Le droit, matrice de la sociologie en Espagne ? Les juristes krausistes et l’institution d’une science de la société (1890-1910)

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Sommaire de l'article

Élodie Richard

Cet extrait du traité de sociologie publié en 1908 par le juriste Adolfo Posada, égrène les noms des auteurs considérés aujourd’hui comme les pionniers des sciences sociales en Espagne[2]. La volonté d’afficher la diversité de leurs origines disciplinaires dissimule un fait important : à quelques exceptions près, tous sont des juristes de formation, et, pour la plupart, des professeurs de droit[3]. Tous appartiennent à une école, le « krausisme », qui fédère des intellectuels autour d’un projet politique et scientifique libéral et modernisateur[4]. Ce projet s’inspire de la philosophie du droit de Karl Krause (1781-1832), un droit naturel d’inspiration religieuse, marqué par la Naturphilosophie allemande et sa représentation organiciste du monde social[5]. La philosophie krausiste constitue le fondement d’un « libéralisme organique », anti-individualiste, hostile à l’intervention de l’État dans les différentes « sphères » de l’activité humaine, et « harmoniciste » dans son projet de résolution des conflits qui divisent le monde, par l’association libre des individus et l’alliance des nations[6]. Introduit dans les années 1840-1850 en Espagne, le krausisme y connaît un immense succès, au point de devenir, à partir des années 1860, un courant intellectuel autochtone, espagnol et hispano-américain.

Aucun des juristes énumérés dans la liste établie par Posada n’a quitté sa discipline d’origine, ni connu de postérité ou fondé d’école en tant que sociologue. Sans doute l’Espagne constitue-t-elle, de ce fait, un terrain mineur pour l’histoire « disciplinaire » de la sociologie. Mais l’histoire des sciences a depuis longtemps rompu avec la démarche présentiste consistant à n’étudier que des précurseurs sélectionnés en raison de leur proximité avec les orientations méthodologiques de la science contemporaine. Elle nous conduit au contraire, dans une optique plus historiciste (étudier le passé pour lui-même), à nous intéresser aux auteurs considérés en leur temps comme des sociologues, pour revenir, ensuite seulement, à la façon dont leur histoire façonne aujourd’hui la discipline. Dans un texte classique qui défend cette position, George Stocking rappelle que l’histoire intellectuelle n’est pas l’histoire de la pensée mais celle des « hommes qui pensent[7] ». Dans cette perspective, l’existence en Espagne de textes, de revues et d’enseignements dédiés à la sociologie, dans la période de la première institution de la discipline (1890-1910) en fait un lieu à part entière de l’histoire de la sociologie européenne. Le choix d’y intégrer l’Espagne ne répond pas seulement au souhait d’échapper au récit héroïque de l’histoire traditionnelle des sciences, focalisée sur un nombre restreint de figures et de pôles scientifiques[8]. Plus profondément, il s’agit de considérer que les positions attribuées aux auteurs et aux États, dans une histoire des sciences vue comme une progression, sont elles-mêmes un élément qu’il faut historiciser. Le thème du retard scientifique de l’Espagne est un lieu commun de son historiographie, en partie issu des discours élaborés au xixsiècle par les intellectuels étudiés ici, dans leur combat contre le contrôle de l’Église et de l’État sur l’enseignement. Leur discours sur ce « retard » fait donc partie de notre objet de recherche[9].

Le groupe de juristes étudié ici présente l’homogénéité disciplinaire et la cohésion d’une école scientifique et politique. Il fournit l’ancrage d’une histoire sociale et politique du processus d’institution de la sociologie et des théories sociologiques. Celle-ci part de leur action collective en vue de la reconnaissance de la sociologie comme discipline scientifique (discours de légitimation, créations de revues, enseignement, traductions), de leur leurs travaux en tant que sociologues, mais aussi de leur réflexion sur cette science et son histoire, car ils ont eux-mêmes proposé une interprétation des facteurs de son émergence. Elle envisage également leurs engagements politiques et leur participation à l’élaboration des premières lois sociales, dans leurs rapports avec leur réflexion sociologique. Cela nous permet d’examiner la façon dont le droit contribue à l’émergence d’une sociologie scientifique, le droit comme discipline savante et comme pratique normative, intégrée à des cadres institutionnels et traversée de débats doctrinaux et politiques. L’adhésion significative de ces juristes-sociologues à un courant intellectuel européen et ouvert aux sciences naturelles, permet, en outre, saisir le rôle des échanges internationaux et interdisciplinaires (sciences morales et sciences de la nature) dans la naissance des sciences sociales et, surtout, de ne pas isoler artificiellement le droit dans l’analyse de ce processus.

Nous envisagerons celle-ci en évoquant tout d’abord le processus d’institution de de la sociologie en Espagne, à la fin du xixsiècle, un processus conflictuel qui oppose les krausistes aux néo-thomistes pour le contrôle de la définition et de l’enseignement de la discipline. Nous soulignerons ensuite les liens qui unissent le droit public, les théories de l’État et la sociologie autour d’objets et de questions partagées (comme la nature et l’origine des collectivités humaines) ainsi que le rôle des catégories juridiques, et notamment la notion de « personne », dans la conceptualisation de la société comme un organisme moral. Les grandes enquêtes sur le droit coutumier, qui se développent en Espagne sous l’influence de l’école historique et contribuent à l’acculturation des juristes aux études sociales empiriques, nous permettront par ailleurs de rappeler le legs spécifiquement méthodologique du droit aux sciences sociales. Enfin, nous montrerons l’implication des juristes-sociologues dans la critique politique et épistémologique des « sciences libérales » (droit et économie politique classique) et ses effets sur les reclassements scientifiques qui ont permis l’avènement de la sociologie comme science tournée vers l’action politique et sociale.

I. L’institution de la sociologie en Espagne (1890-1910)

Le rôle des professeurs de droit dans la légitimation scientifique de la sociologie

La première institution académique de la sociologie se produit Espagne dans une séquence chronologique (1890-1910) comparable à celle des autres États européens, et en relation permanente avec eux[10]. Dans ce processus[11], les juristes, et notamment les professeurs des facultés de droit, ont joué un rôle fondamental. Ils ont fait connaître et reconnaître la sociologie comme une discipline scientifique, en présentant ses objets, ses théories et ses auteurs dans des sociétés et des revues savantes et dans le cadre de leur propre enseignement universitaire. Les professeurs Gumersindo de Azcárate et Vicente Santamaría de Paredes ont défendu l’intégration de la sociologie à l’Académie royale des sciences morales et politiques dans de célèbres discours[12] et avec l’élection, en 1905, du premier sociologue de l’institution (l’historien Manuel Sales y Ferré)[13]. Dès 1896, ils ont consacré à la sociologie un cycle de conférences à l’École des études supérieures de l’Ateneo, principal centre culturel de la capitale[14]. Adolfo Posada et Pedro Dorado Montero ont présenté les différents thèmes et courants de la sociologie contemporaine par le biais de comptes rendus d’ouvrages dans la revue scientifique et littéraire La España Moderna[15]. En 1900, la Revista general de legislación y jurisprudencia, prestigieuse revue de droit, introduit la sociologie dans sa rubrique de philosophie du droit. Intitulée « études générales, sociologie et philosophie du droit » et dirigée par Posada à partir de 1904, elle rassemble des articles qui abordent la question du rapport entre droit et sociologie[16], la notion de « société », la théorie de l’État (chez H. Spencer, F. Giddings et A. Schäffle), les développements de l’anthropologie juridique et des enquêtes sur le droit coutumier espagnol. Mais, surtout, ces juristes ont fondé les premières revues et les premiers enseignements de sociologie, sans toutefois jamais les séparer du droit. En effet, les premières (et éphémères) revues de « sociologie » ont été des revues de « droit et de sociologie[17] ». Il s’agit de la Nueva ciencia jurídica. Antropología, sociología (1892), dirigée par le criminaliste Rafael Salillas, ainsi que de la Revista de Derecho y Sociología (1895), fondée par Dorado Montero et Posada[18], qui y publient des sociologues étrangers (Ludwig Gumplowicz et Gaston Richard), des auteurs associés au mouvement de « socialisation » du droit civil (Giuseppe d’Aguanno, Anton Menger) et de l’économie (Charles Gide), et des comptes rendus d’ouvrages consacrés à la description concrète du monde du travail[19]

Dès les années 1880, Francisco Giner de los Ríos et Posada avaient manifesté, à la suite de voyages d’observation dans les universités de l’Europe du Nord, la volonté de réformer l’enseignement du droit en y introduisant de nouvelles méthodes, historiques et « expérimentales », et d’insister sur le « caractère sociologique » de cette discipline[20]. En 1895, le second introduit un enseignement de sociologie à l’Université d’Oviedo avec un groupe de professeurs impliqués dans la modernisation et la démocratisation de l’enseignement du droit : Adolfo Buylla, Aniceto Sela et Rafael Altamira. Ces derniers créent en effet une « École pratique des études juridiques et sociologiques », sur le modèle des séminaires allemands. Son programme s’organisait autour de quatre sections. La première (« économie et finances ») dirigée par Buylla, proposait d’étudier « l’ouvrier menuisier à Oviedo, d’après la méthode de Le Play et de Maroussem[21] ». Dans la seconde (histoire du droit) Altamira engageait « les élèves dans des recherches sur les coutumes juridiques anciennes et modernes des Asturies en faisant des enquêtes personnelles chez les paysans et dans les petites villes ». La troisième (Sela) était consacrée aux questions internationales. La dernière section, de « politique et de sociologie », dirigée par Posada, prévoyait l’étude comparée des formes contemporaines du suffrage, une présentation des doctrines socialistes à travers les ouvrages de Gaston Richard, Benoît Malon, Albert Schäffle, et Karl Marx, ainsi que l’analyse de deux ouvrages de « sociologie », The man versus the state (1884) d’Herbert Spencer et La science sociale contemporaine (1885)[22] d’Alfred Fouillée[23].Paradoxalement, c’est dans la faculté de « philosophie et des lettres », et non dans une faculté de droit, qu’est créée la première chaire de sociologie espagnole (1898), au niveau de l’enseignement doctoral en histoire[24]. Ce rattachement résulte de la définition de la sociologie retenue par Conseil de l’Instruction publique comme critère de sélection des candidats.

