utilise, ou simplement, comme le résume un juge, d’utiliser ces dernières d’une manière qui revienne à « contempler une foule, et à y choisir vos amis[111] ». Dans ce cadre, il existerait un risque important de contradiction entre deux reconstructions fondées sur les travaux préparatoires [112] – sans, pour autant, qu’une vision « objective » n’émerge de la simple confrontation de ces reconstructions également biaisées.

Le deuxième argument porte sur la difficulté matérielle de parvenir aux sources dans de bonnes conditions. Certaines lois contemporaines, dans différentes démocraties libérales, sont d’une densité et d’une complexité telles qu’une reconstitution sérieuse de l’intention du législateur s’avèrerait une tâche prenante – la difficulté épistémologique se doublant alors d’une difficulté matérielle et financière. Les « super-lois » identifiées aux États-Unis par William Eskridge et John Ferejohn[113], caractérisées par leur tendance à modifier la culture et les pratiques sociales à tel point que leur statut justifierait une méthode singulière d’interprétation, rendent la difficulté encore plus épineuse. Ainsi, le Affordable Care Act de 2010 a-t-il donné lieu à de nombreux rapports parlementaires souvent contradictoires, avant que la présidence des États-Unis ne tranche les différends.

Le troisième argument est tiré de l’anachronisme structurel d’une telle recherche, d’un risque général bien connu des historiens consistant à plaquer des représentations contemporaines sur les sources passées. En somme, il serait pratiquement impossible de reconstituer l’intention des générations précédentes en ne se fondant pas sur les réflexes et les habitudes actuelles, ce qui priverait cette entreprise de cohérence[114].

Aucun de ces arguments n’est, en lui-même, dirimant. Il existe de sérieuses raisons de penser qu’une méthode pourrait être imaginée pour étudier ces sources.

En premier lieu, dès lors que certains indices sont publics, ils sont d’autant plus susceptibles d’être examinés avec soin au sein d’une collectivité large. Il doit alors être possible d’établir des méthodes se fondant sur l’examen de ces matériaux – la structure interne de l’institution parlementaire, le cours de la procédure parlementaire, l’accord final sans lequel la loi ne peut être adoptée. Une piste est par exemple proposée par des politistes américains, qui ont essayé de montrer la possibilité d’établir l’influence variable des participants au processus de production de la norme législative au sein des coalitions formées dans une assemblée parlementaire[115].

En deuxième lieu, toute reconstitution contient une part de choix, d’arbitraire, si bien qu’il n’y a pas de raison d’éliminer sur ce fondement la reconstitution de l’intention à partir des travaux préparatoires. Les critiques formulées à l’encontre de l’usage des travaux préparatoires sont analogues à celles qui peuvent être faites à l’usage de tout énoncé normatif : il est possible de choisir « ses amis » parmi plusieurs dispositions législatives, parmi plusieurs techniques d’interprétation, voire parmi les dictionnaires mêmes que les textualistes annoncent utiliser pour découvrir le sens véritable des énoncés normatifs.

Il convient donc simplement de reconnaître des limites de cette ambition pour en renforcer la portée.

D’une part, certaines limites tiennent à tout travail de reconstitution historique. Il peut être d’autant plus difficile de reconstituer une intention que les données disponibles sont anciennes. En outre, il est impossible d’accéder à tout – en particulier dès lors que la production de la loi repose sur des échanges, des conversations qui sont largement inaccessibles à l’interprète[116]. Cela ne constitue pas un obstacle insurmontable : de même qu’un historien peut, à partir d’une analyse minutieuse de ses archives, proposer une reconstitution de phénomènes anciens, un juriste peut, par une analyse sérieuse des travaux préparatoires, procéder à une telle reconstitution.

D’autre part, il est possible que les titulaires de fonctions organiques aient pu chercher à prédéterminer stratégiquement les travaux préparatoires, ce dont l’interprète doit être conscient pour être en mesure de nuancer ses analyses.

En troisième lieu, si l’on suppose que l’intention collective correspond à une communauté d’intentions effectivement partagées par les membres d’un groupe, il doit être possible de les inviter à clarifier cette intention lorsque la loi a été récemment adoptée. Ainsi, aux États-Unis, un juge fédéral a proposé, pour mettre fin aux divergences d’interprétation entre les cours d’appel fédérales de différents circuits, de désigner un panel de professeurs de droit chargé de mettre en lumière ces conflits et de les soumettre au Congrès, afin que ce dernier précise quelle a été son intention[117]. Ce serait là un moyen de lier la recherche de l’intention du législateur à un processus démocratique.

