Le nœud solide de la responsabilité ou la voie isolée de Paul Fauconnet (1898-1938)

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Sommaire de l'article

Mathieu Soula

En 1920, Paul Fauconnet publie sa thèse dans la collection des « Travaux de l’Année sociologique » chez Félix Alcan, maison d’édition des durkheimiens, thèse qui constituera sa seule véritable recherche originale : La responsabilité, étude de sociologie[1]. Il est alors chargé du cours de philosophie sociale à la faculté des Lettres de Toulouse. Au début des années 1920, et plus particulièrement dans l’entre-deux-guerres, la sociologie n’est pas tout à fait institutionnalisée. Elle ne bénéficie que de quatre chaires spécifiques d’enseignement : deux à la Sorbonne, une à Bordeaux et une dernière à Strasbourg. À la suite de la publication de la Responsabilité, Paul Fauconnet est nommé maître de conférences en 1921 à la Sorbonne, il y deviendra professeur en 1926 jusqu’à sa mort en 1938. Comme l’ont montré les travaux de Johann Heilbron, malgré une faible institutionnalisation, et donc une position marginale dans l’espace des sciences, la sociologie durkheimienne dispose d’une « légitimité intellectuelle hors du commun », car elle a réussi à imposer son impérialisme sur les autres sociologies (celle de Worms en particulier), représentant presque à elle seule cette science ambitieuse et dynamique du début du xxe siècle[2]. Le prestige tient peut-être aussi aux usages faits par les membres des autres disciplines qui se réclament d’un esprit ou d’une approche sociologique pour mieux lutter à l’intérieur de leur espace scientifique avec les armes d’une scientificité reconnue comme ressource de la sociologie durkheimienne. Autrement dit, la sociologie bénéficie encore d’une aura positive qui ne lui bénéficie pas institutionnellement en retour : par exemple, les juristes qui importent la sociologie dans leur discipline non seulement reformulent et adaptent bien souvent les outils et les méthodes, mais ils leur arrivent aussi de construire leur position à l’intérieur de leur discipline contre les prétentions scientifiques hégémoniques des durkheimiens : Léon Duguit fréquente les réseaux durkheimiens, s’appuie sur Durkheim pour fonder scientifiquement sa conception du droit, mais prend soin de s’en démarquer en présentant un « point de vue un peu différent[3] ».

Les concurrences inter et intra disciplinaires permettent d’éclairer les usages, mésusages, omissions voire oublis dont a été l’objet en droit la remarquable thèse de Paul Fauconnet sur un objet traditionnel de la science juridique. C’est aux origines de ce rendez-vous manqué que cette étude voudrait remonter, en replaçant l’auteur et son ouvrage dans le contexte intellectuel et disciplinaire de leur époque qui cadre les horizons d’attente qu’ils cherchaient à satisfaire et façonner.

Un lieu de lutte disciplinaire

Le terme « responsabilité » est au cœur des débats politiques et scientifiques depuis les débuts de la IIIe République. Il est à la fois l’objet de luttes politique et disciplinaire pour sa définition, et un terrain de lutte dans le sens où sa définition cristallise des enjeux d’institutionnalisation. Au moment où Émile Durkheim et Paul Fauconnet s’intéressent à cette notion, entre 1894 (date de quatre leçons de Durkheim données à Bordeaux sur le sujet) et 1914 (date de la fin de la rédaction de la thèse de Fauconnet), voire 1920 (parution de la Responsabilité), les débats s’intensifient. Débats politiques, tout d’abord, qui s’articulent autour de la réforme de la loi du 30 juin 1838 relative à l’internement des aliénés. Les projets portent souvent les traces des idées de la défense sociale dans le sens où ils se fondent sur l’ambition de mieux protéger la société contre ceux qui sont jugés « anormaux », « débiles », « fous », « idiots », « alcooliques », surtout s’ils s’avèrent, dans le même temps, criminels. En 1907, un important projet (adopté par la Chambre mais pas par le Sénat) dessine une refonte du système d’internement et du rôle tenu à cette occasion par les médecins, ouvrant plus largement le débat sur la question de l’irresponsabilité[4]. Lors de la discussion, le député Joseph Reinach, à l’appui des thèses de la criminologie italienne et des études médicales des criminels, demande que « la question de la responsabilité sera toujours posée, sous une forme ou sous une autre, devant la juridiction correctionnelle ou devant la juridiction criminelle ». Ce serait là modifier la lettre de l’article 64 du Code pénal et en conséquence toute l’économie du procès, car la généralisation de cette question aboutirait à faire reposer la culpabilité prioritairement sur la responsabilité, autrement dit, elle mettrait au centre du système pénal l’évaluation des facteurs qui pèsent sur la volonté des criminels. Le médecin deviendrait par la force de la procédure le seul vrai juge. Face au décalage entre ce qu’ils considèrent comme une inertie politique et l’imposante actualité de la notion de responsabilité, des députés réclament, sans succès, en 1912, au ministre de la justice de mettre en place « une commission chargée d’étudier l’organisation de la défense sociale contre les criminels à responsabilité atténuée »[5]. Le 11 janvier 1924, encore, le gouvernement dépose au Sénat un projet de loi portant modification de la loi du 30 juin 1838[6]. Les débats se poursuivront jusque dans les années 1930.