« Nous avons fait appel aux professeurs d’Histoire et de Métaphysique, c’est-à-dire, à ceux dont les enseignements préparent le mieux, pour des raisons fondamentales, à l’enseignement de la sociologie, science philosophico-historique qui trouve dans la métaphysique la raison et les lois des collectivités humaines et apprend de l’histoire l’évolution de ces organismes. Le philosophe et l’historien sont sociologues, ou sont tout au moins aptes à l’être et ils n’ont besoin pour obtenir ce titre en toute propriété que de donner un aboutissement aux études auxquelles ils se consacrent[25] ».

Cependant, Santamaría de Paredes, directeur général de l’Instruction publique et président du jury qui recrute le premier titulaire de la chaire de sociologie célèbre, en 1900, la requalification des facultés de droit en facultés « de droit et de sciences sociales[26] » en ouvrant l’année universitaire par un discours sur le « Concept de société » destiné à montrer ce qu’il doit à la théorie juridique[27]. Ce sont par ailleurs les juristes krausistes qui représentent la sociologie espagnole dans les organismes et les congrès internationaux consacrés à la discipline. Ils sont étroitement associés à l’Institut international de sociologie, créé en 1893 par René Worms. Ils y entrent en 1895, siègent dans ses instances de direction (tournante)[28], et Azcárate en devient le président en 1898. Ils collaborent à ses congrès et publient dans la Revue Internationale de sociologie. Ce lien s’explique pour des raisons institutionnelles, l’Institut ayant créé les structures internationales qui permettent de le rejoindre. Mais il tient aussi à des affinités disciplinaires théoriques avec un groupe créé par un juriste, soucieux de fonder la sociologie sur la base d’un organicisme biologique et psychologique et autour des questions classiques de la science politique[29]. Cette association avec l’Institut a des effets sur le type d’auteurs que les krausistes ont lus et discutés. Elle les éloigne notamment des durkheimiens au profit des organicistes européens et de la sociologie nord-américaine (Franklin Giddings, Lester Ward) qui influencent particulièrement Adolfo Posada.

Le conflit entre krausistes et néo-thomistes autour de l’institution de la sociologie

La sociologie est donc instituée en Espagne par des professeurs de droit. Ces derniers forment un groupe, du fait de leur appartenance commune au courant « krausiste ». Ce sont les disciples de Julián Sanz del Río (1814-1869), professeur d’histoire de la philosophie à l’Université de Madrid qui, afin de moderniser un enseignement dominé par la tradition scolastique, traduit des historiens et des philosophes allemands et les introduit dans son enseignement. C’est lui qui fait connaître la philosophie de Krause, à travers le Cours de droit naturel de son disciple Heinrich Ahrens (1808-1874)[30]. Le droit naturel krausiste est fondé sur une doctrine théologique, le « panenthéisme », selon laquelle Dieu n’est pas séparé de la nature (il existe dans chacun de ses éléments), mais la dépasse (ce qui le distingue du panthéisme), car elle est contenue en lui[31]. Il s’agit donc d’un droit naturel « tardif », qui hérite des théories de l’État élaborées dans l’aire culturelle germanique au début du xixsiècle, dans le contexte de la construction de l’État administratif moderne et d’un discours identitaire sur la Nation[32]. Ces théories rejettent celles contractualistes au profit d’une réactualisation des conceptions traditionnelles de la société politique comme agrégation de familles, dont la nature et l’évolution sont pensée sur un mode organique. Cette rupture s’explique par l’immense succès de la critique d’Edmund Burke contre les implications révolutionnaires des théories du contrat social, mais aussi par l’influence de l’organicisme de Schelling sur les théoriciens de l’État et sur l’école historique du droit, dans le « moment naturaliste des sciences de l’homme », autour de 1800[33].

Le krausisme manifeste ainsi la persistance, dans la seconde moitié du xixe siècle, d’un droit naturel d’inspiration religieuse, ce qui explique la possibilité de sa réception initiale en Espagne, y compris dans les milieux conservateurs. Mais il conserve, en tant que droit réputé « idéal », sa fonction critique contre les pouvoirs institués. Sanz del Río en fait l’instrument d’un combat en faveur de la liberté de conscience et de la sécularisation de l’enseignement, ce qui lui vaut d’être attaqué par les secteurs traditionnalistes « néo-catholiques », pour son « panthéisme » et son intérêt pour des auteurs « luthériens[34] ». Plusieurs de ses disciples participent à la Révolution libérale de 1868 qui réalise certaines de leurs aspirations, permet l’instauration d’un régime républicain en 1873, et ouvre une période d’hégémonie krausiste dans les milieux académiques[35]. Pendant cette période (1868-1875), l’instauration de la liberté de culte et de publication facilitent la diffusion en Espagne des théories naturalistes, évolutionnistes et matérialistes (et notamment la traduction des œuvres de Charles Darwin et Ernst Haeckle) qui ébranlent le dogme catholique[36]. Cette diffusion s’interrompt avec la Restauration, en 1875, de la Monarchie des Bourbons, le rétablissement de la censure et du contrôle ecclésiastique sur l’enseignement. Plusieurs universitaires krausistes, qui refusent de s’y plier, sont alors exclus de l’université. En 1876, ils fondent une école privée, l’Institution libre d’enseignement[37], lieu de liberté et d’innovation pédagogique, premier établissement à accueillir, dans les années 1880, un cours de sociologie dans le cadre des études primaires et secondaires.

Les universitaires qui ont institué la sociologie espagnole, Giner de los Ríos et Azcárate, ont été les disciples de Sanz del Río dans les années 1860[38]. Ils contribuent, avec Costa, à la fondation de l’Institución Libre de Enseñanza et forment les « juristes-sociologues » de la génération suivante, qui accèdent à des chaires universitaires dans les années 1880-1890 : Altamira, Dorado Montero, Posada ainsi que Piernas y Hurtado, assistant de Giner au début des années 1880. C’est la période où Santamaría de Paredes rencontre Eduardo Pérez Pujol (1830-1894), historien du droit proche des krausistes, à l’Université de Valence[39]. Ils sont philosophes du droit (Giner de los Ríos), civilistes et historiens du droit (Pérez Pujol, Azcárate, Altamira, Costa), publicistes (Santamaría de Paredes, Posada), économistes (Buylla, Piernas y Hurtado) et pénalistes (Dorado Montero, qui introduit en Espagne l’anthropologie pénale italienne).

Intitulé des chaires universitaires des juristes-sociologues krausistes (1900)[40]

R. Altamira y Crevea
(1866-1951)

Histoire générale du droit espagnol (Oviedo)

G. de Azcárate
(1840-1917)

Droit comparé (Madrid)

A. Buylla y Alegre
(1850-1927)

Economie politique et Statistiques (Oviedo )

P. Dorado Montero
(1861-1919)

Droit pénal (Salamanca)

F. Giner de los Ríos
(1839-1915)

Philosophie du droit (Madrid)

A. González Posada
(1860-1944)

Droit politique et administratif (Oviedo)

J. M. Piernas y Hurtado
(1843-1911)

Finances publiques (Madrid)

V. Santamaría de Paredes
(1853-1924)

Droit politique (Madrid)

Dans leur projet d’institution de la sociologie, les krausistes se sont heurtés aux milieux conservateurs et cléricaux qui se lancent, dans les années 1870-1880, dans un véritable combat apologétique en faveur de la science chrétienne contre les nouvelles théories des sciences naturelles et la sociologie positiviste, perçue comme leur prolongement[41]. Cette dernière est accusée de dévoyer les sciences morales, en sapant leur fondement métaphysique, et d’introduire un dangereux déterminisme dans le droit pénal. Les krausistes font alors l’objet d’attaques virulentes qui, significativement, les désignent comme une secte religieuse hérétique. Leur projet scientifique est rapporté à leur panthéisme supposé, à leur tendance à diviniser l’humanité et à en tirer le principe d’une égalité parfaite entre les hommes, en y incluant les femmes[42]. Leurs critiques contre l’Église, qu’ils accusent d’entraver le développement scientifique de l’Espagne, leur vaut d’être (dé)considérés comme les représentants d’une science apatride, matérialiste et hétérodoxe[43]. Ce conflit n’est pas propre à l’Espagne[44]. En 1879, le pape décide de lutter contre les naturalistes sur leur propre terrain, en restaurant la philosophie de Thomas d’Aquin, réputée ouverte au raisonnement scientifique et porteuse d’un discours sur la matière[45]. Dès lors, le projet krausiste d’institution de la sociologie est confronté à la concurrence des néo-thomistes[46]. En 1883, ces derniers obtiennent la création d’une chaire de « droit naturel » à l’Université de Madrid pour contrecarrer l’influence de leurs adversaires sur la philosophie du droit[47]. En 1898, le néo-thomiste Juan Manuel Ortí y Lara, professeur de métaphysique à l’Université de Madrid, présente sa candidature à la chaire de sociologie, contre l’historien krausiste Salés y Ferré. Face à la sociologie, science jugée impie et matérialiste, les thomistes défendent la « science sociale traditionnelle ». Celle-ci n’est pas définie par son objet mais par sa finalité : l’étude des principes applicables à la vie sociale en vue du bien commun[48]. Dans cette définition l’adjectif « social » renvoie moins à la « société », comme entité, qu’aux relations de l’homme avec ses semblables, dont les mobiles et les règles sont donnés à priori par la philosophie et le droit naturel. C’est cette définition qui triomphe en 1916, avec l’attribution de la chaire de sociologie, à Severino Aznar, docteur en théologie, chargé de la formation des prêtres à l’action sociale, au séminaire conciliaire de Madrid[49]. Éditeur des œuvres de Le Play, il est aussi l’héritier d’un courant traditionnaliste historiciste, défenseur d’une science sociale empirique anti positiviste[50]. Pour les krausistes, cette « sociologie chrétienne » qui se limite à étudier les procédés de l’action sociale, ne représente qu’un stade « pré-scientifique » de la discipline[51].

