Hommage à Michel van de Kerchove

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Sommaire de l'article

François Ost

Hommage rendu le 15 septembre 2014 à la Cathédrale saints Michel et Gudule.

 

En ce moment, mes premières pensées vont aux étudiants, et particulièrement aux nouveaux étudiants, pour qui la vie universitaire commence ici et maintenant et qui, en ce moment inaugural, sont confrontés à un geste de deuil et à l’évocation d’un défunt. Je voudrais leur dire que cet exercice n’a rien de morbide, ni de conventionnel. C’est que le professeur, l’ancien Recteur, dont nous évoquons la mémoire, Michel van de Kerchove, décédé inopinément le 23 juillet dernier à l’âge de septante ans, était un homme hors de l’ordinaire, un homme avec qui nous avons eu la chance de travailler, alors que vous, les jeunes étudiants, vous avez la chance d’entrer dans une université dont il a largement configuré les traits.

Le Recteur Pierre Jadoul a eu l’occasion de retracer le parcours académique, scientifique et politique de Michel van de Kerchove lors de la messe des funérailles. Je ne vais pas reproduire cet exercice aujourd’hui ; je voudrais plutôt évoquer quelques traits de la personnalité d’un homme qui, après avoir fait toute sa carrière aux Facultés depuis 1966, était resté extrêmement actif et présent parmi nous, même après son éméritat, au point que la nouvelle de son décès, en plein cœur de l’été, a été ressentie comme un choc terrible et totalement inattendu par chacun d’entre nous. Un homme qui sera resté jusqu’au bout élégant, bienveillant, curieux de tout, attentif aux intérêts de chacun, chercheur et professeur jusqu’au bout des doigts.

Exit qui seminet… « il nous a quitté, celui qui semait ». L’image du semeur est la première qui vient à l’esprit. Du reste, le carnet de messe, composé par ses proches, portait cette phrase : « l’arbre que tu as planté, dorénavant, portera, et des fleurs, et des fruits innombrables ». Michel, avec audace, traçait de profonds sillons, et avec générosité, il semait – réjouissons-nous, car il nous faudra bien tout notre temps pour récolter et les fleurs et les fruits qui ont germé, et qui demain lèveront encore.

Ces semailles étaient d’abord et surtout celles des mots. Michel était un artiste du langage, et il savait qu’en sciences humaines et sociales, notre seul trésor est la langue. Aussi chérissait-il les mots ; il les choisissait avec rigueur, les agençait avec talent, en jouait avec humour. Il exploitait leur étymologie, tirait profit de leurs traductions, traquait leur ambivalence, affinait leur signification ; ce grand juriste témoignait ainsi de ce que la quête de la justice commence par la recherche du juste mot. Loin de verser dans la préciosité, ce souci de la langue, nous enseignait-il, est comme l’école de la pensée, sa discipline et aussi son plaisir. Et puis, en ne « se payant pas de mots », en les pesant à leur juste poids, il nous apprenait mieux que la rigueur : l’exacte estime de soi, aussi éloignée de la vanité que de la fausse modestie.

Comme tout vrai scientifique, Michel était animé par une curiosité toujours en éveil ; rares étaient les questions juridiques qui ne retenaient pas son intérêt, et sitôt s’était-il décidé à les traiter, qu’il découvrait l’angle original qui permettrait de les traiter sous un jour nouveau. Avec l’audace tranquille de ceux qui pensent par eux-mêmes, il traçait des pistes fécondes que d’autres suivraient avec reconnaissance. Une fois qu’il avait percé à jour son objet d’étude, compris sa nature et ses enjeux, il n’avait pas son pareil pour le décrire et l’expliquer dans tous ses détails et grande clarté, défendant alors ses positions avec fermeté et même ténacité. Jamais non plus il ne se lassait de revenir sur des thèmes que d’autres redécouvraient après des décennies, et jusqu’au bout il acceptera de participer à des colloques, des séminaires, à faire partie de jurys de thèse, et à relire, avec beaucoup de bienveillance, les premiers travaux des plus jeunes. Tout cela explique l’ampleur de sa bibliographie personnelle qui, au moment où s’arrête le compteur, compte plus de trois cents titres.