Débats scientifiques surtout. Sur le terrain interdisciplinaire, s’affrontent juristes et criminologues dans un « duel entre deux mentalités », pour reprendre l’expression du médecin Paul Dubuisson[7]. D’un côté des juristes attachés à une responsabilité qui s’apprécie prioritairement en raison de la gravité et du degré criminel d’un acte, de l’autre des médecins et criminologues qui s’attachent à la déterminer en raison de la personnalité du criminel. Le nœud de la dispute se noue autour de la notion de libre-arbitre. Alors que les théories juridiques classiques ou néo-classiques articulent encore la responsabilité au postulat de l’existence du libre-arbitre, les théories médicales ou criminologiques s’appuient sur des déterminants (psychiques, physiologiques ou sociaux) pour critiquer l’existence d’un absolu libre-arbitre et proposer une refonte de la notion même de responsabilité. Pour autant, il ne faut pas accuser le contraste et l’opposition car il existe à l’intérieur de chaque discipline des positions divergentes ou contradictoires.

Il n’y a ainsi pas d’unité dans les approches anthropologiques et médicales de la responsabilité. Qu’y a-t-il de commun entre un Augustin Hamon qui, se raccrochant à la criminologie italienne, nie l’existence du libre-arbitre et donc le bien-fondé de la notion de responsabilité, un Joseph Grasset, médecin clinicien qui reste attaché à l’idée de responsabilité mais tente d’en spécifier les degrés en promouvant l’inscription dans le droit de la notion de demi-responsabilité pour les demi-fous, ou bien un Paul-Maurice Legrain qui, tout en critiquant une application universelle de la notion de responsabilité, rejette pourtant l’usage de la notion de responsabilité atténuée[8]? L’hétérogénéité des conceptions de la responsabilité, qui renvoie à l’hétérogénéité des sources de définition, qui a certainement à voir avec la faible institutionnalisation et uniformité de la criminologie française, peut laisser l’impression à un Joseph Grasset d’un certain « fouillis » et « désordre[9] ». Le début des années 1900 est pourtant bien le moment d’une crispation scientifique autour de la définition de la responsabilité. La profusion des arènes de débats et des écrits renseigne du reste l’âpre concurrence inter et intra disciplinaire[10]. Le thème de la responsabilité atténuée est l’objet principal de ces joutes car il ouvre possiblement sur une double issue[11]. Consacrer dans la loi la responsabilité atténuée serait admettre l’emprise du médical sur le pénal et le judiciaire. Comme l’expose le docteur Grasset : « le médecin est parfaitement qualifié et il est le seul qualifié pour éclairer les magistrats sur l’irresponsabilité ou la responsabilité et le degré de la responsabilité d’un sujet donné[12] ». Seul capable de mesurer la responsabilité, il devient un rouage essentiel du jugement. Consacrer dans la loi la responsabilité atténuée validerait aussi les efforts des criminalistes pour transformer le droit pénal classique en science pénale, renforçant du même coup leur position dans les facultés.