La sociologie selon les krausistes : le monisme naturaliste et l’organicisme social

L’étude du contenu des travaux et de l’enseignement des juristes krausistes permet de comprendre ce que leur définition et leur pratique de la sociologie doivent au droit. Leurs premiers textes sont essentiellement consacrés à deux questions pensées comme connexes : la définition de l’objet de la sociologie et l’exposition de la théorie organiciste de la société. Ils participent ainsi à l’entreprise de légitimation de la « dernière-née des sciences », dont la reconnaissance se heurte à l’existence de définitions concurrentes et au problème du recouvrement de ses objets avec celui des « autres sciences historiques et sociales[52] ». C’est à cette nécessité d’un objet propre, nouveau, que répond la définition de la « société » comme une totalité distincte des individus qui la composent et sa comparaison avec la réalité vivante d’un corps[53]. C’est elle qui garantit à la sociologie une place dans la classification des sciences, qui, au xixsiècle, repose sur un nouveau critère : la place qu’occupent leurs objets dans la nature[54].

L’organicisme social des sociologues espagnols correspond à la variante évolutionniste et spencérienne de cette théorie, qui s’impose dans les milieux académiques européens dans les années 1880[55]. Cette préférence s’explique par leur acceptation des critères sur lesquels Spencer fonde l’analogie : comme l’organisme individuel, la société est une réalité biologique dotée d’une unité, qu’elle conserve en dépit de la mort des individus qui la composent. Sa croissance et son évolution, pensées dans la continuité du monde organique, sont décrites comme le passage du simple au complexe par le biais de la différentiation fonctionnelle. Mais cette adhésion s’explique aussi par le maintien, chez Spencer, d’une distinction entre l’organisme biologique et le « super-organisme » social et par son refus d’annuler au profit du tout l’autonomie des individus qui le composent. Par ailleurs, pour le krausisme comme pour toutes les philosophies sociales d’inspiration schelligienne, la société humaine est un organisme psychique. En effet, elle conserve à leurs yeux, comme les êtres qui la constituent, une surnature. Ils la définissent comme un « être collectif, naturel et rationnel », un « sujet » de la vie sociale, qui accomplit les faits historiques[56], une « unité psycho-physique[57] ». Ces termes expriment une personnalisation de la société qui préserve le schéma organiciste mais en lui donnant un contenu moral et spirituel. Les krausistes se sont d’ailleurs défendu de tout biologisme. Pour eux, la notion d’organisme est avant tout philosophique, et recouvre une définition de la vie conforme à leur métaphysique[58]. Elle désigne toute « totalité pourvue d’une âme », que cette totalité soit ou non accessible aux sens[59].

L’historiographie des sciences sociales a souligné le rôle de l’organicisme dans l’émergence d’une sociologie scientifique et notamment dans la substantialisation et la naturalisation de l’objet « société », qui permettent de rompre avec l’individualisme et le spiritualisme des sciences morales et politiques traditionnelles et de définir un nouveau programme de recherche axé sur l’étude de la structure et des « lois » du développement des sociétés[60]. Cette historiographie en a aussi cherché les origines intellectuelles et politiques[61]. En Espagne, elle a souligné les racines krausistes de l’organicisme social[62], en montrant ce qu’il doit à l’influence des théories naturalistes sur les disciples de Sanz del Río et à l’infléchissement positiviste de leur doctrine idéaliste après 1875[63]. Ainsi, leur rôle dans l’institution de la sociologie s’expliquerait par leur monisme naturaliste, leur propension à admettre le principe d’une continuité entre le monde naturel et les sociétés humaines. En effet, le krausisme est aussi une philosophie de l’histoire, pensée comme un développement biologique, qui, préfigurant la théorie spencérienne, embrasse les différents ordres (naturel et social) du monde[64]. Or, c’est précisément cette dimension évolutionniste qui fait la spécificité de la sociologie krausiste et suscite un conflit avec les néo-thomistes. En effet, l’organicisme social n’est pas une théorie débattue en Espagne (alors qu’elle l’est en France à la même époque). C’est au contraire une représentation traditionnelle de la société politique, partagée, avec des variantes et des généalogies particulières, par les différentes écoles de philosophie du droit[65]. Mais cette convergence organiciste, qui témoigne du pluralisme idéologique de la critique de l’individualisme libéral à la fin du xixsiècle, ne doit pas occulter l’antagonisme radical des conceptions krausistes et néo-thomistes du social[66].

En effet, pour les thomistes, les faits sociaux des actes « moraux », libres, accomplis par le seul être rationnel et sociable, l’homme, en relation avec ses semblables. Ce qui exclut les faits instinctifs ou organiques et interdit d’étudier les faits sociaux comme des phénomènes naturels. Les néo-thomistes dénoncent l’impiété de l’évolutionnisme spencérien qui postule l’indétermination du monde, remplace Dieu par un principe inconnu et inconnaissable et ramène la constitution de la société à un objectif immanent : sa propre conservation. Mais ils déplorent surtout la menace qu’il représente pour l’anthropologie des sciences morales en présentant l’homme comme un être non fini, rompant ainsi avec le postulat de l’immuabilité de la nature humaine, et en le plaçant dans la continuité du monde naturel[67]. Pour les krausistes au contraire, l’homme fait partie de la nature, en tant qu’être doté d’un corps, et il est soumis, en tant que tel, à des lois biologiques. La sociologie doit prendre en compte cette « part naturelle de l’homme » (la croissance, la reproduction, la mort sont donc des faits sociaux) et admettre l’existence de sociétés animales, preuve de l’origine naturelle des collectivités humaines. Mais si l’histoire intellectuelle a bien mis évidence cette porosité de la philosophie sociale des krausistes aux théories naturalistes, elle a en revanche contourné la question du rôle spécifique du droit dans la constitution de la sociologie.

II. Le droit et la définition de l’objet « société »

La catégorie juridique de « personne » et la conceptualisation de la société

En effet, la définition de la société comme un être vivant, doté d’un psychisme, n’est pas réductible à la simple transposition du lexique organiciste de la Naturphilosophie et des sciences de la vie dans les théories de l’État et de la société : elle puise également ses racines dans la théorie du droit. C’est ce que montre Giner de los Ríos, philosophe du droit et chef de file du krausisme à partir des années 1870, dans un recueil d’essais intitulé La persona social (1899). Selon lui, la conceptualisation de la société comme un organisme moral est le fruit d’un « processus constructif » associant les juristes et les sociologues[68]. Il souligne notamment le rôle cognitif de la catégorie juridique de « personne » dans la substantialisation des groupes sociaux. En effet, celle-ci peut s’appliquer à des groupes de personnes physiques, auxquels le droit reconnaît une capacité d’action et des droits subjectifs au même titre qu’aux individus. Cette notion montre la capacité du droit à penser l’unité des collectivités humaines et les appartenances multiples des individus. En effet, la définition juridique de la « personne » ne repose pas sur l’individualité physique, mais sur l’essence « morale » des personnes. Selon le droit naturel krausiste, la « nature humaine » peut se concrétiser dans des sujets individuels ou collectifs, dès lors que cette collectivité est unie par une « fin commune » qui s’accomplit via la coopération et crée un fond commun d’idées et d’affects[69]. Le choix du concept de « personne sociale » comme variante juridique de celui d’organisme social est révélateur du caractère spiritualiste de cet organicisme. Il projette en effet sur la société les qualités attribuées à l’individu « être rationnel, doté d’une conscience de lui-même et des choses[70] ». Cette conception de la société a deux implications pour la sociologie. Tout d’abord, elle rend possible une psychologie collective[71], intégrée à la sociologie qui intègre ainsi l’étude de l’opinion public, les états mentaux des foules et les manifestations de l’esprit des peuples[72]. Mais elle conduit aussi à chercher dans la psychologie le fondement des lois sociales et les principes générateurs des sociétés humaines[73]. C’est la voie suivie par les sociologues américains Franklin Giddings et Lester Ward. Adolfo Posada, qui les a traduits[74], emprunte au second sa définition de la sociologie comme « doctrine de l’association humaine, produite sous l’effet de lois psychologiques », qui sont : premièrement, « la conscience de l’espèce » (the consciousness of kind, selon la formule de Giddings), définie comme la sympathie pour le semblable, et deuxièmement « la persistance du social » (survival of the social) c’est-à-dire d’association consciente, la reconnaissance, par la raison, des avantages de l’association[75].