 

3. Arguments d’ordre démocratique

Un troisième débat porte sur la conformité du recours à l’intention à certains principes normatifs contingents, propres à un ordre juridique donné. Le principal argument contre la possibilité de connaître l’intention du législateur est tiré du caractère prétendument anti-démocratique de la recherche elle-même, à deux titres.

D’une part, le recours aux travaux préparatoires reviendrait à intégrer à la « volonté » attribuée au Parlement des interventions d’acteurs qui lui sont extérieurs, à l’instar des lobbies aux États-Unis, qui ne sont pas élus – ce qui conduirait à dissoudre l’exercice de la compétence pourtant conférée au seul Parlement[118].

D’autre part, l’intention ne serait pas aisément accessible aux premiers destinataires de la norme législative – les citoyens. Or, si un gouvernement démocratique implique l’existence de règles facilement accessibles, comme le résume Antonin Scalia, pour qui un dictionnaire devrait suffire à comprendre le sens d’une loi, faire reposer la règle sur l’intention est « pire que l’astuce attribuée à l’empereur Néron[119], consistant à afficher ses édits très hauts sur les piliers, afin de rendre leur lecture difficile. Un gouvernement par l’intention inexprimée est tout aussi tyrannique[120] ». En somme, si nul n’est censé ignorer la loi, il n’y aurait en revanche pas lieu d’exiger une connaissance de l’intention du législateur. Pour emprunter un exemple à un juriste américain[121], il est possible, en lisant la liste de courses établie par un ami, de se reposer sur son intention probable pour établir que le mot « cerises » renvoie à des « tomates-cerises », mais l’autorité administrative qui examine les mentions obligatoires sur une boîte de conserve ne s’intéresse qu’à la manière dont les consommateurs seront susceptibles, à l’avenir, d’interpréter la mention « Ingrédients : cerises », sans qu’un recours à l’intention de l’auteur de ce texte ne puisse être exigé.

Deux arguments méritent cependant d’être proposés pour nuancer ces critiques.

En premier lieu, les travaux préparatoires, quels que soient leurs défauts, ont été produits dans le cadre de l’activité législative. Ce n’est pas le cas d’un dictionnaire. Ce dernier est donc moins « démocratique » que les travaux préparatoires.

En second lieu, la question démocratique ne se poserait pas si le Parlement lui-même exprimait démocratiquement la volonté que les interprètes se réfèrent, à l’avenir, à son intention. Réapparaît ici la question de savoir si l’activité législative est conçue par ses agents comme une opération communicative[122].

Cette hypothèse peut être défendue à plusieurs égards.

Tout d’abord, elle peut, dans certains cas, être inférée d’une disposition normative générale, à l’instar de l’article 4 du code civil français, interprété comme une habilitation à rechercher dans tous les indices disponibles une clé pour dissiper l’ambiguïté de l’énoncé.

Ensuite, en l’absence d’une telle disposition, ne pourrait-on pas la tirer des pratiques parlementaires elles-mêmes ? S’il est possible d’établir une volonté, exprimée par le Parlement, que les juges se réfèrent aux travaux préparatoires en cas d’ambiguïté, alors il serait présomptueux de la part des juges de s’y refuser. Or, plusieurs éléments invitent à se poser la question. Des politistes américains ont ainsi mené des études empiriques les conduisant à établir que, au-delà du texte de la loi, les parlementaires portent une attention poussée aux données couramment assimilées aux travaux préparatoires[123], en particulier aux principaux débats préalables à l’adoption de lois importantes[124]. L’observation n’a aucune conséquence en matière normative, mais elle informe sur les représentations partagées par les parlementaires.

Enfin, il est possible de considérer que les parlementaires délèguent implicitement aux interprètes authentiques de la loi le soin de mener une telle analyse lorsqu’ils concèdent qu’ils ne sont pas tous spécialistes, loin de là, de l’interprétation des énoncés normatifs. Comme le note, par exemple, un juge qui a été membre de la Chambre des Représentants aux États-Unis, à propos des « canons d’interprétation » qu’il estime « étrangers au processus législatif », « les seuls “canons” dont nous parlions étaient ceux que le Pentagone achetait, et qui fonctionnaient mal[125] ». Le désintérêt profond des parlementaires à l’égard des conditions d’interprétation des énoncés législatifs qu’ils rédigent, s’il est avéré, s’interprète comme un abandon aux interprètes futurs du soin de mettre de l’ordre dans les lois comme dans la matière brute des travaux préparatoires supposés en éclairer la signification.