Effectivement, en droit, la notion de responsabilité est à la croisée de deux enjeux. L’institutionnalisation de la science pénale, qui se caractérise par un questionnement et une redéfinition de notions juridiques traditionnelles ; et la concurrence d’autres sciences (médecine, anthropologie criminelle et criminologie), qui s’intéressent au pénal et plus spécifiquement à la responsabilité et aux fonctions de la peine. L’ouvrage de Raymond Saleilles paru en 1898, l’Individualisation de la peine, rend parfaitement compte de ce double enjeu. Le juriste se rattache expressément à la nouvelle conception de la pénalité, celle qui doit s’ajuster à l’individu criminel pour essayer de le rendre meilleur. Cela lui permet de mettre à distance ce qu’il appelle une « conception purement juridique et toute objective », ou classique, qui ne veut que punir le crime sans se soucier du criminel[13]. Refoulée dans le passé (« Il faut bien dire aussi que cette conception classique, dans son intégrité, n’est plus guère qu’un souvenir du passé »), la conception classique sert d’épouvantail théorique à Raymond Saleilles pour mieux mettre en valeur les ajustements et réorientations qu’il s’apprête à développer, et notamment son usage des sociologues ou criminologues. Il s’appuie sur les nouvelles théories (qu’il renvoie presqu’exclusivement à la Terza scuola), celles qui s’intéressent à la personne du criminel, pour revendiquer une méthode scientifique. Pour autant, il ne se fait pas criminologue et reste, comme juriste, attaché à l’idée de responsabilité (« principe qu’il faut sauvegarder à tout prix »)[14]. Il revendique plus directement le positionnement d’un von Liszt qui combine l’idée de liberté et le déterminisme sociologique. C’est que le juriste reste arrimé à la règle, il ne peut en dénier la centralité au risque de nier l’existence même d’une science juridique. Or, « sans l’idée de liberté, pas de sanction possible », car le système déterministe peut aboutir à une abolition de la responsabilité, et donc de la légalité des crimes et des peines, « dernier rempart [...] de la liberté individuelle[15] ». On le voit, le recours aux sciences criminelles lui permet de prendre position à l’intérieur de la discipline juridique du côté de la science contre le spiritualisme, autrement dit de trouver une position dans cet espace dans un pôle scientifique, auquel d’autres criminalistes tentent ou ont tenté de s’implanter, comme Émile Garçon par exemple[16]. Dans d’autres disciplines, des juristes, comme Duguit, ont aussi revendiqué la science contre l’approche traditionnelle du droit. Ce groupe de professeurs socialement dominé et à la recherche d’une légitimation ont pu incarner l’approche scientifique (en termes de méthodologie et de forte production) pour mieux justifier leur place dans le monde des facultés de droit[17].

On le voit, juristes et criminologues s’affrontent sur le terrain de la responsabilité, devenue l’enjeu autour duquel s’articulent à la fois l’émergence d’une nouvelle science ayant pour objet le crime (et plus encore le criminel), le renouveau d’une discipline juridique en recherche constante de légitimité au sein des facultés de droit, et la concurrence que se livrent ces deux disciplines pour le droit d’imposer l’analyse la plus légitime du crime[18].

La recherche d’une voie proprement sociologique

Paul Fauconnet n’ignorait ni l’intensité des débats ni les enjeux disciplinaires et scientifiques. Dès 1898, il fait du thème et des diverses approches disciplinaires son domaine de spécialité : il est en charge dans l’Année sociologique des comptes rendus d’ouvrages qui traitent du droit pénal et plus directement de la responsabilité, parfois en collaboration avec Émile Durkheim. Dans une note expliquant le perfectionnement progressif des rubriques des comptes rendus, ce dernier explicite l’enjeu propre à la recherche d’une voie sociologique à l’étude du pénal : « Jusqu’à présent (la quatrième section) était exclusivement consacrée à la sociologie criminelle [...]. En procédant ainsi, nous nous conformions à une tradition qui fait de l’étude du crime une sorte d’entité scientifique, ayant son objet propre et sa méthode spéciale. Mais quelque distincte que puisse être à certains égard cette branche de la sociologie, elle est étroitement parente d’autres recherches dont il importe de la rapprocher, si l’on veut que la classification des sciences réponde aux rapports naturels des choses[19] ». Autrement dit, les durkheimiens s’opposent à la spécialisation de la sociologie criminelle, à sa transformation en science autonome. Comme le pose Durkheim, elle ne peut être une science qu’à condition qu’elle étende son champ de recherche des infractions des règles juridiques à celles de la morale ainsi qu’à l’étude de la formation des règles de droit et de morale. Le but est bien de se différencier de la criminologie en montrant certains de ses points aveugles, de ses impensés et donc de ses défauts. Trouver une voie spécifiquement sociologique, c’est la tâche que s’assigne Paul Fauconnet, à la suite de Durkheim, comme le montrent d’importants comptes rendus produits par les deux sociologues.