Du droit public à la sociologie : les associations politiques comme objets partagés

Les premiers traités de sociologie ont été publiés en Espagne par un historien, spécialiste de la préhistoire, Sales y Ferré, et par un spécialiste du droit public, Posada. Le premier est une synthèse évolutionniste sur le développement des sociétés politiques à partir de la famille, qui reprend l’hypothèse matriarcale de Bachofen, et le second, une présentation des différents courants de la sociologie contemporaine[76]. Mais on trouve, dès 1893-1894 dans le Traité de droit politique de Posada les thèmes, les questions et les théories de la sociologie telle qu’elle est définie par les krausistes[77]. L’ouvrage aborde en effet la question de la nature physique des collectivités humaines (territoire, populations, composition ethnique), leur structure (hiérarchies sociales), leurs formes historiques successives (famille, commune, nation, État), les fins de cette association (la coopération, imposée par la finitude de l’homme), ses origines « naturelles » (sociétés animales) et son organisation primitive[78]. Ces thèmes sont approfondis dans une série d’articles publiés dans les années 1890. L’un d’entre eux offre une synthèse des débats autour de la forme patriarcale ou matriarcale de la société primitive[79], débat initié par les travaux de Henry Sumner Maine, qui, mêlant données ethnographiques et historiques, documentent empiriquement la thèse du développement organique de la société à partir de la famille[80]. C’est à cette époque que Posada commence à s’intéresser à la société politique de « deuxième degré » : la commune (municipio), dans la continuité de la réflexion inaugurée par Rudolf Von Gneist sur l’autonomie locale, et dans le contexte des débats sur la réforme de l’administration et le socialisme municipal[81]. Pour lui « la vie locale[82] », la vie en commun d’un groupe d’hommes sur un espace, est une « matière sociologique fondamentale », une société « totale », survivance d’une organisation antérieure à l’État, permettant de connaître les formes originaires de la vie sociale[83]. Posada applique aux communes le même questionnaire qu’à l’État (nature, genèse, fonctions sociales) et reprend les théories de Rudolf Von Ihering sur les origines ethniques et civilisationnelles de la distinction entre villages ruraux et grandes villes[84]. Il devient en 1910 le premier titulaire de la chaire de droit municipal comparé. L’influence des études américaines consacrées au fait urbain (local communities)[85] le conduisent progressivement à aborder des questions qui relèvent davantage des études « municipales » : croissance des villes, civilisation urbaine et gouvernement municipal[86].

Ces travaux permettent de constater la place centrale des « associations politiques » dans la sociologie espagnole et, inversement, l’ouverture du droit public aux approches empiriques, sociologiques et historiques, dans les années 1880‑1890[87]. Ils confirment l’existence d’objets et de questions partagés entre le droit et la sociologie naissante[88]. Or, en Espagne, les échanges entre ces deux disciplines ont été, dans une large mesure, préparés par le droit naturel krausiste. Ce dernier définit « l’association humaine » comme un organisme de « sphères », de personnes individuelles ou collectives, poursuivant les buts fondamentaux de la société exposés par Krause dans Urbild der Menschheit (Idéal de l’humanité, 1808) : la religion, la morale, le droit, l’éducation, la science, les arts. Son organicité vient du droit qui tisse des liens entre ces différentes sphères de l’existence humaine et fournit les moyens de leur développement. Elle est liée à la notion de « conditionnalité », qui désigne la relation de dépendance entre les êtres, contraints, par leur finitude, à trouver en l’autre les conditions de leur existence. La conditionnalité constitue le fondement de toute relation sociale, conçue comme un « concours d’activité » (communication, aide mutuelle, coopération)[89].

Chez les krausistes le terme « société » désigne à la fois la société humaine en général, (« l’ordre social complet »), mais aussi les groupes sociaux particuliers dont les membres coopèrent en vue d’une fin commune. Toutes sont considérées comme des organismes vivants, caractérisés par leur unité de fin et leur différenciation fonctionnelle. Chacune est dotés d’une personnalité morale, considérée comme « un être de droit », un « État[90] ». Ici, l’État ne désigne pas l’instance directrice de de la société mais une autorité juridique immanente, ce qui impose de spécifier le niveau où elle s’applique (État « individuel », « social » ou « officiel », quand il s’agit du gouvernement). Dans son compte rendu des essais de Giner sur la personne sociale pour L’Année sociologique, Émile Durkheim a souligné la singularité de cette définition :

« La partie la plus intéressante et la plus originale du livre est consacrée à l’étude de cette personnalité collective sui generis qu’on appelle l’Etat. L’Etat n’est pas une entité abstraite, ni une partie de la société, ni l’équivalent du cerveau ou du système nerveux ou d’un autre organe du corps humain. Il n’est pas le principe de l’organisation sociale, comme si la société, par elle-même, n’était qu’un tout inorganique. Il est la société même, mais la société considérée dans sa fonction juridique[91] ».

La polysémie du terme « société » dans les textes krausistes en obscurcit le sens au premier abord. Mais il permet d’intégrer dans leur sociologie l’étude d’une grande variété de sociétés concrètes, et de rompre ainsi avec les limites posées par les méta-théories organicistes au développement d’une science des faits sociaux, en les ramenant à une échelle observable.  En effet, son usage indifférencié pour désigner à la fois la société humaine en général et les sociétés fondées sur le contrat (la « societas » du droit romain), impose une distinction, constante chez les krausistes, entre les sociétés « spéciales » fondées sur la volonté (associations, corporations) et les sociétés « totales » (famille, cité, nation, État), collectivités naturelles et nécessaires, destinées à satisfaire « l’ensemble des fins de l’individu[92] ». Dans le Cours de droit naturel d’Ahrens, les premières relèvent du « droit social » qui régule les relations contractuelles entre les personnes ainsi que les associations qui en sont issues, et les secondes, du droit politique. Or, selon Giner, c’est précisément cette division entre droit privé et droit public qui conduit certains sociologues (et notamment Spencer et Fouillée) à restreindre leur étude aux sociétés politiques (nation et État), seules à être considérées comme des « sociétés concrètes[93] ». Cette assimilation réductrice découlerait de la tradition romaniste. Alors que dans le droit civil, les « personnes juridiques » étaient considérées comme des fictions créées par le droit afin de permettre à des institutions de disposer de biens, dans le droit politique et international, où cette notion est introduite au début du xixe siècle, elle fait des sociétés politiques auxquelles elle s’applique des « êtres réels ». Cette différence provient, selon Giner, de la tendance à l’essentialisation de la nation et de l’État, à la volonté de les penser comme des unités de fin, commune à la philosophie idéaliste (Hegel, Schelling) et thomiste (Taparelli). Les krausistes, eux, ne séparent pas ces deux sortes de « sociétés » ni dans leur théorie sociale, ni dans leur enseignement, comme en témoigne cette description du contenu du cours de sociologie dispensé à l’Institution libre de l’enseignement, à l’école primaire et secondaire :

« La sociologie y est enseignée depuis les premières années et selon cette méthode : à la classe inférieure on fait de simples causeries avec les enfants au sujet des choses qui leur sont familières ou de leurs questions, rien que pour attirer leur attention sur les faits sociaux dont ils sont témoins tous les jours : offices, professions, corporations, autorités publiques, fabriques, marchés, églises, écoles, etc. De temps en temps, une visite rapide à des établissements publics, avec très peu d’explications, même en se refusant, pour ne pas encombrer, de répondre à toutes les interrogations que font les élèves. Dans les classes suivantes, on systématise peu à peu les faits, en les groupant et en faisant ressortir de plus en plus l’idée de société qui leur donne leur unité. (…) A la classe supérieure (…) le programme de ce cours est dressé selon le plan suivant : Introduction ; Idée de la sociologie ; Partie générale : La société, ses éléments, fonctions, etc. Partie spéciale : 1°. Sociétés totales (famille, commune, nation). 2°. Sociétés spéciales (classement d’après le but). On se préoccupe toujours de rattacher les remarques aux problèmes sociaux contemporains[94] ».

Outre la définition de l’objet « société », cette description met l’accent sur deux autres aspects de la définition de la sociologie : le choix d’une approche empirique des faits sociaux et son articulation avec la question sociale.

III. L’histoire du droit et l’avènement d’une approche empirique des pratiques sociales.

Les krausistes, l’école historique du droit et les grandes enquêtes sur le droit coutumier

Les juristes-sociologues espagnols ont défendu une approche « positive » de la sociologie, sur le modèle de ce qui est pour eux la science empirique par excellence : l’histoire. Dans sa description des relations entre ces deux disciplines, Azcárate confie à la première l’étude de « la société même » et à la seconde celle de « la façon dont la société a vécu à travers le temps[95] ». « Science de la vie des êtres moraux », l’histoire établit « des faits dans leur succession » qui permettent d’accéder par l’induction aux lois du développement social, bien mieux, selon lui, que la méthode spencérienne de déduction à partir des lois biologiques[96]. Ainsi, la sociologie ne se limite pas à l’étude des sociétés présentes, elle s’intéresse aussi à leur processus de formation. Elle a donc un terrain commun avec l’histoire ou plus exactement avec la philosophie de l’histoire, dont la sociologie est souvent présentée comme l’héritière et la variante « positive[97] ».