En somme, au-delà de ces nuances, les nombreux doutes pesant sur l’existence et sur l’accessibilité d’une telle intention du législateur comprise comme état psychologique invitent à ne pas se fonder principalement sur elle pour dissiper l’ambiguïté des énoncés normatifs. S’il est possible d’en supposer l’existence à titre minimal, son contenu ne saurait remplir seul une telle fonction. Se pose alors la question de savoir s’il ne convient pas de prendre au sérieux l’hypothèse d’une intention conventionnelle. Cette dernière a fait, à son tour, l’objet d’un débat nourri.

 

B. La portée ambivalente de l’intention conventionnelle

 

Il est possible de concevoir l’intention du législateur non comme une donnée psychique individuelle ou collective, mais comme une convention, à l’existence stipulée. L’ambition qui lui est assignée n’est pas alors de rendre compte du réel, mais de constituer un point de référence auquel sont attachées des propriétés à une certaine fin[126]. Cette hypothèse d’une intention conventionnelle de l’auteur de la norme juridique correspond à une fiction qui contribue à justifier et à légitimer la représentation courante des normes et des systèmes normatifs. Son évaluation ne saurait dès lors procéder de sa confrontation avec l’intention « réelle » pour en dénoncer, de façon circulaire, le caractère fictif – que l’on pense à Max Radin qui critiquait cette fiction « transparente et absurde[127] » en 1930, ou à Joseph Raz selon qui, « à moins que ne soient impliquées des intentions véritables, le fait de parler des intentions hypothétiques de personnes fictives est rarement porteur de sens[128] ». L’intention conventionnelle correspond à une hypothèse raisonnable d’intention abstraite que les auteurs sont supposés avoir eue à l’esprit. Les arguments formulés en faveur ou en défaveur au recours à l’intention de l’auteur de la norme pour dissiper l’ambiguïté d’un énoncé ont principalement de deux ordres, constitutionnel (1) et institutionnel (2).

 

1. Des arguments d’ordre constitutionnel

Un premier ensemble d’arguments est d’ordre constitutionnel, tiré de dispositions constitutionnelles contingentes, quoi qu’elles soient reconnues dans de nombreux ordres juridiques.

En premier lieu, la compétence limitée du Parlement prohiberait le recours, même conventionnel, à l’intention du législateur, à double titre.

D’une part, la disposition constitutionnelle habilitant habituellement le Parlement à adopter des lois devrait s’interpréter également comme une limitation : ce dernier ne serait pas habilité à adopter des intentions. Par exemple, l’article 1er de la Constitution américaine qui confère au Congrès la compétence d’adopter des lois devrait se lire comme une prohibition, en creux, de la possibilité pour ce dernier d’imposer des intentions. Comme le résume Max Radin en 1930, la fonction des parlementaires ne serait donc pas « d’imposer leur volonté, […] mais d’adopter des lois, ce qui est une opération bien précise[129] ». Antonin Scalia réactualise cette idée : « [nous] sommes gouvernés par des lois, pas par les intentions des parlementaires[130] ».

D’autre part, cette prohibition se fonderait sur un principe d’indisponibilité des compétences ainsi compris : le Congrès ne pourrait pas déléguer son pouvoir de légiférer à ses commissions ou à ses membres, si bien que ni les rapports adoptés en commission, ni les débats en séance – composantes courantes des travaux préparatoires – ne devraient être pris en compte[131].

En second lieu, cette prohibition serait justifiée par le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs. En effet, le recours à l’intention conventionnelle conduirait à minimiser la volonté du Parlement au bénéfice de celle de certaines des voix qui s’y expriment, d’autant plus que les documents parlementaires les plus diffusés, à l’instar des auditions et des débats, sont souvent moins représentatifs de la décision qui a été prise[132]. Or, cela permettrait en réalité aux juges de faire prévaloir leur volonté sur celle du Parlement, en limitant la contrainte qui pèse sur eux au titre des dispositions normatives qui fondent et limitent leur compétence[133]. Comme le résume Felix Frankfurter, alors juge à la Cour suprême américaine, aller au-delà des mots utilisés par le Parlement reviendrait pour le juge à « usurper un pouvoir que notre démocratie a confié à son Parlement élu[134] ».

Ces arguments méritent, à leur tour, d’être tempérés pour plusieurs raisons.

En premier lieu, les dispositions constitutionnelles habilitant le Parlement à adopter une loi peuvent être comprises comme l’habilitant à conférer une valeur juridique à un texte dans le cadre d’une opération de communication. Dès lors, les indices permettant d’éclairer l’interprète peuvent être pris en compte sans qu’il soit considéré que le Parlement a « adopté une intention ».