Le premier, de Paul Fauconnet, analyse le maître ouvrage de Raymond Saleilles, l’Individualisation de la peine[20]. Le sociologue dresse un état par école (et donc par discipline) de la question de la responsabilité : les néo-classiques (principalement des juristes) qui cherchent à sauver le libre-arbitre en ajustant le degré de responsabilité au degré de liberté de l’agent ; l’école italienne (médecins et criminologues) qui refuse l’idée de libre-arbitre et articule le degré de la peine à celui de la témébilité du criminel ; la troisième voie (celle de Liszt et Saleilles), propre à des juristes soucieux de construire une science pénale scientifique qui resterait le monopole des juristes. Fauconnet veut reconnaître dans cette troisième voie la formation d’une nouvelle école transdisciplinaire car « proprement historique et sociologique ». Autrement dit, la publication de l’ouvrage de Saleilles lui permet de positionner la sociologie sur le terrain pénal et plus particulièrement de la responsabilité par la mise en valeur d’alliés disciplinaires objectifs : la criminologie dans son versant « anthropologie criminelle » est ici en ligne de mire, car certainement la discipline la plus directement concurrente de la sociologie. Pour autant, il n’oublie pas de marquer les différences d’approches avec Saleilles pour mieux mettre en lumière les spécificités de sa méthode sociologique : il « faudrait rechercher quels sont les phénomènes qui conditionnent l’évolution des idées de crime, de peine, etc. » pour mieux comprendre ce qui, à chaque époque, détermine cette idée de justice à laquelle Saleilles attribue l’existence de la réaction pénale. Dans la même livraison, il rend compte de l’ouvrage d’Augustin Hamon, Déterminisme et responsabilité, pour préciser la place de la sociologie durkheimienne dans le foisonnement hétérogène des études pénales et criminelles de cette fin de siècle[21]. La grande proximité des thèses soutenues par celui qui a enseigné un temps la criminologie à Bruxelles (et dont l’ouvrage compulse les leçons) avec l’école italienne ouvre un espace critique qui facilite l’explicitation de la singularité de l’approche sociologique : « De même, il n’est pas sûr que la question posée par M. H. : L’homme est-il ou n’est-il pas responsable ? ait véritablement un sens. Un homme n’est pas responsable en « soi », mais relativement à une conscience (la sienne ou tout autre) qui le considère comme devant supporter la sanction d’un acte. L’étude de la responsabilité consisterait à rechercher l’origine de cette notion de responsabilité et les causes des changements qu’elle a subis jusqu’à nous ». Dans la suite de ce dialogue avec adversaires et alliés choisis, il précise les écueils épistémologiques de leurs recherches et propose des voies nouvelles à explorer, comme dans son commentaire de la somme, en trois tomes, du juriste Bernardino Alimena[22]. Comme dans le cas de Saleilles, il voit en Alimena un allié objectif car il présente une synthèse critique de l’école anthropo-sociologique italienne (principalement de Ferri). Si Alimena se dit directement le produit de cette école, il prend soin néanmoins de marquer ses distances, notamment dans sa conception de la peine (et donc de la responsabilité). Il ne reconnaît pas l’inutilité de la peine (à laquelle devraient être substituées des mesures de défense sociale), bien plus il en fait un objet d’étude. Fauconnet se réjouit du tournant que constitue la conception de la peine comme « un phénomène social ». Il précise du reste que « la peine est la réaction naturelle de la société contre le crime, régularisée par le droit ». Sa critique porte sur la méthode d’analyse de ce fait social, méthode qui doit véritablement être scientifique : « Il est difficile de savoir exactement quelles sont ces réactions, quelle est leur force, quelle est leur fonction : l’analyse des concepts de sanction et de responsabilité nous renseigne fort peu ; seule l’étude comparative des origines et de l’évolution de la peine et de la responsabilité dans les différentes sociétés pourrait nous éclairer. Or cette étude est presque absolument négligée par la nouvelle école ». La négligence ouvre précisément sur espace scientifique encore inexploré que Fauconnet se propose d’arpenter dans son travail de thèse.