Leur matériau empirique est l’histoire du droit, et en particulier le droit coutumier. L’intérêt des juristes espagnols pour la coutume est inséparable de la diffusion en Espagne des thèses de l’école historique du droit. Si l’histoire de cette réception est encore à écrire, on sait que les années 1850 en sont un moment important[98]. C’est à cette date que plusieurs professeurs de droit catalans (Estanislao Reynals y Rabassa, Francisco de Permanyer y Turet, Manuel Durán y Bas) reprennent sa critique de l’individualisme juridique et sa définition de la coutume comme un droit primitif[99]. Giner de los Ríos et le professeur de droit romain José María Maranges, formés auprès d’eux, ont introduit les théories de l’école historique auprès des krausistes. En 1873, Costa consacre sa thèse à la coutume comme source de droit à Rome et reçoit le prix « Maranges », qui récompensait les études sur le droit coutumier[100]. Il s’était intéressé, dans la veine des études folkloriques, à la littérature et aux mythes nationaux conçus comme une production culturelle populaire et une source pour l’histoire[101]. Mais c’est à partir des années 1880 que commencent ses recherches personnelles sur le droit coutumier aragonais[102], dans une période où la préparation du code civil (adopté en 1889) suscite de vives résistances chez juristes des régions de droit « foral[103] » et encourage l’étude des institutions juridiques locales que la procédure de codification prévoyait de préserver[104]. En 1879, Costa publie un ouvrage sur le droit coutumier du Haut Aragon et un essai sur « la théorie du fait juridique, individuel et social », qui, d’après Altamira, furent pour ses collègues une véritable « révélation[105] ». Il entendait apporter la preuve de l’existence en Espagne d’un droit coutumier vivant, appliqué et efficace, témoignant du maintien d’une propriété et de pratiques agraires collectives qui avaient survécu à la nationalisation des communaux dans la première moitié du xixsiècle. La démarche de Costa rappelle celle de la branche germaniste de l’école historique[106], très critique à l’égard du droit romain et cherchant à retrouver dans le droit médiéval, l’expression d’une tradition juridique germanique « nationale » sans mélange, anti-individualiste et démocratique[107]. Elle pouvait s’appuyer sur les recherches de Rafael Ureña, Eduardo de Hinojosa et Eduardo Perez Pujol sur le droit médiéval wisigothique[108]. Costa est à l’origine de plusieurs enquêtes collectives. La première, lancée en 1885, porte sur le droit coutumier municipal. En 1895, il entreprend une nouvelle enquête à partir d’un questionnaire intitulé « Collectivisme, communisme, y socialisme dans le droit positif » et grâce à l’aide de collaborateurs locaux, comme Piernas y Hurtado (Asturies), Altamira (Alicante) ou le philosophe Miguel de Unamuno (Biscaye). Leurs travaux, d’abord publiés dans la Revista general de Legislación y jurisprudencia, ont vraisemblablement constitué la base de l’ouvrage collectif Derecho consuetudinario y economia popular de España (1902). En 1898, Azcárate relaie le projet de Costa à l’Académie des sciences morales et politiques, laquelle organise pendant vingt ans un concours annuel spécifiquement destiné à primer (et donc à susciter) des monographies sur le droit coutumier et l’économie populaire[109]. Ces enquêtes ont inspiré celle que l’Ateneo de Madrid promeut en 1901, à l’initiative de Rafael Salillas et Constancio Bernaldo de Quirós, sur les coutumes entourant la naissance, le mariage et la mort[110].

Ce programme théorique et ces enquêtes nourrissent un nouveau type d’ouvrages consacrés à l’évolution du droit civil et notamment du droit de propriété. Azcárate lui consacre un essai en 1883[111] et dirige la thèse d’Altamira sur l’histoire de la propriété collective (1890)[112]. En 1898, Costa publie un ouvrage sur le collectivisme agraire dont le premier tome, intitulé « Origine de la sociologie en Espagne », aborde les aspects doctrinaux de la question, et le second, les formes collectives de propriété, d’exploitation et d’usage des terres, des eaux et des forêts[113]. Tous ces livres ont une dimension comparative, avec les autres parties de l’Europe ainsi que l’Amérique hispanique, dont Altamira devient un spécialiste reconnu, titulaire, en 1914, de la chaire d’histoire des institutions américaines. Ils s’écartent clairement de l’histoire classique de la propriété, qui s’était développée les années 1870 en réaction aux réformes révolutionnaires (instauration du mariage civil en 1871, réforme agraire en 1873), au progrès du socialisme en Espagne[114]. En effet, l’histoire de la propriété telle que l’écrivent les juristes-sociologues suit un schéma évolutionniste et défend l’hypothèse du communisme primitif. Celle-ci contredisait la théorie classique qui faisait de la propriété individuelle un fait primordial, dont Fustel de Coulanges avait montré dans La cité antique (1864) les racines religieuses. Elle s’était imposée scientifiquement dans les années 1870 avec la diffusion de l’ouvrage de Sumner Maine, Ancient Law (1861), pionnier de ce changement de perspective, traduit en espagnol par Azcárate en 1893[115], et dont le juriste belge Emile Laveleye avait généralisé les thèses dans son ouvrage De la propriété et de ses formes primitives (1874). Les travaux espagnols précités s’inscrivent dans le sillage de ces recherches qui remettaient en cause la naturalité de la propriété individuelle et relativisaient sa profondeur historique[116]. Ils en adoptaient aussi certains choix méthodologiques, en réduisant dans leurs sources le poids du droit romain dont ils jugeaient qu’il avait longtemps empêché de penser ces formes collectives. Ainsi, leurs essais intègrent-ils les périodes préhistoriques et « primitives », et s’appuient, à côté des données ethnographiques, sur l’étude des coutumes juridiques espagnoles. En effet, comme le rappelle Altamira, « l’histoire juridique d’une institution ne se réduit pas à sa forme législative, elle doit tenir compte des coutumes, des sentiments populaires et de la culture savante[117] ».

De la collecte des coutumes à l’observation des faits sociaux

L’étude des règles coutumières permet de saisir une grande variété de pratiques sociales Le mémoire d’Altamira sur le droit coutumier de la province d’Alicante, primé en 1903, en décrit plusieurs : travail agricole et industriel, régimes de propriété, modes d’exploitation et rémunérations, fêtes et rituels entourant les fiançailles, le mariage, l’adoption, place des femmes dans la sphère domestique, formes de protection sociale (coopératives, confréries, fondations pieuses)[118]. On comprend que ces enquêtes soient aujourd’hui considérées comme fondatrices de l’anthropologie sociale espagnole et non de la sociologie, en vertu de la ligne de partage fixée au début du xxsiècle entre ces deux disciplines, en fonction de leurs objets respectifs[119]. Les anthropologues ont en effet reconnu dans les enquêtes sur le droit coutumier des méthodes (monographie, observation) et des objets familiers : gestes agricoles, pratiques familiales, rites populaires, dans un milieu rural réputé archaïque[120]. Mais l’intégration de ces enquêtes à la sociologie et leur rôle dans son émergence en tant que science ne fait aucun doute pour les krausistes qui rappellent que la coutume est la première « réalisation humaine » à avoir été pensée comme le fruit d’une activité collective[121]. Ils ont ainsi souligné l’influence déterminante de l’école historique dans le développement d’une appréhension sociologique des phénomènes humains[122].

Les ouvrages théoriques de Costa ainsi que les questionnaires et consignes des enquêtes qu’il promeut permettent de comprendre la façon dont elles ont contribué à l’émergence d’une science sociale empirique[123]. Ils nous montrent que le passage de l’histoire du droit à la science sociale découle de la définition de la coutume comme un fait social, ne pouvant être saisi que dans l’observation. Elle est en effet définie comme un droit produit par le « peuple », une personne sociale, collective, anonyme[124]. Née de « l’esprit général » du peuple, la coutume est la façon dont les hommes « réalisent et expriment directement leur vie psychique[125] ». Cette définition correspond à celle de l’école historique, qui conçoit le droit comme le fruit de l’activité du sujet de droit, y compris dans sa dimension réflexive[126]. Le droit coutumier naît de la « spontanéité sociale » de la répétition d’actions habituelles, d’un usage primitif. Il manifeste donc une régularité, dont la nature n’est pas d’ordre statistique, mais historique. Dans la coutume, la règle n’est pas dissociable des « faits ». En étudiant la première, on accède aux pratiques sociales ordinaires. Les coutumes fournissent la matière d’une théorie générale des « hábitos » (habitudes, usages) dans la science juridique et la psychologie des peuples[127]. Elle est conçue comme un droit « vivant », né des besoins vitaux des communautés humaines, organiquement lié aux autres coutumes de la société et en constante transformation. Selon cette interprétation fonctionnaliste, la coutume permet de remonter aux besoins vitaux et permanents des communautés humaines et de les comprendre (mariage, bienfaisance, partage des ressources, gestion des conflits). Or, comme fait juridique et social, la coutume ne peut être totalement saisie que par l’observation objective :

« Chaque coutume collectée doit être décrite de la manière la plus circonstanciée, sans oublier ses détails ni l’isoler de son milieu, en l’étudiant comme le membre d’un organisme ; en la mettant en relation avec toutes les manifestations de la vie dont elle est l’expression ou le résultat, avec les besoins qui ont déterminé sa formation ou sa naissance (…) sans oublier enfin les conceptions et les avis qu’en ont ceux-là mêmes qui les pratiquent.[128] »

Ainsi, l’étude des coutumes fait du juriste un sociologue parce qu’il l’oblige à s’intéresser à un « fait social », à un droit partiellement non écrit et accessible seulement via l’observation (quasi naturaliste) et l’entretien in situ. Cette pratique d’enquête est imposée aussi par le programme de l’école historique qui redéfinit, en même temps que le droit, le travail des juristes. Si le droit n’est pas leur création mais qu’il leur est « révélé » : ils doivent alors nécessairement le découvrir par l’enquête empirique.