En deuxième lieu, le principe d’indisponibilité des compétences est généralement compris, notamment au titre de la « doctrine de non-délégation » aux États-Unis, comme caractérisant les rapports externes entre le Parlement et d’autres institutions, et non les rapports internes entre le Parlement et ses membres.

En troisième lieu, la séparation des pouvoirs ne fait pas obstacle à ce que les juges cherchent à utiliser tous les indices qui leurs sont offerts pour établir la signification précise de la loi. Pour le reste, cette question rejoint le débat ancien sur le juge qui légifère.

En quatrième lieu, chacun de ces arguments doit être nuancé au regard du cas précis dans lequel l’interprète se fonde sur cette intention conventionnellement rattachée au législateur : il est ainsi possible de considérer que l’élaboration ou que la prise en compte d’une telle fiction sont acceptables pour dissiper l’ambiguïté d’un énoncé ou pour en faire une interprétation propre à garantir la cohérence du système normatif plus large, mais qu’elles ne le sont pas pour écarter l’application d’une loi, ou pour l’invalider[135].

 

2. Des arguments d’ordre institutionnel

Le second ensemble d’arguments formulés à l’encontre du recours à l’intention est d’ordre institutionnel. Il tient aux configurations observables dans de nombreux États.

En premier lieu, un argument tient à la position institutionnelle relative des juges, de l’administration et du Parlement. Il est possible de considérer que les juridictions sont institutionnellement dans une meilleure position pour imposer leur volonté que le législateur, en particulier du fait du « paradoxe de la concrétisation[136] » mis en avant par Otto Pfersmann : des normes de rang inférieur, valides sans être conformes aux normes de rang supérieur, peuvent primer, sinon dans l’ordre de la production normative, du moins dans celui de leur force dérogatoire, si bien que le droit tel qu’il est appliqué est souvent davantage déterminé par la norme de rang inférieur que par la norme de rang supérieur que la première concrétise. Dans ces conditions, le recours à la fiction d’une intention de l’organe d’adoption de la norme fait naître le soupçon qu’il ne privilégie ses préférences au détriment de la norme établie par le Parlement – au lieu de se cantonner au cadre de son habilitation.

La question est compliquée, aux États-Unis, par la jurisprudence Chevron[137]. Le contrôle par les juges de l’interprétation faite par l’autorité administrative doit se faire en deux étapes : si le Congrès a réglé la question litigieuse – « si l’intention du Congrès est claire » –, alors le juge, comme l’autorité administrative, doivent tirer les conséquences de cette intention. En revanche,

si le juge considère que le Congrès ne s’est pas directement prononcé sur la question, il ne lui est évidemment pas possible d’imposer purement et simplement sa propre interprétation de la loi, comme il lui faudrait faire si [l’autorité administrative] n’avait pas donné d’interprétation. Il s’agit plutôt pour lui, en cas de silence ou d’ambiguïté de la loi sur la question posée, de dire si la réponse qu’y a apportée [l’autorité administrative] se fonde sur une interprétation admissible de la loi[138].

Dans ce cas de figure, l’autorité administrative est également habilitée, dans une certaine limite, à faire parler l’intention supposée du Congrès.

En deuxième lieu, dans la mesure où l’interprétation de la loi par une institution n’est pas toujours contrôlée par d’autres institutions – soit que ces dernières ne puissent pas en être saisies, soit qu’elles ne le soient pas effectivement –, le recours à l’intention présenterait un inconvénient majeur : en l’absence d’étalon objectif, celui qui identifie l’ambiguïté pourrait ainsi fonder l’intention qu’il prétend identifier.

La désignation d’une ambiguïté, en tant qu’elle justifierait le recours à une intention supposée, serait un instrument de pouvoir dangereux, puisque l’interprète authentique pourrait alors statuer contra legem[139]. Comme l’écrit le juge Easterbrook : « la clarté n’est pas mesurable[140] », si bien qu’affirmer « trouver des réponses manquantes » de cette manière revient à « s’approprier un pouvoir tout en critiquant le Congrès », au nom d’une « “intention” qui ne peut en définitive être trouvée que dans l’esprit du juge[141] ».

C’est là, au demeurant, la limite majeure de la distinction empruntée à John Austin[142] par Roscoe Pound[143] entre l’interprétation sincère (genuine) et l’interprétation fallacieuse (spurious). La première serait fondée sur la recherche directe de l’intention de l’auteur de la norme, sur une analyse des enjeux qu’il a dû affronter. La seconde serait fondée sur la recherche indirecte de l’intention de l’auteur de la norme, conduisant l’interprète à substituer ses propres conceptions à celles de l’auteur de la norme. Cette distinction, pourtant, ne peut que se fonder sur un étalon doté d’un degré suffisant d’objectivité. En l’absence de ce dernier, le risque est que l’interprète tende à sélectionner certaines règles d’interprétation parmi d’autres, et à justifier le résultat vers lequel il incline en légitimant sa décision par la mise en avant d’une intention de l’auteur de la norme dont il a seul déterminé le contenu[144].