L’ouvrage de Gustave Glotz (La solidarité de la famille dans le droit criminel grec, 1904) est l’occasion saisie par Durkheim pour préciser davantage la voie d’approche sociologique de la responsabilité[23]. Le maître se montre beaucoup plus critique que l’élève dans ses comptes rendus, car il a la légitimité institutionnelle et scientifique pour se l’autoriser. Il trace avec beaucoup plus de netteté et de force les frontières disciplinaires, tout comme il explicite avec autorité les défauts épistémologiques et méthodologiques des autres disciplines. S’il reconnaît, à la toute fin de son analyse, que le travail de Glotz est « une contribution d’une grande importance », il limite ses effets positifs directs à « l’histoire du droit grec » et « à la science comparée du droit ». Le sociologue, lui, pourra lire ce travail avec « un très grand intérêt ». La thèse n’est, selon Durkheim, pas exempte de défauts. Ils sont relevés avec minutie. Le principal tient à une analyse trop systématique : s’il approuve la problématique générale de l’ouvrage (« Montrer comment, en Grèce, la responsabilité individuelle s’est peu à peu dégagée de la responsabilité collective »), il tient à préciser que cette évolution n’a été ni linéaire ni parfaite, en ce que bien souvent coexistent dans une même société des systèmes et des représentations diverses de la responsabilité. Les modes de responsabilités dépendent davantage des structures sociales (et plus particulièrement de la famille : rapports dans la famille, entre familles et entre une famille et l’ensemble constitué par les autres familles, autrement dit l’État) que de l’état du droit à un certain moment : malgré une structure juridique solidement charpentée, des habitudes et contraintes morales et sociales peuvent encore agir, y compris en contradiction avec l’ordre juridique positif, laissant subsister des modes divers de responsabilité (individuelle et collective). Comprendre les ressorts de la responsabilité à un âge donné demande de retracer avec minutie l’histoire de ces structures morales et légales. Cette précaution méthodologique empêche de plaquer artificiellement une analyse trop systématique (ici le processus d’individualisation qui commanderait le passage de la responsabilité collective à la responsabilité individuelle) en relevant la vigueur des passés qui, dans un état social donné, restent présents.

Enfin, un dernier ouvrage doit être relevé car il est l’objet de comptes rendus de Durkheim et Fauconnet, celui de l’anthropologue Edward Westermarck, The Origin and Development of the Moral Ideas[24]. La confrontation des deux comptes rendus permet d’apprécier la forte convergence des points de vue du maître et de l’élève. Tous deux soulignent l’importance de la recherche, mais, ils insistent aussi sur les défauts de méthode. Pour Durkheim, Westermarck est resté fidèle à l’anthropologie juridique allemande et à l’anthropologie religieuse anglaise, dans le sens où « tout en reconnaissant en principe que la morale est chose essentiellement sociale, il croit qu’au fond les ressorts de cette évolution doivent être recherchés parmi les dispositions les plus générales et plus permanentes de la nature humaine ». Dans la même logique, pour Fauconnet, Westermarck n’agit pas en sociologue mais en psychologue, car les faits moraux (comme la responsabilité) ne sont pas rapportés à des causes sociales mais individuelles. L’anthropologue voudrait ignorer « qu’il y a des faits spécifiquement sociaux, des représentations et des émotions irréductibles à celles de la conscience individuelle ». Il reproche surtout à Westermarck de négliger l’explication de la formation du respect d’une règle morale : « Une science des mœurs qui néglige et relègue à l’arrière-plan les caractères religieux de la morale se condamne, à notre sens, à laisser sans explication ce qui, dans la moralité, est essentiel, ce que nos adversaires nous reprochent précisément de ne pouvoir expliquer ». La leçon de méthode se poursuit en une explication qui annonce la manière dont il analysera ce fait social qu’est la responsabilité : « Quelle est la cause de la responsabilité collective, pourquoi ceux que nous appelons irresponsables sont-ils légalement punis dans certaines civilisations, comment s’explique le meurtre rituel des vieillards, ou l’infanticide légal, ou le sacrifice humain ? Ce sont là des problèmes déterminés ; il est possible de constituer, en rapprochant des cas bien observés, un fait bien défini et d’établir, par une discussion solide, que ce fait n’apparaît que dans telles conditions sociales, dans tel type de sociétés ». Comme le dit Durkheim dans une formule plus systématique : « Faire la genèse des idées morales, c’est chercher quelles sont les causes qui les ont suscitées. Nous ne nous arrêterons pas ici à exposer à nouveau quelles raisons on a de croire que ces causes sont essentiellement sociales [...]. Mais alors, pour découvrir ces causes, pour expliquer les variations par lesquelles a passé une règle morale, il faut, de toute nécessité, mettre ces variations en rapport avec les milieux sociaux où elle s’est élaborée et transformée ».