IV. L’institution politique de la sociologie

Professeurs et législateurs, engagés dans la réforme politique et sociale

L’engagement des krausistes en faveur de l’institution de la sociologie est d’abord un engagement politique. Il découle en grande partie de leur implication, en tant que juristes, dans la critique et la réforme du système politique instauré en 1875, et de ce qu’ils considèrent comme son soubassement idéologique, le « libéralisme doctrinaire ». La restauration de la dynastie des Bourbons, après un coup d’État, avait en effet mis un en terme au processus de libéralisation et de démocratisation politique engendré par révolution de 1868 et reconduit au pouvoir l’aile conservatrice du libéralisme (dite « modérée ») qui avait dominé la vie politique dans les années 1860[129]. Expulsés de l’Université, Giner de los Ríos, Azcárate et Costa font de l’Institut Libre d’Enseignement, créé en 1876, la base arrière de leur combat contre le régime et de leur engagement en faveur de la liberté d’enseignement. À partir des années 1880, ils sont réintégrés à l’Université (à l’exception de Costa) dans une période de libéralisation relative, consécutive à l’entrée du parti libéral « dynastique » au gouvernement. Ils rejoignent le parti libéral (Santamaría de Paredes) ou les partis républicains qui se succèdent dans la période (Giner de los Ríos, Azcárate, Altamira, Costa, Posada). Ils s’engagent en faveur de l’éducation populaire (Altamira, Buylla, Posada), à travers des revues, telles que La Ilustración obrera (1904), et par l’ouverture de leur enseignement à un public plus large, dans le cadre de « La Extensión Universitaria », lancée en 1898 à l’Université d’Oviedo[130]. Plusieurs d’entre eux siègent au parlement[131] et entrent, en tant qu’experts, à la Commission des réformes sociales (1883), puis à l’Institut des réformes sociales, qui la remplace en 1903, ainsi dans la section espagnole de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs, créée la même année[132]. Ils se chargent, à ce titre, des travaux préparatoires des lois sociales, progressivement adoptées à partir de 1900[133]. Cet investissement dans les institutions de la production législative permet de saisir la dimension constructive de leur critique. Celle-ci peut être caractérisée comme une « autocritique » du libéralisme par son aile radicale et organiciste, dans une période, les années 1880-1890, où ce modèle politique entre en crise[134]. Parvenu au terme de son programme, le libéralisme est en effet remis en cause par la crise économique des années 1870 et la multiplication des grèves, par un mouvement socialiste en pleine expansion et par les politiques sociales conservatrices, d’inspiration bismarckienne[135]. Selon Giner, cela explique la dissolution des partis libéraux, « pétrifiés par l’épuisement de leurs idéaux et leur manque de plasticité face aux besoins sociaux[136] ». En réponse à cette crise, le projet politique krausiste consiste à fonder un libéralisme social, à l’instar du new liberalism britannique ou du radicalisme français, à partir des nouvelles théories sociales (solidarisme, organicisme libéral)[137].

La condamnation du libéralisme doctrinaire…

La critique des juristes krausistes s’adresse tout d’abord aux système politique de l’Espagne de la Restauration (1875-1923). Elle est inaugurée par la réflexion d’Azcárate sur le régime parlementaire[138], se prolonge dans les travaux de Posada sur la réforme du droit public et, sur un mode plus polémique, dans la célèbre enquête de Costa : Oligarchie et caciquisme comme formes actuelles du gouvernement en Espagne (1901)[139]. Conformément à la tradition théorique libérale, cette réflexion porte sur la limitation du pouvoir exécutif dans la monarchie constitutionnelle, à partir d’une comparaison avec le modèle anglais. Azcárate dénonce le fond absolutiste de la « monarchie doctrinaire » et la restriction des libertés politiques qu’elle impose. La qualification de ce régime et le rapprochement qu’elle induit avec le doctrinarisme français des années 1814-1830 le condamne autant pour son imposture que pour son archaïsme. Il s’agit en effet de dénoncer en lui la recherche du juste milieu entre Ancien régime et libéralisme, que représente la formule hybride de la « souveraineté partagée » entre le roi et la représentation nationale (les Cortes), comme le décalage entre la forme, constitutionnelle depuis 1876, et l’autoritarisme de fait (censure, suffrage restreint, interdiction des partis républicains…). Les krausistes condamnent également la centralisation, au double sens de concentration des pouvoirs par l’État et de restriction de l’autonomie des provinces et des communes[140]. Le système administratif espagnol s’inspirait en effet du modèle français (découpage administratif du territoire, nomination des maires par le gouvernement ou les gouverneurs civils). Les lois de 1877 et de 1882 sur l’administration municipale et provinciale en avaient accentué encore la centralisation, en réponse au programme fédéraliste de la Première République (1873)[141]. Dans cette critique, les krausistes empruntent à l’école historique sa conception réaliste des communes, une « réalité historique et naturelle » contre un le droit administratif qui les définit comme des circonscriptions créées par la loi et les soumet aux interventions constantes des gouverneurs civils, représentants de l’autorité centrale[142]. Ils dénoncent aussi la « fiction » de la souveraineté nationale, la manipulation des élections par l’exécutif, avec l’appui des caciques locaux, au profit des deux grands partis auxquels il offre alternativement une majorité parlementaire, annulant ainsi le sens même de l’élection.

Mais au-delà de ce dévoiement des règles constitutionnelles, c’est le système représentatif lui-même qu’ils remettent en question, même après la libéralisation des années 1880 et la démocratisation qu’apporte, en 1890, l’adoption du suffrage universel. Ils rappellent en effet les limites qui entourent le suffrage, abusivement désigné comme universel, du fait de l’exclusion des femmes et de l’absence de toute représentation corporative de « l’élément ouvrier » au Sénat[143]. Ils interprètent l’abstention électorale comme le signe d’une atonie de la société, transformée en « masse inorganique » par un Etat qui réduit la participation des citoyens à un vote, à l’élection d’un Parlement qui monopolise la production du droit[144]. Ce légicentrisme, cette confiance aveugle dans les avantages de la loi écrite et la relégation de la coutume constituent à leurs yeux le principal obstacle à la reconnaissance du pouvoir législatif du peuple[145]. Ce régime contredit en tout point l’idéal politique des krausistes, le « self-governement », définit comme « le gouvernement de l’être juridique par lui-même (ici le tout social), en tant qu’État[146] », un système où « la société et l’État constituent un tout indivisible », dans lequel les citoyens prennent une part personnelle à la gestion des affaires publiques, effaçant ainsi la distinction gouvernants-gouvernés[147].

… et de l’inégalité juridique dans le droit civil post napoléonien

Les krausistes ont également proposé une réflexion sur les inégalités économiques et sociales. Elle se nourrit à la fois de la critique de l’individualisme juridique, telle qu’elle a été formulée par l’école historique, et de la dénonciation marxiste du droit comme protection des intérêts de classes[148]. Elle se réfère à Anton Menger (1841-1906), traduit par Posada, ainsi qu’aux travaux des représentants de l’école italienne du socialisme juridique, comme Giuseppe d’Aguanno (1862-1908), traduit par Dorado Montero[149]. Dans une série d’essais publiés en 1876, Azcárate analyse ainsi la « question sociale » comme le fruit d’un droit civil inégalitaire et archaïque[150]. Selon lui, les révolutions libérales ont mis fin aux inégalités de type ancien (privilèges) mais sans donner un contenu positif aux libertés qu’elles ont proclamé. Elles n’ont pas engendré un droit civil moderne mais seulement restauré le droit romain, fréquemment décrit, à la suite de Giuseppe Salvioli, comme un « droit de maître et d’esclave »[151]. Dans son étude préliminaire de l’ouvrage de Menger sur « Le droit civil et les pauvres » (1890), Posada déplore la focalisation de la critique socialiste sur les aspects économiques de la question sociale[152]. Il dénonce l’indifférence du droit libéral à la condition sociale des personnes, et l’insuffisante protection des plus fragiles (les pauvres, les invalides, les femmes, et les travailleurs sous « contrat de service ») qu’il interprète, conformément aux analyses d’Ihering[153] comme le résultat d’une lutte inégale pour le droit, défini comme un « intérêt juridiquement protégé ». Les krausistes puisent aussi leur inspiration dans l’œuvre d’Albert Schäffle (1831-1903), connu en Espagne pour sa théorie sociale[154], un « monisme idéaliste » d’inspiration krausiste, et pour son livre sur « la quintessence du socialisme », traduit par Posada et Buylla[155]. Dans un essai qu’il lui consacre, Giner décrit son projet, socialiste mais conservateur, d’instaurer une propriété collective des moyens de production et de transformer le travail en service public national. L’idée de soustraire la propriété au droit privé pour en faire une institution de droit public intéresse Giner, car elle ébranle la traditionnelle division du droit en public et privé, division qu’il accuse, à la suite d’Ahrens et de l’école historique, d’avoir contribué à effacer, dans la doctrine et dans la conscience sociale, l’idée d’une unité entre le tout social et ses membres[156]. Or, cette division a pour effet de compliquer la réforme des institutions les plus inégalitaire (famille, propriété, contrat de travail), placées, du fait même de leur rattachement au droit privé, à l’abri des interventions publiques.

Sciences libérales vs sciences sociales : critique épistémologique et reclassements scientifiques

           Cette critique politique du droit positif aboutit à une remise en cause plus profonde de la philosophie et de l’épistémologie du droit libéral, processus qui affecte, à la fin du xixe siècle, l’ensemble des sciences morales et politiques, historiquement et idéologiquement associées à l’avènement du libéralisme et jugées inaptes à comprendre la question sociale et les enjeux de la démocratisation[157]. Giner et Azcárate restent très attachés au libéralisme économique, qui garantit selon eux l’indépendance de cette sphère de l’activité sociale[158]. Mais ils souscrivent aux critiques adressées à la théorie classique par l’école réaliste allemande de l’économie et, avant elle, par des auteurs libéraux, qui, comme Marco Minghetti (1818-1886), fondent leur critique sur l’éthique et les thèses pionnières de Jean Sismondi[159]. Ils dénoncent ainsi le fatalisme anti-interventionniste de l’économie politique et les insuffisances du droit libéral, en les imputant à leur approche abstraite et individualiste des rapports sociaux, héritée du jusnaturalisme. Le droit naturel décrit en effet la société comme une association d’individus égaux et libres dont les comportements sont explicables a priori, à partir d’une « nature humaine » réputée universelle. Cette philosophie sociale a permis la reconnaissance des droits individuels fondamentaux, mais elle entrave l’intelligibilité des comportements humains en ignorant les contraintes historiques, juridiques et sociales qui pèsent sur eux[160]. Elle empêche désormais la reconnaissance de droits spécifiques à certains groupes sociaux (travailleurs), en les assimilant à des privilèges catégoriels, parce qu’elle ne tient pas compte des conditions concrètes de leur existence.