Comme le semeur qu’il était, Michel avait la patience du temps. Il savait que rien de bon ne résulte de la précipitation, et que les bonnes choses doivent mûrir – et aujourd’hui même mourir – pour porter leurs fruits. S’il n’a cessé de renouveler ses objets d’étude, en revanche il ne s’est jamais départi des grandes options de recherche qu’il avait choisies dès l’entame de ses travaux – à commencer par la conviction que c’est dans le dialogue des disciplines que la chose à penser se laisse le mieux entrevoir. Pour lui qui a dirigé une université, animé une grande équipe de recherche, fondé une famille et cultivé de très nombreux amis, cette patience du temps s’appelait aussi obstination dans l’action, constance dans la recherche, fidélité en amour et amitié.

Sur le fond, Michel était un homme d’équilibre et de modération. Non que, par prudence ou par calcul, il préférât s’en tenir aux positions moyennes qui ne choquent ni n’engagent ; tout au contraire, cette recherche d’équilibre – si emblématique du reste de la position du juriste qui toujours cherche à ajuster les balances de la justice – résultait de son horreur des positions dogmatiques et des postures intégristes. De sorte que la synthèse qu’il recherchait, résultat d’une pensée très rigoureusement dialectique et d’une action toujours concertée et mesurée, avait pour ambition de se tenir au plus près des forces en vives en action, des conflits d’intérêt et des luttes idéologiques. Rien donc d’irénique dans ce « juste milieu » ; seulement la remise en question permanente des certitudes convenues comme des privilèges de situation. J’ajoute aussi la conscience aiguë, qui le rendait si proche de Jean Carbonnier, de ce que le droit ne peut pas tout et, qu’à tout prendre, la société a autant besoin de droit que de non-droit, d’ordre que de désordre. N’a-t-il pas écrit « Le droit sans peine » ? – c’est le titre d’un de ses ouvrages majeurs. Il fallait l’oser.

Le semeur était aussi un homme d’équipe. S’il prenait volontiers des initiatives et en assumait les responsabilités, ce qu’il aimait par-dessus tout était d’entraîner ses collègues sur de nouveaux chemins de recherche, poussant chacun au bout de ses possibilités. Il lançait des thèmes, des idées, des hypothèses, et sans jamais s’en accaparer le mérite exclusif, il aimait les voir fleurir ou discuter sous d’autres plumes. S’il était aussi un homme de pouvoir, il n’hésitait pas à déléguer ; de même que, depuis dix ans, il avait su se créer une position originale de retrait officiel (peu savent qu’il bénéficiait d’une préretraite depuis 2004) combinée avec une présence très active dans les instances de recherche. Ainsi faisait-il place aux plus jeunes tout en continuant à faire bénéficier chacun de son expérience et de sa créativité.

Michel van de Kerchove était aussi un homme de convictions. Sans doute restait-il discret à leur sujet, de même que la manière de détachement que suscitaient la finesse de sa pensée et l’ironie bienveillante qui nimbait sa conversation ne permettait pas de saisir immédiatement les engagements qui étaient les siens. Ils étaient réels cependant et se mesuraient sur la durée plus que dans leur proclamation complaisante ; on en prenait conscience aussi en comprenant les sacrifices que Michel a consentis pour leur rester fidèles : combien de carrières auraient-ils pu faire, plus rémunératrices ou plus honorifiques encore, s’il l’avait souhaité ?

Je voudrais dire enfin, puisque c’est une célébration religieuse qui nous rassemble, que Michel était aussi, à sa façon, un homme de foi. « À sa façon », car ceux qui le connaissaient bien savaient que la complexité et la dialectique avaient présidé aussi à son éducation religieuse : sa maman était protestante, son papa catholique. De l’une, il héritait l’individualisme et le sens critique, de l’autre, l’inscription dans une institution, la confiance dans l’ordre du salut. Si j’ose dire, Michel aura su tirer le meilleur de ses deux vénérables traditions. De l’une il avait appris à semer dans l’allégresse, de l’autre il avait acquis le courage de tailler et de renoncer sans complaisance.

Voilà l’homme qui nous montre le chemin : un homme pleinement vivant, parce que se sachant faible et vulnérable ; un homme engagé, parce que pleinement exposé au grand vent du doute, du mystère, et de la foi.

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