On le voit, les comptes rendus produits avant et pendant la rédaction de la thèse de Paul Fauconnet permettent de faire état d’un double travail : celui de la mise à distance des autres sciences qui prennent le pénal pour objet et celui de l’objectivation d’une voie proprement sociologique à son étude. Ceci permet de replacer la thèse dans un cadre qui détermine à la fois son objet (une notion morale et juridique analysée comme un fait social), sa méthode (histoire comparée ; expliquer le social par le social) et son but (bâtir la sociologie comme science sociale autonome). La Responsabilité peut d’ailleurs se lire comme un manifeste sociologique. L’atteste avec aplomb et force la première phrase de l’ouvrage : « La responsabilité n’est généralement pas étudiée comme une réalité donnée à l’observation[25] ». C’est bien contre les approches classiques ou nouvelles que se positionne la thèse, contre des méthodes qui ne mèneraient qu’imparfaitement à bout les ambitions scientifiques qui parfois les sous-tendent. À cet égard, l’ensemble de la thèse construit par contrastes la seule voie possible pour analyser la responsabilité. Pour y parvenir, Fauconnet tente de déconstruire ce que Gaston Bachelard appellera plus tard, dans La formation de l’esprit scientifique (1934), un obstacle épistémologique. L’obstacle désigne ici tout ce qui, dans la recherche scientifique ou dans l’analyse raisonnée, empêche de voir clairement les choses, de poser correctement les questions. Bachelard souligne qu’il est « très remarquable que, d'une manière générale, les obstacles à la culture scientifique se présentent toujours par paires ». Cette « bipolarité des erreurs » est propre à la nature même du travail scientifique déterminé par l’impératif de la controverse : « Comme dans une activité scientifique, nous devons inventer, nous devons prendre le phénomène d'un nouveau point de vue. Mais il nous faut légitimer notre invention : nous pensons alors notre phénomène en critiquant le phénomène des autres. Peu à peu, nous sommes amenés à réaliser nos objections en objets, à transformer nos critiques en lois. Nous nous acharnons à varier le phénomène dans le sens de notre opposition au savoir d'autrui[26] ». Sans évidemment avoir pu recourir à ce concept, Paul Fauconnet s’attaque pourtant à l’un de ces couples épistémologiques qui fait obstacle à l’analyse de la responsabilité (le spiritualisme et l’utilitarisme), tentant d’ouvrir une troisième voie qui objective les impensés et éclaire les zones laissées dans l’ombre de ces deux approches.

Comme il le fait depuis 1898, suivant en cela le sillon durkheimien, il met dos à dos les doctrines classiques et criminologiques de la responsabilité. Si elles paraissent antagonistes, l’une s’attachant à l’intention de l’auteur (à sa liberté d’action), l’autre aux déterminismes qui pèsent sur ses actes (sur sa psychologie), elles ne se cristallisent pas moins autour d’un même postulat, d’une même représentation : la responsabilité est rattachée à l’individu. Dans ces approches, « le crime et le criminel se confondent presque : le crime n’existe que dans la conscience individuelle qui l’a résolu, ou bien il révèle la criminalité virtuellement préexistante dans cette conscience[27] ». Autrement dit, la confusion entre le crime et l’agent se trouve dans le spiritualisme et l’éclectisme des juristes dans le sens où la peine, à travers la punition d’un crime, vise d’abord un individu qui est censé être la personnification de ce crime. Son intention coupable renseigne une responsabilité morale qui engage une responsabilité pénale. La confusion se trouve également dans l’utilitarisme déterministe des criminologues qui cherchent à mesurer la témibilité, l’anormalité, en un mot anachronique la dangerosité du criminel. L’apparente opposition des deux approches du crime et du criminel masque une convergence fautive : ces deux approches, construites à partir de disciplines différentes et concurrentes, sont toutes deux « radicalement subjectivistes ». L’implacable constat sonne le glas d’une dispute apparemment irrésolvable. Il montre en quoi, juristes et criminologues, spiritualistes et utilitaristes, conservateurs et modernes, ne s’opposent pas sur l’essentiel : l’explication du rattachement de la responsabilité à un individu, alors qu’une analyse comparée dans le temps et l’espace en montre le caractère essentiellement situé, c’est-à-dire relatif à une société donnée et à un état particulier de cette société.