Cette critique est essentielle dans le processus d’institution de la sociologie, et cela pour plusieurs raisons. Premièrement, elle est à l’origine d’un reclassement scientifique dont elle bénéficie dans la mesure où son épistémologie est perçue comme une inversion positive de celle des sciences libérales, par sa conception réaliste, empirique et unitaire de la société et par son ambition réformiste[161]. Ces orientations sont d’ailleurs appelées à s’imposer au droit et à l’économie, sciences auxquelles on adjoint désormais l’épithète « social ». Deuxièmement, cette critique met en évidence l’efficacité de la sociologie comme science de gouvernement, son aptitude à trouver des solutions à la question sociale. Cette efficacité n’est pas liée à une approche philanthropique des problèmes sociaux, comme le suggèrent les conceptions courantes de la sociologie, que Posada s’emploie à réfuter. Elle découle selon lui de la possibilité d’une sociologie « appliquée ». Car le sociologue est à la fois un homme de savoir, « qui étudie les faits de la société avec l’esprit d’un philosophe » et un homme d’action qui prend en en compte les faits sociaux pour élaborer une politique (authentiquement) sociale[162]. La sociologie se voit ainsi reconnaître, conformément au programme de Lester Ward, un rôle dans « l’accomplissement humain » (human achievement), parce qu’elle encourage la connaissance réflexive de la société et l’aptitude collective à forger des idéaux, à se représenter la réalité sociale future et à agir sur elle[163].

Dans leurs discours sur la sociologie, ses premiers praticiens espagnols ont souligné combien cette science conduit à repenser l’action politique, tant dans sa forme que dans son contenu. Elle permet d’envisager la vie politique et sociale sur un mode non individualiste, en tenant compte de l’existence sociale des individus et de leurs « fins communes ». Elle fonde la réforme sur la connaissance objective de la vie sociale, saisie dans sa dimension concrète et historique ce qui donne à ses propositions de réforme un caractère réaliste. Les propositions de reconstitution de la propriété communale, défendus par Azcárate et Altamira, par exemple, s’appuient sur des travaux d’histoire du droit ainsi que sur des enquêtes de droit coutumier. Elles montrent que les lois sur le désamortissement de la propriété, adoptées dans la première moitié du xixsiècle ont partiellement détruit des propriétés et des pratiques collectives mais qu’il est possible d’en envisager la reconstitution[164]. La sociologie (à laquelle ces enquêtes sont assimilées) remplit ici la fonction critique autrefois assignée au droit naturel, mais dans une direction opposée, celle de la désacralisation/ dé-jusnaturalisation.

« Le noli me tangere qu’invoquent ceux qui prétendent faire de la propriété un nouveau Dieu, un dogme indiscutable, dont il est illégitime de contester la forme actuelle, s’évanouit avec l’étude historique parce qu’elle montre son développement constant et continu (…). Cela fera cesser aussi cette autre préoccupation, cette espèce d’alarme (...) qui fait supposer, dès qu’il s’agit de réformer la propriété, que l’on a affaire à une utopie, une prétention démente, comparable à celle du radicalisme révolutionnaire[165] ».

Par ailleurs, par opposition aux sciences libérales, la sociologie est interventionniste. Cette orientation est alors présentée comme un effet de son dialogue avec les sciences de la vie. En décrivant l’évolution naturelle comme un mécanisme morbide et indifférent à la morale (la sélection des plus aptes) la théorie transformiste de Darwin aurait ébranlé les conceptions optimistes de la nature, qui avaient, au siècle précédent, nourrit la confiance dans les lois naturelles du marché, et renforcé par conséquent les attentes à l’égard des institutions régulatrices[166]. Enfin, la naissance d’une science de la société, à côté d’une science de l’État, représente une arme scientifique contre les « agressions du libéralisme classique encore dominant chez les juristes et les hommes politiques[167] ». Elle permet en effet de justifier, sur un plan scientifique, des réformes idéologiquement situées du côté du socialisme (la restauration de formes de propriété collective) ou du libéralisme organique (le vote corporatif).

La sociologie ou la réforme de la société par elle-même

De fait, les propositions de réformes des juristes-sociologues krausistes mobilisent des concepts situés au croisement du droit et de la sociologie, qui contribuent à produire l’armature théorique de la protection sociale naissante. Leurs premiers textes sur la question sociale défendent des solutions libérales qui limitent l’intervention de l’État à l’exercice de ses fonctions de police (assistance) et à l’instauration d’un impôt progressif qui tienne compte des inégalités économiques entre assujettis. Ils préconisent la création d’un nouveau droit civil, défendent l’autonomie totale de la « sphère économique » et comptent sur l’association pour en atténuer les conflits et les injustices. Chez Ahrens en effet, l’association constitue la « solution harmonique tirée de la nature humaine et de la nature organique de la société[168] ». Les krausistes ont ainsi soutenu la légalisation de l’Association Internationale des Travailleurs, des organisations syndicales et de la grève[169]. Ils proposent une réorganisation de la production et de la propriété sous la forme collective mais volontaire de la coopérative, qui dissipe les oppositions entre les individus en ne les enfermant pas dans une fonction, puisqu’ils sont à la fois ouvriers et patrons[170]. L’organisation coopérative de la production permettrait de dépasser l’opposition entre les conceptions individualistes et collectivistes de la propriété car elle repose sur une propriété « sociale », qui appartient à la fois à la totalité et à chacune de ses composantes[171]. Elle constitue selon Giner une forme spontanée et libérale de collectivisme, puisqu’elle transfère le capital aux travailleurs associés[172].

La plupart des krausistes (à l’exception de Buylla) sont hostiles aux propositions du mouvement socialiste contemporain, qu’il s’agisse du marxisme ou du « socialisme d’État » qu’incarne le système bismarckien des assurances sociales obligatoires. Cette hostilité s’explique par leur rejet de tout système économique reposant sur la contrainte extérieure de l’État et la centralisation, et par leur crainte de voir toute activité sociale transformée en fonction publique[173]. Mais elle provient aussi de leur refus d’une lecture classiste des conflits sociaux et d’une réforme sociale exclusivement tournée vers la classe ouvrière. Les krausistes s’opposent au principe d’un parti de classe[174] et considèrent que les politiques sociales doivent s’adresser à l’ensemble des travailleurs (domestiques, travailleurs agricoles, employés, prolétariat diplômé…) car la fragilité sociale ne saurait être définie en termes purement économiques[175]. Ces réserves expliquent leur préférence pour le socialisme français du premier xixsiècle, qu’ils jugent plus universel et plus libéral[176].

À partir des années 1880-1890, alors qu’ils sont impliqués dans l’élaboration des lois sociales, les krausistes, finissent par accepter l’intervention de l’État dans la régulation du travail. Pour donner sens à ce virage interventionniste, ils le traduisent dans les termes de la philosophie et, désormais, de la sociologie krausiste. Cela se manifeste tout d’abord dans les reformulations de leur idéal associatif. Alors qu’il manifestait jusque-là le déploiement d’un droit naturel de l’individu (la faculté d’association), il est désormais présenté comme le résultat de la solidarité sociale, de l’acceptation de « l’identité naturelle de l’individu et de la société[177] », et acquiert, par les enquêtes sur l’économie populaire (pratiques coutumières de mise en commun du travail et des ressources) la densité d’une réalité objective et documentée. Cette reformulation croise par ailleurs la grande controverse doctrinale de la période sur la réalité des personnes juridiques dont la reconnaissance des associations ouvrières est l’un des enjeux[178]. Dans leur travail doctrinal et politique en faveur de l’adoption d’une loi sur le contrat de travail, les krausistes ont cherché à définir la nature de ce contrat[179]. Pour Buylla, ce n’est ni une vente (le vendeur se distingue de la chose vendue), ni un contrat réel, sauf à considérer l’homme comme une marchandise. Ce devrait être un « contrat de société » car, la production suppose une association coopérative, établissant l’égalité des associés[180]. Protéger, pour les krausistes, c’est avant tout reconnaître une personnalité juridique et lui donner les conditions de son effectivité.

Cependant, pour tout un ensemble de personnes fragiles, cela suppose une aide sans contrepartie. Posada définit ainsi la politique sociale comme un ensemble de services, fournis par la société ou, en son nom, par des institutions (école, église, université, syndicats) en vue de satisfaire les « nécessités rationnelles de la vie » chez les plus pauvres et les invalides, et agir contre les « inégalités sociales évitables[181] ». Pour décrire et justifier l’intervention sociale de l’État, les krausistes ont eu recours à la notion de « tutelle » telle qu’elle a été définie dans le Cours de droit naturel d’Ahrens[182]. Ce dernier attribue à « l’État officiel » une fonction tutélaire d’aide et de protection de la société, qui lui est imposée par la justice. Il est le « médiateur de la vie et de la destinée humaine », chargé de réaliser les conditions d’accomplissement des buts sociaux, d’en fournir les moyens en fonction des besoins, de garantir à la fois l’unité organique de la société et les libertés. Cette fonction découle de son degré, le plus avancé, de développement historique, qui lui permet de conduire les autres sphères sociales à leur émancipation, par une tutelle toujours considérée comme temporaire[183].

Les conceptions sociologiques de la société modifient donc l’éventail des solutions proposées pour résoudre les inégalités et conflits sociaux, ainsi que leur fondement théorique. Mais elles bouleversent aussi la théorie politique et la réflexion sur la démocratie. Pour les krausistes, en effet, la sociologie conduit à l’adoption d’un droit « social » dans son contenu mais aussi dans les formes mêmes de son élaboration : un droit produit par et dans la société. On sait l’importance qu’accordent les krausistes à la participation des gouvernés au gouvernement. Mais, concernant les modalités de cette participation, ils se distinguent radicalement de ce qu’ils désignent comme « la théorie démocratique ». Ils considèrent en effet que les mécanismes qu’elle défend (suffrage universel, référendum, mandat impératif) ne permettent aucune action « directe » du corps social[184]. Ces procédés témoignent, selon eux, d’une « superstition électorale », d’une confiance excessive dans l’élection comme moyen d’assurer à « l’esprit social » le gouvernement de l’État. Car celle-ci ne constitue, selon Giner, qu’une garantie extérieure, qui repose sur une identification erronée du corps électoral à la nation, alors les électeurs ne sont que des fonctionnaires dont l’action est intermittente.