En troisième lieu, le recours à l’intention du législateur rétroagirait négativement sur le comportement des parlementaires. En effet, le recours aux travaux préparatoires réduirait leur incitation à agir de façon vertueuse, à deux titres : en ne les poussant pas à rédiger des lois aussi précises que possible, et en les invitant à prédéterminer stratégiquement les travaux préparatoires pour en faire un usage détourné.

Ces critiques adaptent à la question du recours à l’intention du législateur des arguments bien connus à propos de la marge de manœuvre des interprètes authentiques des énoncés normatifs en général – certains auteurs transposant simplement à l’échelle législative des débats plus généraux, en droit constitutionnel, sur la place du juge et sur l’étendue de la liberté qui doit lui être accordée.

Elles gagnent à leur tour à être nuancées à plusieurs titres.

En premier lieu, la prise en compte de l’intention conventionnelle peut être autant conçue comme une contrainte que comme un instrument stratégique. Or, si la contrainte l’emporte, l’interprète est poussé, sous ce rapport, à une plus grande humilité dans l’exercice de sa tâche[145].

En deuxième lieu, si l’on considère que l’activité parlementaire est globalement sérieuse, alors la charge de la preuve repose sur ceux qui souhaitent écarter le recours aux travaux préparatoires.

En troisième lieu, rien ne permet de penser que les juges sont moins bien placés que d’autres organes pour fixer une telle intention conventionnelle.

En dernier lieu, dès lors que les juges ne jouent pas un rôle exclusif dans la fixation du sens des énoncés législatifs – leur action s’inscrit de facto dans une coopération avec les autorités administratives et avec le Parlement[146] –, des mécanismes de régulation fondés sur les liens entre institutions sont susceptibles d’inciter chaque interprète authentique de l’énoncé législatif à un minimum de sérieux.

 

Conclusion

 

Au terme de cette analyse critique des arguments déployés au soutien ou à l’encontre du recours à l’intention du législateur face aux énoncés normatifs ambigus, plusieurs lignes de force sont apparues.

Tout d’abord, l’idée d’une intention « réelle » ou « psychologique » soulève de nombreux problèmes qu’une critique interne des arguments formulés à son encontre n’a pas suffi à dissiper. Il est donc difficile de se fonder sur cette dernière, sinon à titre d’hypothèse de pensée générale et minimale : les parlementaires ont probablement eu la volonté d’adopter une norme en agissant comme ils l’ont fait. Or, cela ne permet généralement pas de résoudre l’ambiguïté de l’énoncé – qui porte sur son contenu, non sur sa normativité.

Reste la possibilité de recourir à l’intention du législateur conçue comme une convention, détachée de toute considération psychologique. Sa neutralité intrinsèque est à la fois source de souplesse et cause d’inanité apparente. Il ne s’agit alors plus de prétendre se fonder sur une donnée constatable empiriquement, mais sur une simple hypothèse jugée du point de vue de sa capacité à emporter l’adhésion, à justifier qu’entre les deux sens rendus possibles par l’ambiguïté, l’un soit privilégié au détriment de l’autre.

Cette conception mérite certes d’être prise au sérieux au moins au second degré, dès lors que des juges reconnaissent qu’il s’agit d’un élément utile dans leur « boîte à outils[147] », propre à confirmer leur compréhension première de l’énoncé[148] et à justifier, entre deux sens possibles d’un mot ou d’une phrase, celui qu’ils décident de privilégier.

Mais le recours à cette dernière ne saurait être considéré comme absolument satisfaisant. Son évaluation ne peut être menée qu’à titre relatif, en regard des autres méthodes disponibles face à un énoncé donné et de l’objectif qui leur est assigné. La prudence impose alors de ne jamais considérer le recours à « l’omniprésente fiction démoniaque de “l’intention législative[149]” », selon la formule de Karl Llewellyn, que comme un moindre mal, intrinsèquement insatisfaisant, pertinent faute de mieux.

 

Julien Jeanneney

Maître de conférences à l’École de droit de la Sorbonne, Julien Jeanneney est l’auteur d’un ouvrage consacré aux lacunes constitutionnelles (Paris, Dalloz, 2016).

 

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