Un fait juridique et moral

Reprenant les reproches qu’il avait pu adresser avec Durkheim à des chercheurs pourtant proches, comme Glotz ou Westermarck, Fauconnet pose que « les règles et les jugements de responsabilité sont évidemment des faits : ils tombent sous l’observation, on peut les décrire, les raconter, les situer, les dater[28] ». Les règles de la responsabilité permettent de désigner les sujets d’une sanction et de moduler l’intensité et la nature de cette sanction. Le jugement de responsabilité est l’acte qui est rendu par application de ces règles. De fait, « la responsabilité est la qualité de ceux qui doivent, l’irresponsabilité la qualité de ceux qui ne doivent pas, en vertu d’une règle, être choisis comme sujets passifs d’une sanction[29] ». Les patients susceptibles d’être désignés comme responsables, et donc de subir la peine, sont potentiellement illimités. En revanche, la responsabilité a toujours à voir avec un crime avec lequel elle est directement liée. Comme le préconise Durkheim, pour comprendre la peine il faut d’abord comprendre la nature et la puissance du crime[30]. Fauconnet applique scrupuleusement cette méthode : « La principale condition de l’existence d’une société donnée est la vitalité du système de croyances qui assure la solidarité de ses membres [...]. C’est de ce point de vue que le crime est véritablement un acte antisocial qui lèse la société et menace sa vie. Ainsi s’explique la douleur qu’il provoque ». La fonction de la peine est alors de restituer « dans son intégrité, la croyance ébranlée par le crime[31] ». La peine vise prioritairement le crime, et c’est parce qu’elle ne peut l’atteindre qu’elle « rebondit sur un substitut du crime »[32]. La responsabilité n’est ainsi jamais celle du patient, mais elle se pose sur un patient parce que le rétablissement des représentations sociales violées par le crime demande une « proie » qui symbolise le crime[33]. Autrement dit, la responsabilité préexiste au responsable : elle se portera, suivant des règles morales et juridique de distribution, sur celui ou ceux qui personnifieront le crime, car c’est bien le crime qu’elle vise à travers le ou les patients. Au final, la responsabilité a pour fonction de permettre l’application de la peine, c’est-à-dire qu’elle ouvre le champ possible du retour à l’ordre.

L’analyse transhistorique et comparatiste des faits de responsabilité conduit le sociologue à poser deux règles de l’évolution de la responsabilité. La première avance qu’au cours de l’histoire, au cours de la complexification des sociétés, la responsabilité tend à s’individualiser : « Collective et communicable dans les sociétés inférieures, elle est, en principe, strictement personnelle dans les sociétés les plus civilisées[34] ». L’un des facteurs de cette individualisation est la construction de l’État, « grand adversaire de la vendetta et de la responsabilité collective[35] ». La seconde loi postule que l’individualisation amoindrit la responsabilité. Il s’agit là d’un paradoxe que tente d’expliquer Paul Fauconnet : l’individu libéré de ses solidarités familiales n’est dorénavant plus responsable que de ses actes, il ne peut plus être soumis à une responsabilité collective, par définition plus vaste et donc potentiellement plus fréquente. L’extension de la responsabilité individuelle circonscrit, limite et « exténue » (pour reprendre le mot de Paul Fauconnet) la responsabilité : « La responsabilité strictement personnelle est comme la dernière valeur positive d’une responsabilité qui tend à devenir nulle. De ce point de vue, l’évolution de la responsabilité apparaît comme une régression. Ce qu’on prend pour la responsabilité parfaite, c’est la responsabilité exténuée et sur le point de disparaître[36] ».

On voit là la reprise de l’idée de Jhering, que cite Fauconnet (p. 305), selon laquelle l’histoire de la peine est celle d’une abolition constante. À mesure que l’individualisation progresse, la personne humaine devient sacrée, si bien que les souffrances que les peines lui infligent deviennent, par l’expression croissante d’un sentiment de pitié, intolérables. Durkheim avait rejeté cette analyse de l’adoucissement des peines, qu’il rattachait plutôt à l’affaissement de la sacralité d’institutions comme la religion, la famille et l’État : au fur et à mesure de leur désacralisation, les états forts et définis de la conscience collective sont moins meurtris par les crimes qui les touchent, en conséquence la réponse pénale tend à s’adoucir. C’est là une des rares prises de distance avec Durkheim qui permet à Fauconnet d’introduire un facteur déterminant dans le choix du patient : ce choix est aussi contraint par les structures sociales et mentales. Il ne se fait pas au hasard mais bien en fonction de ceux qui semblent socialement être dignes de courroux ou de sympathie : « Le respect, l’amour et la pitié croissants qu’inspire la personne humaine concourent à limiter et à modifier la responsabilité. Sous ce rapport, le culte individualiste de la personne ne se manifeste pas seulement par l’interdiction partielle des traitements qui aviliraient ou lèseraient le patient. Il prend aussi une forme positive : l’intérêt que nous portons à l’individu incline la société qui le juge à pénétrer en lui, à se mettre à sa place[37] ». La prise de distance est relative, car les référents religieux qu’il mobilise pour analyser la place de l’individu témoignent d’un souci proprement durkheimien d’expliquer le social par ce qui le constitue : le juridique et le moral. C’est là certainement le trait caractéristique de l’analyse de Fauconnet car il relie la responsabilité à tout ce qui l’explique : le crime, la peine, le patient, la morale, en un mot le social.