À la suite d’Ahrens, ils ont proposé une réflexion très approfondie sur la représentation et sur le suffrage, qu’ils définissent non comme un droit, mais comme la « fonction » d’un corps électoral soumis à des conditions de capacité et à des exclusions (femmes, mineurs, aliénés, criminels)[185]. Ils en tirent leur projet de représentation « organique », qui préserve le suffrage universel mais offre deux voix aux électeurs, pour tenir compte des deux facettes, individuelle et sociale (professionnelle), de leur personnalité[186]. Ce suffrage organique ou corporatif permettrait d’élire une assemblée double, émanation de l’organisme social, qui tienne compte des besoins et des idéaux qui le traverse. Mais leur réflexion ne porte pas uniquement sur la représentation de la société : elle concerne aussi le droit qu’elle engendre elle-même. En effet, à l’instar de l’école historique du droit, les krausistes défendent l’existence d’un droit produit par la société, en marge de l’État[187]. Dans un article sur la fonction de la loi, publié en 1908 dans la Revue Internationale de sociologie, Giner rappelle que cette revendication procède du rejet des conceptions rationalistes (et fixistes) du droit, concrétisées dans l’adoption d’un code conçu comme « éternel et définitif, au contenu universellement obligatoire[188] ». Expression d’un droit naturel dualiste, ce rationalisme juridique, auquel il rattache l’hégélianisme et le libéralisme doctrinaire, tend à séparer l’État de la société et à concentrer en lui toute l’activité politique et juridique. Pour les krausistes, au contraire, toute société a la capacité de créer son propre droit. La notion « l’État social », renvoie ainsi à une autorité juridique immanente au corps social : « Toute communauté de vie, famille, corporation, cité, est par là une communauté de droit, une force pour réaliser le droit, c’est-à-dire un état (comme l’individu l’est lui-même, dans ses bornes)[189].

La société étant constituée, selon les krausistes, d’une pluralité d’associations autonomes et coordonnées, le droit qui en émane, est d’abord celui des sociétés particulières, qu’elles soient « naturelles » (communes ») ou volontaires (associations professionnelles), au nom de leur réalité historique et sociale. C’est la raison de leur combat en faveur de l’autonomie des communes à l’égard de l’État, et de leurs recherches sur l’histoire du droit municipal. Néanmoins, pour eux, le seul droit véritablement issu du corps social, « comme tout intégral et indivis, est la coutume[190] ». C’est la raison pour laquelle ils militent pour la reconnaissance de la coutume comme droit positif, même lorsqu’elle contredit la loi. Ce combat a pour eux une signification clairement démocratique. Car si la loi est produite par une minorité et pour une minorité, le droit coutumier est au contraire issu des comportements (hábitos) et des règles appliquées par le plus grand nombre. Giner interprète cette signification démocratique de la réhabilitation de la coutume comme un approfondissement des idées de Savigny par Ahrens et les germanistes Georg Beseler et Otto von Gierke[191], comme le signe d’une convergence paradoxale entre l’école historique et la théorie rousseauiste qui « mettaient dans la société elle-même et non au-dessus d’elle, la source vivante du droit[192]. C’est le sens du célèbre discours de Costa sur l’ignorance du droit, dans lequel il dénonce l’irréalisme et l’élitisme de l’adage « nul n’est censé ignorer la loi », et le détourne : il n’est d’autre droit que celui que le peuple connaît… et ratifie, en le respectant et en le réalisant dans ses actes[193] ». Car selon lui, seule la coutume permet faire disparaître l’antinomie entre le législateur et celui qui obéit à la loi (legislador/legislado), et de rendre au peuple sa capacité juridique.

Or, cette conception de l’origine du droit modifie radicalement le sens et la finalité des enquêtes sociales. Ces dernières se multiplient à partir de la fin du xixsiècle, avec la préparation des lois sociales, qui suppose désormais des enquêtes sur le monde du travail industriel et « l’économie populaire » en milieu rural. Les concepteurs de la loi de 1909 sur les grèves et les coalitions se sont ainsi appuyés sur des données statistiques (disponibles depuis la création d’un service dédié en 1894) ainsi que sur des enquêtes monographiques consacrées à des grèves particulières[194]. Ce travail permet aux enquêteurs de jouer un rôle d’arbitre mais aussi de faire une place à la parole des ouvriers et de leurs patrons et aux solutions mises en œuvre avant l’intervention du législateur. Les enquêtes sur le droit coutumier répondent à des objectifs comparables. Elles permettent de connaître des règles efficaces, mais aussi l’avis de ceux qui les appliquent, qui en sont aussi les créateurs. Le projet de réforme du régime municipal présenté en 1907 par le gouvernement Maura s’est appuyé sur ces enquêtes. Outre des éléments de représentation corporative, le projet introduisait certains éléments de démocratie directe comme le consejo abierto ou assemblée des habitants, décrite par l’histoire du droit comme une survivance de « l’assemblée populaire des Wisigoths » dont les enquêtes sur le droit coutumier avaient révélé la présence dans certaines régions d’Espagne[195]. Cela souligne la finalité très politique de ces enquêtes scientifiques. Pour leur instigateur, Costa, celles-ci visent à fournir au législateur une source d’inspiration, « des idéaux et des matériaux vivants, et déjà éprouvés[196] », amenés à remplacer les « matériaux imaginaires » avec lesquels sont fabriquées des lois municipales « inapplicables et inappliquées[197] ». Mais le travail du sociologue ne se limite pas à recueillir ces coutumes pour s’en inspirer. L’enquête vise ici à faire connaître et reconnaître l’existence d’un droit « vivant », issu de l’activité du corps social dans l’exercice permanent d’une fonction législative à laquelle, d’après les krausistes, il ne devrait pas renoncer[198].

Les juristes krausistes ont activement contribué à instituer en Espagne une science de la société (et des sociétés), conçue comme une entité morale, indépendante de l’État, et dont l’organicité tient aux liens tissés par le droit entre ses membres (ensemble de droits et de devoirs). Ils ont proposé une théorie politique et sociale, le libéralisme organique, qui ne présente pas comme une alternative au libéralisme mais comme son approfondissement démocratique et anti-individualiste. Leur rôle essentiel dans l’institution de la sociologie et des sciences sociales, à la fin du xixsiècle, est un fait acquis dans l’historiographie espagnole. Celle-ci rappelle la relative fragilité de ce processus : le caractère importé de la sociologie dont l’histoire est surtout celle d’une réception, dans un milieu restreint et quelques institutions (extra-universitaires, comme l’Institution libre de l’enseignement, quelques universités et revues éphémères), et qui s’interrompt avec la dictature de Primo de Rivera (1923-1930) et la guerre civile (1936-1939)[199]. Cette fragilité résulte dans une large mesure des conflits théoriques et institutionnels qui opposèrent les juristes krausistes, les philosophes néo-thomistes et les milieux de l’action sociale catholique autour de la définition et du contrôle institutionnel des sciences sociales. Mais c’est la raison pour laquelle l’historiographie, quand elle s’interroge sur le rôle fondateur des juristes krausistes, met surtout l’accent sur le « krausisme », c’est-à-dire sur les facteurs proprement idéologiques de cette rupture scientifique. Héritière d’une philosophie du droit libérale, réunissant les représentants de plusieurs disciplines (naturalistes, historiens, philosophes et juristes), des traducteurs actifs, partisans d’une modernisation de la science espagnole par la liberté de l’enseignement et la participation aux débats internationaux, l’école krausiste était, de fait, engagée dans un processus d’innovation scientifique.

Mais la seconde caractéristique de ces fondateurs, tous professeurs de droit ou de philosophie du droit est faiblement mobilisée dans l’explication historique de l’institution des sciences sociales en Espagne, alors même que cette histoire est, pour cette même raison, souvent écrite par des historiens et des philosophes du droit. Pourtant, ce fait non seulement s’impose à l’analyse, mais il présente aussi un intérêt méthodologique. Parce que le droit est à la fois une discipline savante et un système de règles qui encadre la vie sociale et l’organisation politique, l’historien peut échapper à l’étude séparée des facteurs intellectuels et politiques de l’émergence des sciences sociales. La prise en compte de la pluralité et de l’intrication des pratiques savantes et politiques de ces juristes–sociologues permet notamment d’envisager ensemble des expériences d’enquêtes habituellement étudiés dans des histoires disciplinaires distinctes : les enquêtes sociales dans celle de la sociologie[200], celle des enquêtes sur le droit coutumier dans celle de l’anthropologie, alors qu’elles participent d’un projet scientifique et réformiste commun. Elle permet aussi de saisir la grande variété du legs du droit aux sciences sociales : les questions du droit naturel sur l’origine des collectivités humaines ; la conceptualisation de la société comme un organisme moral, à partir de la catégorie juridique de « personne » ; l’approche empirique induite par la définition (par l’école historique) de la coutume comme un fait social ; la pratique de l’enquête sociale comme technique (pré)législative démocratique. Elle permet également de réfléchir aux effets épistémologiques de la critique du libéralisme juridique sur la naissance de la sociologie et, en retour, sur les usages politiques de la sociologie dans la réforme du droit, comme caution scientifique et répertoire de propositions politiques qui ont contredit puis transformé le droit libéral.

Élodie Richard

Chargée de recherche (CNRS -LIER-FYT/ UMR 80-65)

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