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Cette voie singulière pour trancher le nœud scientifique d’une responsabilité nouée par les tenants du libre-arbitre et du déterminisme, ne prospèrera pas, dans les années 1920-1930, en raison même de son origine disciplinaire, en raison même de sa singularité et partant de son isolement. Une autre cause doit être recherchée dans la trajectoire universitaire de Paul Fauconnet, telle qu’elle a été analysée par Johann Heilbronn. Ayant suivi une carrière d’enseignement à l’université, et non à l’École pratique des hautes études, Fauconnet appartient au pôle « universitaire » des durkheimiens, ceux qui se consacrent d’abord à l’enseignement de la sociologie et de la philosophie et qui ne participent que très marginalement à la production scientifique, voie empruntée par le pôle des « chercheurs » à la suite de Marcel Mauss. Il est resté le chercheur d’un ouvrage dont il n’a pu assurer par des travaux ultérieurs l’ancrage dans sa discipline et dans les disciplines voisines, même s’il en a fait la base de son enseignement à la Sorbonne. Au témoignage de Paul Nizan, l’enseignement de Paul Fauconnet semble ne pas avoir fait de lui un promoteur efficace de la sociologie. Dans Les chiens de garde, le militant communiste le présente comme un professeur ennuyeux, un sociologue du passé, un apologue de l’obéissance, pire l’homme d’un ouvrage poussiéreux (« Et en effet qui donc lit [...] la Responsabilité ? »)[38]. Pour le dire autrement que l’ancien étudiant, l’ouvrage est édité, reçu et il entame une carrière dans une discipline encore respectée mais de plus en plus éclatée entre ses pôles recherche et enseignement, dans un contexte universitaire dans lequel la sociologie semble aux yeux de certains étudiants (et futurs intellectuels) une science du passé, et dans une biographie scientifique de son auteur qui l’amène dès 1921 à presque abandonner la recherche. Autant de conditions qui expliquent l’écho relatif de la Responsabilité dans l’entre-deux-guerres, après pourtant une éclatante parution[39].

Dans l’espace théorique du droit, l’ouvrage connaît de la même manière un succès paradoxal : estimé mais peu utilisé et référencé. Il profite de l’engouement de jeunes juristes qui tentent de se faire une place : ils en tirent des leçons de méthode voire une ouverture épistémologique. Henri Lévy-Bruhl faisant le compte-rendu de la Responsabilité dans la Nouvelle revue historique de droit français et étranger encourage ses collègues à « méditer » et « à suivre » son exemple et donc à faire preuve de « hardiesse » méthodologique[40]. L’élan tout positif du romaniste s’explique par ses accointances avec l’École. Il prend soin néanmoins de ne relever que les points de méthode et les résultats qui lui permettent en creux de justifier sa propre approche de l’histoire du droit : l’observation des faits, l’histoire comparée, le recours à la notion durkheimienne d’institution. Les thèses juridiques qui abordent la responsabilité le citent en bibliographie, peut-être plus par souci rigoureux d’exhaustivité que par intérêt scientifique[41]. Les manuels, de même, le citent. S’il est une référence, il n’est pas un secours méthodologique : aucune recherche juridique n’aborde cette question d’un point de vue historique comparatiste ; aucune analyse ne reprend à elle les conclusions de l’ouvrage, si ce n’est pour confirmer l’état subjectif de la responsabilité actuelle. Les juristes, il est vrai, ne peuvent ou ne savent se saisir de la Responsabilité en ce que l’ouvrage non seulement refuse de prendre part au débat pendant entre juristes et criminologues sur la responsabilité du criminel, mais semble ne leur offrir que doutes et critiques à l’égard d’une institution juridique traditionnelle à laquelle ils sont par leur formation naturellement attachée. Quel contraste avec l’engouement dont le livre est aujourd’hui l’objet en sociologie et en droit. La Responsabilité est « redécouverte », analysée et remobilisée, faisant presque oublier les raisons de son demi-succès du vivant de son auteur[42].

Mathieu Soula

Mathieu Soula est Professeur d’histoire du droit et des institutions à l’Université Paris Nanterre.

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